Page d'accueil  >  Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes > Le procès pénal > Le jugement > L'imputation de l'infraction > J.Ortolan - Contrainte physique ou morale (suivant la science rationnelle)

CONTRAINTE PHYSIQUE OU MORALE
( suivant la science rationnelle )

par J.Ortolan «  éléments de droit pénal »
(4e éd., 1875)

Oppression de la liberté de l'agent
Influence de cette oppression sur l'imputabilité et sur la culpabilité.

 

353. - Les altérations mentales (résultant de la démence, prise au sens large du terme, et examinée par ailleurs) sont des états organiques provenant de vices ou de dérangements intérieurs qui atteignent les facultés psychologiques elles-mêmes.

Hors ce cas il peut se faire que, un homme étant doué de toutes ses facultés et ayant en lui et la raison et la liberté morale, une force extérieure vienne plus ou moins opprimer cette liberté et l’empêcher d’en faire usage. La liberté morale existe, l’exercice en est arrêté ou faussé par un obstacle extérieur.

354. - Oppression intérieure ou extérieure, peu importe ; s’il y a eu absence de liberté chez l’agent, il n’y a pas d’imputabilité ; s’il y a eu diminution de liberté, il y a diminution de culpabilité : le principe général est toujours le même.

355. - Ces forces extérieures peuvent être, ou celles de l’homme quand l’oppression de la liberté provient du fait d’un agent humain, ou celles de la nature quand elle est produite par l’effet même des forces physiques qui sont en jeu dans les phénomènes naturels ici-bas. Examinons d’abord le premier cas, se second viendra ensuite.

356. - La violence exercée contre nous par un agent humain peut produire une contrainte toute physique, toute matérielle ; quelqu’un vous force, en conduisant violemment votre main, à tracer les caractères d’une signature que vous ne voulez pas tracer, à porter à un autre un coup de poignard que vous ne voulez pas porter, à répandre dans un breuvage une substance vénéneuse que vous n’y voulez point répandre : si la résistance vous est impossible, si vous ne concourez à l’acte que comme instrument, comme victime de la force supérieure qui vous fait mouvoir, c’est le cas de dire de vous : « Non agit, sed agitur » ; vous êtes patient, et non pas agent : il n’y a pas d’imputabilité.

Le cas se présentera rarement quant aux délits qui consistent à faire ; il est possible cependant à supposer dans quelques-uns ; il l’est surtout dans les délits d’inaction, comme si, au jour d’un service public qui m’est commandé sous la sanction d’une peine, celui de juré par exemple, je suis séquestré, retenu violemment, mis de force, et contre mon gré, dans l’impossibilité de m’en acquitter.

357. - Cette première hypothèse n’offre aucun doute. Mais que décider s’il ne s’agit que d’une contrainte morale, c’est-à-dire de celle qui résulte de la menace d’un mal imminent qui pèse sur nous, et qui nous met dans l’alternative ou de subir ce mal, ou de faire tel mauvais acte qu’on veut nous imposer ? En examinant la situation, on verra que la liberté n’est pas ici entièrement opprimée, comme dans le cas de contrainte physique ; elle peut encore s’exercer dans le choix limité qui nous est laissé : ou le mal à subir, ou l’acte à faire ; et c’est dans ce sens, si nous nous déterminons pour cet acte, qu’on pourra dire avec les stoïciens : « Voluntas coacta, voluntas est ».

Mais, restreinte dans une telle alternative, la liberté est-elle suffisante pour que cet agent soit punissable ? On sent qu’il y a des distinctions à faire. Suivant la philosophie stoïcienne et les écrivains qui en ont appliqué ici les principes, jamais cette violence morale ne saurait, même en cas de péril de mort, exclure la pénalité, l’homme devant se déterminer à mourir plutôt qu’à commettre une action mauvaise. Cependant comment qualifierions-nous une si courageuse détermination ? Nous l’appellerions force, grandeur d’âme ; nous-1a décorerions du nom véritable de vertu (virtus) ; nous admirerions celui qui en aurait été capable, et nous l’en récompenserions au moins dans sa mémoire. Or la loi peut-elle punir pour n’avoir point eu la force de s’élever à cette hauteur morale ? Peut-elle imposer des actes de vertu sous la sanction d’une peine ? N’est-elle pas obligée de prendre l’humanité avec ses sentiments et ses instincts, sa force et sa faiblesse au niveau commun ?

Qu’on remarque que la question n’est point de savoir si la violence a pu donner le droit de faire l’acte condamnable : ce droit incontestablement n’existe pas. De ce que je suis menacé d’un péril de mort si je ne vous tue pas, si je n’incendie votre maison, il ne résulte pas que j’aie le droit pour y échapper de vous tuer, d’allumer un incendie. La question pour le droit criminel est de savoir si chez celui qui agit sous l’empire d’une telle pression il y a les éléments nécessaires pour l’imputabilité ou pour la culpabilité pénale. Malgré la rigueur stoïcienne, la grande majorité des criminalistes s’accorde à reconnaître la non-imputabilité dans les cas de péril de mort, de mutilations ou de tourments corporels; mais on reste divisé quant au péril qui ne menace que les biens.

