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LA LÉGITIME DÉFENSE,
PRINCIPES GÉNÉRAUX

par E. Garçon
Extrait de son Code pénal annoté (1e éd., Paris 1901)
Article 328

Pour alléger la lecture de ce texte,
nous avons écarté les très nombreuses références qui l’émaillent ;
nous avons même supprimé certains numéros
consacrés au droit positif de l’an 1900.
Le lecteur devrait ainsi mieux ressentir à quel point
E. Garçon avait pénétré le cœur du droit judiciaire pénal.

A. Généralités, Principes et histoire.

1.

La légitime défense n’est qu’un cas particulier de l’état de nécessité. Nous avons montré sous l’art. 64 C.pén. (n°116), que l’état de nécessité confondu par le Code pénal avec la contrainte morale, justifie toutes les infractions. Cet état de nécessité se réalise lorsque l’agent se trouve placé dans une situation telle qu’il ne peut éviter un mal qu’en commettant un délit. C’est précisément cette hypothèse qui se retrouve fondamentalement dans la légitime défense, mais avec cette circonstance spéciale que la nécessité a été créée par l’injuste agression de la victime même du délit on du crime justifié. - Cette hypothèse est donc plus favorable, car si on peut douter qu’on soit autorisé à sacrifier le droit d’autrui pour sauver le sien, on hésitera moins à permettre de réagir contre l’agresseur qui a lui-même causé le danger.

2.

L’impunité du délit commis en état de légitime défense est un principe universellement reconnu. Mais on est loin d’être d’accord sur son fondement rationnel. L’idée la plus ancienne, et souvent répétée, est de considérer le droit de défense privé comme dérivant du droit naturel. Adversus periculum naturalis ratio permittit se defendere écrivait Gaius. C’est la raison que donnait Cicéron dans le passage toujours cité du Pro Milone.

3.

Au XVIIIe, et jusqu’au commencement du XIXe siècle, c’est dans le contrat social, alors uni­versellement admis, qu’on cherchait le fondement de la légitime défense. L’explication la plus répan­due était que la nécessité rétablissait l’homme dans l’état de nature où chacun a le droit de se faire justice : Necessitas reducit ad moerum jus naturae. On disait aussi que, par une clause du pacte social, les individus, en cédant leur droit de défense à l’État, s’étaient réservé la faculté de se défendre eux-mêmes en cas de péril imminent, - Cette théorie se trouve dans Grotius et on 1a rencontres en­core dans Fuerbach (Lhrb. § 36).

4.

C’est en Allemagne surtout que la question a été agitée pendant tout le cours du siècle dernier, Parmi les nombreuses théories proposées, nous nous bornerons à citer:

-La célèbre doctrine de Fichte : la défense légitime est hors de la sphère du droit…

-La doctrine Hegelienne ou de la nullité de l’injustice : l’agression est la négation du droit, la défense est la négation de cette négation, c’est-à-dire l’affirmation du droit…

-La doctrine de la rétribution du mal par le mal : le délit commis en état de légitime défense trouverait sa compensation anticipée dans l’injuste agression (Geyer)…

-La doctrine de la collision des droits et des devoirs : lorsque deux intérêts sont en conflit tel que la conservation de l’un exige la perte de l’autre, la loi doit sacrifier le moins important. Or, par le fait de l’agression, le droit de l’agresseur diminue ou disparaît et doit céder devant le droit intact de la personne menacée (Von Buri)…

Toutes ces doctrines, après une certaine faveur, ont été réfutées.

5.

Une théorie, formulée par Puffendorf, et très répandue en France, fonde la légitime défense sur l’idée de la contrainte. Le danger couru par la personne attaquée ferait disparaître sa liberté morale, parce qu’elle n’obéirait qu’à l’instinct de la conservation. Cette conception est radicalement fausse. Celui qui tue en état de légitime défense choisit entre la mort et le crime : il fait usage de sa liberté, D’ailleurs, il n’est pas vrai que le péril de mort altère toujours la volonté : la sentinelle exposée au feu de l’ennemi reste à son poste pour obéir au devoir. On peut même dire que celui-là échappera le mieux à un danger qui aura conservé son sang-froid.

6.

Cette théorie conduit, d’ailleurs, à des conséquences inacceptables. La contrainte, fondée sur l’instinct de la conservation, ne peut justifier la défense privée que pour repousser un péril de mort, ou, tout au moins, une atteinte très grave à l’intégrité de la personne, et c’est bien, en effet, la solution pratique qu’acceptent ceux qui s’inspirent de cette idée.

A l’inverse, cette doctrine conduirait à autoriser la défense toutes les fois que ce danger existe, non seulement lorsque l’agression est juste, mais encore quand elle est injuste, car l’instinct de la conservation est aussi puissant dans l’un et l’autre cas ; il est cependant impossible de l’admettre.

Enfin l’idée de contrainte ne peut expliquer la légitime défense d’autrui, puisque celui qui vient au secours d’un inconnu menacé d’un danger n’obéit point personnellement à l’instinct de la conservation : pourtant la loi déclare expressément qu’elle est licite.

7.

Au reste, s’il était vrai que la défense légitime se fonde sur l’instinct de la conservation personnelle, elle se confondrait avec la contrainte morale. Ce sont bien, cependant, deux théories distinctes. Même s’il est clairement établi que celui qui s’est défendu, ou a défendu autrui, a agi avec la volonté la plus libre, la nécessité actuelle le justifiera. A l’inverse, un crime ne sera pas punissable lorsque l’auteur a agi sous l’empire d’une terreur qui a maîtrisé et annihilé sa liberté morale. Cette remarque est importante : il en faut conclure qu’un crime pourra être justifié, même dans le cas où quelque condition de la légitime défense fait défaut, si d’ailleurs la contrainte morale est prouvée.

8.

Nous pensons, pour notre part, que le fondement de la légitime défense est plus simple. La société cesse de punir parce que son intérêt réel ne l’exige plus. Sans doute, nul ne doit se faire justice à soi-même; mais celui lui se défend ne punit pas, il veut échapper an danger. Instituée pour protéger l’individu, la société n’a pas le droit de l’empêcher d’assurer lui-même sa sécurité personnelle lorsqu’elle se trouve dans l’impossibilité de le faire elle-même; et, si elle cesse alors de garantir les droits de l’agresseur, ce dernier ne peut s’en prendre qu’à lui-même.

On ajoutera que celui qui a commis un crime pour sa seule défense n’est pas un criminel dangereux qu’il faut amender. Enfin, on a remarqué, non sans quelque raison, que la crainte de la défense individuelle effraie autant les malfaiteurs que la menace d’une répression future et souvent incertaine, et contribue ainsi au maintien même de l’ordre social.

9.

Cette doctrine, toute relative, fixe en même tempe les conditions de la légitime défense. C’est à la loi qu’il appartient de déterminer dans quels cas elle peut l’autoriser, et cette défense doit cesser de justifier le crime lorsque l’intérêt social exige la répression. Ces conditions générales sont depuis longtemps dégagées. Il faut d’abord que la défense soit nécessaire : l’ordre social ne peut souffrir le crime commis pour éviter l’agression que s’il était impossible d’y échapper autrement.

