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LE CRIME ET LE LIBRE ARBITRE

L. Proal « Le crime et la peine »
( F. Lacan, Paris 1911, p. 586 et s. )

CHAPITRE XIV

LES ACTIONS HUMAINES, LE PHYSIQUE ET LE MORAL

J’ai examiné, dans les chapitres précédents, les influences qui s’exercent sur l’homme et peuvent le conduire au crime. Il semble que l’homme doit être écrasé sous le poids de toutes ces influences et courbé comme un roseau sous leur domination. Mais ce roseau, suivant la forte expression de Pascal, est un roseau pensant; cet être si fragile est doué d’une force intérieure qui lui permet de rester maître de lui. Il ne dépend pas de lui d’être malade ou bien portant, d’être beau ou difforme, d’être spirituel ou instruit, mais il dépend de lui d’être un honnête te homme. La part de fatalité qui tient à l’organisme et au milieu ne va pas jusqu’à rendre le vol, le meurtre nécessaires. Nos actions dépendent de nous.

Si l’on n’examine l’homme que du côté physique, rien de plus faible, et Sénèque a raison d’écrire : « Aie donc conscience de ta faiblesse d’homme. » (Questions naturelles, trad. Baillard, t. II, p. 576.) Mais à côté du physique il y a le moral, c’est-à-dire la: raison et la liberté. Les physiologistes ont raison d’abaisser l’orgueil de l’homme lorsqu’il se croit un pur esprit, mais les spiritualistes, de leur côté, ont mille fois raison quand ils font remarquer la puissance de la volonté, de l’éducation et des institutions sociales et religieuses. « L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature... « S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante » (Pascal.). Pour être dans le vrai, il ne faut ni trop le vanter ni trop l’abaisser; on tombe dans l’erreur si on croit à une liberté absolue indépendante de toute influence; l’erreur n’est pas moindre, si on croit à la toute-puissance des influences, si on néglige la force de la volonté.

Si beaucoup de naturalistes croient à la toute-puissance du physique sur le moral, c’est parce qu’ils ne voient dans le moral que le physique envisagé sous d’autres aspects. Ils appliquent toujours à l’homme les observations qu’ils ont faites sur les plantes et les animaux, comme si l’homme était une plante ou une machine, et pouvait être complètement assimilé aux loups et aux singes. Écoutez M. le Dr Buchner : « La même loi qui régit la plante et l’animal domine aussi l’individu... De même que la plante, de même que l’animal, de même l’homme, l’individu au point de vue physique et intellectuel est le produit de circonstances, d’accidents, de dispositions analogues et n’est point par conséquent l’être spirituel, indépendant et libre que les moralistes et les métaphysiciens aiment à se représenter » (Force et matière, p. 495.)

D’après Mlle Clémence Royer, l’homme serait encore moins qu’une plante, un animal ; elle le compare à une barque sans pilote exposée sur l’Océan aux mouvements des vagues. Assurément, si on supprime les facultés morales qui distinguent l’homme, on en fait une plante, un animal, même une barque sans pilote. Mais est-ce que la volonté, la liberté, la conscience ne sont pas des facultés réelles, attestées. par l’expérience de chaque jour ? N’en avons-nous pas conscience ? N’en voyons-nous pas les effets en nous, autour de nous ? Ce pouvoir qui n’appartient qu’à l’homme de délibérer, de choisir, de créer des actes, n’est- ce pas un fait qui crève les yeux et qui ne permet pas de comparer l’homme à une barque sans pilote puisque la raison indique le chemin à parcourir et la volonté imprime la direction ?

Mais, s’écrie La Mettrie, la belle âme et la puissante volonté qui ne peut agir qu’autant que les dispositions du corps le lui permettent et dont les goûts changent avec l’âge et la fièvre ! (L’Homme-machine, p. 77.) Assurément, nos facultés morales sont étroitement liées aux dispositions des organes ; qui songe à le nier ? Qui pourrait contester l’action de la fièvre, de l’âge puisque « l’âme et le corps ne font ensemble qu’un tout naturel » ? (Bossuet). Mais encore une fois, sans faire de métaphysique, en observant seulement les faits, il s’agit de savoir si l’homme a le pouvoir de résister à ses penchants. Or, ce pouvoir est un fait d’expérience de tous les jours, de tous les instants. Ne pouvons-nous pas nous corriger de nos défauts, améliorer notre caractère, sacrifier, s’il le faut, notre intérêt, le plaisir au sentiment du devoir ? Ne voit-on pas des hommes portés à ta colère, à la violence, à la paresse, devenir doux, maîtres d’eux-mêmes, laborieux ? Comment peut-on dire que la volonté n’est qu’une apparence trompeuse, qu’une fiction, lorsqu’elle produit tous les jours des merveilles de travail, de science, de courage et de vertu, lorsqu’elle fait les héros et les saints ? Qu’est-ce que l’attention ? Un acte de volonté. Qu’est-ce que la suspension du jugement? Un acte de volonté. Qu’est-ce que le sacrifice que nous nous imposons pour faire notre devoir? Un acte de volonté. Qu’est-ce que le courage du soldat qui va droit au feu, et fait taire l’instinct de conservation ? Un acte de volonté. Si l’homme n’avait pas dans la force de la volonté un levier qui lui permet de s’élever au-dessus des passions, de soulever et de transformer le monde, comment pourrait-on expliquer le progrès moral ? Sans cette force intérieure, comment l’homme pourrait-il se perfectionner, se corriger de ses défauts ? Est-ce qu’une machine peut modifier ses ressorts ? Si la puissance de la volonté est une illusion, comment comprendre l’effort, le courage, l’héroïsme, la résistance aux mauvaises pensées, aux mauvais penchants ?

Cette puissance de la volonté, dont nous avons conscience, se fait sentir non seulement dans la direction que nous donnons à nos pensées, dans le contrôle que nous exerçons sur nos actes, dans la résistance que nous opposons à nos passions, mais elle peut se manifester même dans la maladie et dans la douleur. Un malade menacé de syncope peut y échapper par la force de la volonté ; j’en ai vu des exemples. Par contre, qui ne sait que l’affaiblissement de la volonté prédispose à la maladie en temps d’épidémie, et qu’un homme énergique est moins exposé à la contagion ? On peut dire que, dans une certaine mesure, la volonté aide la guérison et prévient la maladie.

C’est méconnaître complètement la nature humaine que d’en faire un être passif, suivant toujours docilement les impulsions du corps, puisque l’homme peut faire taire les désirs contraires au devoir, résister aux penchants du corps, suivre une direction opposée aux tendances de la sensibilité. Si cette force de résistance n’existait pas en lui, où serait la vertu ? Que deviendrait la responsabilité ? C’est la lutte que l’homme doit et peut soutenir contre les entraînements de la sensibilité, pour rester fidèle à la loi morale, qui fait sa dignité et son mérite. A moins qu’on ne nie l’idée du bien, il est nécessaire que l’homme ait le pouvoir de résister aux passions, puisqu’il en a le devoir. « Il faut, disait Kant, que nous nous conformions à cette idée : nous devons, par conséquent nous avons le pouvoir… La force de la volonté n’est donc pas seulement un fait d’expérience, mais elle découle immédiatement de la loi morale » (Kant).

Si ‘de nombreux philosophes et criminalistes contemporains nient la force de la volonté et la confondent avec le désir, c’est parce qu’il reviennent à la doctrine de d’Holbach et de Condillac et réduisent l’homme à la matière et à la sensation. Alors, en effet, la volonté devient incompréhensible. Comment le corps pourrait-il lutter contre lui-même et produire une force qui serait capable de résister à ses instincts, de vaincre ses penchants ? Si on nie la volonté ou si on la confond avec le désir, c’est parce qu’on ne peut concilier cette puissance intérieure avec le système matérialiste, qu’on a d’abord adopté, et qu’on érige en une sorte de dogme scientifique.

Sans doute, tous les hommes n’ont pas à un égal degré cette force intérieure; les uns ont une volonté forte, les autres une volonté faible. La force ou la faiblesse de la volonté dépend beaucoup du tempérament, parce que toutes nos facultés morales sont soumises à des conditions physiologiques. Mais, en dehors des cas où la volonté est enchaînée par la maladie, cette force intérieure ne fait entièrement défaut à personne. Les influences qui pèsent sur la volonté d’un homme sain d’esprit ne sont jamais assez fortes pour en faire un criminel malgré lui. « La nature donne à l’homme assez de force de volonté, s’il veut s’en servir... Nous ne voulons pas est le vrai mot ; nous ne pouvons pas est le prétexte (Sénèque) ». Sans examiner la question fort délicate de savoir si tous les préceptes de la loi morale, toutes les délicatesses de l’honneur, sont à la portée de tous les hommes, il importe de rappeler que la loi positive ne contient qu’une partie fort élémentaire de la loi morale. Ne pas tuer, ne pas voler, ne pas incendier, ne pas commettre de faux ou d’escroquerie, ne pas fabriquer de fausse monnaie, etc. sont des devoirs si élémentaires, que leur observation n’exige ni une intelligence, ni une volonté très étendues.

Aussi les criminels (je le constate chaque jour à l’audience) ne doutent-ils pas de leur responsabilité morale. J’ai eu à interroger bien des accusés de tout âge, de tous rangs, de toutes conditions, je n’en ai jamais entendu un seul douter de son libre arbitre. Jamais aucun d’eux, convaincu du fait qui lui était reproché, et qui allait entraîner contre lui une condamnation lui faisant perdre l’honneur, la liberté ou même la vie n’a essayé d’en décliner la responsabilité, en disant que son crime avait été déterminé par son organisation ou par le milieu dans lequel il avait vécu. Pendant que de profonds philosophes et des savants distingués considèrent l’assassinat, l’empoisonnement, le parricide, le vol, l’attentat à la pudeur comme des actes nécessaires, imposés aux criminels par les défectuosités de leur organisation physique et psychique, les assassins, les empoisonneurs, les voleurs ne songent pas à présenter cette ingénieuse défense ; ils se sentent responsables. Ils ont le plus grand intérêt à se dire les victimes de la fatalité ; le désir de se soustraire au châtiment leur inspire les moyens de défense les plus bizarres. Cependant, il n’est jamais arrivé à un criminel de dire à ses juges : « Mes instincts égoïstes sont plus forts en moi que mes instincts altruistes ; je n’ai pas pu diriger mes actions comme j’aurais voulu ; mon crime ne dépend pas de moi, je n’en suis pas responsable : je suis la résultante de mes aïeux, de ma nourrice, du lieu, du moment, de l’air et du temps, du son, de la lumière, de mon régime et de mes vêtements (Moleschott). « La faute n’est pas à moi, la faute en est à mes parents, qui m’ont transmis un sang vicieux et des règles de conduite plus vicieuses encore ; la faute en est à la société qui m’environne, mauvaise nourrice dont j’ai sucé le lait et les idées vénéneuses » (Georges Renard).