Quant à nous, nous pensons que la vraie solution, dans les uns comme dans les autres cas, dépend d’une comparaison à faire entre ces deux termes mis en balance et qui forment l’alternative entre laquelle a flotté la liberté de l’agent : d’une part le mal dont il était menacé, et d’autre part le crime ou le délit qu’on a exigé de lui. Il pourra se faire qu’une menace dans ses biens, si la perte était considérable et le délit peu grave, ait assez influé sur sa liberté pour faire disparaître toute culpabilité pénale ; tandis que si, pour éviter un mal corporel peu considérable, il s’est déterminé à commettre un crime ou un délit grave, la culpabilité pénale, quoique plus ou moins atténuée, pourra subsister et motiver justement l’application d’une peine. Mais cette balance n’est pas de nature à pouvoir être déterminée à l’avance par la loi ; c’est à la jurisprudence pratique à la faire dans chaque cause, en se guidant dans ses résolutions suivant le principe rationnel que nous venons d’exposer ; c’est à elle à voir s’il y a culpabilité pénale suffisante pour la répression, ou seulement culpabilité civile obligeant à réparer le préjudice, ou s’il n’y a, vu les circonstances, aucune culpabilité.

358. - Si la menace employée contre nous est celle d’un péril suspendu sur une personne qui nous est chère, notre liberté peut avoir été opprimée comme dans le cas précédent ; car ne ferions-nous pas bien souvent le sacrifice de nous-mêmes plus facilement encore que celui d’un être que nous aimons ou que nous devons défendre ?

La loi doit-elle ici marquer un degré de parenté ou même exiger une parenté quelconque ? Non certainement, les questions de culpabilité ou de non-culpabilité pénale ne peuvent se résoudre par des présomptions générales, comme certaines questions de droit civil. Il faut examiner en fait, et dans chaque cause, quelle a été l’influence de la menace sur la liberté de l’agent. On aura, dans le cas qui nous occupe, non-seulement à comparer la gravité du danger avec la gravité du délit, mais encore à apprécier le degré d’affection qui liait l’agent à la personne en péril : tels sont les trois éléments dont il devra être tenu compte.

359. - Il va sans dire que dans tous ces cas il faut, pour faire disparaître entièrement la culpabilité, que l’agent n’ait pas eu d’autre moyen de se soustraire au péril dont il était menacé que de commettre l’acte qu’on lui imposait ; car s’il s’offrait à 1ui quelque autre recours, sa liberté n’a plus été enfermée dans l’alternative étroite qui exclut l’imputabilité.

D’où il suit aussi que le péril imminent doit être présent, immédiat ; s’il n’est que futur, s’il ne s’agit que de menaces pour l’avenir, l’alternative urgente n’existe pas, et l’on a le temps d’aviser à d’autres moyens.

360. - Ces conditions cependant ne peuvent se mesurer dans la pratique avec la rigueur scrupuleuse qu’y assigne la science. Le juge de la culpabilité doit tenir compte des circonstances, du trouble de l’esprit, de l’âge, du sexe et de la différence des forces physiques ou des caractères.

361. - Quand la violence n’est pas jugée suffisante pour avoir fait disparaître la culpabilité pénale, elle est du moins, incontestablement, une cause plus ou moins grande d’atténuation.

362. - Dans les anciennes sociétés, l’énergie du pouvoir attribué au chef de famille a pu faire mettre en question si la crainte inspirée par ce pouvoir était, à elle seule, de nature à faire disparaître la responsabilité de la femme, des enfants, des esclaves ou des serfs agissant sous le commandement de celui à la puissance duquel ils étaient soumis. Aujourd’hui qu’il n’est plus question de telles puissances, le doute ne se présente même plus. La crainte que nous nommons crainte révérencielle, pour indiquer qu’elle n’est assise que sur le respect dû au chef de famille, laisse à chacun sa responsabilité, sauf au juge à tenir compte, suivant les diverses personnes, des degrés divers de culpabilité.

363. - Les deux hypothèses de contrainte matérielle ou de contrainte morale, au lieu d’être le fait d’un agent humain, peuvent provenir, avons-nous dit, des forces physiques qui se trouvent en jeu dans les phénomènes naturels. Un tremblement de terre, une subite inondation, un incendie, un naufrage, une maladie grave, peuvent me mettre, sans volonté ni négligence de ma part, l’impossibilité absolue de remplir au moment voulu un devoir qui m’était imposé sous la sanction d’une peine : c’est la contrainte matérielle. Les mêmes événements, ou des événements analogues, peuvent me réduire à l’alternative, ou de subir le mal plus ou moins considérable dont ces événements me menacent, on de m’y soustraire à l’aide d’un fait nuisible au droit d’autrui, et qui dans toute autre situation constituerait un crime ou un délit : c’est la contrainte morale.

