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LE MEURTRE…
D’UNE PERSONNE DÉJÀ MORTE

Cour de cassation (Chambre criminelle) 16 janvier 1986
(Gaz.Pal. 1986 I 377 note J.P. Doucet)
Observations Georges Levasseur (Revue de science criminelle 1986 839)
Observations André Vitu (Revue de science criminelle 1986 849)

Cour de cassation (Chambre criminelle) 16 janvier 1986

(Gaz.Pal. 1986 I 377 note J.P. Doucet)

 

Pour renvoyer F... P... devant la Cour d’assises sous l’accusation de tentative d’homicide volontaire l’arrêt attaqué expose qu’à la suite d’une rixe au cours de laquelle W... aurait été assommé à coups de barre de fer par C... celui-ci aurait appliqué ladite barre en pesant de tout son poids sur le cou de la victime jusqu’à ce que celle-ci cessât de respirer et aurait abandonné le corps ; et que, le lendemain, F... P... aurait appris que W... semblait encore vivant et aurait entrepris de l’achever en lui portant des coups de bouteille sur le crâne, puis en lui serrant le cou avec un lien torsadé ;

Les juges du fond, après avoir rapporté les résultats de l’autopsie et les conclusions des expertises pratiquées, en déduisent que seul C... aurait donné la mort à W... et « qu’il existe de lourdes charges à l’égard de F... P... du chef de tentative d’homicide volontaire sur le nommé W... qu’il a frappé à coups de bouteille et étranglé avec un lien torsadé dans l’ignorance qu’il était déjà mort » ;

Cependant, le dispositif de l’arrêt énonce que F... P... est mis en accusation pour « avoir tenté de donner volontairement la mort à W... , laquelle tentative manifestée par un commencement d’exécution (coups sur la tête avec une barre de fer et strangulation avec celle-ci) n’a manqué son effet que par suite de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur (mort préalable de la victime) » ;

En cet état,

Sur la quatrième branche du moyen ;

À supposer établi que P... croyant W... encore en vie, ait exercé sur celui-ci des violences dans l’intention de lui donner la mort il n’importe, pour que soit caractérisée la tentative d’homicide volontaire, que la victime fût déjà décédée, cette circonstance étant indépendante de la volonté de l’auteur et lesdites violences caractérisant un commencement d’exécution au sens de l’article 2 du Code pénal ;

D’où il suit que le moyen en sa quatrième branche doit être écarté

 

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Observations Georges Levasseur

Professeur honoraire à l’Université de Paris 2

 

L’arrêt rendu le 16 janvier 1986 (Bull.crim. n° 25, Gaz. Pal., 17 juin 1986 note J.-P. Doucet) par la Chambre criminelle sous la présidence de M. Ledoux et au rapport de M. Zambeaux, ne manquera pas de faire quelque bruit. Il concerne essentiellement le problème du crime impossible et la théorie de la tentative, aussi relève-t-il en première ligne de la chronique de notre éminent collègue et ami AVitu; toutefois il paraît nécessaire de souligner aussi cette importante décision dans la présente chronique.

Le malheureux W. avait été victime de violences diverses dont les unes avaient causé sa mort et dont d’autres avaient suivi cette dernière. Au cours d’une rixe, le sieur G. l’avait assommé à coups de barre de fer puis aurait appliqué ladite barre sur le cou de la victime en pesant dessus de tout son poids, jusqu’à ce que l’infortuné cessât de respirer. Le lendemain Félix P. ayant appris que W. semblait encore vivant, entreprit de l’achever en lui assénant des coups de bouteille sur le crâne, puis en lui serrant le cou avec un lien torsadé. L’autopsie de la victime fit apparaître que les violences infligées par G. avaient suffi à causer la mort de W. La Chambre d’accusation de Paris renvoya devant les assises: G. du chef de meurtre et P. du chef de tentative d’homicide volontaire. Ce dernier se pourvut en cassation.