Dans ma carrière judiciaire, j’ai jugé bien des voleurs, mais jamais aucun d’eux ne s’est défendu en disant : « Je suis plus à plaindre qu’à blâmer : mes parents, après une vie de labeur et d’économie, ne m’ont transmis qu’un petit patrimoine insuffisant pour satisfaire mes goûts de luxe et de plaisir. Ce petit patrimoine bientôt dissipé, je n’ai pu me résigner au travail, ma nature y répugne, la soif de l’or s’est emparée de moi. Passant devant la vitrine d’un changeur, j’ai été ébloui par la vue des piles de pièces d’or et j’ai brisé la glace pour m’en emparer ; j’ai été victime de mes besoins et d’une organisation cérébrale défectueuse ». «Où est le libre arbitre de celui qui, agissant sous le coup de la nécessité ou dominé par le sentiment irrésistible de la conservation, vole, pille et assassine ? » (Force et matière, par Buchner, p. 499.).

On sait combien les avocats ont l’esprit inventif, l’imagination féconde en défenses ingénieuses et spirituelles. Cependant, malgré le grand succès que la théorie de M. Lombroso a obtenu un instant auprès de ceux qui n’ont pas fait une étude personnelle des criminels, on n’a pas encore entendu devant une cour d’assises un avocat présentant dans les termes suivants la défense d’un accusé qui a tué son ami pour épouser sa veuve : « Ce crime est un fait d’atavisme, l’accusé est venu au monde avec une absence complète de sens moral ; par suite d’une anomalie psychique, il est dépourvu de tout sentiment de pitié et n’éprouve aucune répugnance à supprimer ceux qui le gênent ; un tempérament ardent, qu’il tient de ses ancêtres préhistoriques, l’a porté à convoiter la femme de son ami et à tuer celui-ci pour la rendre veuve, sous l’empire d’une impulsion irrésistible; par suite d’un phénomène d’atavisme, les instincts féroces et lubriques de ses premiers ancêtres, contemporains du mammouth, ont reparu en lui et fait de lui un représentant de l’humanité primitive ; c’est un orang-outang à face humaine, une victime de la fatalité physiologique ». Si une semblable défense était présentée par un avocat, s’inspirant des théories de M. Lombroso, l’accusé serait le premier à en sourire. Les criminels, en effet, se sentent responsables ; ils croient à leur libre arbitre ; ils se savent méprisables ; ils acceptent la peine avec résignation et comprennent qu’elle est méritée Quelques-uns même se dénoncent à la justice, pour expier leur crime. Enfin il n’est pas rare d’observer en eux un repentir sincère de leurs fautes. Ces conclusions résultent pour moi, avec l’évidence la plus complète, de nombreuses observations personnelles.

A la session de la cour d’assises des Bouches-du-Rhône de mai 1889, nous avions à juger le nommé Deutsch, ancien sous-lieutenant, employé dans une maison de banque. Voici dans quels termes il appréciait lui-même sa responsabilité dans le mémoire qu’il présenta à la cour : « Dieu ne voulut pas permettre qu’il en fût ainsi, et mes actes criminels furent révélés et dénoncés à la justice, pour qu’elle les punît, conformément à la loi... Rien de plus juste et de plus équitable... J’adresse à tous ceux aujourd’hui qui, de près ou de loin, sont atteints par mes actes, une prière qui part du plus profond de mon cœur, les suppliant de ne voir en moi qu’un misérable, mais repentant, qui se jette à leurs pieds implorant leur pardon ». Dans une lettre adressée par le même accusé à son patron, à qui il avait volé sept mille francs, je relève le passage suivant : «Je n’essayerai même pas de donner une excuse à mon crime ; il ne peut y en avoir. Avant de comparaître devant la cour d’assises, c’est-à-dire au moment de recevoir le juste châtiment qui m’est dû je ne peux résister au désir de vous faire connaître quelles ont toujours été mes intentions à votre égard ».

Voici un autre accusé qui a commis un crime horrible et qui a cependant un sentiment profond de sa responsabilité morale. Il y a quelques années, à Marseille, le nommé Toledano, négociant tunisien, forme avec le nommé Sidbon, autre négociant, le projet d’assassiner leur ami commun Grego, pour lui voler une somme de cinquante mille francs, qu’ils savent être renfermée dans son coffre-fort. Ils songent d’abord à l’attirer dans un jardin, au Prado, à le frapper là d’un casse-tête et à le jeter ensuite à la mer. La location du jardin ayant manqué, Toledano cherche à se procurer du poison; n’ayant pu en obtenir, il s’arrête à l’idée d’attirer son ami dans un magasin qu’il loue à cet effet, après s’être assuré que les cris partis du fond du magasin ne seront pas entendus des voisins. Pour l’aider dans la perpétration de son crime, il achète la complicité d’un portefaix qui doit frapper avec lui la victime; il se procure une corde de chanvre, un cordon de soie et un assommoir après s’être bien rendu compte de leur solidité. Tous ces préparatifs exécutés, la victime est attirée un soir dans ce magasin, ou lui jette aussitôt un lacet autour du cou et on le frappe à la tête avec l’assommoir. Les assassins, après s’être assurés que la victime est bien morte et lui avoir asséné un dernier coup, lui prennent les clefs du coffre-fort et, les mains encore couvertes de sang, ils se rendent à son domicile pour s’emparer des cinquante mille francs qu’ils convoitent. Pour faire disparaître le cadavre, ils le dépècent et l’enferment dans une malle, qu’ils avaient achetée dans ce but, ils font ensuite porter la malle dans une barque et s’éloignent du port, pour la jeter à la mer. Mais, à leur profonde stupéfaction, la malle surnage; tous leurs efforts pour la faire couler sont infructueux. Terrifiés, ils s’empressent d’abandonner la malle qui flotte toujours et de gagner le rivage. Quelques jours après la malle est rejetée sur la côte ; le marchand qui l’avait vendue est bientôt découvert et celui-ci à son tour fait connaître l’acheteur.

Voilà un forfait, dont la responsabilité doit être bien lourde à porter : accablé sous l’ignominie de son crime, l’accusé Toledano voudrait bien pouvoir la rejeter en disant qu’il a été poussé au crime par une force irrésistible; mais il lui est impossible de balbutier une excuse semblable. Dans une lettre adressée au juge d’instruction, il peint le remords qui l’accable : « Je me rappelais, non sans bien des larmes, le temps où je pouvais marcher fier et la tête haute... J’entendais la voix de mon père me demander ce que j’avais fait du nom qu’il m’avait transmis pur et sans tache... La conscience n’est pas le fantôme de l’imagination ou la peur du châtiment des hommes ; non, chaque homme a, au milieu du cœur, un tribunal où il commence par se juger lui-même, en attendant que l’arbitre souverain confirme la sentence. Le vice n’est pas une conséquence physique de notre organisation, car, si cela était, pourquoi le remords est-il si terrible ? ». Ainsi l’accusé connaissait les théories qui font résulter la criminalité des fatalités de l’organisme; il aurait été heureux d’y trouver une excuse de son forfait, et cependant, il repousse cette explication qui diminuerait l’indignation que ses parents eux-mêmes ressentent contre lui.

Lorsque tant d’écrivains, pleins d’indulgence et de pitié pour le criminel, cherchent à l’excuser, en attribuant l’assassinat et la vol à la fatalité de l’organisme ou des circonstances, n’est-ce pas un spectacle saisissant que celui de cet assassin s’écriant vaincu par sa conscience : « Je suis coupable ! je suis responsable. N’allez pas chercher la cause de mon crime dans mon organisation physique ; j’ai tué mon ami, parce que j’ai voulu le voler ; il me fallait de l’or pour mes plaisirs ». Peut-on trouver une preuve plus forte du libre arbitre que le sentiment qu’un si grand criminel a de sa culpabilité ?

L’acceptation du châtiment par le criminel me parait encore une preuve du sentiment intime de sa responsabilité morale. Dans son beau livre sur les Problèmes de morale sociale, M . Caro fait remarquer avec raison que les cas de révolte contre la peine sont très rares chez les malfaiteurs, et que ce fait constitue une preuve très solide en faveur du libre arbitre. M. Lombroso a contesté avec une grande vivacité l’observation fort judicieuse de M. Caro : « Un philosophe, dit-il, dont le mérite n’est certainement pas à la hauteur de sa renommée, M. Caro, dit quelque part: « Voyez les criminels eux-mêmes admettre le châtiment; ils nient le crime, jamais la peine qui les frappe. » Pensée encore plus ridicule peut-être qu’absurde : « Je défie bien qui que ce soit de nier un fait dont, à tout moment, il doit souffrir la preuve douloureuse. » (L’Homme criminel, p. 398). L’observation de M. Caro n’est cependant ni ridicule ni absurde ; M. Lombroso ne me parait pas l’avoir saisie, pas plus qu’il n’a compris le grand talent du philosophe français, dont le mérite dépassait la renommée. L’observation de M. Caro avait déjà été faite par Socrate : « Ils ne mettent pas en question si celui qui est coupable d’une injustice doit être puni; toute la question est de savoir qui a commis l’injustice, quand et comment il l’a commise... car ils n’osent soutenir que, leur injustice étant constante, ils ne doivent pourtant pas être châtiés ». Cette observation de Socrate et de M. Caro sur la résignation avec laquelle des criminels acceptent une condamnation, qu’ils savent être méritée, est de la plus scrupuleuse exactitude. Que de fois j’ai entendu des accusés s’écrier : « J’ai fait la faute, je ferai la pénitence, je l’ai méritée ! Je suis un misérable, je mérite qu’on me fusille ! Je sais que je mérite une punition, mais je vous prie de n’être pas trop sévères ».

