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LA DÉMENCE
ET LA RESPONSABILITÉ PÉNALE
( suivant la science rationnelle )

par J.Ortolan «  éléments de droit pénal »
(4e éd., 1875)

Les développements ci-dessous reproduits sont dépassés
d’un point de vue médical,en raison des progrès de la psychiatrie.
Mais ils demeurent très riches d’un point de vue juridique,
du fait de la finesse de l’analyse.

Altérations des facultés de l’âme
quant à leur influence sur les conditions de l’imputabilité et de la culpabilité

 

302. - Le développement graduel des facultés de l’âme ne se produit pas toujours en l’homme régulièrement, ou bien, une fois produit, ne se maintient pas toujours intact. La loi assignée à chaque être dans la création semble dévier quelques fois de son cours ordinaire. Sous l’empire de causes tenant elles-mêmes à des lois plus générales, bien qu’ignorées, des irrégularités, des accidents se présentent. Par combien de points des facultés de l’âme ne sont-elles pas susceptibles d’avorter, de s’affaiblir ou de se désordonner ! Combien de variété dans les causes, dans les effets, dans le degré de semblables altérations !

Le criminaliste ne peut plus se borner ici aux enseignements de la psychologie et de la physiologie, qui font leur étude, l’une de l’âme, et l’autre de la vie, à l’état normal ; il lui faut recourir à ceux de la médecine légale ou judiciaire, qui étudie dans l’homme les défectuosités ou les altérations dont il peut être frappé [on parle aujourd’hui de psychiatrie].

303. - Est-ce à dire que la loi pénale doive entrer dans les détails, énumérer les diverses altérations mentales, au risque d’en omettre plusieurs, suivre en cela la médecine légale, s’égarer ou se mettre en la bonne voie avec elle, donnant un caractère légal à des termes techniques variables et différemment entendus ? Non, évidemment. Le législateur ne peut procéder ainsi. Il doit poser une règle générale, prise au point de vue exclusif du droit, qui puisse comprendre tous les cas. Ce sera ensuite à la jurisprudence à en faire, dans chaque cause, l’application.

304. - Cette règle générale est facile à asseoir : il suffit de se reporter au rôle que joue dans les conditions de l’imputabilité et de la culpabilité chacune des facultés de l’âme dont nous avons déjà donné l’analyse, et, suivant l’effet produit par la maladie mentale sur l’une ou sur l’autre de ces facultés, de tirer la conclusion.

305. - Toutes ces sortes de maladies, en effet, n’atteignent pas de la même manière le moral humain. Si on les observe avec sagacité et avec le secours de l’analyse, on parvient à distinguer que c’est tantôt la raison morale, ou, en d’autres termes, la connaissance du juste et de l’injuste, tantôt la liberté, quelquefois les autres parties de l’intelligence, ou bien la sensibilité, qui se trouvent principalement affectées, soit ensemble, soit séparément, quoique, à vrai dire, il y ait toujours inévitablement plus d’un lien psychologique de l’une et de l’autre, parce que le scalpel de la science ne peut pas faire que le moral de l’homme cesse d’être un tout.

306. - Si donc, par suite d’une de ces affections mentales, l’agent s’est trouvé entièrement privé, dans son acte, soit de la raison morale, soit de la liberté, il n’y a pas d’imputabilité.

Si ces deux facultés, sans être détruites, ont été amoindries dans leur exercice, ou bien s’il n’y a eu d’affectées principalement que les autres parties de l’intelligence, ou même la sensibilité, agent provocateur de notre activité, l’imputabilité reste, mais la culpabilité diminue ; et cette diminution offrira du plus du moins, selon le degré de l’altération.

307. - Enfin il est même possible, dans ce dernier cas, que, les conditions de l’imputabilité subsistant toujours, la culpabilité s’abaisse tellement qu’elle ne comporte plus l’application d’une peine publique, et qu’il ne reste à la charge de l’agent d’autre obligation que celle de réparer le préjudice par lui causé. Il y a alors culpabilité civile, et non culpabilité pénale.