Il nous semble qu’on ne se fait pas en général une idée claire de cette situation, désignée assez communément sous le nom de nécessité absolue. Qu’importe que ce soient les forces supérieures d’un autre homme, ou les forces irrésistibles de la nature qui oppriment la liberté de l’agent et le réduisent aux extrémités dont nous venons de parler : par une force ou par l’autre, si l’oppression est la même, ne doit-elle pas, quant à la responsabilité de l’agent, produire les mêmes effets ? Nous considérons donc la situation en ce qui concerne cette responsabilité comme identique avec la précédente et comme devant être régie par les mêmes principes : de telle sorte qu’il nous suffira de renvoyer, pour la solution, à ce que nous avons déjà dit aux n° 356, 357 et suivants.

L’homme qui, dans un naufrage, n’ayant aucun autre recours, arrache la planche de salut dont un autre était déjà en possession, n’a certainement pas le droit de le faire ; les trois matelots de 1844, qui, réfugiés sur un rocher aride au sein de la mer, et tombant d’inanition après de longs jours d’attente, tirent au sort lequel des trois sera sacrifié pour nourrir les autres, n’ont certes pas le droit de faire un semblable marché, et les deux que le sort favorise ont encore moins le droit de le mettre à exécution ; mais les conditions de l’imputabilité existent-elles entre eux ? mais y a-t-il culpabilité pénale ? C’est une autre question, et celle-là doit être résolue en leur faveur (ci-dessus n° 357).

364. - Ici se présente la question de savoir si la misère, si le besoin de la faim peut être une cause suffisante pour faire disparaître la culpabilité de certains délits, plus particulièrement du vol, et surtout du vol d’aliments. Supposez l’homme en un lieu isolé, loin de tout autre recours, dans l’impossibilité d’une plus longue attente, s’emparant à toute extrémité de choses appartenant à autrui pour s’en servir d’aliments, vous n’hésiterez pas à répondre affirmativement, parce qu’ici vous tombez dans l’alternative étroite où la liberté est véritablement opprimée. Ce qui fait qu’on n’en pourra dire autant de la faim, de la misère au sein d’une ville, au milieu ou à la portée des autres hommes, c’est que plusieurs autres sortes de recours peuvent se présenter alors, et que les conditions voulues pour constituer l’alternative fatale qui opprime la liberté n’y sont pas remplies. Cela est vrai plus encore dans le vol d’objets étrangers aux besoins qu’il s’agit de satisfaire, puisque pour être ramenés à cet usage ils supposent un échange, et, par suite, des relations avec les autres hommes, qui excluent l’idée de cette alternative urgente et sans autre issue. De pareils faits bien établis pourront diminuer sans doute et quelquefois considérablement la culpabilité individuelle ; mais, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles, on ne saurait poser en règle qu’ils doivent la faire disparaître.

A Paris, en 1856, une pauvre et honnête femme, mère de deux jeunes enfants, venant d’accoucher d’un troisième, privée de son mari, s’épuisant en un travail insuffisant, après avoir fait ressource, pièce à pièce de ses meubles et de ses nippes, arrivée à un dénuement total, à bout d’expédients, se présente au commissaire de police. « Qu’on veuille bien, en grâce, placer ses deux aînés ; elle, avec l’enfant qu’elle allaite, et de son travail, se tirera d’affaire ! » Le commissaire de police n’a point cela dans ses attributions. Au bureau de bienfaisance où elle va frapper : « Vous n’êtes pas inscrite, revenez dans huit jours ». Huit jours ! et la faim de ces petits êtres qui n’attend pas ! Dans son désespoir elle les prend, l’un âgé quatre ans, l’autre de deux, les embrasse en pleurant, les conduit à l’église Saint-Eustache, les fait mettre à genoux sur une chaise, fait derrière eux une prière ardente, et, furtivement, disparaît. « Je les place dans la maison du bon Dieu, Dieu ne les laissera pas sans secours ! » Les enfants furent secourus en effet ; mais la mère fut poursuivie devant le tribunal correctionnel pour délaissement d’enfants en un lieu non solitaire (art. 352 du Code pénal) A ouïr, de sa bouche, le narré de ces faits, le ministère public qui requérait contre elle était ému, le tribunal était ému : réquisition d’une répression aussi indulgente que possible ; jugement qui, grâce au pouvoir de reconnaître l’existence de circonstances atténuantes, abaisse la peine jusqu’à quinze jours de prison seulement. Une collecte est faite pour elle à l’audience ; le ministère public avait été le premier à lui faire parvenir secrètement son offrande, et lorsque le compte rendu par les journaux a été lu du public, d’autres secours et le travail lui arrivent de divers points.

365. - Le principe qu’il n’y a pas culpabilité lorsqu’il y a eu oppression complète de la liberté de l’agent est aussi au nombre de ces vérités de justice qui n’ont pas besoin d’être proclamées par la loi positive, et que le juge de la culpabilité doit observer, même en l’absence de tout texte.

Signe de fin