Le danger doit être actuel : la société serait continuellement troublée si la défense individuelle était autorisée contre une menace éventuelle et hypothétique; et, le mal étant accompli, elle n’apparaît plus que comme un acte de vengeance et de justice privée.

Enfin, l’agression doit être injuste : la loi doit, en effet, imposer à l’individu de souffrir un mal juste et qu’elle-même ordonne.

10.

Les limites de la légitime défense découleront du même principe. On semble croire, en général, que si les conditions de la légitime défense sont réalisées, la personne menacée peut user de tous les moyens pour repousser l’attaque, et que son droit va jusqu’au meurtre : « Dans la mesure de la défense, il ne peut être question de chercher à proportionner le mal que l’on occasionne au mal dont on est menacé. L’idée de proportion peut se comprendre dans la mesure de la répression, mais elle est évidemment étrangère à la mesure de la défense. Celui qui est attaqué et qui est mis, suivant l’expression légale, dans la nécessité de se défendre, peut faire à son agresseur tout le mal indispensable pour que son droit soit sauvegardé. Telle est la limite de la réaction défensive. (Garraud, I, 305)

11.

Ortolan refuse aussi d’admettre, en principe, qu’il faille mesurer le mal de la défense sur celui de l’agression et n’autoriser qu’un mal égal tout au plus, mais non supérieur. La défense autorise tout le mal qu’il sera indispensable de faire à l’agresseur pour arriver à sauvegarder le droit attaqué : sa mesure se trouve dans la formule : « ni plus ni moin que ce qui est nécessaire ». Mais cet auteur apporte à ce principe un tempérament; il reconnaît qu’il est des cas où la personne attaquée doit faire, sinon une équation, du moins une comparaison entre le mal qu’il s’agit pour elle d’éviter et celui qu’elle serait obligée de faire pour parvenir à défendre son droit : si l’un est minime, tandis que l’autre est considérable, il est de son devoir de faire le sacrifice de ce droit minime, et si elle ne le fait pas, il pourra y avoir de sa part culpabilité. (Ortolan, I, 424 et 425)

12.

Nous irons plus loin : cette proportion nous paraît le principe même sur lequel doit se mesurer la défense. L’intérêt social, qui est pour nous la base de la justification, ne permet plus d’autoriser cette défense, lorsqu’elle cause un mal en disproportion manifeste avec celui qui résulterait de la menace réalisée. Dans le conflit de deux biens dont l’un doit périr, il est juste qu’on sacrifie celui de l’agresseur. Mais la défense privée devient illégitime, parce qu’elle est incompatible avec tout ordre public, si, pour éviter un mal insignifiant, elle se réalise par un crime grave. Cette idée de proportion­nalité nous paraît comprise dans la notion même de la nécessité; il n’est jamais nécessaire de causer un mal considérable pour éviter un petit dommage.

13.

On objecte à cette doctrine qu’il sera difficile de déterminer cette proportion, qu’il est impossible d’établir une équation entre les biens, qu’enfin on ne peut ainsi justifier le meurtre qu’en présence d’un danger de mort. Ces reproches sont ceux qu’on peut faire à toute théorie relative. D’ailleurs, la doctrine que nous proposons ne tend pas à exiger une parfaite égalité entre la défense et l’agression et à établir un talion. La défense n’est pas nécessairement excessive parce que l’agresseur souffre un mal plus grave, dans une certaine mesure, que celui qu’il vaut causer : la société ne peut imposer à personne le sacrifice d’un bien très précieux injustement attaqué. Nous disons seulement qu’elle le devient lorsqu’il y a, entre l’attaque et la défense, une disproportion manifeste et évidente. La loi a été sage en posant un principe souple et en abandonnant au juge le soin de décider, dans l’infinie variété des espèces, si la disproportion est telle que la réaction n’était plus nécessaire.

14.

Il importe d’ailleurs de remarquer que la gravité de l’agression doit s’apprécier subjectivement. Il ne faut s’attacher ni aux résultats effectifs de l’attaque -que la défense peut d’ailleurs avoir modifiés-, ni même au danger réel couru par la personne attaquée, mais bien au péril que cette personne a pu croire raisonnablement courir. Le juge doit rechercher les circonstances du crime, reconstituer les faits tels qu’ils se sont accomplis, et déterminer quelle impression psychologique l’attaque injuste a produite sur l’accusé dans le feu de l’action. C’est sur la crainte que lui a inspirée l’agression qu’il faut mesurer la nécessité de la défense. Peut-être seulement pourrait-on ne pas tenir compte d’une erreur inexcusable, d’une appréciation tout à fait déraisonnable du bien menacé.

15.

La doctrine que nous venons d’exposer nous paraît apporter la solution facile de points controversés. Comme il est impossible de justifier le meurtre commis pour éviter un préjudice peu important causé à la personne ou aux biens, les théories absolues sont amenées à nier que la défense soit autorisée en pareil cas. Nous pouvons, au contraire, permettre cette défense pour repousser toute attaque injuste au droit d’une personne; ce principe général est sans danger pour l’ordre social parce que la résistance devient illégale dès qu’elle est excessive en égard à la nature du danger évité.

16.

Au reste, cette théorie nous paraît être celle dont s’inspire la pratique. Tout au moins l’idée fondamentale d’une proportionnalité entre la défense et l’agression se trouve-t-elle clairement dans les décisions de la jurisprudence. La seule difficulté semble être de déterminer quelles conséquences elle a tirées de ce principe.

17.

L’historique de la légitime défense est connu. En droit romain elle faisait disparaître la responsabilité criminelle ou civile. Dans notre ancienne jurisprudence, elle ne justifiait pas le crime de plein droit, l’auteur du crime devait prendre des lettres de rémission dans les chancelleries des parlements (ordonnances de 1539, art. 168, et de 1870, T. XVI, art, 2). Le droit intermédiaire en fit une cause de justification absolue, dans les termes qui ont été reproduits par le Code pénal. Il spécifiait même expressément que l’homicide légitime ne pouvait donner lieu à aucune réparation civile.

B. Nature de l’agression et de la défense

18.

La première condition de la légitime défense est un acte d’agression auquel la personne menacée ne peut échapper qu’on commettant un crime ou un délit contre l’agresseur. La difficulté est ici de savoir quelles attaques rendent cette défense nécessaire et par conséquent légitime. Si on applique les principes que nous avons dégagés jusqu’ici, cette question ne comporte pas de réponse absolue : le caractère licite ou illicite de la défense dépend de la nature même de l’attaque. La condition d’existence de la légitime défense et sa mesure nous paraissent donc intimement liées et nous les étudierons en mémo temps.

19.