Aujourd’hui encore (21 mai 1889), j’ai entendu un accusé déclaré coupable de meurtre dire à la cour d’assises : « J’ai mal fait, je mérite une peine, mais je réclame l’indulgence de la cour. » Lors du jugement de Mimault, employé du télégraphe, convaincu d’avoir assassiné son directeur, à la question du président d’assises: « Accusé, avez-vous encore quelque chose à dire pour votre défense ? » l’accusé répondit : « Ce que j’ai à dire c’est que j’ai tué un homme et, comme je suis convaincu que l’expiation est une réhabilitation, je demande vingt ans de travaux forcés ». Lorsque la condamnation fut prononcée, l’accusé ajouta : « C’est toujours la peine de mort pour moi; je l’ai infligée, je la mérite bien. » (Gazette des tribunaux des 21 et 22 juillet 1888.) Lorsque Abel Charon fut condamné à mort pour assassinat : « Je l’ai bien mérité! » dit-il à demi-voix en entendant la sentence. Pour se soustraire au châtiment, les accusés, en général, repoussent l’accusation qui est portée contre eux et protestent de leur innocence, mais une fois que leur culpabilité est démontrée et déclarée, ils ne contestent jamais la légitimité de la peine; ils trouveront quelquefois que le châtiment est trop sévère, mais ils en admettent le principe; ils comprennent qu’ils ont mérité la punition. Dans une lettre de Marie Boyer qui a été condamnée en 1877 aux travaux forcés à perpétuité pour avoir tué sa mère avec l’aide de son amant, je trouve encore le passage suivant : « Ah! ma pauvre Marie ! croyez que je suis bien malheureuse. Il est vrai que je mérite le plus triste sort qu’on puisse réserver à une créature humaine ». - C’est surtout quand le condamné revient à des sentiments religieux (ce qui est plus fréquent qu’on ne croit), qu’il accepte la peine, même la mort avec une touchante résignation. Pendant qu’on faisait sa toilette pour le conduire à l’échafaud, l’assassin Piroteau s’écria : « Vous verrez que je suis un homme. J’ai commis un crime, qu’il est juste que j’expie, mais je me montrerai courageux jusqu’au bout. » Il tint parole et se plaça de lui-même sur la bascule. (Gazette des Tribunaux, 4 juin 1891).

Si les criminels ne sont pas plus responsables de leurs crimes que de la couleur de leurs yeux, comment donc expliquer qu’il se sentent coupables, qu’ils acceptent la peine, qu’ils la trouvent juste, méritée ? M. Lévy-Bruhl a tenté une explication de ce fait, en disant que le criminel peut se croire responsable, parce qu’il sait qu’il a violé la loi positive et que par suite il a encouru le châtiment réservé à cette violation. Mais, dans le sentiment qu’il a de sa responsabilité, il y a autre chose que le sentiment d’une responsabilité légale encourue. Le criminel ne se sent pas seulement responsable au regard de la loi positive, mais aussi au regard de la loi morale; il ne subit pas seulement la peine comme une nécessité sociale; il la désire et quelquefois l’appelle par ses aveux et sa propre dénonciation.

En effet, on voit quelquefois des criminels, qui viennent se dénoncer eux-mêmes à la justice, lorsque leur crime est inconnu, ou lorsque les preuves de leur culpabilité n’existent pas. J’en ai vu des exemples. M. Guillot, M. Appert et M. l’abbé Crozes en citent aussi quelques cas dans leurs ouvrages. « Venez avec moi, disait un assassin à un gardien en l’abordant dans la rue; il s’agit d’un assassinat, venez de suite ». Et comme l’agent semblait incrédule, il ajoute : « On me coupera le cou si on veut, mais je dirai la vérité... » Un autre assassin, le jeune Ducret, vainement cherché, se présentait lui-même au bout de plusieurs jours au poste de police et disait: « C’est moi l’assassin de la rue de Trévise, arrêtez-moi, je ne peux plus vivre comme cela. » M. Appert visitant un détenu pour vol, qui lui avait été signalé par son repentir et sa bonne conduite au bagne, en reçoit l’aveu d’un crime qui était resté inconnu ; le détenu s’en accuse, pour soulager sa conscience par cet aveu, et pour ne pas s’attirer un intérêt dont il se sentait indigne et que ses camarades méritaient plus que lui. « Je serais, dit-il à M. Appert, un misérable de vous tromper... Apprenez que non seulement j’ai volé, mais que ma triste destinée a fait de moi un assassin. Oui monsieur, j’ai tué; l’image de ma victime me suit partout; je n’ai plus un moment de repos; ma vie se passe dans les souffrances les plus aiguës, je n’ai plus qu’à attendre la mort, pour être délivré de mes maux. Ainsi, reportez sur d’autres, qui en sont moins indignes, l’effet de votre protection ». Un autre détenu raconte à M. l’abbé Crozes comment il a volé et est allé se dénoncer lui-même à la police. « Je ne savais plus quel parti prendre en pensant à ce que je venais de faire : avoir volé ! avoir déshonoré ma famille ! Cette idée me jeta dans le désespoir,., j’eus la pensée de me jeter à la Seine : mais non, me suis-je dit, tu as commis une bassesse, il faut avoir le courage d’en supporter les conséquences »; et le prévenu se rend à la gendarmerie.

Les accusés, qui se dénoncent eux-mêmes et vont au devant du châtiment, obéissent instinctivement à cette idée que la peine acceptée avec résignation régénère le coupable et le relève par le repentir et la souffrance. Faisant ainsi de la philosophie sans le savoir, ils mettent en pratique cette pensée de Platon que « l’homme injuste et criminel est malheureux en toute manière, mais qu’il l’est encore davantage, s’il ne subit aucun châtiment, si ses crimes demeurent impunis; qu’il l’est moins s’il reçoit de la part des hommes et des dieux la juste punition de ses forfaits ». Les philosophes modernes, qui ont contesté, au nom de la raison, le rapport qui existe entre le crime et la peine, n’ont pas remarqué que ce rapport est proclamé par la conscience du coupable : c’est là un fait d’observation. Tout homme qui s’est rendu coupable sent, non seulement qu’il a mérité un châtiment, mais que la souffrance qu’il endure, jointe au repentir, le fait rentrer dans l’ordre. C’est en se fondant sur ce fait d’observation psychologique que Manou et Platon conseillent aux coupables d’aller se dénoncer, pour expier leur crime. Le voleur, dit Manou, « doit courir en toute hâte vers le roi, les cheveux défaits, et déclarer son vol, en disant : J’ai commis telle action, punis-moi ». (VIII, 314). Socrate, dans Gorgias, dit la même chose : « Celui qui est châtié, lorsqu’on le punit, souffre une chose juste... il est délivré de la méchanceté qui est en son âme… la punition est la médecine de l’âme (coupable)... Si on a commis une injustice, il faut aller se présenter au lieu où l’on recevra au plus tôt la correction convenable, et s’empresser de se rendre auprès du juge comme auprès d’un médecin, de peur que la maladie de l’injustice venant à séjourner dans l’âme, n’y engendre une corruption secrète, et ne la rende incurable ».

Le calme qui se produit chez les accusés, après leur condamnation, prouve bien encore que la peine amène une sorte d’apaisement chez le coupable, qu’elle est bien le rétablissement de l’ordre, la réparation de la faute, l’acheminement à la réhabilitation. Pendant l’instruction, à l’audience, les accusés sont souvent en proie à une vive agitation; ils se débattent contre les témoins qui les accusent, contre les charges qui les accablent; ils luttent contre l’accusation pour se soustraire à la peine. Lorsque le jugement est rendu, si la peine de mort, qu’ils redoutent, n’est pas prononcée, le calme revient, une sorte d’apaisement se produit dans l’âme des condamnés.

Le magistrat qui visite les détenus, contre lesquels il a requis ou prononcé une condamnation, est frappé de leur calme et de l’absence de tout ressentiment contre lui. Il semble que les condamnés devraient avoir une haine violente contre les magistrats qui les ont condamnés ; en général, il n’en ont pas, parce qu’ils ont conscience de leur culpabilité et de la justice de la peine. J’en ai même vu remercier sans ironie les juges de leur indulgence. S’ils n’avaient pas un vif sentiment de leur responsabilité, comment songeraient-ils à remercier d’une condamnation à l’emprisonnement ? C’est surtout et presque exclusivement en matière civile que le juge est maudit, parce qu’en cette matière le plaideur se fait illusion sur son droit ; sa conscience ne lui reproche aucune faute. Mais il n’en est pas de même en matière criminelle, parce que l’accusé a conscience de sa faute et de la justice de la punition.