308. - On voit par là que ce qu’il importe de savoir pour l’application du droit, ce n’est pas précisément si l’agent avait, au moment de l’acte, telle ou telle maladie mentale, mais plutôt quel a été l’effet produit par la maladie sur ses facultés. L’agent a-t-il agi ayant sa raison morale, ou, en termes plus simples, connaissance du bien et du mal ? A-t-il agi ayant sa liberté morale ? Ces deux facultés, quoique existant en lui, n’ont-elles pas été l’une ou l’autre, amoindries dans l’exercice qu’il a pu en faire ? N’y avait-il pas quelque affaiblissement ou quelque désordre daim les autres parties de son intelligence, ou bien dans sa sensibilité ? Et quelles étaient la nature et l’étendue de ces affaiblissements ou de ses désordres ? Voilà les questions de fait à poser et résoudre, afin d’en déduire les conséquences de droit.

309. - On voit aussi qu’il ne suffirait pas de faire cet examen par rapport à la tenue, à la conduite de l’agent en général ; il faut le faire particulièrement, dans l’acte même objet des poursuites, et par rapport à cet acte : sans oublier l’observation, déjà émise au sujet de l’âge (n° 289), qu’il y a des délits plus ou moins simples les uns que les autres, dans lesquels la violation du droit a pu être plus ou moins facilement appréciable par l’agent.

310. - Mais, pour être à même de répondre, dans chaque cas particulier, à ces diverses questions, on conçoit qu’il faille un ensemble de connaissances expérimentales et une habitude d’observation qui ne s’acquièrent que dans une pratique spéciale.

De telle sorte que, bien que ce soit au juge de la culpabilité à prononcer en définitive suivant sa propre conviction, ce juge, le plus souvent, a besoin, pour former cette conviction, de recourir aux lumières des gens de l’art. C’est ici, c’est-à-dire dans la jurisprudence pratique, que la médecine judiciaire intervient en auxiliaire presque obligé. C’est ici, c’est-à-dire comme moyens d’arriver à l’appréciation, en fait, de l’état de l’agent dans chaque affaire, que se placent avec profit les travaux de la science médicale sur les différentes maladies mentales, la distinction de ces maladies en classifications diverses, les observations générales dont chacune de ces classifications peut être susceptible : saut à réduire toujours, pour le juge, la conclusion aux points que nous avons signalés : à savoir, l’état soit de la raison morale, soit de la liberté, soit des autres parties de l’intelligence, soit de la sensibilité de l’agent, dans l’acte poursuivi.

En somme, le principe de droit, en semblable matière, est simple et bien arrêté : ce qu’il y a de douteux et de difficile à vérifier, dans chaque cause, c’est le point de fait.

311. - Les médecins légistes font observer que, parmi les défectuosités ou les perturbations affectant les facultés de l’âme, les unes sont innées, congénitales, c’est-à-dire apportées par l’homme dès sa naissance, tandis que d’autres ne surviennent qu’après coup. Innées ou postérieurement survenues, la distinction est utile sans doute pour la constatation et pour l’appréciation en fait de ces affections ; mais elle ne change rien au principe de droit sur l’imputabilité et sur la culpabilité.

312. - Ils font également cette distinction, que les unes constituent, par elles-mêmes, un état principal, une sorte particulière de maladie, tandis que d’autres, comme par exemple le délire occasionné par certaines fièvres, ne sont que le résultat accessoire, l’indice, le symptôme de quelque autre maladie ou affection principale. Mais, importante en fait, cette distinction ne change rien non plus au principe de droit, puisqu’il suffit que l’absence ou la perturbation des facultés ait existé au moment de l’acte pour qu’elle produise son effet en ce qui concerne la question d’imputabilité et de culpabilité.

313. - Enfin nous en dirons autant de cette autre observation médicale, que, parmi les affections mentales, il en est qui se présentent avec le caractère de l’absence, de l’affaiblissement, de l’atonie des facultés, tandis que d’autres offrent celui d’une perturbation, d’un dérangement, d’un désordre ; impuissance dans un cas, perversion dans l’autre ; sauf les différences de fait, quant à notre question de droit, la conclusion est la même.

314. - La langue de la médecine judiciaire ne paraît pas encore bien arrêtée, bien concordante entre les auteurs, quant à la dénomination de ces diverses affections. Les mots de folie, d’aliénation mentale, ont une certaine généralité peu déterminée.

Mais, si nous entrons dans les distinctions de détail, nous mettrons à part, dès l’abord, comme peu susceptibles de difficultés au point de vue du droit, les quatre cas principaux que la médecine qualifie des noms d’idiotie (ou idiotisme), imbécillité, démence ou manie. En faisant observer, toutefois, qu’il faut bien se garder d’entendre ces expressions ainsi employées comme elles peuvent être entendues vulgairement dans la conversation ou même dans quelques textes de loi. Elles ont, en médecine légale, une valeur technique et consacrée.

