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DE LA JUSTIFICATION DU DÉLIT
PAR L’ÉTAT DE NÉCESSITÉ

par Paul Moriaud
Thèse soutenue à l’Université de Genève (1889)

Les incrimination légales sont abstraites, générales et impersonnelles.
Elles peuvent être écartées par les juges dans des cas exceptionnels,
relevant des faits justificatifs ou des causes de non-imputabilité.

Mais il est des situations plus singulières encore,
qui se situent à la limite du droit et de la morale.
Tel est le domaine de l’état de nécessité
où une sanction pénale ne ferait probablement
qu’ajouter au trouble de l’ordre public.

Introduction

1. -  Un homme tue. La loi pénale interdit de tuer et frappe l’homicide de peines redoutables. Cet homme a donc commis un crime et doit être puni ?

Oui, et non ! Peut-être !

Bourreau, je tue ; je remplis un devoir. Injustement attaqué, je tue ; j’exerce un droit, le droit de légitime défense. Et tuer peut être encore ni un devoir ni un droit, et n’entraîner pourtant aucune peine: les fous demeurent impunis.

Les ordres et défense de la loi pénale ne prétendent point à une valeur absolue. Fût-elle même silencieuse, il ne saurait être question de l’appliquer aux cas d’ordre légal ou d’exercice d’un droit spécial : droit de légitime défense, de garde, de correction, droits résultant de la fonction publique ou de la profession. Le bourreau tue, le geôlier séquestre, le garde-chasse s’empare de l’arme du braconnier, l’inspecteur des marchés détruit les fruits mal mûrs, le propriétaire importuné met violemment l’intrus à la porte, la femme enlevée s’échappe en blessant son ravisseur, le père enferme et châtie l’entant récalcitrant, le chirurgien coupe le membre menacé de la gangrène, le citoyen témoin d’un crime en arrête l’auteur, en usant s’il le faut de violence. Ces actes n’offrent-ils pas les caractères extérieurs de crimes ou de délits ? Sans doute ! mais la présence de ce que les criminalistes appellent un « fait justificatif » vient modifier leur nature et les rendre justes, de criminels qu’ils seraient autrement. Puis les commandements de la loi peuvent rester debout sans que leur transgression soit frappée d’une peine : le fou, l’enfant, la victime d’une force majeure ou d’une erreur inévitable demeurent impunis, bien que leurs actes restent injustes.

Les prescriptions de la loi pénale n’ont donc qu’une valeur relative. Et la loi le reconnaît elle-même : elle mentionne quelques motifs d’impunité, sans les indiquer tous.

2. -  Un homme tue pour sauver sa propre vie. Il ne jouit d’aucun droit spécial qui autorise ce meurtre ; il est sain d’esprit, il sait ce qu’il fait. C’est, pour nous servir de l’exemple traditionnel - nous le tenons de Cicéron, qui l’emprunte lui-même au grec Carnéade -, un naufragé sur le point de se noyer qui contraint un compagnon d’infortune, premier occupant de l’unique planche de salut, à lâcher prise, la planche ne pouvant les porter tous les deux, et, prenant sa place le livre en proie certaine aux flots. Celui qu’il tue, on le voit, n’est point cause du danger qu’il court ; c’est un innocent, dont il n’est pas attaqué, mais qu’il attaque lui-même.

Ce cas est-il de ceux auxquels la loi doit accorder le privilège de l’impunité ? C’est l’avis de la presque unanimité des criminalistes et des législateurs. Mais l’opinion contraire, qui a été très vivement soutenue, est celle de tous les non-juristes - ce sera donc celle des jurés - dont on n’attire pas l’attention sur ce que ce prétendu crime présente d’anormal. C’est la solution de cette question que nous nous proposons pour but. Nous nous efforcerons d’établir par des arguments solides que l’acte dont nous venons de donner un exemple doit rester impuni - il règne sur les motifs de cette impunité la plus grande divergence de vues - ; nous en rechercherons la nature juridique, objet elle aussi de vives controverses, afin de déterminer les droits des tiers vis-à-vis de son auteur - en ce qui concerne la légitime défense et la réparation du préjudice - ; nous préciserons ensuite les conditions de son impunité ; nous examinerons enfin de quelle manière la loi doit formuler notre solution.

On pourrait traiter la question d’oiseuse si l’homicide commis sur un innocent dans le but d’échapper à la mort était un cas unique en son genre ; mais il en est dans la vie sociale d’innombrables dont la solution implique la sienne et en est impliquée. Il nous suffit pour les déterminer - et ce doit être notre premier soin si nous voulons que le lecteur se fasse une idée claire de notre sujet d’étude - de déterminer le caractère essentiel du cas-type. Tous ceux dans lesquels nous le retrouverons doivent naturellement être soumis aux mêmes principes.

3. -  A quoi ce curieux cas d’homicide doit-il sa physionomie particulière ? Pour ne point discuter dans le vide, citons-en quelques exemples moins scolastiques que l’exemple classique, rappelons des faits ayant donné lieu à des procès criminels.