Une autre observation, très importante, contredit l’explication que M. Lévy-Brulh a donnée de l’acceptation de la peine par le condamné. Le criminel ne se sent pas seulement responsable au regard de la loi pénale, mais il sait qu’il a commis une faute, qui le rend méprisable, qui lui fait perdre l’estime de ses amis, de ses parents. Il sait qu’il mérite le mépris, la honte dont il est couvert. Lorsque le criminel n’est pas un récidiviste endurci, on le voit très sensible à la réprobation qu’il a justement encourue, implorant son pardon dans les lettres qu’il écrit à ses parents et à ses amis. Si on venait lui dire que le crime qu’il a commis est le résultat de la fatalité, que par suite il a tort de se croire responsable, qu’il ne mérite pas le mépris de ses parents ou du public, on le verrait regarder son interlocuteur avec un profond étonnement; car, lui, il se sait coupable, il a un sentiment profond de sa responsabilité ; il comprend qu’il a justement perdu l’estime de tous, il se sent méprisable. Cette pensée est un tourment pour lui. On la trouve fortement exprimée dans les lettres de Toledano : « Mes chers et adorés père et mère, c’est les larmes aux yeux, à genoux, les mains jointes et le cœur brisé que je vous demande pardon de la profonde douleur que va vous causer ma résolution (il avait essayé de se suicider)... Adieu, mon père ! adieu, ma mère ! adieu, mon frère ! adieu, ma sœur ! adieu, vous tous enfin que j’ai aimés sur la terre, adieu et priez pour moi. Accordez-moi aussi votre pardon, car j’ai besoin d’absolution, avant d’entreprendre mon dernier voyage. » Dans une autre lettre, adressée à son oncle et à sa tante, je relève encore le passage suivant : «Mes pauvres parents, si vous saviez combien je suis malheureux vous me plaindriez, si méprisable que je sois. » Il les supplie d’aller le voir, ne fût-ce que pour l’accabler de reproches : « Ah ! ma tante, je t’en supplie, viens me voir, viens me consoler et pleurer avec moi. Et vous, mon oncle, venez aussi voir dans quel état je suis, comment je suis devenu. Je cesse, parce que les larmes m’empêchent de voir, en vous baisant les mains et en vous priant de ne pas oublier votre misérable neveu ». Écoutez encore cette lettre écrite par un prévenu à ses parents: « Mes chers parents, depuis longtemps je ne suis plus votre fils que par le nom et les liens du sang. J’ai perdu votre affection en perdant votre estime. Ce châtiment je l’ai mérité. Ce n’est donc pas pour essayer de me disculper on implorer votre pardon, que je n’ai pas encore mérité, que je vous écris... » Peignant ensuite la situation de ceux qui, comme lui, après avoir reculé avec horreur devant le crime, s’accoutument à cette pensée, sous l’empire d’une passion ou des vices qu’ils ont volontairement contractés, il ajoute : " A qui la faute ? dira-t-on, à la société, à leur famille ? Non, non. Ils sont seuls coupables, car ils n’ont pas lutté avec sincérité. » (Souvenirs de l’abbé Crozes, t. Il, p. 84).

Voici encore deux observations recueillies par M. Guillot chez des accusés qui avaient un sentiment très vif de leur indignité morale: « Refusez, disait l’un d’eux, refusez toute permission à quiconque demanderait à me voir, je suis indigne de reparaître devant qui que ce soit » Un autre assassin écrivant à sa mère lui disait : « J’ai déshonoré ma famille, je ne suis plus digne de rester dans la société, j’appelle la mort de tout mon cœur; je ne peux plus me présenter devant toi sans baisser la tète !... Si tu viens me voir et que tu me pardonnes, je serai encore heureux dans mon malheur ». - Il semble que c’est aussi le sentiment de son infamie et le désir de mettre un terme à une vie souillée de crimes qui ont fait accepter avec résignation par l’assassin Baillet la condamnation à mort. Au moment où le verdict a été prononcé, il s’est écrié: " Je remercie la société. Le crime fait ma honte et non pas l’échafaud ».

Assez souvent aussi, les criminels n’attendent pas la peine qui doit leur être infligée et se donnent la mort, non pas seulement pour se soustraire aux poursuites judiciaires, mais parce qu’ils ne peuvent plus supporter les souffrances morales que leur cause le souvenir de leurs crimes. « La plupart du temps, dit M. le Dr de Beauvais, médecin de Mazas, le suicide arrive dans les premiers jours de l’arrestation. Le prévenu obéit alors à une surexcitation du remords. » (Bulletin des prisons, 1888 p. 399.) J’ai même vu des accusés se suicider ou tenter de se suicider avant leur arrestation, lorsqu’ils pouvaient échapper encore à toute poursuite. Le nommé Roure, après avoir étranglé sa maîtresse à Marseille, il y a quelques années, prit la fuite et se dirigea vers la frontière; mais une fois arrivé à Grenoble, il revint sur ses pas, pour se suicider à Orange, non loin de son pays. Il se tira au front deux coups de revolver qui ne firent que le blesser. - Avant d’essayer de se donner la mort, il avait écrit une lettre à sa mère pour lui dire que « ne pouvant plus supporter la tache dont il avait sali l’honorabilité de sa famille, il se décidait à mourir ». Il avait aussi écrit au commissaire de police pour l’informer du crime qu’il avait commis à Marseille et que la justice ignorait encore. « Je mets fin à ma vie, disait-il, pour laver si c’est possible une tache dont je me suis rendu coupable et qui empoisonnerait toute ma vie ». Dans l’instruction, il dit que « lorsqu’il s’était éloigné de Marseille après le crime, il avait été saisi de violents remords, que le désespoir s’était emparé de lui et qu’il s’était décidé au suicide pour échapper aux souffrances morales qu’il endurait ». Ces cas de suicide déterminés par les remords sont tellement certains que M. le Dr Despine et M. Ferri eux-mêmes en reconnaissent la réalité (De la folie au point de vue philosophique, p. 598; Actes du congrès de Rome, p. 125). Quelquefois, si le coupable ne se suicide pas, le remords le ronge et altère sa santé. Je me rappelle toujours avec une profonde émotion un officier qui se rendit coupable de vol et d’escroquerie. Lorsque je le revis, peu d’années après sa condamnation, venant solliciter sa réhabilitation de la cour, j’eus beaucoup de peine à le reconnaître, tant il était changé, abattu, vieilli. Le remords l’avait littéralement rongé ; il avait altéré ses traits et désorganisé sa constitution qui était des plus robustes. Quand on a assisté à de pareils spectacles, les plus émouvants qu’ou puisse concevoir, est-ce qu’il est possible de douter de la réalité du remords ?

Le remords n’est donc pas une invention des poètes et des romanciers, puisqu’il peut conduire le criminel jusqu’au suicide. La Mettrie lui-même reconnaît que « nous avons des remords, qu’un sentiment intime ne nous force que trop d’en convenir » ; il trouve même que les criminels sont assez punis par leurs remords. (L’Homme machine, p. 53, 59). Ne pouvant concilier l’existence du remords avec sa théorie qui nie le libre arbitre, tantôt il reproche à la nature de n’avoir pas délivré du remords « des malheureux entraînés par une fatale nécessité », tantôt, pour enlever au remords son caractère moral, il prétend « qu’il est aussi éprouvé par les animaux ». (Ibid., p. 53, 59). « Le chien, dit-il, qui a mordu son maître qui l’agaçait, a paru s’en repentir le moment suivant; on l’a vu triste, fâché, n’osant se montrer, et s’avouer coupable par un air rampant et humilié. Un animal doux, pacifique, qui vit avec d’autres animaux semblables, et d’aliments doux (sic), sera ennemi du sang et du carnage; il rougira intérieurement de l’avoir versé avec cette différence peut-être que, comme chez eux tout est immolé aux besoins, aux plaisirs et aux commodités de la vie, dont ils jouissent plus que nous, leurs remords ne semblent pas devoir être si vifs que les nôtres, parce que nous ne sommes pas dans la même nécessité qu’eux (p. 55) ». M. Ferri croit aussi, comme La Mettrie, avoir observé chez les animaux des marques de repentir. M. Guyau écrit également que le chat « quand il s’est rendu coupable de quelque gros méfait au préjudice de ses hôtes, s’étudie à les expier ou à se le faire pardonner ». D’après M. Lombroso, « il est positif que les abeilles voleuses hésitent avant et après leurs exploits comme si elles craignaient une punition ».

N’est-il pas surprenant de voir des écrivains, qui croient aux criminels-nés, tuant, volant, empoisonnant sans hésitation et sans répugnance, attribuer aux chiens, aux chats, aux abeilles une conscience, un sens moral qu’ils refusent à des hommes ? A quel point faut-il que l’esprit de système aveugle les théoriciens matérialistes, pour qu’ils trouvent chez la race canine et la race féline des preuves de repentir, qui, suivant eux, manquent chez les hommes criminels! Quant à moi, je n’ai jamais constaté des hésitations, impliquant un sentiment moral, chez les abeilles voleuses ; je n’ai jamais non plus observé chez le chat cette délicatesse de conscience, qui fait désirer l’expiation ou le pardon d’une faute commise; je n’ai même jamais vu un chien « rougir intérieurement » du sang versé. Ce que j’ai vu, c’est l’attitude humble et tremblante du chien qui a mordu son maître ou qui a fait quelque autre sottise. Pourquoi ? Parce qu’il a peur d’être châtié. Le chien, qui a été corrigé, se souvient de la correction reçue et en craint le retour, lorsqu’il fait une sottise; il n’a pas de remords. Le remords implique le sentiment de la responsabilité morale, et l’idée d’une loi obligatoire. Or, les animaux, qui ne sont pas incapables de dévouement et qui témoignent même leur sympathie avec une grande vivacité, n’ont pas l’idée de l’obligation morale. « L’homme seul, dit Darwin lui-même, peut être considéré avec certitude comme un être moral. » (De la descendance de l’homme, 3° édition, p. 119).