Les deux premières, l’idiotisme et l’imbécillité, désignent un état d’avortement des facultés intellectuelles et morales, total dans l’idiotisme, moins complet et susceptible de degrés divers dans l’imbécillité. La troisième, la démence, désigne un état d’épuisement ou d’affaiblissement plus ou moins étendu de ces mêmes facultés. Qui dit avortement dit un état inné : l’idiot, l’imbécile ont toujours été tels. Qui dit épuisement, affaiblissement, dit un état survenu après coup : l’homme en démence a joui de ses facultés mentales ; mais des maladies énervantes, des excès qui épuisent, ou d’autres causes analogues, quelquefois le seul effet de la vieillesse, les ont annihilées ou presque éteintes en lui. Ce sont trois affections mentales qui procèdent par impuissance, par atonie On voit que le mot démence, dans cette acception médicale, est bien loin d’avoir le sens général dans lequel nous sommes habitués à l’employer communément.

Quant à la quatrième de ces expressions, la manie, elle désigne un état général de désordre, de perturbation des facultés, étendu à toute sorte d’objets, procédant non par atonie, par affaiblissement, mais par excitation, par perversion : délire variable, multitude d’idées fausses et incohérentes, illusions des sens, hallucinations, et quelquefois raisonnement apparent, assis et conduit avec beaucoup de suite sur ces bases mensongères ou extravagantes.

315. - Nous disons qu’en droit ces quatre cas principaux ne souffrent pas de difficultés, et ne demandent pas qu’on y insiste : dans l’idiotie, dans la démence complète, dans la manie, il n’y a pas d’imputabilité.

Quant à l’imbécillité et quant à la démence incomplète, comme elles peuvent offrir du plus ou du moins, la conséquence de droit n’est pas absolue, elle dépendra de l’étendue de l’altération des facultés : il sera possible, à la rigueur, suivant le degré de ces affections et suivant les circonstances, qu’on doive juger que dans tel cas donné l’imputabilité reste ; mais la culpabilité en sera toujours considérablement diminuée, ou même réduite aux seules conséquences civiles pour la réparation du dommage.

316. - Nous n’insisterons pas non plus sur les cas de délire, d’absence de la raison, d’entraînements irrésistibles, et quelque- fois d’actes machinaux, produits occasionnellement dans certaines maladies, telles que la rage, la fièvre cérébrale, l’épilepsie, la catalepsie, l’hypocondrie et autres semblables. Le fait une fois constaté, s’il y a eu absence soit de la raison morale, soit de la liberté, il n’y a pas d’imputabilité.

Mais il pourrait se faire que, sans aller jusque-là, la maladie n’eût occasionné qu’une irritabilité, qu’une susceptibilité extrêmes, désordre qui porterait principalement non sur la raison morale ni sur la liberté, mais sur la sensibilité, et qui dès lors laisserait subsister l’imputabilité, en se bornant à diminuer la culpabilité.

317. - La grossesse se range dans la catégorie de ces états anormaux qui peuvent amener occasionnellement un dérangement des facultés, quelques sollicitations instinctives, quelques penchants difficiles à combattre vers des actes susceptibles d’être incriminés. La conséquence de droit est toujours la même : pas d’imputabilité s’il y a en absence soit de la raison morale, soit de la liberté ; diminution de la culpabilité si ces facultés n’ont été qu’amoindries dans leur exercice par le désordre, par la perversion de la sensibilité.

Néanmoins, tout en constatant qu’il s’en est vu des exemples, les médecins légistes s’accordent à reconnaître qu’on doit se montrer fort difficile pour admettre la réalité de ces prétendues sollicitations irrésistibles produites par l’état de grossesse, à moins que d’autres indices d’aliénation ou de désordre mental ne viennent s’y joindre.

318. - Nous parlerons des actes commis durant le sommeil, en état de somnambulisme, seulement parce que, sur la foi d’anciennes distinctions faites jadis par certains criminalistes, il s’est trouvé encore des écrivains modernes pour dire que de tels actes tomberaient sous le coup de la loi pénale s’il était prouvé qu’ils fussent la conséquence de préoccupations, d’inimitiés ou de passions antérieures, en quelque sorte l’exécution de pensées ou de projets conçus en état de veille et réalisés durant le sommeil : opinion que nous considérons comme n’étant pas même soutenable en droit. En effet, les pensées, les simples projets de la veille échappent par eux-mêmes à l’action pénale ; et quant à la réalisation durant le sommeil, comment pourrait-elle être imputable, étant faite dans un état où l’homme n’a pas la conscience de lui-même et ne dirige pas volontairement l’exercice de ses facultés ? L’hypothèse est, du reste, d’une rareté telle, qu’elle est au fond peu sérieuse pour la pratique.

