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L'ORDRE DE LA LOI ET
LE COMMANDEMENT
DE L’AUTORITÉ LÉGITIME
(suivant la science rationnelle)

par J.Ortolan « éléments de droit pénal »
(4ème éd., 1875)

466. - Si l’acte, rentrant par le préjudice occasionné dans la définition d’un crime ou d’un délit, était ordonné par la loi, et si l’agent l’a exécuté dans toutes les conditions légalement prescrites, cet agent ne saurait être punissable. Accompli intentionnellement, en état de raison et de liberté, l’acte lui est imputable, mais imputable comme une action légale, qu’il avait le droit, le plus souvent même le devoir de faire ; il n’y a lieu ni à pénalité ni à dommages-intérêts.

467. - On sent que nous sortons ici, en partie, du domaine de la science purement rationnelle pour entrer dans celui de la loi positive ; car c’est sur l’hypothèse d’une loi positive et obligatoire qu’est assise notre proposition. Mais, une fois l’hypothèse admise, et en se plaçant dans les données nécessaires de l’état social organisé, la proposition est fondée en raison.

Il est vrai qu’on peut voir, comme on a vu déjà, dans l’histoire des peuples, des lois mauvaises ordonnant des actes en eux-mêmes condamnables, criminels même aux yeux de la justice absolue. La raison pure, qui réprouve ces lois, en réprouve aussi la sanction ; elle peut signaler, suivant les cas, un mérite moral, mêlé de courage et de dévouement, à y refuser obéissance ; et, si pour ce refus une peine est appliquée, trouvant la loi injuste, elle trouve injuste la peine. Que si, au contraire, ces sortes de lois sont exécutées, la raison peut signaler dans cette exécution faite par quelqu’un en état d’en connaître la criminalité un démérite moral, digne quelquefois de châtiment aux yeux de la justice absolue. Mais ce qu’elle refuse dans tous les cas, c’est que la loi sociale puisse frapper elle-même l’acte qu’elle a elle-même ordonné.

Cette loi sociale, qui n’a jamais le droit d’établir aucune peine sans le concours des deux éléments du juste et de l’utile, précisément à cause de la nécessité de ce concours, n’a pas pour mission, nous le savons, de punir ici-bas tous les actes en soi punissables ; il faut que l’intérêt social s’y rencontre. Or, ici, l’intérêt social, loin de demander un châtiment public, exige qu’il n’y en ait pas, sous peine de détruire dans le gouvernement des hommes toute sécurité en la loi. Ainsi, un des éléments nécessaires pour fonder la pénalité sociale manque, ou, pour mieux dire, agit en sens contraire.

Si la démonstration est faite pour les lois vicieuses, dont les ordres sont condamnables en eux-mêmes, elle l’est à plus forte raison pour celles qui n’ont pas ce caractère.

468. - On cite communément, en exemple de semblables situations, l’exécution des condamnations capitales, le feu ou une charge commandés sur une foule, suivant le prescrit de la loi, dans de malheureuses luttes civiles. A part même ces cas extrêmes, il en est qui se présentent quotidiennement. Tels sont ceux d’exécution de toute condamnation pénale ou de toute voie de contrainte légalement prescrite. L’officier public qui arrête, conformément à la loi, un prévenu, un condamné à l’emprisonnement pour dettes, un condamné à toute peine privative de liberté le geôlier qui l’écroue et le retient captif, l’agent de l’autorité qui fait exécuter une saisie, opérer de force une démolition ordonnée par justice, ne sont point coupables de crime ni de délit contre la liberté individuelle ou contre la propriété.

469. - Mais pour que l’acte soit légitime, c’est-à-dire conforme à la loi, il faut que l’agent l’ait exécuté dans toutes les conditions légalement prescrites, ce qui comprend non-seulement les conditions de fond, mais encore les conditions de forme, et par conséquent l’ordre du supérieur hiérarchique, si l’agent est placé sous une autorité, sous un chef, dont il doive attendre le commandement. Il est clair, par exemple, que le geôlier, l’agent de la force publique ne pourraient pas légalement, lorsqu’un homme a été condamné à l’emprisonnement, s’emparer de lui et l’emprisonner de leur propre chef avant l’ordre donné, suivant les formes nécessaires, par l’autorité chargée de faire exécuter la condamnation.

470. - Quelquefois la situation paraît se compliquer de caractères différents. Il peut en arriver ainsi particulièrement dans l’hypothèse de luttes civiles, de rébellion armée, de résistance violente à l’autorité ; dans celles de calamités majeures, telles qu’épidémies, inondation, incendie, dans lesquelles l’autorité peut avoir à ordonner des mesures urgentes, à faire couper des arbres, détruire des édifices, sauter des ponts : est-ce nécessité absolue, défense légitime ou ordre de la loi ?