Parmi les nombreux moyens soulevés par P. figurait, bien entendu, le fait qu’il ne pouvait avoir tenté de tuer quelqu’un qui était déjà mort. C’est ce qu’ont enseigné les auteurs les plus considérables (Garraud, Traité théorique et pratique de droit pénal, 3e éd. V, n° 1845, p. 138, reprenant à cette occasion la thèse, que personnellement nous partageons, de l’impossibilité « légale », d’après laquelle le principe de légalité interdit d’incriminer des actes qui ne réunissent pas l’ensemble des éléments constitutifs exigés par la loi; Roux, Droit pénal I, p. 117; Vouin, Droit pénal spécial, 1re éd., n° 142, p. 131, cette solution a été maintenue dans les éditions assurées par Mme Rassat, v. 5e éd., n° 144-1°; Merle et Vitu, Traité de droit criminel, I, n° 459; Légal, obs. cette Revue, 1962, p. 89). Le problème ne s’était posé en jurisprudence que dans des hypothèses où l’action des accusés avait été quasi simultanée, même s’il était possible de déterminer que le premier acteur avait été l’auteur de la mort (Ch. acc., Paris 9 avr. 1946, obs. Gulphe, cette Revue, 1948, p. 147; Crim., 5 oct. 1972, Gaz. Pal., 1973.1.25 et la note, obs. Larguier dans cette Revue 1973, p. 880).

Certes la Chambre criminelle avait eu l’occasion de dire (Crim., 12 déc. 1972, Gaz. Pal., 1973.1.285 et la note, et nos observations, cette Revue, 1973, 409, n° 2-1) que l’homicide involontaire supposait que la victime fût encore vivante au moment des faits. Mais l’homicide involontaire est un domaine où la tentative est inconcevable, et ce qui a été jugé pour lui ne l’est pas forcément pour celui de l’homicide volontaire.

En effet le présent arrêt consacre la thèse soutenue avec fermeté depuis plus de dix ans par notre collègue J.-P. Doucet. Il l’a exposée de façon très claire dans son ouvrage : La protection pénale de la personne humaine (publication de la Faculté de droit de Liège 1979) p. 130 et s., l’avait déjà esquissée dans une note anonyme à la Gazette du Palais, 1973.1.285, et la rappelle dans sa note sous le présent arrêt. La modification de l’article 309 du code pénal par la loi du 28 avril 1832, incriminant le fait d’avoir donné la mort sans intention d’obtenir ce résultat, a donné un caractère subjectif au meurtre de l’article 295. Dans ces conditions, la tentative d’un meurtre impossible devient rationnellement concevable. Le présent arrêt affirme: « qu’à supposer établi que P. croyant W. encore en vie, ait exercé sur celui-ci des violences dans l’intention de lui donner la mort, il n’importe, pour que soit caractérisée la tentative d’homicide volontaire, que la victime fut déjà décédée, cette circonstance était indépendante de la volonté de l’auteur, et lesdites violences caractérisant un commencement d’exécution au sens de l’article 2 du code pénal. »

Le présent arrêt est, au surplus, conforme à l’orientation contemporaine, tant de la jurisprudence que de la doctrine, vers la répression de l’infraction impossible (Garçon, Code pénal annoté, 2e éd. par Rousselet Patin et Ancel, art. 295, n° 30 et s. ; Ancel, La défense sociale nouvelle, 3e éd., p. 210 et s. ; Decocq, Droit pénal général, p. 180 et s. et son exposé de la jurisprudence; Puech, Les grands arrêts de la jurisprudence criminelle, n° 57 sous l’arrêt de 9 nov. 1928; Prothais, Tentative et attentat, L.G.D.J., 1985, n° 132 et s., p. 92 et s.). M. Vitu n’écrit-il pas (Droit pénal spécial, II, n° 1697, in fine, p. 1360) : « Mais la solution répressive paraît plus sûre et plus conforme à la tendance jurisprudentielle moderne à rejeter toute distinction en matière d’infraction impossible; l’accusation de meurtre doit être retenue si le coupable a frappé, dans une intention homicide, une victime qu’il pouvait raisonnablement croire encore vivante », ce qui est bien le cas de la présente espèce.

La thèse de doctorat de notre collègue Prothais (soutenue à Lille en 1981 et éditée à la L.G.D.J. en 1985) a probablement contribué aussi au triomphe des idées qu’il avait présentées avec maîtrise (v. n° 124 à 147 ses développements sur l’infraction impossible), où il souligne l’orientation du droit comparé dans le même sens. On y trouvera notamment (n° 136 et s.) un exposé de l’évolution de la jurisprudence depuis 1928. Il observe que « les juges se contentent de relever les deux éléments constitutifs de la tentative, c’est-à-dire de vérifier d’abord s’il y a bien un commencement d’exécution, puis de constater que l’impossibilité invoquée ne constitue qu’une circonstance indépendante de la volonté de l’auteur, par suite de laquelle la tentative a manqué son effet ». C’est d’ailleurs une formule analogue qu’employait déjà, après bien d’autres décisions, un arrêt du 26 novembre 1857 (D., 1858.1.44) dans une affaire où l’infraction n’était nullement impossible: « Attendu que l’homicide volontaire se compose de deux éléments distincts mais essentiels, l’acte et l’intention de donner la mort; ... que si, par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur des actes, l’effet intentionnel n’a pas été produit, il y a néanmoins, dans les deux cas, la tentative punissable aux termes de l’article 2 du code pénal. »