319. - Les trois cas suivants : la monomanie, l’ivresse et le surdi-mutisme présentent, quant à la question de droit elle-même, matière à un peu plus d’hésitation, et doivent attirer particulièrement l’attention du criminaliste.

320. - Il peut se faire que le désordre, la perversion des facultés, au lieu d’être général, comme dans la manie, ne paraisse exister que relativement à certains points ou à un seul, ne se manifeste qu’à l’occasion de quelques idées dominantes ou même d’une seule ; de telle sorte, qu’en dehors de ce point ou de cette idée, il semble que l’homme conserve et exerce régulièrement la plénitude de ses facultés : il est dit alors monomane, et cette sorte d’aliénation mentale, monomanie. On sent déjà combien augmente, en pareille situation, pour le médecin légiste et pour le juge, la difficulté de vérifier le désordre réel des facultés et la part que ce désordre a pu avoir dans l’acte poursuivi. Toutefois ce ne sont là que des difficultés dans l’appréciation du fait ; car, supposez constatées la monomanie et son influence dans l’acte poursuivi, la conclusion légale ira de soi.

Mais s’il arrive que l’idée dominante et exclusive soit précisément celle du crime lui-même, et que, hors ce crime, toutes les facultés paraissent fonctionner à l’état normal ; s’il arrive que, poussé comme par une force intérieure, par des visions, par des hallucinations, vers le meurtre, vers l’incendie, vers le vol à commettre, cet homme conserve cependant sa raison morale, qui lui montre l’horreur d’un tel fait et qui tend à l’en détourner ; s’il arrive qu’il s’établisse alors une lutte terrible et secrète entre la raison qui s’oppose et l’impulsion fatale et pervertie qui revient, qui obsède, qui opprime, qui subjugue : si, dans cette lutte, la liberté est détruite, la raison succombe, et qu’après qu’elle ait succombé il semble qu’elle se fasse complice elle-même de l’action et qu’elle aide, avec toutes les facultés de l’intelligence, à la préparer, à en assurer le succès et à l’exécuter : combien plus grande n’est pas la difficulté !

Nous, n’hésitons pas cependant à dire, en droit, que, si un pareil étal est constaté d’une manière certaine, l’imputabilité s’évanouit, non pour absence de raison morale, si l’on veut, mais pour absence de liberté. Seulement, dans la jurisprudence pratique, tandis que les médecins légistes, entraînés par leurs préoccupations professionnelles, se montreront peut-être enclins à voir facilement des indices de semblables affections, nous voulons que le juge de la culpabilité y apporte, au contraire, une extrême réserve, de peur d’ouvrir la porte à l’impunité du crime, sous prétexte d’obsessions maladives et d’asservissement de la liberté, là où il n’y aura eu que les obsessions du vice et les perversités de la passion.

321. - Bien différent des cas qui précèdent est, en droit, celui de l’ivresse, et les motifs de la différence tiennent, non pas à ce que le trouble des facultés est ici passager, se dissipant au bout d’un certain temps, douze ou quinze heures au plus, mais bien à ce que, d’une part la cause en est communément volontaire, pour ainsi dire à la disposition de l’homme et reprochable en elle-même ; tandis que, d’autre part, le trouble n’est pas tel ordinairement qu’il détruise en entier l’usage de la raison et de la liberté ; il offre, au contraire, une multitude de degrés divers dans lesquels l’exercice de ces facultés, quoique plus ou moins altéré, continue de subsister. Le criminaliste a donc à examiner, à la fois, la cause et le degré de l’ivresse.

322. - 1° L’ivresse est-elle accidentelle, sans la volonté ni la faute de l’agent : il aura été enivré à son insu par le fait malintentionné d’un tiers, par des substances ou par des vapeurs dont il ne se défiait pas, peut-être en élaborant ces substances, en travaillant au milieu de ces vapeurs ? Nous rentrons dans la règle commune :

- l’ivresse complète, c’est-à-dire celle qui détruit en entier l’usage de la raison et la direction de la liberté, détruit par cela même toute imputabilité ;

- l’ivresse partielle, c’est-à-dire celle qui laisse subsister cet usage, quoique plus ou moins altéré, diminue plus ou moins la culpabilité, suivant le degré de l’altération.