Les déterministes font encore deux objections : 1° les criminels, en général, nient leur culpabilité; « leurs dénégations tenaces, obstinées sont la meilleure preuve qu’ils n’ont pas de repentir » (Lombroso, l’Homme criminel, p. 398 ; Ferri, Bulletin de la Société des prisons pour 1886, p. 27); 2° le remords qu’ils expriment n’est pas sincère; il est inspiré par la peur du châtiment et le désir d’apitoyer le juge. « Le remords, dit Helvétius, n’est que la prévoyance des peines physiques auxquelles le crime nous expose. Le remords est par conséquent en nous l’effet de la sensibilité physique ». Les dénégations des accusés s’expliquent très simplement par le désir de se soustraire à la peine. D’ailleurs, même en Italie où les dénégations des criminels sont beaucoup plus fréquentes qu’en France, on voit des accusés qui font des aveux; M. Ferri le reconnaît. Mais alors, ne pouvant plus chercher dans les dénégations la preuve de l’absence de remords, MM. Lombroso et Ferri trouvent dans les aveux des accusés une preuve de leur insensibilité morale. (Actes du Congrès de Rome, p. 120; l’Homme criminel, p. 397). Si l’accusé nie le fait qui lui est reproché, pour échapper à la peine, il est atteint d’une insensibilité morale, résultat de son insensibilité physique; il est comme le sauvage, qui ne connaît passe remords. (L’Homme criminel, p. 413). Si, au contraire, l’accusé fait des aveux, il montre par là qu’il n’a aucune répugnance à parler des crimes qu’il a commis ; il manque de sens moral. Ne sont-ce pas là des reproches contradictoires ? Sans doute, tous les aveux ne prouvent pas le repentir; souvent l’accusé n’avoue le crime qui lui est reproché, que parce que toute dénégation est insoutenable devant les preuves de sa culpabilité, ou parce qu’il veut obtenir les circonstances atténuantes. Mais il est des cas où les aveux sont faits, lorsque la culpabilité n’est pas démontrée. Les accusés disent alors qu’ils sentent le besoin de décharger leur conscience de quelque chose qui leur pèse. Dans le cours d’une instruction dirigée contre une femme qui avait empoisonné son mari, l’accusée disait au juge : « Je veux faire connaître la vérité tout entière; je sais que je vais m’enfoncer davantage, mais je ne veux pas paraître devant mes juges avec un mensonge... Mon crime est aussi grand que possible. J’ai tué mon pauvre mari qui jamais n’avait eu pour moi-même des paroles sévères ; aussi suis-je prête au châtiment qui m’attend; quel qu’il soit, je l’ai mérité ». Ce langage ne peut être attribué à l’éducation, au souvenir d’une lecture ou d’une leçon ; il a été tenu par une femme de la campagne complètement illettrée.

Dans le mémoire d’un accusé, jugé en mai dernier par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, je lis encore ce passage : « Je me disposai immédiatement à soulager ma conscience chargée de ce poids énorme, qui ne me laissait aucun repos ni jour ni nuit ». Depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours, les coupables expriment cette idée que le regret de la faute commise pèse sur leur conscience, et que par le repentir, l’aveu de leur faute, ils déchargent leur conscience d’un grand poids et la soulagent. J’ai raconté dans un chapitre précédent le crime d’un jeune chimiste qui avait en chemin de fer tué son compagnon de route pour le voler. J’extrais les lignes suivantes du rapport du médecin, qui fut commis pour le visiter et qui reçut l’aveu de son crime : « Sa physionomie, son maintien, ses gestes, sa conversation exprimaient le soulagement qu’éprouverait un homme débarrassé d’un fardeau ».

Voici encore une lettre fort intéressante écrite par Avril à ses codétenus, après sa condamnation à mort, peu de temps avant son exécution : « Dans quelques jours je ne souffrirai plus, ma triste existence aura fini ; car messieurs, je ne sais si vous voudrez me croire, mais maintenant je me trouve très heureux ; il me semble que je suis plus léger, rien ne m’oppresse, je ne suis plus le même homme ; je suis satisfait de mon sort, depuis que j’ai fait la révélation de mon crime; je voulais le cacher, je voulais mourir sans dire : oui, c’est moi, oui, c’est moi, qui ai commis le crime, cet assassinat ; j’étouffais, j’étais comme une brute absorbé dans mes réflexions. Oh ! que j’étais malheureux dans ce temps-la ; mais maintenant que je suis heureux ! ».

C’est ce soulagement, qu’éprouve le coupable à faire l’aveu de son crime, qui le pousse si souvent à d’imprudentes confidences à des amis et à des prostituées. L’école italienne d’anthropologie criminelle voit dans ces aveux imprudents une imprévoyance qui révèle le caractère du criminel-né ; il y a là tout simplement un fait psychologique, qui est le résultat du remords. Le coupable est oppressé par le souvenir de son crime ; il lui semble que par l’aveu de sa faute il se décharge d’un poids qui opprime sa conscience, et en fait il est soulagé par cet aveu. Il n’est pas toujours facile au criminel d’enfoncer dans son cœur le secret de son crime ; il ne peut pas toujours contenir l’aveu qui veut s’en échapper et qui va le perdre peut-être.

Dans bien des cas, j’en conviens, le repentir exprimé par les accusés n’est pas sincère. Je reconnais avec M. Ferri qu’il faut distinguer le vrai remords du simple déplaisir causé par la préoccupation de la peine et le désir d’y échapper. Mais, puisqu’il y a des criminels torturés par le remords, au point de se donner la mort ou de dénoncer eux-mêmes à la justice des crimes qu’elle ignorait, ou dont elle n’avait pas les preuves, comment douter de la sincérité du remords qui va jusqu’au désir de la peine, jusqu’au besoin d’une souffrance expiatoire ? Lorsque M. le Dr Despine et M. Ferri reconnaissent que la souffrance du remords peut aller jusque-là, est-il encore nécessaire de prouver que le remords n’est pas une fiction des poètes et des romanciers ?

Que le déterministe le plus convaincu lise la lettre écrite au roi de Portugal par le président d’Entrecasteaux qui, dans la nuit du 30 au 31 mai 1784, coupa la gorge à sa femme, afin de pouvoir épouser sa maîtresse ; il lui sera, je crois, bien difficile de ne pas croire à la sincérité de ses remords. Le président avait pris la fuite et s’était réfugié en Portugal sous le nom de chevalier de Barras. Voici un fragment de sa lettre : « Sire, c’est un coupable qui vient se jeter aux pieds de Votre Majesté ; il vient réclamer de votre justice une peine qui est devenue pour lui une grâce... une mort qui, en expiant la cause de ses remords, mettra fin à toutes ses peines ». Après avoir fait le récit de son crime, il ajoute : « Voilà le crime que je dénonce à Votre Majesté, dont je lui demande vengeance contre moi-même ; qu’elle satisfasse sa justice en le punissant, et je bénirai sa clémence qui me délivrera des tourments affreux que les remords causent à mon âme. D’abord, après mon crime commis, accablé par son énormité, j’étais bien loin de prendre aucun parti ; mais ma famille, craignant qu’un supplice mérité n’augmentât l’ignominie dont je ne l’avais que trop couverte, m’a fait partir. J’ai fui, sans savoir où j’irais traîner le reste d’une vie trop coupable ; mais, dès que mon âme a su retrouver sa force, elle l’a employée à se déchirer et mes jours ne m’ont plus présenté qu’une image anticipée des tourments de l’enfer... Je viens déclarer à Votre Majesté et lui livrer le coupable. Je suis tout à la fois l’accusateur, le témoin, le criminel. Eh ! que me manque-t-il, si ce n’est la condamnation que je supplie Votre Majesté de prononcer... » Le président termine sa lettre en développant les motifs qui ne doivent point faire craindre au roi de Portugal « de blesser le droit des nations, en punissant dans ses États le sujet d’une autre monarchie... Ce n’est pas comme Français, dit-il, que je suis coupable, ce n’est pas la nation française que j’ai offensée ; c’est comme homme, c’est à l’humanité entière que je suis comptable de mon crime... » Le remords est, on le voit, un fait certain ; on ne peut le confondre avec la crainte du châtiment, puisqu’il force quelquefois le coupable à se dénoncer et à désirer le châtiment, pour expier le crime par la souffrance.

Voilà donc une série de faits inexplicables, si le libre arbitre est une illusion. Pourquoi les criminels se croient-ils responsables au regard de la loi morale., comme au regard de la loi pénale, si leurs crimes sont nécessaires ? Pourquoi se sentent-ils méprisables, indignes de comparaître devant leurs amis et leurs parents ? Pourquoi les voit-on implorer d’eux leur pardon, comme une suprême consolation ? Pourquoi vont-ils quelquefois dénoncer à la justice les crimes qu’elle ignore ? Pourquoi éprouvent-ils un véritable soulagement à faire des aveux, qui les conduisent au châtiment ? D’où vient ce besoin d’expier le crime par la punition ? Pourquoi la peine subie produit-elle en eux une sorte d’apaisement ? Pourquoi refusent-ils de croire aux systèmes qui veulent rejeter la responsabilité du crime sur la fatalité physiologique ou sur les vices de la société ? S’il est une classe de lecteurs, où la théorie commode du déterminisme devrait être accueillie avec empressement, c’est assurément celle des prévenus et des accusés. Or, pas un seul jusqu’ici n’a osé s’approprier pour sa défense une théorie déterministe, tant les criminels eux-mêmes ont le sentiment de sa fausseté.

Des savants, des médecins, des philosophes, pleins d’indulgence et de pitié pour les assassins, les voleurs, les empoisonneurs, les incendiaires, ont beau vouloir les excuser en leur disant que l’assassinat, le vol, l’empoisonnement, l’incendie sont les produits nécessaires d’une organisation défectueuse de leur cerveau ou de la société ; - non, répondent les accusés, le crime n’est pas le résultat fatal de notre organisation, « car, si cela était, pourquoi le remords est-il si terrible » ? Non, notre crime n’est pas imputable à la société, nos sommes seuls coupables, car nous n’avons pas lutté contre nos passions avec sincérité . Rassurez-vous, ajoutent les savants déterministes, parricides, assassins, meurtriers, voleurs et escrocs; débarrassez-vous de vos remords : il n’y a pas plus de démérite à être pervers qu’à être bossu ; le vice et la vertu sont des produits comme le sucre et le vitriol. Vous n’êtes pas plus responsables de vos forfaits que de la couleur de vos cheveux. - Non, persistent à répondre les criminels, une voix plus forte que tous les raisonnements nous crie que nous sommes coupables, que notre punition est juste, méritée.