Comme le dit M. Prothais, « si on ne peut, à l’évidence, consommer l’impossible, on peut toujours le tenter ». Dans ces conditions, le seul moyen d’échapper à la répression c’est de plaider que l’intention n’existait pas (op. cit., n° 146) ce qui n’était pas le cas de la présente espèce. Il n’y aura absence d’intention que si l’auteur connaissait le décès déjà réalisé ; s’il l’ignorait « dans des conditions telles que tous auraient pu l’ignorer pareillement » (ibid.), la tentative est, au contraire, constituée. Devant une ignorance alléguée comme supprimant l’intention criminelle, il faut rechercher si une telle ignorance est admissible (cas où l’aspect cadavérique ne peut laisser aucun doute par exemple) ou inadmissible (ibid.). C’est bien, en définitive, la formule utilisée par M. Vitu.

Au fond, la Chambre criminelle en vient aujourd’hui à appliquer au meurtre impossible la solution qu’elle applique depuis longtemps au vol impossible, l’une et l’autre infractions étant intentionnelles et voyant leur tentative incriminée par la loi dans les mêmes conditions. Peut-être cette évolution aura-t-elle été influencée par les efforts constructifs de la doctrine (ou destructifs, puisqu’il s’agissait de démanteler une construction qui prit, au XIXe siècle, une ampleur redoutable pour l’ordre social).

 

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Observations André VITU

Professeur à la Faculté de droit et des sciences économiques de Nancy

 

1. Le meurtre d’un cadavre et la théorie de l’infraction impossible.

Pourquoi écrire encore sur la théorie de l’infraction impossible, quand tant de choses ont été dites, et de fort savantes, depuis la fin du XIXe siècle et jusqu’à ces mois derniers, sur ce problème qui a fait naître « l’une des controverses les plus vives que l’on ait rencontrées dans le domaine du droit pénal » (A. Varinard, in J. Pradel et A. Varinard, Les grands arrêts du droit criminel, 1984, 1, p. 292) ? L’arrêt P..., que la Chambre criminelle vient de rendre au début de cette année (Crim., 16 janv. 1986, Bull. crim., n° 25, D., 1986.265, note critique D. Mayer et Cl. Gazounaud, et note approbative J. Pradel, Gaz. Pal., 15-17 juin 1986, note J. P. Doucet) ne pouvait cependant pas demeurer sans écho dans la Revue de science criminelle, car il a trait à l’un des points les plus chauds de la controverse, le meurtre d’une personne déjà morte, question qui ne s’était jamais présentée d’une manière précise devant la Cour de cassation, et sur laquelle elle vient de réaffirmer avec force la position qu’elle a adoptée, depuis plusieurs décades, dans d’autres hypothèses d’impossibilité.

Au cours d’une rixe, un certain C... assomme le nommé W... à coups de barre de fer. Ayant appris le lendemain que W... semblait encore vivant, P... entreprend de l’achever en lui portant des coups de bouteille sur le crâne, puis en l’étranglant. Or l’expertise va démontrer que, seules, les violences exercées par C... ont entraîné la mort de la victime. P... a donc voulu tuer ce qui n’était plus qu’un cadavre. Peut-on alors le renvoyer, avec C..., aux assises, non pas évidemment sous l’accusation d’homicide volontaire, mais sous celle de tentative d’homicide volontaire ? Oui, répond la Chambre criminelle en rejetant l’argumentation contraire de l’intéressé : «Il n’importe, dit la Cour, pour que soit caractérisée la tentative d’homicide volontaire, que la victime fût déjà décédée, cette circonstance étant indépendante de la volonté de l’auteur et lesdites violences caractérisant un commencement d’exécution au sens de l’article 2 du Code pénal».

Solution critiquable et inquiétante pour les libertés individuelles, écrivent les auteurs de la première note publiée au Recueil Dalloz, puisqu’aucun texte légal n’incrimine le meurtre d’un cadavre, ni n’autorise à en punir la tentative, et qu’aucun commencement d’exécution ne peut logiquement exister en ce cas. Décision qu’il faut au contraire accueillir avec faveur, répond le rédacteur de la seconde note du Dalloz, car à des précédents doctrinaux et jurisprudentiels incertains elle fait succéder une solution heureuse, en détruisant le dernier bastion de l’impunité de l’infraction impossible. Ainsi, au moment où la Chambre criminelle met fin au débat dans le domaine jurisprudentiel, le combat se prolonge encore en doctrine, obligeant le chroniqueur à redire, avec quelques auteurs récents, que les pénalistes français ont usé beaucoup trop d’énergie et perdu trop de temps à discuter du faux problème de l’infraction impossible. Qu’il soit permis de rappeler brièvement les errements de la doctrine, pour montrer ensuite dans quelle direction, avec la jurisprudence, il convient d’orienter la réflexion.