323. – 2° L’ivresse est-elle provenue de la faute de l’agent : imprudence, laisser-aller, intempérance occasionnelle en dehors de ses habitudes, ou bien intempérance habituelle, vice permanent d’ivrognerie ? Même dans ce cas, si l’ivresse est complète, nous ne croyons pas qu’aux yeux de la science rationnelle il puisse y avoir imputabilité pour les délits que constitueraient les faits commis durant une telle ivresse : comment en serait-il ainsi, puisqu’il n’y avait dans ces faits ni usage de la raison ni direction de la liberté ?

Mais, dira-t-on, le fait seul de l’ivresse en cas pareil, surtout de l’ivresse par habitude, est coupable ; l’ivrogne n’ignore pas l’état où il se met par ces sortes d’excès et la nature dangereuse des actes auxquels il peut alors se trouver matériellement entraîné. D’accord : il est incontestable que le fait d’ivresse lui est imputable ; qu’il est en faute plus ou moins grave à l’égard de ce fait; que cette faute, ne consistât-elle qu’en une simple imprudence, qu’en une intempérance occasionnelle, à plus forte raison si elle provient d’un vice habituel, suffit pour l’obliger à réparer le préjudice même involontaire qui en a été la suite, car il n’en faut pas davantage pour la culpabilité civile.

Il y a plus : la loi pénale peut frapper cette faute d’une peine publique, en érigeant le fait d’ivresse, surtout celui d’ivresse habituelle, en un délit sui generis, dont la pénalité pourra être aggravée en considération des suites plus on moins préjudiciables que ce délit aura eues. Mais notez bien que dans tous ces cas ce sera au fait d’ivresse, ce sera au délit d’ivresse plus ou moins aggravé que s’appliqueront l’imputabilité, la culpabilité civile ou pénale, et non pas au crime ou au délit que pourraient constituer par eux-mêmes les faits produits en pareil état.

Quant à l’ivresse partielle, qui n’empêche pas l’imputabilité du crime ou du délit, il se présente, en ce qui concerne la mesure de la culpabilité, deux éléments contradictoires dont il faut également tenir compte : d’une part l’altération des facultés, élément incontestable d’atténuation ; mais d’un autre côté le vice, l’immoralité de la cause d’où est provenue cette altération, c’est-à-dire de l’intempérance, de l’habitude d’ivresse, élément non moins incontestable d’aggravation. Le juge de la culpabilité devra peser et balancer dans la juste proportion qui reviendra à chacun d’eux ces deux éléments opposés, de même qu’il doit le faire pour toutes les autres nuances des faits, de manière à en faire sortir en définitive cette appréciation de la culpabilité individuelle qu’il est chargé de faire dans chaque cause. On conçoit que c’est ici que viendront se placer dans la balance le plus ou moins d’altération des facultés, l’imprudence ou l’intempérance plus ou moins grande, le vice plus ou moins prononcé, et toutes les autres circonstances. On conçoit aussi que lorsqu’il s’agira d’un grand crime, l’élément d’atténuation résultant de l’altération des facultés prendra comparativement bien plus de poids que l’élément d’aggravation tiré uniquement de l’immoralité de l’ivresse ; tandis que le contraire aura lieu lorsqu’il s’agira de délits légers, surtout de ceux qui sont connus pour être une suite ordinaire de semblables excès.

324. - 3° Enfin, l’ivresse est-elle volontaire, et l’agent se l’est-il  donnée, à dessein, précisément pour s’exciter à commettre le crime ou le délit, pour faire taire les derniers remords de sa conscience ? Complète ou partielle, peu importe, elle n’a été pour le coupable qu’un moyen, en quelque sorte un instrument d’exécution ; l’imputabilité reste et la culpabilité ne peut dans la plupart des cas que s’en aggraver. Tout le monde est d’accord là-dessus.