Tel est le singulier dialogue qui est échangé entre les savants déterministes et les malfaiteurs, dont ils prennent la défense. Pendant que des théoriciens par esprit de système refusent de croire à la liberté morale, l’âme d’un criminel nous enseigne que le libre arbitre n’est pas une illusion. Malgré le talent que les défenseurs des criminels déploient pour les faire croire à la fatalité du crime, leurs clients ne peuvent partager cette conviction. Il est possible qu’à l’avenir les criminels montrent plus d’empressement à s’approprier les ingénieuses défenses de MM. Lombroso, Moleschott, Buchner, Despines, etc. Pourquoi, en effet, persisteraient-ils à repousser les moyens d’excuse et de justification qui leur sont proposés ? Mais, jusqu’ici, les magistrats n’ont pas rencontré, dans les défenses des accusés, un écho des doctrines déterministes.

Une seule objection reste à faire dans le système déterministe, pour expliquer cette croyance des criminels à leur responsabilité : cette croyance est une illusion. Illusion bien profonde que celle qui se traduit par des souffrances morales atroces, le suicide, la soif du châtiment ! Il ne suffit pas de dire que cette croyance au libre arbitre est une illusion, il faut expliquer l’origine de cette illusion. Cette illusion, dit d’Holbach, a été créée par les prêtres ; cette hypothèse, répète M. E. Ferri, a été accréditée par les prêtres et les despotes. Spinoza donne une explication moins fantaisiste : l’homme, dit-il, se croit libre parce qu’il ignore la cause de ses actions. Mais le criminel qui a agi par cupidité, vengeance ou toute autre passion, n’ignore pas la cause de son crime; il distingue fort bien le mobile du crime, qui est la cupidité, la vengeance, mobile qu’il a accepté, de la cause de ce crime, qui est sa volonté dépravée, cédant à la passion, alors qu’il aurait dû et qu’il aurait pu y résister.

Donc, qu’on ne dise pas que les jugements rendus par les tribunaux se réduisent à une illusion d’optique ainsi formulée par la Revue de philosophie positive (numéro de septembre-octobre 1880, p. 222) : « Vu les conditions données, j’aurais pu, moi, juge, agir autrement ; donc cet accusé devait agir autrement ». C’est le criminel lui-même, et non le juge, qui dit qu’il aurait pu agir autrement. A moins de vouloir ôter toute valeur au témoignage de la conscience et de tomber dans le scepticisme le plus absolu, comment contester la valeur du témoignage que le criminel donne contre lui-même ?

D’où viendrait au criminel la croyance qu’il a à sa liberté morale ? De l’éducation ? Mais les criminels illettrés croient à leur responsabilité autant que ceux qui sont instruits. De l’intérêt qu’il a à y croire ? Mais il a, au contraire, le plus grand intérêt à ne pas y croire. On dit, non sans raison, que l’homme est sujet à bien des illusions., parce qu’il est porté à croire ce qu’il désire. C’est ainsi que les matérialistes expliquent la croyance à une vie future. Il est si cruel d’être séparé des siens! On désire si vivement les revoir, qu’on finit par transformer ce désir en un espoir, cet espoir en une croyance. « On fait aisément croire aux hommes ce qu’ils désirent, disait La Mettrie; on leur persuade sans peine ce qui flatte leur amour-propre... Ils ont cru qu’un peu de boue organisée pourrait être immortelle. » (Discours préliminaire, p. 1). Mais le criminel croit à une responsabilité qu’il voudrait rejeter, il est forcé de croire ce qu’il ne désire pas, il a tout intérêt à ne pas croire à une responsabilité qui le livre au mépris public, à ses remords et à la justice humaine et divine, et cependant il se sent coupable, il se croit responsable. Si les hommes honnêtes se sentaient seuls responsables, on pourrait se demander si cette croyance ne leur a pas été inspirée par l’orgueil, s’ils n’ont pas voulu s’attribuer le mérite de leur honnêteté. Mais, lorsque les criminels eux-mêmes, qui ont tant d’intérêt à contester leur responsabilité, sont obligés de la reconnaître, n’est-ce pas une preuve que le libre arbitre est un fait et non une illusion ?

Si le criminel se croyait à tort responsable du meurtre, du vol, de l’empoisonnement que la fatalité lui a imposé, pourrait-on imaginer une situation plus horrible ? Quoi ! la fatalité poussera un fils à tuer son père, une femme à empoisonner son mari, un ami à voler son ami ! Cet assassin, cet empoisonneur, ce voleur seront livrés au mépris public, au geôlier et au bourreau, bien qu’ils ne soient pas moralement responsables de leurs crimes ! Bien plus, ces êtres infortunés, victimes de la fatalité, n’auront pas même la consolation de se dire que ce châtiment est immérité : leur conscience leur criera jour et nuit leur indignité, leur culpabilité ; ils se croiront responsables de leurs crimes, alors qu’ils ne le sont pas; ils auront horreur de leur scélératesse, qui n’est cependant qu’apparente, et, après avoir subi la justice des hommes, ils redouteront les effets de la justice divine, ou, pour échapper au remords qui les torture, ils se donneront la mort de leurs propres mains ! Est-il possible que l’humanité soit ainsi le jouet d’une illusion qui fait emprisonner et guillotiner des victimes de la fatalité ? Est-il possible que la nature fasse des criminels malgré leur volonté, comme elle fait des borgnes et des bossus, et qu’elle persuade à ces malheureux, dignes de pitié, qu’ils sont coupables et dignes de mépris ? Peut-on croire que des hommes soient ainsi voués parla fatalité à la prison, à la honte et à l’échafaud ? Si les criminels tuent, volent par atavisme, folie morale, dégénérescence héréditaire, pourquoi la nature, en créant ces monstres, ne les a-t-elle pas débarrassés du remords, en leur enlevant toute conscience, comme aux autres bêtes malfaisantes ?

Voici encore d’autres faits qui viennent prouver la responsabilité morale des criminels. On a dit, et M. Lévy-Brulh le répète dans un article récent de la Revue Bleue (22 novembre 1890), que les criminels restent impassibles en présence du cadavre de leurs victimes et ne donnent aucun signe d’émotion. Cette assertion est contredite par les faits. Ainsi, lorsque le nommé Silvy, jugé, en mai 1889, par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, fut confronté avec le nommé Comte, qu’il avait assassiné deux heures auparavant, le commissaire de police, le garde-champêtre et plusieurs autres témoins constatèrent que ses cheveux se dressèrent « comme les poils d’un chat en colère », qu’ils étaient trempés de sueur, que des gouttes énormes en tombaient, bien qu’on fût en novembre à neuf heures du soir. On objectera peut-être que c’est la peur du châtiment qui lui donnait une si violente émotion. Cependant, même lorsque la condamnation à mort fut prononcée contre lui, on n’observa point sur lui des phénomènes analogues. M. le juge d’instruction Guillot a souvent aussi fait les mêmes constatations. « Lorsque Barré voit sur la table de la morgue les débris du cadavre qu’il a dépecé, ses jambes flageolent, des gouttes de sueur coulent le long de ses joues, son teint devient livide ; il faut le soutenir et il a à peine la force de dire : « Cachez cela, je vous en prie, je ne puis voir ces choses» (Les Prisons de Paris, p. 162). Ces signes de violente émotion ne sont pas toujours constatés, mais on les observe assez souvent pour que les magistrats s’empressent de confronter l’accusé, dès qu’il est arrêté, avec le cadavre de la victime. Cette confrontation est souvent très utile.

Lorsqu’un criminel est arrêté en flagrant délit, on voit une vive indignation se produire contre lui, non seulement chez les victimes du crime, mais encore chez les témoins désintéressés. Cette indignation contre le criminel est quelquefois si forte, qu’elle se traduit par des violences que l’accusé n’ose pas repousser, tant il comprend qu’il mérite la correction qui lui est infligée ; la police est obligée d’intervenir pour le protéger. Or m’objectera peut-être que cette indignation contre le criminel est déterminée par un sentiment bien naturel de sympathie pour la victime, par la vue de la blessure qui lui a été faite. Sans doute, cette pitié pour la souffrance de la victime vient s’ajouter à l’indignation qu’inspire le criminel, mais elle ne se confond pas avec elle. En effet, si un fou vient à tuer un homme, on éprouvera de la pitié pour la victime, sans indignation contre l’auteur de l’homicide que la maladie rend irresponsable. L’indignation qui s’élève contre le criminel suppose chez les témoins la croyance à sa responsabilité morale. On la voit éclater même lorsqu’il ne s’agit que d’une tentative de crime qui n’a causé aucun dommage. Si les témoins croyaient que le crime est le résultat fatal de l’organisation de l’accusé, leur indignation n’éclaterait pas contre lui et ne se traduirait pas par des violences, comme je l’ai constaté quelquefois.

Les parents eux-mêmes de l’accusé ne peuvent s’empêcher de croire à sa responsabilité. Lorsque, par exemple, une mère comparait devant un tribunal pour essayer de justifier un fils coupable, elle s’efforcera de prouver qu’il n’est pas l’auteur du fait délictueux, elle tâchera d’atténuer sa culpabilité et d’implorer l’indulgence du juge ; mais il ne lui viendra pas à la pensée de dire que la faute que son fils a commise doit être attribuée à une force irrésistible. Quand de jeunes prévenus se font condamner pour des actes déshonorants, leurs parents croient si bien à leur responsabilité, que quelquefois ils ne veulent plus les voir et les considèrent comme morts. L’indignation qu’ils éprouvent contre leur fils est si forte, qu’elle tue l’amour paternel; il semble aux parents qu’ils ont perdu leurs enfants le jour où ceux-ci ont perdu l’honneur. C’est parce qu’ils croient à la responsabilité de leurs enfants coupables, que la douleur des parents est si grande, si profonde, qu’aucune autre douleur ne peut lui être comparée, et qu’elle entraîne quelquefois leur mort. Quel est le père qui éprouverait contre son fils une aussi violente indignation, s’il pouvait supposer que la faute qu’ il a commise est le résultat de son organisation cérébrale ou de toute autre circonstance fatale ?