Un des plus récents est celui de la « Mignonnette », qui fit sensation et dont le souvenir est peut-être encore vivant dans la mémoire de nos lecteurs. Voici l’histoire de la « Mignonnette » :

C’était dans l’été de 1884. Le yacht la « Mignonnette » avait quitté Southampton le quatorze mai, se rendant en Australie, où il était loué pour une assez longue tournée ; l’équipage se composait de quatre hommes : Dudley capitaine, Stephens pilote, Brooks matelot et le mousse Parker, âgé de dix-sept à dix-huit ans. Le cinq juillet, à 1600 milles environ du cap de Bonne-Espérance, une violente tempête les surprit ; à peine avaient-ils eu le temps de sauter dans une chaloupe que le bâtiment, désemparé, s’abîmait. Les quatre hommes se trouvaient seuls en pleine mer, à plusieurs centaines de lieues de la côte, dans une petite embarcation, sans eau à boire et sans autre nourriture que quelques boites de conserves, que le capitaine avait réussi à sauver au péril de sa vie. Ces boites contenaient deux livres... de navets ! Le quatrième jour, ils trouvèrent un pigeon. Des navets et du pigeon, ils surent vivre douze jours ; les deux jours suivants, ils purent tromper leur soif à l’aide de quelques gouttes d’eau de pluie recueillies dans leurs vêtements. Puis, plus rien ! Le dix-huitième jour, leurs souffrances devenant plus atroces, les trois hommes délibérèrent sur le parti à prendre s’il ne survenait aucun secours, et parlèrent de sacrifier l’un d’eux pour prolonger la vie des autres ; le mousse Parker, malade pour avoir bu de l’eau de mer, gisait inerte au fond du canot et ne prit point part à la délibération. Le dix-neuvième jour, le capitaine Dudley proposa de tirer la victime au sort, mais Brooks s’y opposa, déclarant que, de même qu’il ne tenait pas à être tué, il ne voudrait pas qu’un autre le fût ; Dudley et Stephens firent alors observer que, comme ils avaient femme et enfants, il était préférable de sacrifier le jeune garçon, et Dudley décida qu’on procéderait le lendemain à son exécution, si aucun vaisseau n’était en vue ; le mousse, presque sans connaissance, n’avait rien entendu. Et le lendemain matin, aucun vaisseau n’étant en vue, le capitaine fit comprendre par signes aux deux hommes que le moment était venu ; Brooks seul fit un geste de désapprobation, Stephens fit signe qu’il approuvait, mais n’avait pas le courage d’exécuter le meurtre. Dudley alors s’approcha du jeune garçon qui gisait presque inanimé, dans un état d’extrême affaiblissement, et, après l’avoir préparé par quelques mots au sort qui l’attendait et imploré pour lui-même le pardon de Dieu, il lui plongea son couteau dans la gorge. Et les trois hommes, se précipitant sur le cadavre, burent avidement le sang chaud qui s’échappait de ses blessures ; Brooks lui-même, s’il n’avait point pris part au crime, prit du moins part au festin. Ce n’est que le vingt-quatrième jour - ils se nourrirent jusque-là de la chair du mousse-, qu’un navire allemand les recueillit dans un état de grand épuisement ; débarqués à Falmouth, ils y furent soumis à un premier interrogatoire. Le jury anglais, qui se contenta d’établir dans un « special verdict » l’état des faits, laissant à la Cour du banc de la reine le soin de trancher la question de droit - elle condamna les accusés à mort, peine que la reine commua en celle de six mois de prison -, le jury, disons-nous, ajouta à son exposé des faits que le mousse Parker était trop faible pour tenter de résister, qu’il n’avait du reste pas consenti à être tué, que selon toute probabilité les trois hommes n’auraient pas vécu jusqu’au jour du sauvetage s’ils ne s’étaient nourris de sa chair, et que lui-même serait mort avant eux ; qu’au moment de l’acte, enfin, aucune voile n’était en vue, ni aucun moyen de sauvetage à la disposition des accusés.

Que de repas humains semblables, au milieu des déserts d’eau, de sable ou de glace, ont dû rester ignorés ! Ç’aurait sans doute été le cas de celui dont nous venons de raconter l’histoire, si les trois marins anglais n’avaient négligé de jeter à la mer les restes de leur victime, à l’approche du vaisseau sauveur. Dans le même été déjà, le bruit avait couru que les participants à l’expédition Greesley, dont le retour des régions polaires avait été magnifiquement fêté en Amérique, s’étaient nourris du corps d’un matelot allemand, après l’avoir fusillé pour vol de vivres.

On sait qu’eux aussi, les survivants du radeau de la Méduse, en 1816, avaient eu recours à ce moyen de salut. Ils firent plus encore ! C’était le septième jour depuis le départ du radeau. « Nous n’étions plus que vingt-huit - raconte un d’entre eux : sur ce nombre, quinze seulement paraissaient pouvoir exister encore quelques jours, tous les autres, couverts de larges blessures, avaient entièrement perdu la raison ; cependant ils avaient part aux distributions et pouvaient, avant leur mort, consommer quarante bouteilles de vin - ces naufragés n’avaient pas d’autres vivres - : ces quarante bouteilles de vin étaient pour nous d’un prix inestimable. On tint conseil : mettre les malades à demi ration, c’était avancer leur mort ; les laisser sans vivres, c’était la leur donner tout de suite. Après une longue délibération, on décida qu’on les jetterait à la mer ; le moyen, quelque affreux qu’il nous parût à nous-mêmes, procurait aux vivants six jours de vivre ». Ainsi fut fait. « Le sacrifice sauva les quinze qui restaient ». On ne songea pas même à les mettre en jugement, tant leurs souffrances inspirèrent de pitié.

L’an dernier encore, s’est présenté un cas semblable d’homicide suivi d’anthropophagie : il a eu pour théâtre le territoire de Touroukhansk, dans la Sibérie orientale. Trois frères, Procope. Nikita et David Kalinine et leur sœur Marie, âgée de onze ans, avaient installé leur campement au bord d’un cours d’eau et se nourrissaient des fruits de leur pèche. C’était leur unique ressource ; elle devint plus rare, puis finit par s’épuiser complètement. David partit pour aller chercher sa nourriture dans quelque autre campement. Procope alors, désespéré, rendu féroce par l’inanition, égorgea sa sœur et se nourrit pendant quelque temps de son cadavre, ainsi que son frère Nikita. Le tribunal de Jenisseisk libéra Nikita, qui n’avait point pris part au meurtre, mais condamna Procope à treize ans et demi de travaux forcés, jugement qui nous semble d’une sévérité exagérée, et qu’eût rendu impossible le projet de Code pénal russe de 1882, destiné à remplacer le Code de 1866.