325. - Mais, de ce que la science rationnelle reconnaît que l’ivresse peut quelquefois être une cause de non-imputabilité ou de diminution de la culpabilité, faut-il en conclure que la loi doive textuellement la faire figurer au nombre de ces causes, et décréter pour ainsi dire un brevet législatif d’indulgence ou d’impunité en faveur de l’intempérance ? Il n’est pas difficile de voir le danger qu’il pourrait y avoir à procéder de cette façon. C’est donc à la jurisprudence pratique, dans chaque appréciation qu’elle est chargée de faire, qu’il faut laisser le soin d’appliquer les principes rationnels ; quant à la loi positive, il suffira qu’elle n’y fasse point obstacle.

Du reste, la facilité qu’il y a de simuler l’ivresse ou d’en exagérer l’apparence, le peu de durée de cette affection, l’absence de trace une fois qu’elle est passée, la difficulté même pour le médecin légiste de constater quelle en a été la réalité ou l’étendue, sont autant de motifs pour se montrer plus circonspect encore dans la pratique des affaires à accueillir un semblable moyen de défense.

326. - Des décisions analogues, quoique avec quelque diversité de détail, s’appliqueraient aux troubles produits par certaines substances aphrodisiaques ou vénéneuses, telles que le phosphore, la poudre de cantharides, l’opium, le haschich ou autres semblables, parce qu’il pourrait se faire également que l’agent eût été jeté dans ces sortes de troubles soit par accident, soit par d’intempérance occasionnelle on habituelle, soit volontairement et à coupable dessein.

327. - La dernière hypothèse dont nous traiterons est celle du surdi-mutisme (ou surdi-mutité). Privé dès sa naissance du sens de l’ouïe, au milieu de ses semblables sans jamais les entendre, le sourd-muet nous donne quelque idée de ce que serait l’homme sans la sociabilité. La parole lui manque, non qu’il soit muet, comme semble le dire inexactement l’expression de sourd-muet, mais par cela seul qu’il est sourd de naissance ; il ne parle pas, il pousse des cris comme les animaux ; ses facultés intellectuelles ne se développent qu’imparfaitement ; l’homme social disparaît en partie, par conséquent les idées de relation, la notion du juste ou de l’injuste, en un mot l’homme moral.

Cependant cette séparation n’est pas complète ; d’autres moyens de communication lui restent ; le secours des autres sens, les yeux surtout, les gestes, des procédés ingénieux, des soins assidus suppléent plus ou moins à l’absence de la parole, on sait tout ce que peut à cet égard une éducation savante ; et les éducations inférieures, quoique moins efficaces, ne restent pas sans effet. Il y a donc entre les sourds-muets de grandes inégalités intellectuelles, sans compter la diversité des actions, dont la criminalité peut avoir été plus ou moins facilement appréciée par eux ; d’où la conclusion, pour notre science rationnelle, que le surdi-mutisme fait naître, à peu près comme certaine période de la minorité, une question de doute, et qu’il y aurait pour la loi pénale quelque chose d’analogue à faire.

Le sourd-muet a-t-il agi ou non avec discernement ? Question à poser toujours. S’il n’y a pas eu discernement, il doit être acquitté, sauf la possibilité d’ordonner à son égard certaines mesures d’éducation et de correction bienfaisante. S’il y a eu discernement il est punissable, mais avec un abaissement et une modification de pénalité appropriés à son état. Sans doute, à l’égard de quelques-uns il sera possible de soutenir que l’éducation les a mis au niveau des facultés et par conséquent de la culpabilité communes ; mais pour une telle prévision exceptionnelle, à laquelle la latitude entre le minimum et le maximum fournira d’ailleurs le moyen de pourvoir en partie, les soumettre tous sans modification à la loi pénale ordinaire, ne serait-ce pas faire céder le cas le plus fréquent au plus rare, et le plus juste au plus rigoureux ?

328. - Puisqu’il s’agit, dans toutes ces hypothèses, de culpabilité, le moment auquel il faut se reporter pour l’appréciation des facultés morales de l’agent est celui même de l’acte incriminé. Quant aux altérations mentales survenues postérieurement, étrangères à la question de culpabilité, ce serait sur les faits postérieurs, c’est-à-dire sur la procédure où sur l’exécution des condamnations, qu’elles exerceraient leur influence, ainsi que nous aurons à l’expliquer plus tard.

329. - L’ordre commun et régulier des choses n’étant pas que l’homme soit frappé d’altération mentale, ces altérations ne se pré­sument pas. A l’inverse de ce qui a lieu en matière d’âge, l’obligation de la preuve est donc ici à la charge de la défense ; jusqu’à cette preuve, l’accusation reste dans la loi commune.