L’indignation que le criminel inspire fait taire quelquefois les sentiments de famille, au point de faire déposer une femme contre son mari, une fille contre son père. Lorsqu’une femme vient reprocher à son mari d’avoir odieusement abusé de sa propre fille, quand celle-ci se résigne à la douleur atroce d’accuser et de faire condamner son père par ses déclarations, toutes les deux, dominées par un sentiment de justice, plus fort que leur amour et plus puissant que le sentiment de leur propre intérêt qui leur conseille le silence, oublient les liens qui les rattachent à l’accusé, pour ne se souvenir que de l’attentat qui a révolté leur conscience et exige une punition. Ces horribles attentats commis par des pères sur leurs enfants ne sont pas rares. A la session de mai 1889, j’ai entendu une honnête mère de famille venant révéler que son mari, petit commerçant à Marseille, avait violé ses deux filles, âgées de quatorze à quinze ans, en avait fait successivement ses maîtresses et avait eu d’elles plusieurs enfants. L’indignation de cette femme contre son mari, lorsqu’elle le surprit au moment où il s’introduisait dans le lit de sa fille, fut si forte. qu’elle était comme folle de douleur et d’indignation. Ne faut-il pas qu’une femme et que ses enfants aient un profond sentiment de la responsabilité de leur mari et de leur père, pour révéler des faits qui entraîneront sa condamnation et imprimeront une tache au nom qu’elles portent ? Quand j’assiste, dans des affaires semblables, à ces dépositions émouvantes qui rappellent et dépassent même souvent les dramatiques scènes d’Oreste et d’Hamlet, je suis toujours saisi par la force du sentiment de justice, qui oblige une fille à révéler contre son père des faits révoltants, qu’elle désirerait taire, à les raconter aux jurés avec une profonde douleur, sans haine et sans colère, mais sous l’empire de la conviction que son père est coupable et mérite la punition que la justice va lui infliger.

On peut encore mentionner, à l’appui du libre arbitre des criminels, l’amendement qui se produit assez souvent dans leur conduite, en prison et après leur sortie de prison. Les réductions de peine et les réhabilitations viennent récompenser les efforts de ceux qui retournent à de bons sentiments. La perspective de la réhabilitation contribue, en effet, beaucoup à l’amendement des condamnés ; le désir de reconquérir l’honneur perdu leur inspire souvent assez d’énergie pour recommencer une vie nouvelle absolument différente de la première.

C’est la croyance à leur libre arbitre qui inspire aux détenus le désir et la force de se corriger. Leur amendement serait impossible, sans cette croyance. Ce n’est pas seulement par la conscience de sa laideur morale que le coupable se relève, ainsi que le pense M. Fouillée. Sans doute, la connaissance de ses défauts est la condition première de toute réforme morale, mais il faut y ajouter la volonté bien arrêtée de s’en corriger, et, pour avoir cette volonté, il faut y croire. Aussi, le directeur des établissements pénitentiaires faisait-il connaître au Congrès de Paris que l’administration cherchait à écarter de l’esprit des détenus toute idée de fatalisme (Archives d’anthropologie criminelle, 1889, p. 573). Le jour où le détenu croirait à la fatalité du crime, à la force irrésistible des passions, sa volonté serait paralysée; il cesserait de lutter contre ses mauvais penchants. A quoi bon, en effet, voudrait-il par des efforts persévérants revenir au travail, à une vie régulière, si ses actes bons ou mauvais ne dépendent pas de lui ? Heureusement les théories déterministes, qui répugnent à la nature humaine, n’ont point encore pénétré dans l’esprit des détenus, et c’est en s’appuyant sur le sentiment de leur responsabilité, que ceux qui ne sont point encore endurcis dans le mal reviennent à de meilleurs sentiments. Voici, à titre d’exemple, une lettre écrite par un détenu à M. Appert qui avait consacré sa vie à la visite des prisonniers : « Vous verrez que vous serez content de moi. Lorsque je voudrai me mettre en colère, je me rappellerai que je serais obligé de vous le dire... Répondez-moi vous-même, parce que je veux conserver vos lettres et les relire souvent, pour me dompter » ;T. III, p. 228). Pour cette œuvre de relèvement, la société doit accepter tous les concours et ne pas négliger surtout l’appui du sentiment religieux, qui est le plus puissant des freins et apprend à l’homme à se dompter.

LES STATISTIQUES CRIMINELLES ET LE LIBRE ARBITRE

On a invoqué contre le libre arbitre les résultats des statistiques criminelles, en prétendant que le nombre des meurtres, des assassinats, des incendies, des empoisonnements, des vols, etc., est 1e même chaque année, et que cette reproduction toujours égale des différentes espèces de crimes est un argument décisif contre la liberté morale. Est-il vrai que les statistiques criminelles présentent une fixité constante et que cette régularité exclut le libre arbitre ? Telle est la double question que je me propose d’examiner. Après avoir fait une étude attentive des comptes rendus du ministère de la justice, après avoir dressé chaque année, pendant assez longtemps, la statistique de mon arrondissement, lorsque j’étais substitut et procureur de la République, je crois pouvoir répondre négativement, en connaissance de cause, aux deux questions que j’ai posées ci-dessus. Je vais essayer de le démontrer.

C’est un savant belge d’un réel mérite, Quetelet, qui a affirmé le premier « la constance avec laquelle les mêmes crimes se reproduisent annuellement, dans le même ordre, et attirent les mêmes peines dans les mêmes proportions.... Il est un budget, dit-il, qu’on paye avec une régularité effrayante, c’est celui des prisons, des bagnes et des échafauds... Il est un tribut que l’homme acquitte avec plus de régularité que celui qu’il doit à la nature ou au trésor de l’état, c’est celui qu’il paye au crime. Triste condition de l’espèce humaine ! Nous pouvons énumérer d’avance combien d’individus souilleront leurs mains du sang de leurs semblables, combien seront faussaires, combien seront empoisonneurs, à peu près comme on peut énumérer d’avance les naissances et les décès, qui doivent se succéder ». Cette affirmation de Quetelet a eu un succès considérable ; elle a été reproduite de confiance par Buckle, Maury, Lombroso, Buchner, J.-Stuart Mill, qui y ont vu une preuve de l’inexistence du libre arbitre. « La reproduction uniforme du crime, dit Buckle, est plus clairement marquée et plus susceptible d’être prédite que ne le sont les lois physiques qui se rattachent à la maladie et à la destruction du corps ». J.-Stuart Mill dit la même chose et prétend que la même régularité s’observe dans les suicides comme dans les crimes. Se fondant sur cette prétendue régularité dans les faits de l’ordre moral, le Dr Buchner affirme aussi que nos actions sont déterminées par des influences et des nécessités physiques qui laissent « bien peu de place, souvent pas du tout, pour la liberté du choix ». Enfin, plus tranchant encore dans ses affirmations, M. Lombroso ne voit plus dans les crimes qu’un phénomène naturel, qui se reproduit avec la même régularité que les autres phénomènes physiques.

Lors même que les statistiques criminelles présenteraient une fixité, qu’elles n’ont pas, faudrait-il en conclure que cette régularité dans le nombre des crimes serait un argument décisif contre le libre arbitre ? Je ne le pense pas. Le nombre des acquittements et des appels ne présente pas de grandes variations, d’une année à l’autre; il ne s’ensuit pas, néanmoins, que, dans une affaire déterminée, le résultat ne pouvait pas être différent, ou que l’appel était nécessaire. Ainsi que l’ont fait judicieusement observer MM Rabier et Fonsegrive, de ce que le nombre de tel genre de crimes serait le même chaque année, on ne pourrait conclure que ce crime serait commis nécessairement par Pierre plutôt que par Paul. « Qu’il doive y avoir tant de meurtres par an, cela ne contraint nullement tel ou tel à commettre un meurtre à tel moment, à tel lieu » (Rabier). En d’autres termes, « de ce que le crime est déterminé, dit M. Fonsegrive, il ne s’ensuit pas que le criminel le soit ». Lors même que le nombre des meurtres, des vols, des faux serait le même chaque année, il ne s’ensuit pas qu’il y a une nécessité pour tel ou tel individu de devenir meurtrier, voleur ou faussaire. Aussi, Quetelet se gardait-il bien de conclure de la régularité dans le nombre des crimes à la négation du libre arbitre. Il reconnaissait, au contraire, que les individus pris isolément échappent à toutes nos conjectures, que le libre arbitre exerce une action très sensible pour l’individu, mais que cette action est beaucoup moins appréciable sur le corps social « où toutes les particularités individuelles viennent en quelque sorte se neutraliser et s’éteindre ». Guerry avait soin de faire aussi cette distinction entre les faits de l’ordre moral considérés dans les masses et les mêmes faits par rapport à tel ou tel individu. M. de Candolle, à son tour, me parait avoir très bien démontré que les généralités déduites des statistiques ne sont nullement contraires au libre arbitre. « Dans une grande ville, dit-il, la proportion des lettres mises à la poste sans adresse est à peu près constante d’année en année. Y a-t-il une nécessité pour certains individus de ne pas mettr des adresses ?... Chacun est parfaitement libre, jusqu’au 31 décembre à minuit, de mettre ou de ne pas mettre des adresses à ses lettres. Mais la proportion des étourdis qui oublient les adresses n’est pas de nature à changer sensiblement d’une année à l’autre. Cet exemple avait déjà été cité par Ampère le physicien, pour prouver que les actions humaines, quand on opère sur de grands nombres, peuvent offrir une certaine base au calcul de probabilité, sans qu’on soit en droit de douter de la liberté.

Mais, ce qui est encore plus décisif, la régularité, qui a été affirmée dans le nombre des crimes, ne résulte point des statistiques criminelles, surtout lorsqu’on examine deux périodes un peu éloignées… J’ai montré précédemment que la part proportionnelle prise par les deux sexes, dans l’accomplissement des crimes, ne reste pas toujours la même; qu’elle a changé depuis cinquante ans ; que la part proportionnelle des hommes a augmenté et que celle des femmes a diminué… D’une manière générale, il est impossible de n’être pas frappé et inquiété de la marche progressive de la criminalité de 1838 à 1881. Dans cet espace de temps, le nombre des accusés et prévenus jugés à la requête du ministère public a presque doublé… Il ressort aussi des statistiques que depuis cinquante ans le nombre des crimes inspirés par la cupidité a beaucoup augmenté...