I. a) Personne, de nos jours, ne songe plus à proposer cette théorie dite objective qui, au XIXe siècle, par les voix de Rossi, Chauveau et F. Hélie, Laîné, Blanche, Bertauld, Villey ou Laborde, affirmait l’impunité de toute infraction impossible, quels que fussent la nature et le degré de l’inefficacité des actes accomplis par le coupable. Le délit impossible, disait-on, échappe à la loi pénale car il n’est ni une infraction consommée, puisque le délinquant n’est pas parvenu au résultat envisagé par le texte incriminateur, ni une infraction tentée, car on ne conçoit pas un commencement d’exécution là où une exécution complète ne peut pas être obtenue. On a pu s’étonner de la faiblesse «confondante» de l’argument pseudo-logique qui avait convaincu tant de nos devanciers (Mme M. J. Littman, note sous Crim., 23 juill. 1969, JCP., 1970.11. 16507 bis) ; mais il faut remarquer, avec J. A. Roux (Cours de droit criminel français, 2e éd., 1927, I, p. 118), que la doctrine objective s’harmonisait pleinement avec l’idée que l’on se faisait, selon le légalisme étriqué propre à cette époque, du commencement d’exécution, entendu comme se rapportant uniquement aux faits matériels constitutifs de l’infraction. Mais cette conception objective ne pouvait pas se maintenir quand eut prévalu une notion plus souple de la tentative, englobant également des actes différents des faits matériels retenus dans la définition du délit.

b) La théorie objective, avec ses insuffisances criantes, a succombé sous les coups des tenants des théories appelées mixtes.

Celle de J. Ortolan d’abord, la plus ancienne, qui opposait l’impossibilité absolue et l’impossibilité relative (Éléments de droit pénal, 5e éd. par A. Desjardins, 1886, I, nos 1001 et s.), mais qui était à son tour entachée d’un vice logique irrémédiable: l’impossibilité ne saurait comporter de degrés; absolue ou relative, quelle que soit sa cause, elle entraîne toujours l’absence du résultat cherché par le coupable. Tirer des coups de feu dans une pièce dont la victime est, par extraordinaire, momentanément absente (impossibilité relative, selon Ortolan) ou tenter de donner la mort à un cadavre (impossibilité absolue) sont deux entreprises également vouées à l’échec.

Celle de R. Garraud d’autre part (Traité théorique et pratique du droit pénal français, 3e éd., 1913, I, n° 242 ; Précis de droit criminel, 15e éd., 1934, n° 82 ; note sous Crim., 8 nov. 1928, Sem. jur., 1929.239), reprise par J. A. Roux (op. et loc. cit., note 10 ; note sous Crim., 20 mars 1919, S., 1921.1.233), et dans laquelle on distingue la simple impossibilité de fait, qui ne saurait faire obstacle à la répression parce qu’elle est le fruit du hasard, d’une circonstance imprévue et indépendante de la volonté de l’agent, de la même façon qu’il y a délit manqué, - et l’impossibilité de droit ou de qualification, dans laquelle fait défaut l’une des conditions légales indispensables pour que l’infraction puisse être juridiquement consommée, et qui exclut que la tentative soit elle-même punissable. Ainsi, pour reprendre les deux exemples précédents, tirer un coup de feu dans une pièce que vient de quitter son occupant constitue une impossibilité de fait; s’efforcer de donner la mort à une personne déjà décédée est une impossibilité de droit, car l’homicide auquel veut parvenir le coupable suppose comme condition préalable indispensable l’existence d’un être vivant.