II est certain d abord que la loi ne justifie pas seulement la défense de soi-même, mais encore la défense d’autrui. Certaines législations étrangères restreignent ce droit d’intervention au cas où l’attaque est dirigée contre un proche parent. Cette distinction est formellement repoussée par notre Code pénal et avec raison. Si personne n’a le devoir légal de venir au secours de celui qui est victime d’une injuste agression, au moins celui qui accomplit cet acte de générosité ne doit-il pas être puni.

20.

En principe, le crime n’est point justifié lorsque la personne menacée pouvait y échapper par quelque autre moyen. Ayant le choix entre ce crime et un acte licite, elle n’était pas dans la nécessité de violer la loi.

Il y a plus : si la victime de l’agression peut opter entre deux infractions pénales, elle doit préférer la moins grave. Ainsi, celui qui a la faculté de mettre son adversaire dans l’impossibilité de nuire en l’enfermant, en le garrottant, en s’emparant de ses armes, dépasse les limites de la défense légitime en tuant ou en blessant son agresseur.

21.

De là vient une très ancienne controverse Le crime cesse-t-il d’être justifié lorsque la victime de l’agression pouvait éviter le danger par la fuite? Les criminalistes modernes s’accordent, en général, pour décider que la personne menacée n’est pas obligée de fuir. Le droit n’est pas tenu de céder devant l’injustice, et la fuite, souvent honteuse, ne peut être une obligation légale. Nous admettons ce principe, mais sans le considérer comme absolu : ainsi les juges refuseraient avec raison de justifier celui qui, attaqué par un fou ou un infirme, aurait préféré le tuer plutôt que de se mettre hors de sa portée; - le fils qui frapperait son père alors qu’il pouvait facilement se soustraire à ses coups.

22.

Le cas le plus clair de légitime défense est celui où une personne, injustement attaquée, a de raisonnables motifs pour croire que sa vie est en danger. Tout le monde s’accorde sur ce premier point. A la vérité, les décisions judiciaires sont assez rares dans les recueils : c’est que la légitime défense est reconnue soit par des verdicts du jury, soit par des ordonnances, jugements ou arrêts motivés dont chacun a semblé aux arrêtistes n’avoir que la portée d’une solution d’espèce.

23.

Les arrêts de 1a Cour de cassation fournissent pourtant certains exemples. Ainsi, les juges du fait avaient à bon droit relaxé un prévenu qui, se voyant assailli chez lui à l’improviste par un homme d’un caractère violent, doué d’une force physique exceptionnelle, annonçant hautement l’intention de le maltraiter, avait conçu pour sa vie des craintes sérieuses, et, sous l’impression de cette pensée, avait obéi au sentiment de la conservation personnelle en frappant son agresseur avec une serpe qu’il tenait à la main. Cass.crim. 7 août 1873 (S.1874 1 95, D.1873 1 385)…

26.

Le droit de défense individuelle existera encore lorsque la personne attaquée est menacée de blessures ou lésions corporelles graves. Le plus souvent cette hypothèse se confondra avec la précédente, car, dans le feu de l’action, la victime d’une pareille agression aura de justes raisons de craindre pour sa vie même.

Mais il faut aller plus loin et poser en principe qu’une personne peut, par tous moyens, repousser une attaque aussi dangereuse: la loi ne peut exiger qu’elle souffre qu’on lui casse un membre ou qu’on lui crève un œil; pourtant, le ministère public a quelquefois soutenu que la défense n’était pas légitime parce qu’il n’y avait pas eu péril de mort. C’est une erreur certaine : la nécessité de la défense est ici absolue, et autorise même le meurtre.

27.

Les auteurs admettent ce principe parce qu’ils considèrent qu’une blessure grave est un mal irréparable. Mais ils ne vont pas plus loin et décident presque unanimement que la légitime défense n’existe plus lorsque l’agression s’est manifestée par de simples violences légère, ou même par des coups, violences et voies de fait prévus par l’art. 311, mais qui n’ont aucune gravité réelle, comme un soufflet ou un coup de poing. A la justice seule appartiendrait de punir le coupable, d’assurer la réparation et d’indemniser la victime du préjudice qu’elle a souffert…

28.

Nous n’admettons pas cette doctrine. La défense est autorisée pour repousser toute agression contre les personnes; ce qui est vrai, c’est qu’elle deviendrait alors excessive si elle était manifestement en disproportion avec la gravité de l’attaque. Tout mal causé à la personne est par sa nature même irréparable: rien ne peut faire qu’un coup de poing donné dans la figure n’ait pas été reçu, et la réparation pécuniaire n’en effacera pas les traces. D’ailleurs l’art. 328 ne dit point que le mal évité doit être absolument irréparable; il exige seulement que la défense soit nécessaire et il appartient aux juges de décider quelles sont les limites de cette nécessité; si elles n’ont pas été dépassées, le délit est justifié.

29.

Ainsi, un individu saisi au col de son habit et violemment secoué n’est pas punissable si, pour se dégager, il pousse violemment son adversaire et le frappe du poing. On ne peut apparemment exiger de lui qu’il se laisse violenter avec sérénité, sous prétexte que le mal dont il est menacé n’est pas irréparable. De même, on peut légitimement, pour éviter un soufflet, saisir le bras qui va frapper et repousser l’agresseur.

Mais la nécessité de la défense contre de semblables voies de fait ne va certainement pas jusqu’à autoriser à tuer. Celui qui, voyant une personne menacée de recevoir un coup de canne, pousse l’agresseur et le terrasse pour l’empêcher de frapper, est justifié parce qu’il a défendu autrui ; mais il serait coupable s’il faisait usage d’un couteau ou d’un revolver. L’excès de 1a défense atténuerait seulement la peine, parce que les violences de l’agresseur constitueraient une provocation.

30.

Ces solutions se sont imposées à la pratique, et cette doctrine apparaît clairement dans certains arrêts. Nous citerons d’abord une décision récente. Le garde particulier d’un polygone d’artillerie, ayant trouvé un individu en contravention, avait été injurié par lui, puis saisi à la gorge et frappé à la tête d’un coup de pierre dont la violence, amortie par sa coiffure, n’occasionna pas de blessures; le garde, qui avait d’abord tiré en l’air, fit feu sur son agresseur et lui fractura la mâchoire. La cour d’appel refusa de reconnaître la légitime défense. Un pourvoi, formé d’ordre du garde des Sceaux, fut rejeté par le motif, « que dans les circonstances souverainement constatées, 1a cour d’appel avait pu estimer la défense en disproportion avec l’agression dont le garde était l’objet, et ne point reconnaître le péril actuel commandant la nécessité de la blessure faite ». (Affaire Thil., Cass.crim., 16 juill. 1897 [B. 249]

31.

Cet arrêt n’est peut-être pas à l’abri de toute critique : en fait, on pourrait soutenir que la défense n’était .pas excessive, et en droit, on ne paraît pas avoir songé qu’il fallait appliquer l’art. 186. Mais, il est impossible de dire, avec plus de clarté, que la nécessité de la défense cesse lorsqu’elle est en disproportion avec le danger couru, et que l’excès de cette défense dans les actes commis pour repousser une agression actuelle constitue l’excuse de provocation. C’est toute notre doctrine.