330. - Quelquefois on rencontre des altérations qui sont comme intermittentes et qui laissent à celui qui en est atteint certains intervalles de lucidité. Dans l’acte accompli durant l’un de ces intervalles y a-t-il eu plénitude des facultés morales ? Le mal latent ou assoupi n’a-t-il exercé aucune influence secrète ? Qui oserait l’affirmer ? La médecine judiciaire est impuissante à donner sur ce point une solution générale ; elle demande à examiner chaque cas particulier, elle compare le caractère des intervalles lucides avec celui des accès, la durée des uns avec celle des autres ; elle exige, pour admettre la possibilité d’une inculpation, des intervalles lucides de plusieurs mois, beaucoup plus longs que les accès ; la difficulté est donc une difficulté de fait.

Quant au droit, nous dirons qu’il se borne à renverser ici l’obligation de la preuve. Une fois l’altération mentale établie, la présomption tourne au profit de l’inculpé. C’est à l’accusation à prouver qu’il y avait chez l’agent, au moment de l’acte, intervalle lucide et pleine jouissance des facultés morales.

331. - Les conséquences juridiques des aliénations mentales, en tant que l’imputabilité s’en trouve détruite, parce qu’il y avait au moment de l’acte absence complète soit de la raison morale, soit de la liberté, sont au nombre de ces vérités de justice qui n’ont pas besoin d’être écrites dans la loi. Même à défaut de texte quelconque, ici comme à l’égard de l’âge, le juge convaincu d’une telle absence doit déclarer l’accusé non coupable. Cela entre forcément dans son pouvoir comme dans son devoir. Mais il n’en est pas de même quant aux altérations partielles des facultés, qui ne font qu’atténuer la culpabilité sans la détruire. Comme il ne s’agit en cas pareil que d’une diminution de peine ; on sent que les pouvoirs du juge sont enfermés à cet égard dans les limites tracées par la loi, et qu’il est besoin d’un texte qui autorise dans une proportion suffisante cette diminution.

332. - Indépendamment et en dehors de la question pénale, même dans le cas où l’imputabilité n’existe pas, il va sans dire que, s’il s’agit d’aliénations mentales d’un caractère dangereux, l’autorité a le droit d’ordonner ou de prendre les mesures nécessaires pour prévenir ces dangers.

333. - Les facultés morales de l’homme ne sont pas altérées seulement par des affections maladives : l’ignorance, les vices d’éducation, l’effet continu ou instantané des passions exercent sur la raison, sur la liberté, sur la sensibilité de pernicieuses influences. Ces facultés existent ; c’est l’usage qui s’en trouve énervé, égaré ou perverti par des causes contre lesquelles l’homme a la possibilité et par conséquent le devoir de lutter. L’imputabilité n’est donc pas détruite, l’homme reste punissable.

Que la culpabilité puisse souvent s’en trouver atténuée, c’est ce qui ne saurait être nié ; mais ce ne sont point là des causes d’atténuation à formuler par la loi, a moins qu’on ne veille ouvrir un crédit législatif au mal. Condamnables en principe, variables d’individu à individu et de circonstances à circonstances, elles rentrent uniquement dans l’appréciation des nuances diverses de la culpabilité individuelle, et doivent rester comprises dans la latitude à laisser au juge à cet effet.

Il se produit ici, à l’égard des passions, quelque chose d’analogue à ce que nous avons dit au sujet de l’ivresse : si d’une part le trouble moral dans lequel l’agent a été jeté est une cause d’atténuation de la culpabilité, d’autre part l’origine vicieuse de ce trouble, la passion, est une cause d’aggravation. Le juge chargé de mesurer la culpabilité individuelle doit tenir compte de ces deux éléments en sens contraire, et en opérer la balance. Plus la passion sera condamnable en elle-même, plus elle pèsera comme cause d’aggravation ; s’il s’agissait au contraire d’un sentiment généreux et louable dans son principe, mais poussé jusqu’à la passion, jusqu’au délit, la nature de ce sentiment, loin d’aggraver la culpabilité, viendrait se joindre à la considération du trouble moral pour la diminuer, sans jamais toutefois pouvoir faire disparaître l’imputabilité. En cas de grand crime, ces nuances accessoires et constitutives de la culpabilité individuelle, quoique subsistant toujours, s’affaiblissent comparativement à l’élévation de la culpabilité absolue.

Signe de fin