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LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ

par J. Steeg, « L’honnête homme,
Cours de morale théorique et pratique à l’usage des instituteurs » (5e éd.)

III. - LA LIBERTÉ ET LA RESPONSABILITÉ.
Conditions de la responsabilité, ses degrés et ses limites.

1° - LA LIBERTÉ

L’homme est un être libre.

S’il n’était pas libre, il ne serait pas un être moral, il ne pourrait avoir ni vertu ni vice, ni mérite ni démérite ; il ne serait susceptible ni de blâme ni de louange, ni de récompenses, ni de châtiments.

Nous avons conscience de notre liberté; nous sentons parfaitement, chaque fois que nous avons résolu un acte, que nous aurions pu ne pas le résoudre ainsi.

Tous les hommes nous traitent comme créatures libres ; on nous parle, on nous juge, on nous exhorte, on nous reprend, on nous punit, on nous loue comme des gens libres, dont les actes ne sont pas le produit d’un mécanisme inconscient et fatal, mais l’effet d’une volonté consciente et maîtresse d’elle-même.

Si nos actions étaient fatales, si elles étaient inévitables, si elles jaillissaient d’une force irrésistible de la nature, comme la fleur des champs, l’eau de la source, le vent d’orage, la foudre, la lave, on ne pourrait pas leur appliquer la règle du mérite ou du démérite, on ne pourrait nous les reprocher, ni nous en remercier et nous en récompenser.

L’homme qui voudrait appliquer la loi du mérite et du démérite à des êtres inanimés, au bloc qui écrase, à l’eau qui noie, à l’arbre dont les fruits empoisonnent, ou même à des êtres animés mais sans raison, comme la chenille qui ronge, le loup qui égorge, celui-là passerait pour un insensé, et c’est une des amusantes bouffonneries de l’histoire que Xerxès faisant battre de verges les flots de la mer parce qu’ils avaient détruit sa flotte.

Il est difficile de comprendre, il est impossible d’expliquer l’existence de la liberté de l’homme dans un monde où tout est régi, jusque dans les plus imperceptibles détails, par des lois fixes et invincibles. Mais nous sommes obligés d’admettre bien d’autres choses que nous ne comprenons pas et que nous sommes incapables d’expliquer. La liberté de l’homme est un fait ; nous devons constater ce fait. On ne peut expliquer comment ni pourquoi nous sentons, nous pensons, nous sommes. Ce sont là des faits qui s’imposent à nous, et nous traiterions de visionnaires ou de mauvais plaisants ceux qui mettraient en doute notre existence. Or la connaissance que nous en avons ne repose pas sur de plus solides fondements que la connaissance que nous avons de notre liberté.

Les deux sens du mot

On peut prendre ce mot de liberté dans deux acceptions différentes. L’une, c’est la possibilité, c’est le moyen d’agir conformément à notre organisation ou à nos besoins. C’est la liberté de nos mouvements, la liberté extérieure, qui, bien souvent, ne dépend pas de nous. Ce genre de liberté nous est commun avec toute la nature. L’oiseau n’est pas libre si on l’enferme dans une cage ; le chien n’est pas libre si on l’attache à une chaîne ; la plante n’est pas libre si l’on oppose des obstacles à son développement. L’homme non plus n’est pas libre s’il est lié, s’il est jeté en prison, s’il est soumis à des lois oppressives, s’il subit une autorité tyrannique. La liberté dans ce sens est un bien des plus précieux; toutes les forces de l’être doivent tendre à la conquérir. L’oiseau qui s’envole de sa cage, l’animal qui brise sa chaîne, l’homme qui échappe à la prison, à la tyrannie, recouvrent leur liberté ; elle était perdue ; elle pouvait disparaître sans retour ; elle est retrouvée.