Si donc elle avait suivi cette théorie, comme aussi celle d’Ortolan, la Chambre criminelle aurait été conduite à décider, dans l’affaire Perdereau, qu’on ne pouvait rien reprocher à l’accusé qui fût punissable. Et c’est bien la conclusion à laquelle sont conduits Mlle Mayer et M. Gazounaud, pour qui le meurtre et la tentative de meurtre perpétrés sur un cadavre échappent à l’emprise de la loi pénale. Mais là encore, la faiblesse de la théorie se révèle à travers son impuissance à bien distinguer les deux impossibilités qu’elle prétend opposer. L’impossibilité de fait n’est souvent rien d’autre qu’une impossibilité de droit, ainsi qu’on le voit à propos du vol lorsque l’objet convoité est absent de la poche où le pickpocket croit le trouver (impossibilité de fait, dit Garraud), alors qu’il y a également là une impossibilité de droit, puisque fait défaut la chose d’autrui, élément juridique indispensable pour la répression du vol (A. Henry, note sous Crim., 8 nov. 1928, D.P., 1929.1.98). Inversement, l’impossibilité de droit se confond parfois avec l’impossibilité de fait, comme dans l’affaire soumise en 1946 à la chambre d’accusation de Paris (8 avril 1946, cette Revue, 1948.147, obs. P. Gulphe), où le père et le fils tirent à deux secondes d’intervalle sur leur victime, qui meurt instantanément du premier coup de feu, de sorte que, sans qu’on le sût, le deuxième coup ne visait plus qu’un cadavre.

Pourtant, malgré ses insuffisances, cette théorie compte encore des partisans jusque parmi les auteurs les plus récents: après le professeur R. Vouin (Manuel de droit criminel, 1949, n° 243 et s.) et le Doyen Légal (cette Revue, 1962.89), le professeur R. Merle, dans son Droit pénal général complémentaire (1957, p. 163 et s.) et plus encore dans l’ouvrage écrit en commun avec l’auteur de la présente chronique (Traité de droit criminel, 5e éd., 1984, p. 476), a dit sa faveur pour l’opinion du Doyen Garraud et il a été suivi par G. Roujou de Boubée (note au D., 1970.361). De leur côté, MM. G. Stéfani, G. Levasseur et B. Bouloc (Droit pénal général, 12e éd., 1984, n° 205), tout en reconnaissant que la distinction de Garraud ne tient pas compte de l’intention du coupable ni de son caractère dangereux, concèdent cependant qu’elle est la seule à satisfaire aux exigences du principe de la légalité des délits et des peines. Et voici, on vient de le voir, qu’un renfort nouveau vient de se manifester dans les personnes de Mlle D. Mayer et de M. Cl. Gazounaud, dans leur note sous l’arrêt P... .

c) C’est pourtant à une vue différente, ordinairement appelée théorie subjective, que se rattache en sa grande majorité la doctrine française, depuis le grand article écrit à la fin du XIXe siècle par R. Saleilles (« Essai sur la tentative et plus particulièrement sur la tentative irréalisable », Rev.pén. et dr pén., 1897.357 et s.), influençant immédiatement la thèse de H. Gallet (La notion de tentative punissable, thèse Paris, 1898) et l’étude de M. Bernard (« Notes sur le crime impossible », Rev.pén. et dr. pén., 1902.1006 et s.). Parmi les adhérents à cette théorie, il faut citer Garçon, Vidal et Magnol, Donnedieu de Vabres, Hugueney, Légal, Besson, Bouzat, Ancel, suivis plus récemment par A. Decocq (Droit pénal général, 1971, p. 180 et s.), A. Varinard (op. et loc. cit) ; J. Pradel (note préc. ; moins fermement, Droit pénal général, 4e éd., 1984, n° 358 et s.), J.-Cl. Soyer (Manuel de droit pénal et de procédure pénale, 6e éd., 1984, n° 127), Mme Littman (note préc.).

Il importe de ne pas se méprendre sur le sens de la théorie subjective. Elle n’aboutit nullement à punir une intention pure, une simple résolution criminelle, comme on le croit parfois et comme l’imaginaient les tenants de la théorie subjective, dans leur effort pour éviter tout ce qui les aurait écartés de la stricte matérialité des faits constitutifs de l’infraction. Elle tend au contraire à mettre en relief le caractère dangereux de l’individu et sa volonté de parvenir au but poursuivi, mais cela à travers les actes matériels qu’il accomplit et qui révèlent sa culpabilité par leur orientation et leur proximité du résultat cherché. La théorie subjective ne saurait se contenter d’une intention nue, même exprimée par les aveux du prévenu; les actes extérieurs qu’elle réclame et sur lesquels elle se fonde doivent être à la fois non équivoques et causalement suffisants pour entraîner, selon le cours ordinaire des choses, le résultat auquel le coupable croit pouvoir parvenir. C’est pourquoi, dans le cas du meurtre d’un cadavre, tel qu’il s’est présenté dans l’affaire P..., on insistera sur le fait que l’accusé a été informé que la victime ne serait pas encore décédée (élément qui va créer dans la psychologie de cet accusé la volonté criminelle d’en finir, c’est-à-dire l’intention nécessaire à la répression), mais aussi sur les gestes extérieurs accomplis en conséquence de cette volonté (coups portés sur le crâne, strangulation) : la volonté délictueuse sans l’accomplissement des actes matériels ne serait rien aux yeux de la répression pénale.