4. -  Nous pouvons maintenant, à la lumière de ces faits, rechercher le caractère essentiel des actes dont s’agit. Réside-t-il, comme on l’a prétendu. dans l’état d’esprit de l’agent ? Non !

Une situation critique peut sans doute troubler la raison an point que l’individu ne se rende plus nettement compte de ses acte, mais ce ne sera jamais là qu’un fait accidentel ; il est certain, par exemple, que les marins de la Mignonnette ont agi en pleine possession de leur raison, puisque trois délibérations distantes d’un jour ont immédiatement précédé l’assassinat. Ce qui jette l’esprit de l’homme en désarroi et lui enlève tout empire sur lui-même, ce n’est pas spécialement l’approche de la mort ; c’est, d’une manière générale, la soudaineté des impressions, agréables ou pénibles, et ce n’est point, d’une manière inattendue, que dans la généralité des cas la vie humaine se trouve menacée. Mais les principes généraux en matière d’imputation et de culpabilité forceront d’ailleurs le juge à prendre en considération ce trouble de l’esprit : l’affolement est fréquent, surtout dans les foules, en présence du danger d’écrasement ; l’homme, sentant alors un ennemi dans chacun de ses semblables, redevient sauvage.

Ce serait aussi ériger en loi un fait purement accidentel que de voir le trait caractéristique de ces actes dans l’irrésistibilité de l’instinct de conservation, qui réduirait au rôle de machine l’homme qu’il entraîne ; ils peuvent être le produit de la réflexion, être commis avec la vision très nette de leurs conséquences, sans que l’impunité en soit moins soutenable. Et ce serait encore la même solution sous une troisième forme que d’en trouver le caractère essentiel dans la crainte toute puissante de la mort, conçue comme opprimant la liberté des décisions de l’agent. Sans doute, par cela même que nous supposons que l’agent tue pour sauver sa propre vie, nous déclarons qu’il a été poussé par la crainte de la mort. Mais cette crainte, dont l’effet impulsif est infiniment variable suivant les individus, n’est point un dernier terme auquel nous puissions nous arrêter ; elle a sa source dans une circonstance extérieure au sujet, dans un fait qui peut prétendre à une portée objective et qui seul est constant : le fait que l’auteur court un péril de mort, qu’en donnant la mort à autrui, il l’évite lui-même, ou, pour parler d’une manière plus précise, qu’il recourt à l’acte délictueux dans ses formes extérieures comme à l’unique moyen de sauvegarder sa vie. Tout le monde s’accorde à faire de l’absolue nécessité de l’acte au salut de la personne la condition première de l’impunité complète de l’agent ; de là le nom d’état de nécessité - terme inusité jusqu’ici dont nous justifierons plus tard le choix – par lequel nous désignons la situation critique dans laquelle il s’est trouvé, et la qualification de nécessaire que nous donnons à l’acte.

Cet acte sauve une vie Qu’est-ce qu’une vie ? On dit communément que c’est un droit ; on parle du « droit de vivre ». Il est la conséquence naturelle d’un droit aux actes sans lesquels on ne peut vivre. Mais la vie n’est pas un droit. Les hommes vivaient et jouissaient de la vie avant qu’aucune loi écrite ou non écrite réglât leurs rapports ; les animaux vivent et tiennent à la vie. Et d’ailleurs, il est des cas où c’est le devoir de l’homme de la sacrifier ; ainsi du solde. Il n’est donc point de son essence d’être un droit ; mais, toujours et partout, elle reste un bien, bien de même valeur pour l’individu, que la loi le protège ou qu’elle en exige le sacrifice ; plus précieux peut-être même dans ce dernier cas, car on sent alors tout le prix de ce qu’on va perdre. L’acte nécessaire a donc pour essence de sauvegarder un bien.

L’infinie diversité des biens individuels et sociaux dont l’existence peut être mise en danger, d’un côté, des délits que peut nécessiter leur conservation, de l’autre, rend possibles d’innombrables états de nécessité. Il nous faut avant de rechercher les principes qui les doivent régir, en dresser un tableau général ; c’est le principal but de cette introduction.

Il ne s’agit là que d’un simple exposé de faits, auquel nous attachons pourtant la plus grande importance ; car nous croyons que dans les sciences juridiques, comme dans toute autre science, le progrès a pour condition première l’observation des faits, faits se produisant sans l’intervention du savant (ce sont pour nous les délits réellement commis) ou volontairement créés dans ses expérimentations (ce sont les exemples que nous forgeons de toutes pièces). De leur intelligent rapprochement jaillit d’elle-même la lumière. Il n’est pas de question qui ait été, jusqu’à nos jours, plus mal comprise que celle qui nous occupe, et cela tient précisément à ce que, la rareté relative des cas de nécessité empêchant de jeter sur les phénomènes sociaux un coup d’œil d’ensemble, on a bâti des théories sur des faits isolés, prenant pour essentiel ce qui n’était qu’accidentel. Les faits qu’il s’agit d’exposer et de classifier ici, et dont la généralisation nous donnera la notion de l’état de nécessité en droit pénal, sont ceux qui tombent sous le coup de la loi pénale, en ce sens qu’ils présentent tous les caractères extérieurs de crimes, délits ou contraventions ; nous ne discutons point pour le moment la question de savoir si la loi, faisant exception en leur faveur, doit les laisser impunis. Plus tard, nous les éclairerons à la lueur d’autres faits, empruntés à tous les domaines du droit et auxquels nos lois reconnaissent déjà un caractère juridique tranché ; nous pourrons poser alors la notion générale de l’état de nécessité en droit et formuler les règles auxquelles il doit être soumis.