La liberté, dans l’acception morale, ne peut se perdre ni se retrouver. L’homme reste libre, quoi qu’il lui arrive et quoi qu’il fasse, même quand il paraît aliéner, enchaîner, anéantir sa liberté. La liberté morale est la propriété qu’a l’homme d’être par lui-même une cause consciente et volontaire ; cette liberté fait partie de sa nature ; elle est le caractère spécial de l’homme.

Un vent violent me saisit à l’improviste et me pousse en avant ; il y a là une cause qui m’est étrangère, ou plutôt une succession d’effets provenant d’une cause lointaine où je ne suis pour rien. Tranquillement assis, je me lève pour sortir de chez moi; je sens que la cause de mon acte est en moi, qu’elle est moi; je me suis levé pour sortir, je pouvais rester assis ; j’étais libre ; je me suis déterminé par moi-même.

Il y a eu de ma part attention, réflexion, débat intérieur. Je me trouvais bien sur ma chaise ; je me reposais avec plaisir ; il m’est venu à l’esprit que j’avais au dehors un devoir pénible à remplir ; j’ai délibéré. Finalement, j’ai décidé de me lever et de partir. Je l’ai fait en vertu de ma liberté.

Au lieu de pouvoir agir à ma guise, je suis malade, couché, emprisonné dans mon lit, raidi par la paralysie, incapable de faire un mouvement, plus esclave que le prisonnier lié dans son cachot: je suis libre néanmoins ; je réfléchis, je délibère, je décide que je prendrai patience, que je n’éveillerai pas mon gardien fatigué, que je réprimerai mes plaintes ; je pouvais faire le contraire, mettre la maison en mouvement, gémir, quereller, réclamer ; dans l’un et l’autre cas, la cause de ma décision est en moi ; je suis une cause : mon abstention ou mon agitation sont également des actes que ma liberté domine, décide, fait exécuter.

La liberté morale subsiste donc, là même où la liberté extérieure est absente ; la première est indépendante de la seconde : celle-ci est un effet des événements ; celle-là est une cause permanente, dont les effets, soit visibles, soit invisibles, ne sont pas moins réels.

Nous sentons très bien que notre liberté est une puissance indépendante, qu’elle n’est pas une marionnette dont les fils soient tenus par une main étrangère; elle n’obéit pas à une force qui lui soit supérieure, qui soit irrésistible; elle n’obéit qu’à elle-même.

Cela ne veut pas dire non plus que notre liberté flotte au hasard, qu’elle soit indifférente et aveugle. Si elle n’obéit qu’à elle-même, si c’est elle-même qui se détermine, elle le fait d’après des motifs. On a fait cette objection: « Nous ne sommes pas vraiment libres, puisque notre volonté obéit à des motifs ; ce sont ces motifs qui la déterminent, qui la décident qui l’entraînent, qui lui commandent ». On ne prend pas garde que ces motifs sont discutés par la raison, que la volonté les adopte ou les repousse, qu’ils n’ont rien de fatal, rien de nécessaire, rien d’obligatoire pour la liberté, qu’elle fait son choix entre eux, et que c’est en cela justement que consiste son essence.

Il est vrai que nous pouvons être influencés dans nos décisions par des dispositions corporelles, par des habitudes, des intérêts, des passions, des préjugés, des goûts, des désirs, par notre éducation, par notre entourage. Il y a une part de nos actes qui semble parfois déterminée d’avance et logiquement prévue ; mais jamais il n’y a d’acte volontaire qui soit fatal, les deux mots s’excluent : le choix nous reste toujours intérieurement entre deux actes, entre deux résolutions, entre deux motifs, et ce choix, c’est la liberté. Il n’y a jamais d’entraînement irrésistible. Il n’y a non plus jamais d’impossibilité absolue.

La liberté morale ne consiste pas à pouvoir faire ce qu’on veut, mais à vouloir ce qu’on préfère, à se décider soi-même en connaissance de cause, quitte à être empêché d’agir par un obstacle insurmontable.