32.

Elle n’est pas affirmée moins nettement dans des arrêts qui ont jugé : qu’un tribunal de police avait pu relaxer un individu prévenu de violences légères, parce qu’il avait agi en état de légitime défense en repoussant modérément, sans lui faire aucun mal, un adversaire qui menaçait de le frapper avec son sabot. Cass.crim. 2 août 1866 (D.1866 5 493)…

35.

Il est évident que la Cour de cassation a- reconnu, dans ces espèces, que le délit ou la contravention étaient justifiés par la légitime défense, parce que les violences modérées commises par la personne attaquée n’avaient pas dépassé les limites de la nécessité. Mais on tirerait une conclusion certainement erronée de ces décisions en disant que, la légitime défense étant reconnue, la même solution eût été donnée si la victime de l’agression avait tué ou blessé grièvement son adversaire.

36.

Nous citerons encore un arrêt ayant jugé que si, par application de cet axiome du droit romain vim vi repellere omnia jura legesque permittunt, il est vrai de dire que le cas de légitime défense, prévu par l’art. 328, s’applique non pas seulement alors qu il y a pour la personne assaillie péril de mort né et actuel, mais qu’il comprend aussi, et par la force même des choses, le cas où le péril né et actuel a pour objet de simples coups et blessures; du moins faut-il certainement reconnaître que, dans l’un et l’autre de ces cas, la résistance et l’emploi de la force ne doivent tirer origine que de la nécessité de la défense de soi-même, et par conséquent prendre fin avec la cessation du péril, c’est-à-dire être en rapport avec le danger auquel on se trouve exposé.

37.

Les agressions dirigées contre une femme dans un but impudique sont encore des violences qui justifient la défense. Tous les auteurs l’admettent pour le viol; mais on l’a nié lorsque l’agression ne constitue qu’un attentat à la pudeur avec violences, parce que le mal dont la femme est menacée ne serait point alors irréparable. Cet attentat violent constituerait seulement l’excuse de pt~vocation. (Blanche V, 57; Chauveau Hélie, IV, 1448 et 1482; Morin, v° Provocation, 12, et v° Légitime défense, 8)

38.

Cette question nous paraît devoir être encore résolue par les principes que nous avons posés. La défense est légitime contre toute atteinte à la per­sonne, quel qu’en soit le but, mais à la condition qu’elle ne soit pas manifestement exagérée. Or, nous n’hésitons pas à décider que, non seulement le viol, mais l’attentat à la pudeur d’un caractère grave peut justifier tous les moyens de défense, même le meurtre de l’agresseur. Il est impossible de dire qu’une femme dépasse la nécessité de sa défense lorsqu’elle repousse une atteinte aussi odieuse à sa personne, et on a d’ailleurs remarqué, non sans rai­son, qu’elle peut tout redouter de celui qui se livre sur elle à des violences graves de nature impudique.

39.

Nous irons plus loin : une femme serait encore en légitime défense si elle repoussait un agresseur qui se livrait sur sa personne à des actes impudiques trop peu graves pour constituer le crime d’attentat à la pudeur; mais cette défense serait alors restreinte dans de moindres limites. Ainsi, le fait de saisir une femme à la taille, de se livrer sur ses vêtements à des attouchements obscènes, de l’embrasser de force ne justifierait pas le meurtre de l’agresseur; mais cette femme ne commettrait point de délit en repoussant violemment son agresseur, en le frappant de la main, d’une ombrelle, ou en l’égratignant. Elle n’est pas forcée de subir passivement l’outrage, aussi longtemps qu’il plaira à l’offenseur, sous prétexte que cette offense ne contient rien d’irréparable.

40.

Un attentat à la liberté individuelle est encore un acte de violence contre la personne, qui autorise la légitime défense. Un individu arrêté et séquestré arbitrairement aurait le droit de reprendre sa liberté même par la force. Celui qui serait ainsi privé de sa liberté aurait incontestablement le droit de s’échapper par tous moyens, en brisant les obstacles matériels, comme en frappant ceux qui le retiennent prisonnier. (Ortolan, I, 441)

41.

On a quelquefois opposé un arrêt jugeant qu’une arrestation, en la supposant illégale, opérée par des miliciens à la réquisition de leurs officiers, sous la prévention d’un délit qui venait de se commettre ne constituait pas le cas de nécessité actuelle de la légitime défense. - Cass.crim. 15 septembre 1864, Antonioli (S.1865 1 152 ; D.1865 l 200). Mais cette décision nous paraît s’expliquer par 1a doctrine qu’un acte, même illégal, d’un agent de l’autorité n’autorise aucune défense [infra, n°67 et s.].

42.

C’est une question classique de savoir si la légitime défense s’étend à la protection des biens. L’opinion générale ne l’admet point, en principe. La raison principale serait le texte de l’art. 328, qui ne justifie le crime que s’il est commis pour la défense de soi-même ou d’autrui, c’est-à-dire de la personne; on argumente aussi de l’art. 329 qui admet une présomption de légitime défense dans des cas où l’agression, en apparence dirigée contre les choses, peut tout autant être considérée comme menaçant les individus. Enfin, on ajoute que le mal causé n’est pas irréparable, puisque le propriétaire a des voies de droit pour se faire rétablir en possession ou indemniser du préjudice pécuniaire qu’il a subi.

43.

Cependant, les criminalistes qui admettent ce principe sentent tous la nécessité pratique d’y apporter certaines dérogations. Ainsi, ils proposent de faire intervenir l’idée de contrainte lorsque le bien est de très grande valeur et que la perte doit être irréparable. On justifierait de cette façon celui qui tue des incendiaires au moment où ils se préparent à mettre le feu à ses biens; ou le voleur qui s’enfuit emportant toute sa fortune; ou l’individu qui s’apprête à détruire des papiers dont la perte causerait sa ruine ou son déshonneur. Mais on force singulièrement la notion de la contrainte morale: l’acte même de défense paraît prouver que son auteur a été conscient, et a conservé son sang-froid.

44.

On a dit aussi que le propriétaire avait toujours le droit d’empêcher la consommation du vol ou de l’incendie, en procédant à son arrestation, comme il y est formellement autorisé par l’art. 106 C.I.C., lequel oblige toute personne à se saisir d’un individu surpris en flagrant délit. C’est un détour ingénieux, mais insuffisant. En droit strict, d’abord, l’arrestation n’est permise que si le vol constitue un crime; en outre, ce texte n’autorise nullement une voie de fait comme pour reprendre la chose, et qui n’a pas pour seul but de conduire le voleur devant les agents de l’autorité.

45.

Enfin, les tribunaux dans certaines espèces où l’acquittement s’imposait, tant la légitimité de la défense était certaine, ont quelquefois décidé que le délit de coups et blessures n’était pas constitué parce que l’intention faisait défaut. Juridiquement, cette solution est la moins soutenable de toutes. Les violences exercées, dans un but de défense, par un agent ayant une volonté libre, sont clairement volontaires.