Je ne sais si je m’abuse, mais je crois avoir démontré : 1° par le raisonnement, que la régularité mathématique du nombre des crimes et des suicides, si elle existait, se concilierait parfaitement avec le libre arbitre ; 2° par les faits, que cette fixité n’existe pas. Par suite de cette double démonstration, il me semble que je puis conclure que l’objection tirée des statistiques criminelles contre le libre arbitre repose sur une double erreur de fait et de raisonnement. Il en est de cette objection comme de tant d’autres qui sont faites contre le libre arbitre ; de loin, elle est spécieuse, elle s’appuie sur l’autorité de savants d’un grand mérite; examinée de près, elle disparaît devant la réalité.

LA PRÉVISION DES ACTIONS HUMAINES

Il en est de même de l’argument tiré contre le libre arbitre de la possibilité de prévoir la conduite d’un homme par ses antécédents. Il est vrai que le passé d’un homme fait prévoir, dans une certaine mesure, sa con­duite future; quoi d’étonnant à cela ? Le passé n’est-il pas l’œuvre personnelle de l’homme, et n’est-il pas juste que ce passé, en créant des habitudes, lui donne une tendance à répéter les actes déjà accomplis ? Lors même qu’on pourrait toujours prévoir la conduite d’un homme par ses antécédents, cette prévision ne prouverait pas l’inexistence du libre arbitre, puisque les habitudes qui constituent les antécédents auraient été librement contractées. Il ne faudrait voir dans cette dépendance de l’avenir à l’égard du passé que la force de l’habitude.

Sans doute, le plus souvent, l’homme est, dans son âge mûr, ce qu’il a été dans sa jeunesse ; il récolte alors ce qu’il a semé. Mais, si nos prévisions sur la conduite future d’un homme, basées sur ses antécédents, se réalisent souvent, que de fois aussi elles sont démenties par l’événement ! Tous les jours des maîtres, des commerçants sont volés par des domestiques, des employés ; les auraient-ils gardés, s’ils les avaient crus capables de vol ? Les prévenus d’abus de confiance n’ont-ils pas trompé la confiance qui leur était accordée ? Est-ce que les maris qui sont trompés par leurs femmes soupçonnaient leur inconduite ?

Que de fois les magistrats ont à juger des hommes coupables d’un crime grave, qui jure complètement avec leurs antécédents ! Quelquefois. j’ai vu des accusés convaincus d’un crime, alors que tous ceux qui les connaissaient les en croyaient incapables, et ne revenaient pas de leur étonnement. Il se produit chez les hommes des changements surprenants soit en bien, soit en mal. Tel homme, après longues années d’une vie irréprochable, sous l’influence d’une passion qui viendra éclater en lui et qu’il n’aura pas combattue, commettra un crime que son passé ne faisait pas prévoir. La fille Boyer s’était bien conduite pendant qu’elle était en pension : elle avait même songé sérieusement a se faire religieuse, et cependant, deux ans après, sous l’empire de la jalousie et de la dépravation rapide qui résulte de la débauche, elle aidait son amant à tuer sa mère, à dépecer le cadavre, et avait des relations intimes avec son complice à côté du corps de sa mère ; tant la débauche change en peu de temps le caractère de la femme. J’ai vu aussi condamner pour empoisonnement sur son mari une jeune femme qui avait obtenu, quelques années auparavant, un prix de vertu. En sens inverse, j’ai vu des condamnés revenir au bien, d’anciens escrocs devenir des caissiers fidèles, des jeunes gens condamnés pour attentats aux mœurs se marier plus tard et faire d’excellents pères de famille. Lorsqu’on fait partie de la Chambre d’accusation qui statue sur les réhabilitations, rien n’est plus intéressant que de voir des hommes autrefois condamnés, devenus de bons citoyens, laborieux et honnêtes.

Tous ces faits me permettent d’affirmer qu’il y a une part d’imprévu dans la vie de chaque homme, et qu’il n’est pas toujours possible de prévoir l’avenir par le passé. Le caractère et la conduite ne sont pas invariables ; ils changent assez souvent, soit en bien, soit en mal. Suivant l’observation très juste de la Rochefoucauld, l’homme diffère souvent autant de lui-même que des autres. Tel homme que vous avez connu laborieux, économe, vous le retrouvez, quelques années plus tard, paresseux et prodigue ; tel autre qui a été, dans sa jeunesse, débauché, devient plus tard un homme austère. Quelquefois, ces changements de caractère se succèdent à de courts intervalles : « Certains hommes, dit Sénèque, sont tour à tour Vatinius et Caton : tout à l’heure, ils ne trouvaient pas Curius assez austère, Fabricius assez pauvre, Tubéron assez frugal, assez simple dans ses besoins ; maintenant, ils luttent d’opulence avec Lucinius, de gourmandise avec Apicius, de mollesse avec Mécène ».

Pour exprimer le changement imprévu qui se produit quelquefois chez un homme, on a l’habitude de dire : c’est un autre hommes ! Ces changements de conduite, de caractère ne trouvent pas toujours leur explication dans les antécédents. « Quelques hommes, dit La Bruyère, dans le cours de leur vie, sont si différents d’eux-mêmes par le cœur et par l’esprit, qu’on est sûr de se méprendre, si l’on en juge seulement par ce qui a paru d’eux dans leur première jeunesse ». Est-ce que la jeunesse de saint Augustin faisait prévoir sa conversion Qui aurait cru que le traducteur d’Anacréon deviendrait l’abbé de Rancé, réformateur de la Trappe, etc.? L’homme est capable de renouvellement moral; un homme nouveau peut surgir du vieil homme.

J’ai terminé l’examen des faits tirés de l’expérience judiciaire, qui me paraissent prouver le libre arbitre. Je sais que les philosophes et les savants ont fait beaucoup d’autres objections contre la liberté morale. Ces objections sont sérieuses ; leurs raisonnements sont ingénieux, embarrassants même quelquefois. Il n’est, en effet, pas toujours facile de concilier le libre arbitre avec le déterminisme de la nature ou la prescience divine. Mais, qu’importe que cette conciliation, possible à mon sens, soit difficile ou même impossible si l’on veut, lorsque le libre arbitre est un fait d’expérience, attesté par les criminels eux-mêmes qui ont intérêt à le nier ? Est-ce qu’il est scientifique de nier un fait, parce qu’il est mystérieux ? Est-ce qu’il est philosophique de le rejeter, parce que l’explication en est difficile ? Ne sommes-nous pas entourés de faits mystérieux ? Que de choses existent, dont nous ne pouvons donner l’explication !

Est-ce qu’un raisonnement peut prévaloir contre un fait ? Oui, disent les déterministes, nous rejetons le libre arbitre parce que le raisonnement nous conduit à cette négation. Frédéric II dans sa réponse à Voltaire disait : « Je fonde mon système sur ce qu’on ne doit pas renoncer volontairement aux connaissances qu’on peut acquérir par le raisonnement ». - Convaincu que Dieu fait tout et que l’homme n’est que l’instrument de Dieu, il en tire la conséquence que l’homme n’est pas libre. - M- le Dr Herzen se déclare aussi contre le libre arbitre, parce que cette négation résulte, comme une conséquence logique, de sa théorie scientifique . D’autres savants matérialistes rejettent le libre arbitre parce qu’ils ne peuvent le comprendre, et, en effet, si l’âme est niée, le libre arbitre est incompréhensible. Ce n’est donc pas parce que la preuve directe de la liberté morale fait défaut, que cette liberté est niée, c’est parce que des raisonnements, inspirés par un système métaphysique ou par une hypothèse scientifique, font rejeter cette croyance.

Qu’importe que par une série de raisonnements on cherche à prouver que le libre arbitre ne doit pas exister, si nous le sentons en nous-mêmes, si nous le voyons en action chez les autres, si c’est un fait attesté par ceux-là même qui ont intérêt à le nier. Vous dites que la science, votre science, ne peut pas le concilier avec d’autres vérités- Mais, lorsqu’ une vérité est bien établie par des preuves directes, expérimentales, il n’est pas scientifique d’en douter parce qu’elle s’accorde difficilement avec une autre vérité. C’est ce que Descartes, Newton et Bossuet ont répondu à ceux qui voulaient douter du libre arbitre et le faire rejeter parce qu’il ne se concilie pas avec la prescience divine. « Nous sommes tellement assurés de la liberté, dit Descartes, qu’il n’y a rien que nous connaissions plus clairement ; de façon que la toute-puissance de Dieu ne doit point empêcher de la croire. Car nous aurions tort de douter de ce que nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être en nous, pour ce que nous ne comprenons pas une autre chose que nous savons être incompréhensible de sa nature ». La difficulté d’accorder la liberté de nos actions avec la prescience éternelle de Dieu n’arrêtait point Newton, parce qu’il ne s’engageait pas dans ce labyrinthe ; « la liberté une fois établie, ce n’est pas à nous à déterminer comment Dieu prévoit ce que nous ferons librement ». « Tenons donc, dit à son tour Bossuet, ces deux vérités pour indubitables, sans en pouvoir jamais être détournés par la peine que nous aurons à les concilier ensemble... Deux vérités peuvent être claires à notre esprit lors même qu’il ne peut pas les concilier ensemble ». Cette règle que Descartes, Newton, Bossuet recommandent, est perdue de vue par les déterministes qui, sur de simples raisonnements, sur des difficultés de conciliation qui embarrassent l’esprit, rejettent le libre arbitre.

En admettant que le libre arbitre soit difficile à expliquer, ce que je ne crois pas, il reste toujours comme un fait; il n’est point « hors des limites de l’expérience possible », comme le dit M. Lévy-Bruhl ; c’est au contraire un fait d’expérience judiciaire en même temps qu’un fait d’expérience interne. Le fait peut être mystérieux, mais il est indiscutable.

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Claude Bernard(Discours à l’Académie française) : L’acte rationnellement libre est l’acte le plus mystérieux de l’économie animale et peut-être de la nature entière.

Malgré les mystères qui l’enveloppent, Claude Bernard n’a jamais contesté le fait.

Signe de fin