Telle quelle, cependant, cette théorie subjective va trop loin et suscite des réserves. Si elle s’harmonise bien avec la notion élargie de la tentative adoptée en doctrine et en jurisprudence depuis le début du XXe siècle, elle risque de valoriser parfois à l’excès l’intention du prévenu et d’autoriser, de la part des juges, bien des solutions arbitraires ou divinatoires. Selon l’exemple cité par certains auteurs, n’ira-t-on pas jusqu’à punir le voleur qui, par erreur, s’empare de son propre bien en croyant avoir affaire à la chose d’autrui ? Car celui qui se vole soi-même ne révèle-t-il pas à suffisance, par un geste indiscutable, sa volonté délictueuse, sa personnalité dangereuse ? L’excès d’une telle solution invite à reconsidérer l’ensemble du problème et, à l’aide de la jurisprudence, à placer la question sur de nouvelles bases.

II. a) A bien examiner l’évolution de la jurisprudence, telle qu’elle s’est manifestée spécialement à travers les décisions de la Chambre criminelle, on peut constater que, si la Cour a d’abord subi pendant quelque temps l’influence de la théorie subjective qui l’avait conduite à déclarer impunissable une tentative d’empoisonnement réalisée à l’aide d’une substance inoffensive (Crim., 20 nov. 1812, deux arrêts, cités par Garçon, Code pénal annoté, 1re éd., art. 2 et 3, n° 118, et art. 301, n° 37) et une tentative d’avortement sur une femme non enceinte (Crim., 8 janv. 1859, S., 1859.1.362), elle a été peu marquée par la distinction de l’impossibilité absolue et de l’impossibilité relative ou de fait. Dans les arrêts qui y font référence, elle ne cite la première que pour affirmer tout aussitôt que, au vu des éléments qui lui sont soumis, il n’y avait aucune impossibilité absolue qui pût faire obstacle à la répression d’une infraction prétendument impossible (Crim., 4 nov. 1876, S., 1877.1.48, D., 1878.1.33, note Lefort : tentative de vol dans un tronc d’église momentanément vide; Crim., 12 avr. 1877, S., 1877.1.329, note E. Villey, D., 1878.1.33, note Lefort : coups de feu tirés dans une pièce dont la victime vient de s’absenter ; Crim., 16 juill. 1910, Bull. crim., n° 389: tentative de fraude pour obtenir une prime, l’existence d’un contrôle ne constituant pas une impossibilité absolue de réussir; Crim., 20 mars 1919, S., 1921.1.233, note J. A. Roux: tentative d’escroquerie à l’assurance-accident, alors que la compagnie visée ne couvrait pas le risque dont il s’agissait). Pourtant une application stricte de la théorie d’Ortolan, sous-jacente à cette jurisprudence, aurait pu ou dû conduire à affirmer la présence d’une impossibilité absolue dans les espèces soumises à la Cour de cassation.

Finalement, la Chambre criminelle s’est totalement dégagée de l’emprise des concepts doctrinaux. Elle l’avait fait une première fois par un arrêt de 1895 (Crim., 4 janv. 1895, S., 1895.1.108, D. 1896.1.21, note R. Garraud : vol dans une poche vide) et elle y est revenue plus nettement en 1928 dans l’affaire F... à propos d’une tentative d’avortement par emploi de substances totalement inefficaces (Crim., 9 nov. 1928, D.P., 1929.1.97, note A. Henry, Sem. jur., 1929.239, note P. Garraud) ; elle s’est maintenue depuis très fermement dans sa nouvelle position, sans jamais plus faire allusion à la notion d’infraction impossible, d’abord à propos d’avortements pratiqués avec des moyens inadéquats, ou sur une femme non enceinte par un tiers, ou par la femme sur elle-même dans la croyance erronée en un état de grossesse (Crim., 12 mai 1934, S., 1935.1.319 ; 3 août 1938, Bull.crim., n° 195, Gaz. Pal., 1938.2.792, cette Revue, 1939.84, obs. L. Hugueney ; 21 déc. 1939, D.H., 1940.78, Gaz. Pal., 1940.I.100, cette Revue, 1940.223, obs. L. Hugueney ; 18 janv. 1942, J.C.P., 1942.11.1821, note M. Nast ; 8 juill. 1943, D.C., 1944.5, note B. Perreau, S., 1944.1.37, note J. Brouchot ; 28 mars 1950, Bull.crim., n° 117, S., 1950.176, cette Revue, 1950.592, obs. L. Hugueney ; 23 oct. 1956, Bull. crim., n° 656; 21 déc. 1965, J.C.P., 1966.IV.17), puis en matière de vol dans une pièce vide (Crim., 19 mai 1949, Bull.crim., n° 181) ou dans une automobile vide (Crim., 14 juin 1961, Bull.crim., n° 299, cette Revue, 1962.89, obs. A. Légal; 23 juill. 1969, Bull.crim., n° 234, D., 1970.361, note G. Roujou de Boubée, JCP., 1970.II. 16507 bis, note Mme M. J. Littman, cette Revue, 1970.656, obs. P. Bouzat), et enfin, sommet fort attendu de l’évolution, en matière de meurtre d’une personne déjà morte, avec la présente affaire P... (Crim., 16 janv. 1986, préc.).