5. -  Les cas de nécessité jusqu’ici donnés en exemple présentaient un caractère exceptionnel de gravité ; mais il en est, par contre, qui ne revêtent point des formes aussi tragiques. Citons en un, entre mille autres, qui forme avec eux un contraste complet :

La scène se passe à Berlin, en octobre 1881. Un paysan conduit un char de volailles et en débite le contenu dans le quartier populeux qui avoisine la gare de l’Est. Quand un passant prend deux oies et s’enfuit ! Le paysan se lance à sa poursuite, l’atteint, reprend victorieusement son bien, conduit le voleur au poste de police voisin, puis retourne au plus vite à ses affaires. Mais, voilà bien une autre histoire ! Le char a disparu ; et, comme notre pauvre homme crie de plus belle au voleur, on lui dit qu’on a mis son char en fourrière. Il court à la police, où il le retrouve ; mais on dresse contravention contre lui, pour abandon d’un véhicule sur la voie publique (§ 366 du Code pénal allemand). Le tribunal l’acquitte. Nous ignorons ses considérants, mais le juge n’a pu arguer que de l’état de nécessité : l’abandon du char était le seul moyen d’éviter la perte des oies. Le danger à écarter n’est plus ici ce danger suprême devant lequel s’efface toute autre considération, le danger de mort, c’est celui d’une faible perte pécuniaire ; le délit commis n’est plus un assassinat, c’est une insignifiante contravention qui, dans l’espèce, n’a sans doute pas causé de dommage.

Nous pouvons combiner ces deux cas extrêmes : le salut d’un homme, excusant le meurtre, doit excuser la contravention de police qu’excuse le salut de deux oies ! De l’impunité de la plus grave des infractions résulte forcément l’impunité d’une infraction quelconque ; il y a donc état de nécessité plus justement qu’aucun autre exclusif de toute peine, toutes les fois que la vie ne peut être sauvée que par la commission d’un délit : un chirurgien auquel on met le pistolet sur la gorge - nous admettons comme prouvée, dans tous nos exemples, la certitude de la survenance de mal à éviter en cas d’observation de la loi - pratique une mutilation, une castration sur un individu parfaitement sain : on connaît peut-être le charmant récit du conteur suisse Zschookke : un Anglais contraint un médecin à lui couper la jambe pour que la boiteuse dont il est amoureux ne lui refuse plus sa main (le consentement de la victime à la lésion corporelle n’en modifie pas le caractère criminel.

Par une froide nuit d’hiver un voyageur exténué, cherchant un abri, s’introduit dans une maison de campagne dont on lui a refusé l’entrée. Des parents délaissent leurs enfants, leur dénuement étant tel qu’ils ne pourraient les nourrir qu’en se privant eux-mêmes de nourriture ; c’est l’histoire du Petit Poucet qui, sur point, n’est pile un simple produit de l’imagination populaire et notre civilisation ne rend point impossibles de semblables nécessités, même au sein des grandes villes : Ortolan en rapporte un exemple. Un affamé vole des aliments ; nous supposons une faim telle que tout retard mis à l’apaiser doive compromettre la santé et la vie ; l’âne de la fable que poussent « la faim, l’occasion, l’herbe tendre et quelque diable aussi » n’est point en état de nécessité, si excusable soit du reste son acte. Le vol nécessaire était très fréquent au Moyen-âge ; nous verrons que c’est le seul cas de nécessité dont s’occupent alors les pénalistes. S’il a pour objet les dernières provisions de quelque autre affamé, il se change en homicide : ainsi entre naufragés en pleine mer, entre voyageurs traversant le désert.

Le navire qui emmène de France un condamné au bannissement naufrage et le banni retourne en France ; si la tempête l’y jette, il y a force majeure ; nous supposons qu’il aborde volontairement, parce qu’il s’exposerait à une mort certaine en restant en mer jusqu’au passage d’un vaisseau à destination d’un autre pays. Quelqu’un tombe dans une réunion de conspirateurs qui, craignant qu’il ne les dénonce, le menacent de mort s’il ne se joint à eux. Un geôlier surpris par une bande de malfaiteurs leur livre les clefs d’une cellule, voyant qu’il sera assommé sil ne les cède pas de bonne grâce.

Celui qu’assaille des brigands donnera sa bourse pour sauver sa vie ; mais. si cette bourse appartient à autrui ? ainsi un postillon, attaqué sur la grande route livre la sacoche aux valeurs ; un caissier de banque révèle le secret du coffre-fort. Les habitants d’une maison en flammes s’enfuient dans la rue demi nus, dans un état de nudité complète même. Le maître d’un chien enragé lui ouvre la porte, après avoir réussi à se protéger un instant contre ses attaques.

J’échappe à un assassin par la fuite et jette en bas d’un escalier le tiers qui barre le passage ; il se casse le bras. Un paysan recèle un criminel qui le menace de mort s’il ne le cache pas chez lui jusqu’à la nuit. Un homme qui se noie dans une rivière prend pied sur un fond riverain malgré la résistance du propriétaire. Un lion s’est échappé d’une ménagerie : les habitants de la région où il s’est retiré n’osent sortir de chez eux, et l’un d’eux ne comparaît pas comme juré d’assises. Un baigneur dont on a volé les habits et qui grelotte, s’empare du manteau d’un autre baigneur on s’enfuit chez lui sans même attendre qu’il fasse nuit noire.

Ortolan raconte avec indignation l’histoire d’un porteur d’eau rencontrant dans un escalier un homme dont les vêtements flambaient et continuait sa route sans s’émouvoir, en disant : « Si vous croyez que je vais perdre mon eau à ça ! » ; supposons que l’autre se fût emparé de ses seaux par la violence, qu’un individu dans la même situation gagne un canal en traversant un champ cultivé, un étang en renversant une clôture, ou cause un incendie en cherchant un moyen de salut.