Malgré la complication apparente, comme les conditions qui constituent ces trois cas et les principes qui les régissent ne sont pas les mêmes, comme il est évident, par exemple, que dans la nécessité absolue, dans la légitime défense contre un péril imminent, il n’est plus question de formalités préalables à accomplir, d’ordre supérieur à attendre : il est indispensable de discerner dans laquelle de ces trois situations l’agent s’est trouvé placé véritablement, afin de faire en conséquence une juste appréciation de la légalité ou de l’illégalité de ses actes.

471. - L’ordre du supérieur hiérarchique doit-il être suffire à lui seul, pour couvrir l’agent subordonné qui a exécuté ordre, et le mettre à l’abri de toute responsabilité pénale, bien que l’acte, loin d’être ordonné par la loi, y soit contraire et constitue en lui-même un crime ou un délit ? Cette question à celle de l’obéissance passive, soit dans l’ordre militaire, soit dans l’ordre civil.

472. - Mais l’obéissance n’est due au supérieur, tout le monde en conviendra, que dans la sphère de ses pouvoirs ; hors de ces pouvoirs il ne reste qu’un homme privé, sans attribution ni droit de commandement. « Le chef, en donnant tel ordre, est-il dans la sphère ou hors de la sphère de ses pouvoirs ? » Voilà donc une première question que le subordonné a, je ne dirai pas le droit seulement, mais le devoir d’examiner et de résoudre. La théorie de l’obéissance passive est détruite par cela seul.

473. - Même dans la sphère des pouvoirs du chef, si l’ordre constitue évidemment un crime ou un délit, par exemple si l’officier commandant un poste, pendant que la foule se promène tranquillement un jour de fête, ordonne de faire feu sur elle : si au moment où le chef de l’État passe devant les soldats sous les armes, il commande de faire feu sur lui : ceux qui auraient obéi seraient-ils admis à se couvrir de la garantie d’un tel ordre ? A moins d’être fou ou criminel, peut-on le donner ou peut-on y obtempérer ? N’y aurait-il pas double responsabilité : responsabilité de celui qui aurait commandé, responsabilité de ceux qui auraient obéi ?

474. - Nous avons outré l’exemple ; supposez, au contraire, le cas douteux, le crime ou le délit peu évidents en soi, peu appréciables surtout aux yeux du subordonné, celui-ci devra être acquitté, mais pourquoi ? Non pas comme étant garanti, en droit, par l’ordre qu’il a reçu ; mais comme n’ayant pas connu en fait la criminalité de l’acte qu’il a exécuté.

475. - Et de quel côté sera la présomption ? Du côté évidemment de la non-culpabilité du subordonné, qui est généralement moins éclairé, qui ne connaît pas le détail des faits, des circonstances ou des motifs, dont le chef n’a pas à lui rendre compte, et pour qui avant tout l’ordre du chef, suivant ce qui a lieu le plus souvent, est réputé légal, le cas contraire n’étant qu’un cas très-rare et tout à fait exceptionnel.

476. - Les raisonnements qui précèdent nous conduisent donc à cette conclusion : l’ordre donné par le supérieur hiérarchique, dans un acte illicite en soi, ne suffit pas pour couvrir le subordonné qui a exécuté cet ordre ; mais la présomption générale est en faveur de ce subordonné, qui ne devrait être déclaré coupable qu’autant qu’il serait démontré qu’il a agi connaissant bien la criminalité de l’acte et s’y associant.

477. - Cette présomption a bien plus de force encore si, au lieu de constituer un délit commun, l’acte n’est passible de peine que comme abus, excès ou violation de devoirs dans l’ordre des fonctions elles-mêmes.

En renfermant l’hypothèse dans ce cercle exclusif, c’est-à-dire en supposant qu’il ne s’agisse que de délits purement professionnels, dans lesquels aucune autre violation de droit ne se trouve comprise, il sera vrai pour la plupart des cas que le supérieur hiérarchique en donnant l’ordre aura assumé sur lui seul la responsabilité de l’appréciation qu’il aura faite du devoir de la fonction.

Et cependant, même dans cette hypothèse, nous nous refuserions à poser en règle absolue, comme l’ont fait quelques codes allemands, que l’inférieur sera toujours à l’abri de toute pénalité, parce qu’il pourrait s’offrir telle conjoncture dans laquelle, la violation étant évidente et de grave conséquence, le devoir de l’inférieur aurait été de refuser d’obéir et de prévenir immédiatement l’autorité supérieure.

Signe de fin