2° - LA RESPONSABILITÉ

C’est cette faculté de nous décider nous-mêmes, de choisir entre les motifs, entre les résolutions qui se présentent à nous, qui crée la responsabilité. Ici encore, ce n’est pas une théorie que nous énonçons, c’est un fait tiré de l’expérience quotidienne.

Rien n’est plus commun, plus familier, plus universel que ce sentiment de la responsabilité humaine. C’est parce que je suis une personne intelligente, raisonnable, libre, que je suis responsable. Je me sais et me sens être la cause d’effets que j’ai volontairement produits et que j’aurais pu ne pas produire, et ce sentiment se traduit en moi par la satisfaction ou le remords, l’approbation ou le blâme de moi-même.

Peut-être le dernier effet produit n’est-il pas celui que j’avais en vue, que je voulais produire, mais j’ai volontairement produit les effets qui ont de proche en proche amené celui-ci ; j’en suis la cause indirecte. Aussi notre responsabilité peut-elle être directe ou indirecte.

Elle est directe et complète lorsque l’effet répond entièrement à notre intention. Un homme veut en tuer un autre : il le tue. Il est responsable d’un meurtre. - J’ai voulu à la chasse tirer un lièvre; je vise, sans le savoir, mon compagnon, mon ami, et je le tue ; je ne suis responsable de sa mort qu’indirectement, mais je me reprocherai toute ma vie mon imprudence, ma maladresse, ma légèreté; c’est de cela que je suis réellement responsable. - L’homme qui a voulu en tuer un autre l’a manqué; il l’a blessé seulement. De quoi est-il responsable ? D’une blessure ou d’un meurtre ? Il est responsable des deux. L’acte, c’est une blessure ; l’intention, c’était un meurtre.

Il m’arrive, en marchant sur une pente de la montagne, de détacher, malgré moi, quelque pierre qui, roulant avec une rapidité croissante, va tuer raide un berger placé dans un lieu que je ne vois même pas. J’aurai du regret de cet accident, mais je n’aurai pas de reproches à me faire ; je n’en suis pas moralement responsable.

Que faut-il donc pour être responsable ? Être la cause consciente, volontaire, intentionnelle d’un acte, ou d’une décision de la volonté qui aurait produit cet acte, si un obstacle indépendant de nous-mêmes n’en eût empêché la réalisation.

La responsabilité a des degrés ; elle n’est ni chez tous ni toujours la même ; elle est proportionnelle à l’attention que j’ai apportée, au discernement dont je suis capable, à l’intention qui me dirige, au sentiment qui m’anime.

La responsabilité est faible chez l’enfant, d’autant plus faible qu’il est plus jeune, plus inexpérimenté ; elle est faible chez l’ignorant, d’autant plus faible qu’il sait moins de choses, qu’il se rend moins compte de la portée de ses actes, qu’il est moins capable de réfléchir avant de décider. Elle est grande chez l’adulte, chez l’homme instruit, chez celui qui a sciemment accepté une charge avec ses conséquences prévues.

Plus l’esprit est éclairé, plus la conscience est exercée, plus l’intention est réfléchie, plus la délibération est mûre, plus la raison est sûre et attentive, plus aussi la responsabilité grandit.

Elle diminue à mesure que ces diverses conditions se trouvent à un moindre degré; elle cesse là où ces conditions disparaissent.

Je ne suis pas responsable des faits où ma volonté n’est pour rien, qui n’ont pas dépendu de moi, dont j’ai été l’occasion ou l’instrument inconscient et involontaire. L’homme n’est pas responsable des actes commis pendant le sommeil, pendant la fièvre, pendant la folie. L’être qui, par accident, par maladie, d’une façon passagère ou durable, est privé d’intelligence, de réflexion, de raison, n’est pas responsable.

Il n’y a responsabilité que là où il y a liberté morale ; il n’y a liberté morale que là où il y a conscience et raison.

Signe de fin