A un degré d’intensité moindre, le danger qui menace la vie ne menace plus que l’intégrité corporelle ou la santé. Il en peut être ainsi, par exemple, dans le cas des vêtements en flammes, dans ceux du voyageur sans abri et du baigneur dont les habits ont été volés ; et nous arrivons par une pente insensible au danger pour l’intégrité corporelle seule, sans compromission quelconque de la vie ; sous l’effet persuasif d’une volée de coups de bâton qui ne fait que commencer, un homme livre une chose confiée en dépôt, révèle un secret de la fabrique dont il a été ou est encore employé ; l’individu sur lequel on veut pratiquer une mutilation s’échappe en blessant un tiers de bonne foi ; de même la jeune fille menacée de viol.

Ce dernier exemple nous offre une transition naturelle an danger pour la pudeur : le viol ne porte pas nécessairement atteinte à l’intégrité corporelle, mais toujours à la pudeur. Et, alors, des actes très divers peuvent lui être assimilés : on veut abuser d’un jeune homme, le rendre témoin, complice même d’actes ignobles, ou encore contraindre une femme à servir de modèle. Le moyen naturel d’échapper au danger est sans doute la légitime défense contre l’individu mal intentionné, mais il se peut qu’elle soit au-dessus des forces de ses victimes et que leur seule planche de salut soit la commission d’un acte dommageable à des tiers ou tout au moins illégal : ainsi la fuite d’une maison dans la rue dans un état de nudité contraire à la morale publique.

La liberté est aussi un bien précieux dont la sauvegarde peut nécessiter un délit, qu’on la conçoive comme non-esclavage, ou simplement comme pouvoir de disposer de nos forces physiques. En Afrique surtout, les Européens sont encore exposés à l’esclavage : menacé d’être vendu dans l’intérieur des terres. un capitaine de vaisseau livre à des pirates les marchandises qui lui ont été confiées, un pasteur allemand célèbre un mariage entre une femme déjà mariée en Allemagne et un Anglais ; des noirs posent comme condition de la mise en liberté d’un blanc tombé dans une embuscade qu’il leur livre un autre blanc. Mais c’est surtout au second des sens indiqués, comme pouvoir d’exercer notre faculté de locomotion, que la liberté peut être compromise : l’individu séquestré se résout au délit qu’on exige de lui pour mettre fin à sa séquestration : il se rend coupable de faux, d’adultère, de duel, de révélation de secret etc. Enfermé par A dans la chambre de B, je m’échappe en me faisant une corde de draps ou de rideaux déchirés, ou en enfonçant la porte. Menacé d’un mauvais coup, je sors porteur d’une arme prohibée, plutôt que de rester cloîtré chez moi, et je m’en sers pour tenir mon adversaire en respect. On contraint un aveugle à un délit en lui enlevant son guide, homme ou chien, dont la privation le réduit à l’immobilité. Je donne un faux nom à un fonctionnaire, le vrai devant motiver d’injustes soupçons et entraîner mon arrestation.

L’honneur ensuite (nous entendons par là, soit les sentiments de dignité de l’individu, soit la considération à laquelle lui donne droit sa position sociale et dont il jouit auprès d’autrui) ; l’honneur peut, lui aussi, tomber en état de nécessité : soupçonné d’un crime, un avocat fait diriger les poursuites contre une antre personne en révélant un secret que sa profession l’oblige à garder. On supprime une lettre anonyme dont on a appris l’envoi ou une lettre qu’on a soi-même expédiée à une fausse adresse en l’enlevant de force au facteur ou en fracturant la boite du destinataire. Je brise la vitre sur laquelle a été affiché, à l’insu du propriétaire, un écrit injurieux pour moi, que lisent les passants, ou je les maltraite pour les empêcher de lire. Ne voulant à aucun prix qu’un tiers apprenne des faits de nature à porter atteinte à l’honneur de ma famille, je le jette brutalement hors de chez moi et l’envoie rouler dans l’escalier, n’étant pas assez vigoureux pour traiter de la sorte celui qui m’insulte. Et combien souvent il arrive, en cas de chantage, que la commission d’un délit soit le seul moyen d’obtenir le silence du diffamateur !

Le danger qui menace la propriété peut-il justifier aussi l’impunité d’un délit ? Certainement : on se rappelle l’exemple des deux oies. Ajoutons-en quelques autres : je vais chercher mon chapeau dans le champ de blé où l’a emporté le vent ; un incendie survenant j’ouvre la porte de mon poulailler, et poules et poulets de courir les rues, contrairement aux règlements de police ; je rejette chez le voisin, à l’aide d’une perche, la torche incendiaire qu’une main criminelle a lancée sur mon toit ; pour éteindre le feu, je m’empare à l’aide d’effraction de l’extincteur de mon voisin absent ou, aidé des miens, je vais puiser de l’eau à un canal en passant et repassant à travers des terrains cultivés ou par un chemin interdit ; menacé de la destruction d’un objet qui m’est cher, je livre à autrui un autre objet qui m’a été confié en dépôt ; aubergiste, j’arrête dans sa fuite l’individu qui vient de me voler et s’échappe sur le cheval d’un de mes hôtes, en abattant la bête d’un coup de feu.

6. -   Faisons observer ici que la première victime de l’acte nécessaire peut être quelquefois l’auteur de cet acte lui-même. L’on s’inflige souvent un mal pour en éviter un autre plus considérable. Nous sortons presqu’ici des limites du droit : la plupart de ces actes seront juridiquement irrelevants. Le suicide lui-même n’est-il pas impuni ? Mais ils peuvent prendre indirectement une signification pénale. Chacun de nos biens, à nous individus, présente quelque importance sociale ; la société ressent le contrecoup du mal que nous croyons nous infliger à nous seuls, le ressent assez vivement même en certains cas pour nous refuser la libre disposition de ces biens. C’est pour cette raison que le droit romain punissait la tentative de suicide chez le soldat ; que le code pénal allemand punit celui qui, par une lésion corporelle, se rend impropre au service militaire ; s’il s’y décide sous le coup de menaces (menaces dans les biens, ou menaces de lésions corporelles qui le rendraient impropre, sinon au service militaire, du moins à l’exercice de sa profession), ou qu’il se la laisse infliger parce que la résistance mettrait sa vie en danger, ou encore parce qu’elle est nécessaire à la guérison d’une maladie, il agit en état de nécessité.