46.

La doctrine que nous soutenons permet, croyons-nous, de donner une solution plus satisfaisante de ces difficultés. Si les auteurs refusent de reconnaître le droit de défendre les biens, c’est qu’ils sentent l’impossibilité de justifier le meurtre du voleur. Mais ils confondent ainsi l’existence du droit de défense avec ses limites. Nous pouvons, au contraire, admettre, sans danger pour l’ordre social, la légitime défense des biens, parce que nous ne considérons pas qu’elle soit illimitée. De simples atteintes à la propriété justifieront sans doute certaines mesures défensives, mais non l’homicide et les blessures graves. Tout au moins ces violences extrêmes ne fourraient être autorisées que dans des cas tout à fait exceptionnels.

47.

Les raisons données au soutien de l’opinion que nous combattons ne paraissent pas irréfutables. L’art. 328 n’est point décisif: il ne pose qu’un principe général dont l’interprétation doit fixer la portée d’application. Bien que ce texte ne vise que le meurtre, les blessures et les coups, tout le monde reconnaît que la légitime défense justifie toutes les infractions pénales : il n’est pas plus hardi d’étendre les mots « défense de soi~même » à la défense de tous les droits de la personne.

L’argument tiré de l’art. 329 est plus fragile encore: on a même pu l’nvoquer en faveur de la légitimité de la défense des biens. Enfin, il y a quelque ironie à affirmer que la justice pourra toujours assurer la réparation du préjudice: le voleur peut rester inconnu, il est souvent insolvable; quelle réparation attendre d’un mendiant qui met le feu à une meule de blé?

48.

Nous concluons donc que 1a défense des biens est légitime si elle n’est pas excessive. Le propriétaire ne commet aucun délit en saisissant un voleur, en le bousculant pour l’expulser, en lui arrachant des mains la chose qu’il vient de soustraire. On a le droit d’employer la violence pour repousser celui qui cause un dommage à des propriétés, en coupent des arbres, en mutilent des animaux, en détruisent des clôtures, et par exemple le vagabond qui, pour se venger d’un refus d’aumône, jette des pierres pour briser des vitres. Il est licite, lorsqu’on trouve des enfants cueillant des fruits dans un jardin ou pêchant des poissons rouges dans un bassin, de les prendre par le bras et de les chasser en les bousculant.

49.

De semblables faits, qui se réalisent quotidiennement, constituent si clairement une défense licite, qu’en pratique on ne songe même pas à les poursuivre. Si pourtant ces poursuites étaient intentées, soit par excès de zèle du ministère public, soit par citation directe de la prétendue victime, il est clair que le délit ou la contravention de violences ne serait, en pareil cas, justifié, ni par la contrainte morale, ni par défaut d’intention, ni directement par l’art. 41 C.I.C. Cette justification ne pourrait trouver sa raison légale que dans la légitime défense.

50.

Mais cette justification ne pourrait plus être admise si le propriétaire, pour protéger des biens de si minime valeur, tuait, blessait grièvement ou frappait avec une évidente brutalité. Il accomplirait alors un acte de vengeance qui n’est point légitime. Cependant, si le bien menacé était d’une valeur considérable et le préjudice absolument irréparable, des violences plus graves pourraient être considérées comme imposées par la nécessité.

Ainsi se résoudrait, par l’application d’un principe souple, l’espèce classique du propriétaire qui tire un coup de fusil dans les jambes d’un voleur inconnu qui se sauve emportant un portefeuille contenant toute sa fortune. De même une personne, voyant des incendiaires mettre le feu à sa maison, serait autorisée à s’opposer par tous moyens à l’exécution de ce dessein criminel, même si aucune vie humaine n’était mise en péril, et si elle n’était pas de force à lutter avec eux, à faire usage de ses armes.

51.

La question de savoir si le meurtre ou les blessures sont justifiés, lorsqu’ils ont pour but la défense des biens, s’est présentée, en pratique, sous un aspect particulier, dans le cas où un propriétaire fait usage d’instruments automatiques, par exemple, de détonateurs ou de pièges à loups. Il convient d’abord de préciser la question. Lorsque les engins ont été placés en vue de capter ou de détruire des bêtes, aucun délit n’existe si un maraudeur ou un braconnier a été tué ou blessé. La raison en est que l’intention fait ici défaut. Il ne suffirait même pas que le propriétaire eût pu et dû prévoir cette conséquence. L’intention éventuelle n’est pas prise en considération pour constituer le meurtre ou les coups et blessures.

52.

En second lieu, il faut provisoirement écarter le cas où les instruments ont été placés la nuit dans un enclos attenant à une habitation ou dans cette habitation même. La question se complique alors d’une autre controverse que nous examinons sous l’art.329.

53.

Nous supposerons donc que le propriétaire a dressé ces embûches dans le but précis de tuer ou blesser des malfaiteurs, et qu’il les a placés soit dans un terrain non attenant à une habitation, soit dans le parc de sa maison. On a soutenu que, même dans ces hypothèses, il n’y avait aucun délit parce que le propriétaire n’avait fait qu’user de son droit de propriété. - V. les arrêts rendus dans l’affaire de Fraville [art. 329, n. 16].

54.

Nous ne pouvons admettre cette solution. Le droit cesse où l’abus commence, et cet abus existe lorsque l’exercice du droit devient un crime. Ceux qui nient d’une façon générale la légitimité de la défense des biens, ne peuvent décider, sans contradiction, qu’une personne commet un meurtre en tirant sur le voleur un coup de fusil, et légitimer cet homicide accompli seulement d’une autre façon. Cette solution s’impose, selon nous, parce qu’il y a disproportion manifeste entre le mal causé et le préjudice évité. Nous ne croirons jamais que la loi justifie le propriétaire qui, par un moyen quelconque, tue ou estropie un enfant parce qu’il veut lui voler des pommes.

55.

Les atteintes portées à l’honneur d’une personne par des diffamations ou des injures, écrites ou verbales, publiques ou non publiques, ne justifient jamais l’emploi de la violence; l’outragé qui frappe son insulteur ne se défend pas, mais se venge. - On remarquera cependant que la loi ne punit plus l’injure envers les particuliers si elle a été provoquée [C.pén. art. 471 § 11, et loi du 29 juillet 1881 art. 33]. Elle paraît ainsi confirmer cette idée de proportionnalité qui nous semble une des bases de1a théorie de la légitime défense: celui qui est outragé ou maltraité n’est pas punissable s’il répond par des injures.

56.