Sous des formules parfois légèrement différentes, c’est toujours la même motivation qui revient depuis 1895 et qui donne à la jurisprudence de la Chambre criminelle toute sa force: dans tous les cas d’infraction impossible soumis à la haute juridiction, celle-ci affirme avec constance que la tentative imputée au délinquant a été manifestée par un commencement d’exécution, qui n’a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur. Le délit impossible n’est donc qu’un aspect de la catégorie plus vaste du délit manqué, il est réprimé en tant que délit manqué, et assimilé par l’article 2 du Code pénal à l’infraction tentée dont il emprunte les conditions de punissabilité : une incrimination légale rendant la tentative punissable, un commencement d’exécution, enfin l’échec involontaire de l’entreprise.

Cette analyse jurisprudentielle, qui aboutit à priver la notion d’infraction impossible de toute spécificité, fait s’évanouir bien des questions sur lesquelles la pratique et la théorie ont achoppé. Elle doit être pleinement approuvée, comme l’ont approuvée déjà quelques auteurs contemporains, par exemple le professeur M. Puech (Les grands arrêts de la jurisprudence criminelle, 1976, I, p. 215 et s.) et A. Prothais (Tentative et attentat, thèse dact. Lille-II, 1981, p. 142 et s. et spéc. p. 157 et s.). Sa lumineuse simplicité permet même d’affirmer que le problème de l’infraction impossible est un problème mal posé (M. Puech, op. cit., p. 218), mieux encore un faux problème qu’il aurait été facile, non pas même de résoudre, mais d’évacuer si l’on ne s’était pas empêtré dans les exigences d’une exégèse étroite et dans les méandres de discussions trop détachées des réalités concrètes. L’analyse jurisprudentielle permet en outre de préciser, avec plus de netteté, ainsi que le pressentent ou l’affirment plusieurs des tenants de la théorie subjective, que ce qui est impossible, c’est la consommation pleine et entière de l’infraction, mais que ce n’est pas la tentative de cette infraction, qui est au contraire parfaitement réalisable: de là l’erreur de terminologie que l’on rencontre parfois, qu’il faut condamner car elle entretient la confusion dans les idées, et qui consiste à parler de «tentative impossible», alors qu’il ne faudrait parler que de « tentative d’une infraction impossible » (A. Prothais, op. cit., p. 166-167).

b) Parmi les difficultés qui ont embarrassé les juristes et auxquelles il est aisé de répondre à partir des indications qui précèdent, on mentionnera d’abord la question de l’infraction dite « surnaturelle », par laquelle un individu prétend attirer le malheur sur autrui ou même provoquer sa mort par des pratiques de sorcellerie: bien que l’obtention du résultat cherché ne se heurte qu’à une impossibilité de fait qui devrait ouvrir la voie à une répression pour tentative de violences ou d’homicide, les partisans de la théorie de Garraud excluent toute punissabilité en ce cas: l’impunité s’expliquerait, pour eux, par l’absurdité des moyens employés, ou par la simplicité d’esprit, assimilable à la démence, que révélerait l’utilisation de ces procédés. Ces explications sont faibles. Disons plus simplement que les pratiques de sorcellerie ne paraissent pas constituer un commencement d’exécution suffisant du crime auquel tend celui qui s’y adonne, car il ne s’agit pas, au sens où l’entend la jurisprudence, d’un acte tendant directement et immédiatement à l’infraction (M. Puech, op. cit., p. 218) : si par hasard, la personne visée meurt, il sera très difficile de prouver qu’il existe un lien de cause à effet certain entre les manigances du coupable et le décès; aux assises, les jurés préféreront passer pour des esprits forts qui ne croient pas à la sorcellerie, plutôt que pour des êtres crédules, et ils acquitteront l’accusé.