Des simples choses même dont il est propriétaire, l’homme n’a pas toujours le droit de disposer à son gré : soit à cause de l’éventualité d’une transmission de propriété à des tiers (objets saisis, donnés en gage, etc.), soit à cause de droits d’usage actuel d’autrui (notamment s’il s’agit de monuments ou d’autres objets destinés à l’utilité ou à la décoration publique et dont un particulier est propriétaire), soit en raison du mode de destruction employé et du péril auquel il expose autrui (incendie de sa propre chose, etc.).

On voit par cette série d’exemples combien est variable le rapport d’importance entre le bien sauvegardé par l’acte et le délit dont cet acte présente les caractères extérieurs. Ils sont égaux toutes les fois que la nécessité échappe à un mal en faisant subir le même mal à autrui ; qu’il tue, par exemple, pour éviter la mort. Mais le plus souvent ils sont disproportionnés, disproportion qui peut être éclatante ; ainsi, lorsque le salut d’une personne ou la conservation d’une fortune considérable sont obtenus pat; la commission d’une légère contravention de police. Le lecteur pressent sans doute qu’il ne peut être question d’impunité lorsque l’infraction commise est très grave, le bien protégé de faible valeur, qu’on doit punir par exemple celui qui assassine un innocent pour éviter une perte de cent francs. Pourquoi ? et quel est le critérium du rapport d’importance à exiger pour l’impunité ? C’est ce que nous verrons plus tard.

7. -  Nous avons jusqu’ici laissé supposer que l’auteur de l’acte nécessaire était toujours celui-là même que menace le danger, que le mobile de cet acte n’était jamais que l’égoïsme individuel. Mais l’amour d’autrui peut jouer ici le même rôle que l’amour de soi ; il est peu d’hommes qui ne soient prêts à se sacrifier, par affection ou par devoir, à un être auquel ils sont attachés, le fils au père, l’ami à l’ami : quoi d’étonnant s’ils lui sacrifient un tiers ? En cas de naufrage, d’inondation ou d’autre désastre, celui qui se trouve du reste en sûreté aidera ses parents, ses amis à triompher de la résistance d’un tiers dont la mort est nécessaire à leur salut ; si la lutte avait lieu entre inconnus, il y assisterait sans doute d’un œil indifférent. Les menaces proférées dans le but de contraindre à un délit le seront souvent non contre l’individu à contraindre, qui se sent peut-être de taille à lutter contre le provocateur, mais contre les personnes qui lui sont chères.

Il se peut aussi qu’un simple sentiment d’humanité nous pousse à commettre un acte dommageable à un tiers pour le salut d’un inconnu : qui hésitera à enfoncer une porte pour secourir un individu dont il entend les cris de détresse ? à couper la corde d’un pendu qui respire encore, quand bien même cette corde ne lui appartient pas, et à écarter son propriétaire superstitieux, s’il veut qu’on la laisse intacte et qu’on procède autrement au sauvetage ? à entreprendre, en l’absence du médecin, une opération facile dont il est capable en violation des prescriptions sur l’exercice de l’art de guérir ? Bien qu’un règlement de police lui interdise de faire passer son char sur le trottoir, la bonne d’entant qui voit arriver un cheval emporté l’y mettra à l’abri et y continuera sa route ; elle ne s’y réfugiera pas seule, en laissant l’enfant en danger. Rien n’est plus naturel que l’intervention d’un non-intéressé dans le conflit qu’amène la nécessité ; l’exemple suivant peut en servir de preuve : des citadins attardés dans une forêt de Thuringe entendent crier au secours et le son des voix les conduit au vieux château de Bauhenstein. À une haute fenêtre de la « Tour de la faim », ils voient deux formes humaines qui leur crient d’une voix éplorée : « Sauvez-nous ! nous sommes enfermés ! » Le gardien de la tour s’en était allé à la nuit, emportant les clefs à la ville sans savoir qu’il restait quelqu’un ; il fallut se résoudre à enfoncer la porte.

Plus encore ! l’acte nécessaire peut être un acte de véritable dévouement. On porte secours à un individu en détresse : dans une maison incendiée, en perçant la paroi d’une chambre de la maison voisine ; dans un endroit dangereux, en violant le règlement qui en interdit le passage. Citons un cas typique. Il s’agit d’un accident survenu l’an dernier près de Gstatterboden en Autriche : la rupture d’un pont a précipité deux touristes, sur quatre, dans un abîme ; l’un a été tué sur le coup, l’autre est resté accroché à la saillie d’un roc et les deux derniers cherchent à le sauver. Ils y réussissent en lui tendant une perche arrachée de la barrière du sentier ; ils risquent eux-mêmes leur vie et tout retard aurait été fatal au malheureux sur le point de lâcher prise. À la lecture du périlleux sauvetage l’atteinte à la propriété publique, punissable en d’autres circonstances, semble une bagatelle. Peut-être n’est-elle pas punissable d’après le Code autrichien, grâce à la façon spéciale dont il a conçu l’article à appliquer. Mais, punissable on non, l’acte est injuste dans ses formes extérieures et cela nous suffit : la question qui nous occupe est aussi bien celle de savoir si la nécessité rend l’acte juste, d’injuste qu’il serait autrement, que celle de savoir s’il doit être puni, car une réponse affirmative à la première fait tomber la seconde, la loi ne punissant que les actes injustes. Il est vrai qu’elle ne les incrimine pas tous, surtout s’ils sont faiblement dommageables ; incrimination trop variable cependant suivant les pays, trop sujette dans chaque pays à d’incessantes fluctuations, pour que nous la prenions pour règle et laissions de côté, parce que nous nous occupons de droit criminel, les faits sans signification pénale d’après telle ou telle législation. Tout acte est digne d’attirer notre attention qui est injuste et dommageable, car il est alors virtuellement punissable. Le lecteur doit songer, en présence de nos exemples, aux mêmes délits commis dans d’autres circonstances qu’en état de nécessité, dans un autre but que le but de conservation d’un bien ; qu’il suppose dans les trois exemples qui précèdent : la paroi percée par un homme qui veut voler, le sentier passé pour y cueillir une fleur, la barrière (très nécessaire peut-être à la sécurité du chemin) détruite par amusement. N’y aurait-il pas là matière à pénalité ?