On pourra consulter sur ce point un arrêt récent: un individu, se prétendant diffamé par un journal, s’était rendu au bureau de rédaction avec deux amis; tous trois étaient armés de cannes. A peine avait-il dit : « Je suis M. X..., c’est vous, monsieur, qui vous permettez d’insérer dans votre feuille de chou.... », que le journaliste le gifla, le saisit à la gorge, lui porta plusieurs coups de poing au visage, et finalement le jeta violemment à terre. Le délit n’était ni justifié par la légitime défense, ni excusé par la provocation. Mais le juge du fait avait pu, sans contradiction, constater que le prévenu se trouvait seul et désarmé en face de trois personnes armées et animées à son égard d’intentions peu pacifiques, pour lui accorder le bénéfice des circonstances atténuantes. (Cass.crim. 24 nov. 1899, D. 1901.1. 373)

57.

En principe, la légitime défense ne peut s’exercer que contre l’auteur même de l’injuste agression. Mais il ne faut pas oublier quo la légitime défense n’est qu’une application particulière de la théorie plus générale de la nécessité. Si donc il est vrai qu’un homme en péril imminent de mort n’est point en légitime défense vis-à-vis d’un tiers complètement étranger à ce danger, on doit au moins se demander si le crime qu’il commet en le blessant ou en le tuant pour sauver sa vie menacée, n’est pas justifié parce qu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. - V. les notes sous l’art. 64, n.°94.

58.

Il nous parait certain que le meurtre ou les coups et blessures, commis par erreur, en état de légitime défense, seraient justifiés. Cette espèce s’est quelquefois présentée en pratique. Une personne, attaquée par des rôdeurs, tire sur eux des coups de revolver et tue un passant. La légitime défense s’appréciant subjectivement, l’auteur de ce meurtre n’est pas coupable parce qu’il a cru agir pour sa défense; il ne serait pas juridique de le poursuivre sous la qualification d’homicide par imprudence. La jurisprudence a en effet mis hors de doute le caractère volontaire de l’homicide commis aberratione ictuset la légitime défense ne fait pas disparaître cette intention. Il n’est donc pas nécessaire de rechercher ici si cet homicide par imprudence serait justifié par la nécessité de la défense. - V. les notes sous les art. 295 n°68, et 321 n°36.

59.

Le meurtre serait encore justifié s’il était commis en légitime défense errore personae. Frappé dans l’obscurité et blessé par derrière d’un coup de couteau, je me retourne et, me trompant sur la personne de mon agresseur, je fais feu sur un passant inoffensif.

C. Simultanéité de l’agression et de la défense

60.

La défense privée n’est jamais autorisée que pour repousser un mal présent, parce que c’est alors seulement qu’elle devient nécessaire. La loi exprime formellement cette condition en disant que le crime doit être commandé par la nécessité actuelle.

61.

Il suit d’abord de ce principe que la défense ne serait point légitime contre une attaque qu’on peut prévoir et redouter, mais qui n’est pas encore réalisée. Il n’est pas permis de tuer un ennemi, sons prétexte qu’il médite et prépare une agression, qu’on peut tout craindre de lui et qu’il a même manifesté ses projets par des menaces de mort écrites ou verbales. Ce principe trouverait une claire application dans une vendetta. Sans dout, chaque membre des familles, entre lesquelles elle est déclarée, court un réel péril de mort: elle n’autorise pas cependant à prévenir par un meurtre une agression future, probable même, mais qui ne se produit pas encore et qui, après tout, demeure incertaine.

62.

L’espèce suivante s’est présentée à l’étranger : un spadassin avait été soudoyé pour commettre un assassinat. Pour une raison quelconque, il n’accomplit pas son crime et avoua tout à celui auquel il devait donner la mort, ajoutant qu’on lui avait promis cinquante ducats. Effrayée du danger qu’elle courait, la personne ainsi menacée en donna cent au spadassin qui tua son premier instigateur. Le danger de mort était réel: la loi pénale ne permettait pas d’atteindre le provocateur, puisqu’il n’avait fait aucune menace et s’était seulement rendu complice d’un crime qui n’avait pas été commis. Cependant il est clair que l’assassinat ne pouvait être justifié.

63.

Il est évident, d’ailleurs, qu’on doit considérer comme actuelle non seulement l’attaque réalisée et consommée, mais l’attaque imminente. Celui qui est l’objet d’une agression n’est pas tenu d’attendre, pour se défendre, que le premier coup lui ait été porté, car alors cette défense serait souvent tardive et inefficace. Il suffit que le danger soit actuel.

64.

De même que le droit de légitime défense n’existe pas contre un danger futur et incertain, de même il cesse dès que le péril actuel a disparu. La défense n’est évidemment plus nécessaire lorsque l’attaque a pris fin : tuer on blesser un agresseur qui se retire ou qui s’enfuit est un acte de vengeance qui peut être excusé à raison de la provocation, mais qui ne saurait être justifié. Il faut reconnaître, d’ailleurs, qu’il est souvent difficile de discerner l’instant précis où la défense cesse et où le crime commence C’est une question de fait à résoudre par le juge dans chaque espèce.

D. agression injuste

65.

La défense n’est légitime que pour repousser une attaque injuste. La loi ne peut pas autoriser à résister à un acte qu’elle commande ou qu’elle autorise. Celui qui souffre un préjudice légal n’a pas de droit à défendre.

66.

Ce principe trouve son application pour les actes des agents de l’autorité dans l’exercice de leurs fonctions. Non seulement la résistance n’est pas permise contre eux, mais elle constitue le crime ou le délit spécial de rébellion. Il est clair que l’insurgé n’est pas en état de légitime défense vis-à-vis des soldats qui rétablissent l’ordre par la force; qu’un inculpé ou un condamné n’a pas le droit de se défendre contre les gendarmes qui exécutent un mandat d’amener ou un jugement.

67.

Mais ici se pose la question célèbre et toujours discutée de savoir si la défense est permise contre un acte illégal des agents de l’autorité. Nous l’avons étudiée sous l’art. 209 C.pén. (n°104). Si on ne peut admettre, avec certains publicistes, que l’agression d’un fonctionnaire est alors nécessairement injuste et justifie la défense, doctrine absolue, destructive de toute discipline sociale, on ne peut non plus décider que la résistance est punissable quelle que soit la nature de l’illégalité. Certaines distinctions s’imposent et nous avons cherché à les dégager. La jurisprudence, bien qu’elle pose toujours en principe que la résistance n’est jamais autorisée, paraît cependant faire exception pour le cas où l’acte est tellement illégal que le fonctionnaire n’a plus agi dans l’exercice de ses fonctions.

68.

Pour notre part nous avons admis que la résistance, en principe défendue, pour s’opposer aux actes même irréguliers des agents de l’autorité, peut être licite dans certains cas exceptionnels où l’illégalité est évidente. Nous pouvons maintenant préciser notre pensée, et, envisageant la question à un point de vue plus doctrinal, essayer de dégager une théorie générale et certaines formules juridiques.

69.