Autre difficulté : on affirme souvent que la tentative d’empoisonnement à l’aide d’un produit non toxique est une infraction typiquement impossible et, partant, impunissable. Les partisans de la doctrine objective, au XIXe siècle, se sont même servis de l’article 301 du Code pénal, qui subordonne la répression à l’emploi de «substances pouvant donner la mort», pour prétendre démontrer que le Code aurait par là manifesté son adhésion à leur point de vue. De leur côté, les tenants des théories mixtes et même ceux de la doctrine subjective s’inclinent devant le texte légal. Mais c’est là une solution inacceptable. Il y a, dans l’emploi d’une substance non toxique, une tentative d’empoisonnement pleinement constituée: le coupable a manifesté son intention meurtrière par des actes matériels dénués d’ambiguïté, et ceux-ci n’ont manqué leur effet que par des circonstances extérieures à la volonté de l’agent (l’ignorance de la non-toxicité du produit employé, ou l’intervention d’un tiers qui a substitué au poison une substance inoffensive). Il serait étrange que l’on puisse poursuivre comme auteur d’un empoisonnement l’individu qui a fait usage de doses trop faibles (c’est la solution admise par Crim., 7 juill. 1814, S., Chron.) mais pas celui qui a usé d’un poison en ignorant que celui-ci avait perdu son pouvoir mortel, ou d’un composé radicalement inoffensif (E. Garçon, Code pénal annoté, 2e éd., art. 301, n° 41 ; J. M. Aussel, J.-Cl. pénal, art. 295 à 304, n° 310; A. Vitu, Droit pénal spécial, 1982, II, n° 1730). La position générale de la jurisprudence sur l’infraction impossible s’appliquerait ici aisément.

Citons encore l’hypothèse de l’infraction « putative », dans laquelle l’agent a volontairement commis un acte dans la croyance erronée qu’il s’agissait d’un fait puni par la loi pénale: par exemple, enlèvement sans violence d’une fille qu’on croit mineure, alors qu’elle a dépassé dix-huit ans, ou bien vente ou achat d’or, quand on est persuadé à tort que la loi interdit toute transaction sur l’or. Bien que l’intention délictueuse soit certaine, les pénalistes sont unanimes à déclarer la répression impossible car le principe de la légalité des délits et des peines s’oppose, disent-ils, à la punition d’un acte ou de la tentative d’un acte que la loi n’a pas prévue. Mais, ici, il est plus simple et plus exact de remarquer que l’on ne se trouve pas en présence d’une infraction impossible: dans le délit impossible, l’intéressé n’est pas parvenu au résultat qu’il cherchait, alors qu’avec le délit putatif il l’a parfaitement atteint; l’hypothèse du délit putatif se pose en dehors des limites du problème évoqué ici et l’impunité s’explique parce que l’agent a accompli des gestes que la loi n’a prévus à aucun titre (A. Légal, cette Revue, 1962.89; A. Decocq, op. cit., p. 179; A. Prothais, op. cit., p. 162).

On ne saurait clore cette liste sans évoquer les infractions dans lesquelles une condition essentielle est requise par la loi pour la qualification de l’infraction, ce qui est le cas, tout spécialement, des infractions dirigées contre une personne vivante: homicide, infanticide, viol ou attentat à la pudeur. Si le coupable dirige son geste contre un cadavre, il n’y a plus là, dit-on avec Garraud, qu’une tentative impunissable en raison d’une impossibilité de droit. Or c’est sur ce point que, précisément, l’arrêt commenté du 16 janvier 1986 prend toute son importance. Le meurtre ne peut pas, c’est vrai, être consommé sur un cadavre, ni l’infanticide sur un enfant mort-né, ou le viol sur une femme décédée. Mais il est parfaitement rationnel de dire, avec la Chambre criminelle, que ce qui ne peut être consommé peut cependant être tenté, en d’autres termes, qu’un commencement d’exécution est logiquement concevable et punissable, malgré le fait que la victime soit déjà morte à l’insu du coupable, ce qui n’est qu’une circonstance indépendante de la volonté de ce dernier.

Telles sont les réflexions, peu originales certes, que l’arrêt P... a suscitées chez le responsable de la chronique de droit pénal général, qui se sépare ici de l’opinion professée, dans leur ouvrage commun, par le collègue et ami avec lequel il travaille depuis longtemps déjà.

Signe de fin