Le danger à éviter peut donc menacer d’autres que l’auteur ; et l’auteur lui-même peut se trouver en sûreté ou en péril aussi : l’homicide de la « Mignonnette » sauve et le meurtrier et ses deux compagnons, l’un complice, l’autre spectateur indifférent du meurtre. Les personnes protégées ne sont pas nécessairement des personnes physiques : l’immeuble qu’on préserve de l’incendie appartient à une société, l’objet du vol dont on empêche la consommation sont les archives d’une association, ou - l’existence de la personne morale est alors en jeu - des titres dont la perte entraînerait sa dissolution (parce qu’ils peuvent seuls prouver, dans un procès en cours, que l’association ne poursuit pas un but illicite), une somme dont la perte amènerait sa faillite et conséquemment sa dissolution.

L’État surtout peut tomber en état de nécessité dans des circonstances telles qu’un particulier en soit réduit à commettre un délit pour le sauver : je rends impossible un crime contre sa sûreté intérieure ou extérieure, soit en révélant à l’autorité l’existence d’un complot (cette révélation peut nécessiter un délit d’inaction suivant le moment où elle doit être faite, ou l’infliction d’un dommage à un innocent si quelque obstacle m’empêche d’arriver à temps), soit en enlevant aux futurs auteurs du crime les moyens de le commettre (je fais sauter le dépôt d’armes qu’ils vont piller, je mets le feu à ma maison où une des bandes armées visées par les art. 96 et 99 du code de 1810 va se retrancher), soit de toute autre façon.

Enfin, le nombre des personnes protégées peut être indéterminé ; ce seront, en cas d’incendie, par exemple, tous les locataires d’une maison, tous les spectateurs d’un théâtre ; en cas d’inondation, d’épidémie, tous les habitants d’une localité. Ce sera même tout le monde, autrement dit le public, le corps social ; ainsi lorsqu’il s’agit d’empêcher des délits qui, comme la fausse monnaie ou les contraventions de police, n’ont pas pour objet la personne ou les biens d’un particulier.

8. -  Il est spécialement un groupe de cas où la légitimité de l’intervention ne peut être l’objet d’un doute : c’est lorsque la loi en fait un devoir dont elle punit l’inobservation. Ces devoirs positifs, dont la violation constitue les délits d’inaction, et qui sont toujours imposés dans l’intérêt d’autrui, dans un intérêt social surtout, sont des plus variés : devoir de prêter le secours dont on est requis en cas d’incendie ou autres calamités, de déclarer une naissance, de remettre un enfant trouvé à l’autorité, de fonctionner comme juré, de comparaître comme témoin ou accusé, de donner avis d’un projet de crime, d’écheniller son fonds ; devoir de celui qui se trouve au service militaire d’une puissance étrangère de le quitter si elle déclare la guerre à son pays ; devoirs résultant de la fonction ou de la profession : du geôlier, d’empêcher l’évasion d’un détenu, du pompier d’aller au feu, etc., etc.

Il se peut qu’un individu ait deux devoirs à remplir, dans des circonstances telles que l’accomplissement de l’un exclue celui de l’autre ; c’est le cas de conflit de devoirs bien connu des moralistes : je dois comparaître le même jour, à la même heure, comme témoin dans une ville et comme juré dans l’autre ; comme je vais donner avis d’un projet de crime, un agent de police me somme de lui prêter secours, dans quelque circonstance d’accident ; un médecin mandé pour une opération urgente est requis de donner ses soins à un noyé qu’on vient de tirer de l’eau ; deux États en guerre appellent sous les drapeaux un individu sujet de l’un et de l’autre ; l’unique pompe d’un village a deux incendies à éteindre ; deux détenus tentent de s’évader en même temps d’une prison, l’un d’un côté, l’autre de l’autre ; dans le canton de Bâle-Ville,.un propriétaire rural chez lequel le feu a éclaté va quérir du secours, en toute hâte, laissant un passant aux prises avec son chien, bête hargneuse, qui l’a suivi ; le capitaine d’un vaisseau en détresse, chargé du transport de condamnés à la déportation, les embarque dans les chaloupes de sauvetage - c’est le devoir de tout capitaine de pourvoir au salut des passagers -, au risque de favoriser leur évasion.

On ne peut, du reste, parler ici de force majeure : l’individu est contraint de choisir entre deux manières d’agir à la fois légales et illégales, mais un choix quelconque ne saurait être impuni : excusera-t-on, par exemple, celui qui s’est abstenu de comparaître comme témoin dans un procès criminel, parce que, en obéissance à un arrêté spécial, il était occupé à la destruction des hannetons qui infestent son fonds ? L’inaction complète serait naturellement plus coupable encore.