Cette solution nous paraît devoir être cherchée dans la loi qui a elle-même fixé sous quelles conditions les agents de l’autorité peuvent, conformément au droit, faire usage de la force. Aux termes de l’art. 186 C.pén., le fonctionnaire public est coupable lorsqu’il emploie la violence « sans motif légitime » et la peine est même aggravée contre lui. Ce motif manque, ainsi que nous l’avons dit en commentant cet article, lorsque la loi n’autorise, ni expressément, ni tacitement, les mesures coercitives sur la personne, et a fortiori lorsqu’elle les interdit formellement, ou lorsque les violences légalement autorisées ont dépassé les limites de la nécessité. C’est ce motif légitime, expression heureuse du Code même, qui nous paraît fournir la formule que nous cherchons. Lorsqu’il fait défaut, l’agression est certainement injuste, et la défense devient légitime.

70.

Les distinctions que nous avons admises en étudiant l’art. 209 (n°110 et s.), trouvent ainsi une base juridique ferme. L’agent de l’autorité a toujours un motif légitime pour mettra à exécution un ordre rentrant dans le cercle des attributions du fonctionnaire dont il émane, même si cet ordre est entaché de quelque nullité. Ce motif légitime ne cesse même pas par cela seul que l’agent d’exécution a lui-même commis quelque irrégularité ou a dépassé les bornes exactes de sa compétence.

Mais les violences, accomplies dans l’exercice des fonctions, n’ont plus de motif légitime lorsqu’elles sont tellement illégales qu’aucun doute ne peut exister même dans l’esprit de l’agent. Le critérium devient ainsi, croyons-nous, plus clair et plus précis: il faut voir si les violences de l’agent de l’autorité sont punissables. Lorsqu’elles constituent un crime ou un délit, on ne peut apparemment forcer la victime à les subir passivement.

71.

D’ailleurs, dans les cas mêmes où la défense est autorisée, elle n’est pas sans limites. On paraît croire que la droit de résistance justifie nécessairement toutes les violences et permet de tuer l’agent de l’autorité. Cette idée n’a pas peu contribué à embrouiller la question et à compromettre, par son exagération même, la doctrine qu’on prétendait faire triompher. Pour nous, ici encore, la défense ne peut s’exercer sans mesure et elle ne justifie les violences que si elles ne sont pas en disproportion manifeste avec le mal évité.

72.

Quelques exemples éclaireront ces formules abstraites. Des gendarmes, porteurs d’un mandat d’amener, se saisissent d’un inculpé. L’irrégularité de ce mandat n’autorise pas la résistance violente, et par exemple elle n’est permise, ni parce qu’il a été délivré par un juge incompétent, ni parce qu’il est frappé de nullité, ni parce qu’il n’est pas exécuté selon les formes strictement légales, ni parce qu’il y a erreur sur l’identité de la personne arrêtée. L’agent a un motif légitime pour employer la force en exécutant l’ordre qu’il a reçu, et, d’ailleurs, il n’y a pas nécessité d’opposer la violence à une arrestation qui peut cesser légalement.

73.

Mais lorsque des gendarmes ou des agents de police maltraitent une personne arrêtée, qui ne leur oppose aucune résistance, la défense devient légitime, dans la mesure du mal à éviter, parce que ces violences, sans motif légitime, sont punies par l’art. 186 C.pén. Supposez qu’un agent de l’autorité, égaré par la colère, menace sérieusement de son revolver un individu arrêté, enchaîné, réduit à l’impuissance : les témoins auraient le droit d’intervenir pour sauver une existence menacée et la défendre par tous les moyens en leur pouvoir.

74.

Le point le plus délicat nous paraît être de savoir si la légitime défense existerait encore au cas où l’agent de l’autorité, sans menacer de tuer ou de blesser l’individu arrêté et inoffensif, le frapperait du poing, des pieds, de la crosse du fusil ou le bousculerait brutalement. La jurisprudence ne l’admet point et punit, comme rébellion, les voies de fait défensives.

On peut dire, à l’appui de cette solution, que la défense n’est pas nécessaire parce que le mal souffert n’est pas irréparable. Nous sommes conduits à d’autres conclusions. Sans doute des violences de la nature de celles dont nous parlons, n’autoriseraient point le meurtre, mais elles pourraient justifier une défense mesurée, comme le fait de saisir le bras de l’agent et de le repousser violemment.

75.

Personne ne doutera qu’une femme aurait le droit de se défendre contre un fonctionnaire public qui, dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de cet exercice, tenterait de la violer. Aux termes de l’art. 333 ce viol est même aggravé. Ainsi, on a vu des agents de douanes ou d’octroi, sous prétexte de s’assurer qu’une femme ne commettait point de fraude, se livrer sur sa personne à des attouchements obscènes et quelquefois à de véritables attentats à la pudeur. Nous pensons qu’elle aurait le droit de repousser ces agressions injustes dans la mesure que nous avons fixée au n°37 et s.

76.

Les mêmes principes nous serviront à résoudre l’hypothèse où l’agent de l’autorité, sans commettre de violences contre les personnes, a porté atteinte à la propriété, ou, ce qui est plus fréquent, a pénétré illégalement dans le domicile d’un citoyen. Nous avons déjà remarqué sous l’art. 184 (n°45) et sous l’art. 209 (n°115), que le délit ou le crime commis par l’agent n’entraîne point, comme conséquence nécessaire, le droit de lui résister par la force. Cette solution s’impose si, avec l’opinion commune, on n’admet point la légitime défense des biens, et si on exige que le mal évité soit irréparable.

77.

Même si on admet la légitime défense des biens et du domicile, on pourra maintenir cette solution parce que la résistance n’est jamais nécessaire. Nous pensons, pour notre part, que cette raison est vraie dans la plupart des cas. Tout au plus une violation manifestement illégale du domicile excuserait-elle une résistance destinée à marquer la volonté du propriétaire de s’opposer à l’entrée du fonctionnaire dans sa maison: tel serait le fait de mettre la main sur l’épaule de l’agent de l’autorité et de le pousser dehors. Mais la mesure de la défense serait dépassée si les violences avaient quelque caractère de gravité.

78.

En principe, l’emploi de la violence n’est jamais permis aux particuliers. Cependant, par exception, elle est quelquefois autorisée par la loi, elle cesse alors d’être injuste et la défense n’est plus légitime. Ainsi l’art. 106 C.I.C. oblige toute personne à saisir le prévenu surpris en flagrant délit et à le conduire devant le procureur de la République, si le crime emporte peine afflictive et infamante. Cette arrestation est donc légitime et la résistance ne pourrait être justifiée. Mais nous avons déjà observé au n°44 que, dans la rigueur du droit, cette disposition ne suffit pas pour assurer la défense des biens.

79.

Ce principe permettra de résoudre la vieille question de savoir si un agresseur, menacé à son tour par la victime de son agression, a lui-même le droit de se défendre. Beaucoup d’auteurs font une distinction; si les violences commises par la personne attaquée étaient commandées par la nécessité actuelle de sa défense, elles sont légitimes et n’autorisent aucune riposte, mais si elles ont dépassé les limites autorisées par la loi, elles deviennent injustes et peuvent constituer l’agresseur primitif en état de légitime défense; mais, comme la plupart des criminalistes n’autorisent la résistance que si la personne est menacée de mort, de blessures graves ou de viol, l’agresseur se trouvera le plus souvent, en fait, en présence d’une défense illégale.

80.

Par exemple : un individu s’avance, une fourche à la main, manifestant l’intention de tuer un adversaire. Celui-ci s’arme d’un revolver et s’apprête à faire feu pour arrêter son agresseur; ce dernier n’est pas en légitime défense.

Et, dans la rigueur du droit strict, on ne saurait justifier le fils de cet agresseur qui, n’intervenant dans la lutte que pour sauver la vie de son père, tuerait on blesserait la personne attaquée avant qu’elle eût fait feu.

81.

Mais, au contraire, la femme adultère et son complice menacés de mort par le mari qui les a surpris en flagrant délit dans la maison conjugale, ont le droit de le tuer pour se défendre. La loi, en effet, n’autorise pas le mari à donner la mort aux coupables qui l’outragent, elle l’excuse seulement. Son agression est donc injuste.

82.

Les auteurs qui refusent d’une manière absolue le droit de légitime défense à la personne menacée de recevoir un soufflet, et qui n’admettent à son profit que l’excuse de provocation, seront logiquement conduits à considérer comme injustes les violences qu’elle commet pour repousser cette attaque. Celui donc qui, pour éviter une semblable voie de fait, menacerait de mort son adversaire deviendrait à son tour un agresseur contre lequel la défense serait permise; l’individu qui a pris l’offensive et qui a voulu frapper le premier, pourrait le tuer sans crime.

83.

Ces déductions extrêmes paraissent difficilement admissibles et peut-être, en principe,,pourrait-on soutenir que l’agresseur n’est jamais en légitime défense parce qu’il a causé lui-même le danger auquel il est exposé par la résistance de la personne attaquée. On admet universellement cette solution lorsqu’il s’agit de l’état de nécessité. Celui-là n’est pas justifié qui commet un crime pour échapper à un péril dans lequel il n’est tombé que par sa propre faute. Cette idée est-elle moins exacte dans le cas de légitime défense? On dira que cette défense n’est plus nécessaire, puisque l’auteur de l’agression pouvait et devait prévoir le danger auquel son attaque l’exposait et l’éviter en s’abstenant de prendre l’offensive.

84.

Cette opinion paraît d’autant plue sérieuse qu’elle peut s’appuyer sur certains arrêts. C’est, en particulier, par 1a raison que nous venons de donner que la Cour de cassation a écarté la justification du duel par la légitime défense. Elle a jugé qu’on ne saurait admettre que l’homicide commis, les blessures faites et les coups portés dans un combat singulier, résultat funeste d’un concert préalable entre deux individus, aient été commandés par la nécessité actuelle de la défense de soi-même, puisqu’en ce cas, le danger a été entièrement volontaire, la défense sans nécessité, et que ce danger pouvait être évité sans combat (affaire Pesson).

85.

On pourra aussi consulter un arrêt rendu dans une espèce où un individu, surpris dans une salle de jeu, était prévenu non seulement de vol mais encore de coups et blessures sur la personne de quelques joueurs. Il se défendait en soutenant qu’il ne les avait frappés que pour sa défense légitime, ou tout au moins après y avoir été provoqué. Mais ces excuses ont été écartées parce que, « si le prévenu avait reçu du son côté quelques coups, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, seul auteur de la bagarre qui s’était produite ». Cass.crim. 26 février 1892 [D.1892 1 472]

86.

Malgré ces autorités, cette doctrine noues semble à son tour beaucoup trop absolue. Il n’est pas exact de dire que la légitime défense cesse toutes les fois que le danger a été causé par une faute, et il serait facile de montrer qu’on est ainsi conduit à des conséquences inacceptables. Dupin, dans son célèbre réquisitoire sur le duel, dans l’affaire Pesson, semble affirmer qu’aucune excuse ne peut être admise en faveur de celui qui n’est en danger que parce qu’il est venu voler. Nous ne saurions aller aussi loin: un individu qui soustrait quelques légumes dans un champ n’a pas perdu le droit de défendre sa vie contre le propriétaire qui le surprend en flagrant délit.

87.

La théorie que nous avons proposée apporte peut-être une solution plus juridique et en même temps plus équitable de cette difficulté. Il est vrai de dire, avec les auteurs, qu’en principe celui qui se défend devient à son tour un agresseur injuste s’il dépasse les limites de la nécessité de sa défense. Mais nous admettons contre eux qu’une agression quelconque justifie la réaction défensive pourvu qu’elle ne soit pas en disproportion manifeste avec la mal évité. Il suit de là que, dans cette mesure, la défense est juste et n’autorise pas de riposte. Si donc elle se produit, le droit de légitime défense s’élargit avec la gravité de l’attaque renouvelée.

88.

Cette idée s’éclaircira par des exemples: un individu saisi et bousculé, ou menacé d’un soufflet, prend le bras de son agresseur, le pousse et le renverse. Ces voies de fait sont légitimes parce qu’elles ne dépassent pas la mesure de la défense, et elles n’autoriseraient aucune riposte. Si donc celui qui a pris l’offensive renouvelle l’attaque et frappe du pied, du poing, ou avec un bâton, une canne, une pierre, on justifiera des violences défensives plus graves parce qu’elles deviennent nécessaires pour repousser une attaque devenue plus furieuse. Lors enfin que l’agresseur saisit une arme dangereuse, un couteau ou un revolver, menaçant son adversaire de lui donner la mort et de lui faire des blessures graves, la défense légitime n’a plus de limite : la personne injustement attaquée peut tuer.

89.

Mais, au contraire, supposez qu’on menace de tuer un voleur surpris au moment où il commet un vol à l’étalage, ou un individu qui veut entrer dans une maison malgré la défense qui lui en est faite, ou celui qui prend une femme à la taille sans qu’elle ait lieu de craindre un attentat plus grave à sa pudeur. Si nous admettons, dans tous ces cas, un droit de défense, il ne saurait du moins aller jusqu’au meurtre; cette réaction extrême est clairement injuste et la personne menacée, bien qu’elle soit en faute, nous paraîtrait devoir être justifiée si elle avait cherché vraiment à éviter la mort.

90.

On peut s’opposer à l’agression d’un aliéné, et le tuer sans crime s’il n’y a pas d’autre moyen d’échapper à son attaque. La plupart des auteurs français considèrent que la personne menacée est alors en légitime défense. Mais comme l’agression d’un inconscient ne constitue elle-même aucun fait punissable, et qu’ainsi elle n’est pas injuste, les criminalistes étrangers considèrent, avec raison, que la personne attaquée se trouve plutôt en état de nécessité. Ce n’est pas simple affaire de mots: on doit conclure de là que les conditions de la défense sont alors plus rigoureuses. Ainsi, par exemple, on décidera que le meurtre n’est pas justifié si la fuite était possible.

Signe de fin