D’une manière générale, l’accomplissement d’un devoir peut nécessiter la commission d’un délit : pour atteindre le criminel qu’il doit arrêter, l’agent porteur d’un mandat enfonce une porte, renverse une clôture, ou s’empare de force du cheval et de la voiture d’un particulier ; un corps de troupes, qui doit se rendre en toute hâte en un lieu donné et trouve la route impraticable, passe à travers des terrains cultivés ; pour arriver à temps sur le lieu d’un incendie, une pompe traverse au grand trot de ses chevaux une rue où est interdite toute allure autre que le pas, etc., etc.

9. -  Tous les genres de cas de nécessité relevant du droit pénal ont-ils bien été passés en revue ? Non, point encore ! Nous avons parlé d’abord de ceux où l’auteur de l’acte nécessaire agit dans son intérêt propre, puis de ceux où, dans l’intérêt d’autrui, il porte préjudice a une tierce personne.

Un cas curieux, celui de l’embryotomie, nous offre une transition à un nouveau groupe d’actes nécessaires : un chirurgien détruit un enfant dans le sein d’une femme, dont la délivrance nécessiterait une opération qui compromettrait sa vie (opération césarienne), l’étroitesse du bassin rendant impossible l’accouchement par les voies normales. Il anéantit un être distinct de la mère, auquel la loi reconnaît des droits et qu’elle protége spécialement par les dispositions qui ont trait à l’avortement ; mais il y a aussi, comme dans toute opération chirurgicale, atteinte à l’intégrité corporelle de la personne opérée.

On voit que l’acte nécessaire peut avoir pour objet le salut et la lésion d’un seul et même individu ; cette identité de personne entre le sauvé et le lésé se rencontrait déjà dans l’exemple donné plus haut d’évasion de deux détenus : le service que rend à la société le geôlier qui en arrête un dans sa fuite a pour contrepartie le danger public causé par l’évasion de l’autre. Autre exemple : la destruction de plans de fortifications, arsenaux ou ports pour en empêcher la communication à l’ennemi.

Le même phénomène peut se présenter dans les rapports entre particuliers : on usera de violence envers celui qui veut se suicider pour qu’il ne se jette pas à l’eau, pour lui arracher l’arme dont il veut se servir, on le séquestrera jusqu’à ce qu’il se soit assagi, on enfoncera la porte de sa chambre où il s’asphyxie. Le médecin n’hésitera pas à entreprendre de force la guérison d’un malade qui veut se laisser mourir, recourir à un remède dont l’application entraînera quelque infirmité durable, opérer, je suppose, une amputation. Il faut également faire rentrer ici certains cas délicats d’assistance au suicide et de meurtre de consentants : ainsi d’une femme qui préfère la mort au déshonneur. - Les pompiers qui inonderont la maison qu’ils veulent préserver de l’incendie, enfonceront la devanture d’un magasin d’où sort de la fumée, pour arriver jusqu’au feu. Le code allemand (§ 370, 6°) punit celui qui donne à manger au bétail des choses appartenant à son propriétaire, mais contre son gré ; que décider si, au moment de l’acte, le bétail allait crever de faim, et que le propriétaire, ne voulant pas reconnaître le service rendu, porte plainte contre l’agent, auquel il avait défendu de se ‘mêler de la nourriture du bétail ?

10. -  Tout le cycle des cas de nécessité est maintenant parcourus ; nous aurions pu du reste multiplier les exemples. Plus d’un de nos lecteurs, sans doute - nous songeons aux criminalistes auxquels leur théorie d’impunité fait trop étroitement envisager la question — déclarera injustifiée cette assimilation de tant de faits les uns aux autres. Mais de quel droit ? Nous ne prétendons pas les assimiler absolument, leur attribuer à tous la même signification juridique ; ne comportent-ils pas des différences individuelles ? Nous voulons dire seulement que, présentant le même caractère essentiel, ils doivent être soumis au même principe ; si, cependant, ce caractère peut être un motif suffisant â une régle de droit spéciale, question que n’avons voulu jusqu’ici que poser, sans la résoudre encore, et dont la solution est précisément le but de cet ouvrage.

De notre exposé de faits ressort clairement et d’elle-même la notion de l’état de nécessité en droit pénal; nous musons la définir :

Un état de choses tel que la sauvegarde d’un bien nécessité la commission d’un acte en lui-même délictueux.

« en lui-même », c’est-à-dire abstraction faite des circonstances spéciales qui l’accompagnent et qui peuvent fort bien le dépouiller de tout caractère délictueux, comme, par exemple, l’attaque injuste le fait de l’acte de légitime défense, qui présente lui aussi tous les caractères extérieurs d’une infraction à la loi pénale.

Quant aux biens sauvegardés, nous en avons donné un aperçu en nous conformant à la classification actuelle : nous avons distingué la vie, l’intégrité corporelle, la liberté, l’honneur, la pudeur, la propriété (dans laquelle il faut comprendre tous les intérêts pécuniaires), puis les intérêts infiniment variés de la société, dans l’énumération desquels il aurait été oiseux d’entrer. Aux mots « la sauvegarde d’un bien », nous aurions pu ajouter « la sauvegarde d’un devoir, mais l’adjonction eût été superflue, les devoirs que nous impose la loi ayant toujours pour objet la conservation d’un bien individuel ou la sauvegarde d’un intérêt social.

Cette notion de l’état de nécessité est toute moderne. Nous verrons, dans notre partie historique, avec quelle lenteur elle s’est développée, mais aussi avec quelle force irrésistible. À mesure qu’elle s’est élargie, ont dû se modifier les théories d’impunité des criminalistes. Ce développement parallèle des théories et de la reconnaissance des faits – la notion de l’état de nécessité n’est qu’une généralisation de faits - n’emporte-t-il pas une sérieuse présomption de vérité en faveur des théories modernes ? Elles apparaissent comme le terme nécessaire d’une pénible évolution.

Signe de fin