L'ENSEIGNEMENT DU DROIT CRIMINEL
DANS UNE SOCIÉTÉ LIBÉRALE
(Gazette du Palais 1986 II Doct. p. 647)
Il existe un lien rationnel entre le régime politique établi par la Constitution d’un pays et la méthode d’enseignement du droit criminel qui doit être employée dans l’État qui a adopté cette Constitution.
Dans un système qui sacrifie les droits individuels à l’intérêt de la collectivité (ou trop souvent aux intérêts particuliers des hommes politiques en place), le régime constitutionnel tend naturellement vers la confusion des différentes fonctions sociales entre les mains des plus puissants. La méthode d’enseignement du système juridique arbitraire qui en résulte consiste à décrire les seules règles qui ont été édictées par le pouvoir central, telles qu’elles sont appliquées par ses magistrats. Sur cette base, qui constitue le cours principal, peuvent être greffés quelques cours subsidiaires consacrés à l’histoire du droit pénal au droit comparé, voire à la sociologie criminelle et à la philosophie du droit pénal. mais il ne s’agit là que d’appendices présentant un caractère facultatif, sinon confidentiel, donc manifestement impropres à donner à l’enseignement du droit criminel un caractère ouvert.
Quelques universitaires ont cherché à échapper à ce système étriqué, qui étouffe la liberté de pensée. Ainsi, alors que la première moitié du XIXe siècle connaissait des « Cours de Code pénal » essentiellement descriptifs, on vit apparaître, notamment en Italie et en Allemagne, des « Cours de droit criminel » délibérément orientés vers les questions théoriques. Malheureusement cette réaction a été mal conçue car tournée, non vers la science criminelle, mais vers des notions purement philosophiques. Or la philosophie de l’asocialité, de la responsabilité ou de la pénalité, relève plus des Facultés des lettres que des Facultés de droit, dont l’objet principal consiste à enseigner les techniques juridiques dont la connaissance est nécessaire aux praticiens juristes. Un peu comme les Facultés de médecine, les Facultés de droit doivent fournir à leurs étudiants les instruments qui leur permettront d’exercer correctement leur future profession et de remplir ainsi pleinement leur rôle social.
Le juste équilibre entre la plate description du droit criminel local actuel et la recherche d’un système criminel idéal purement abstrait doit être trouvé dans une synthèse de fond, et non dans la simple juxtaposition d’une documentation minutieuse, d’une part, et de vagues aperçus philosophiques, d’autre part. Telle est, de manière générale, l’ambition de la doctrine libérale qui s’efforce de dépasser ces philosophies primaires que sont la doctrine socialiste et la doctrine anarchiste, afin d’effectuer la synthèse de leurs aspects positifs.
Cet effort de synthèse se trouve évidemment simplifié quand on part d’une Constitution libérale qui tranche le problème de la conciliation de l’intérêt social et des droits individuels en confiant les fonctions législative, judiciaire et exécutive à des organes distincts et en attribuant à ceux-ci les pouvoirs nécessaires pour mener à bien la tâche qui leur est dévolue en propre. Dans cette conception l’enseignement du droit criminel devrait viser, de manière distincte, d’abord les techniques législatives, ensuite les techniques judiciaires, enfin les techniques exécutives.
A la fin de notre Ancien droit, dont le régime politique était caractérisé par la confusion de l’ensemble des pouvoirs dans la personne du Roi, l’étude du droit criminel s’effectuait selon le plan suivant (Muyart de Vouglans) :
1° Du crime et de sa peine.
2° Des différentes espèces de crimes.
3° De l’instruction criminelle en général.
Or telles sont encore de nos jours les catégories utilisées pour l’enseignement du droit criminel :
1° Droit pénal général.
2° Droit pénal spécial.
3° Procédure pénale.
Les intitulés ont changé mais les domaines recouverts, sinon les contenus, n’ont guère évolué.
Ni la période libérale de la Révolution, illustrée par la Déclaration des droits de l’homme de 1789, ni la réaction libérale de l’après-guerre contre les régimes totalitaires nazis et marxistes, marquée par la Convention européenne des droits de l’homme de 1950, ne sont parvenues à modifier les cadres de l’enseignement de notre matière, quoiqu’ils aient été forgés autrefois pour répondre aux besoins d’un système de confusion des pouvoirs.
L’enseignement actuel continue à forger chez nos étudiants des catégories mentales qui, suivant leur propre logique interne, les conduisent ultérieurement de manière inéluctable, à édicter des lois de caractère centralisateur et autoritaire. Si l’on entend véritablement faire entrer dans la réalité quotidienne le principe de la protection des droits de l’homme, qui inclut la notion de garantie des droits de la défense, il est nécessaire de mettre fin à cette anomalie et de faire application des règles libérales dans l’organisation même de l’enseignement du droit. A l’opposé des idéologies fermées, de type socialiste ou anarchiste, il existe une méthode d’analyse et de construction propre au libéralisme, une méthode ouverte qui présente le double avantage de rejeter les extrêmes simplificateurs et d’ouvrir la voie au progrès de la science criminelle.
Poussé par son insatiable curiosité intellectuelle, mon maître, M. le professeur Levasseur, a exploré tous les domaines du droit criminel, mais il me semble avoir principalement cherché à dégager les innombrables conséquences encore insoupçonnées du principe constitutionnel de la légalité criminelle. L’une de ses conséquences me paraît justement consister dans la nécessité de tenir compte, pour l’enseignement du droit criminel, du principe de la séparation des pouvoirs.
M. le Doyen Carbonnier introduit son manuel de « Droit civil » par cette observation :De même que le droit s’incarne pour le peuple dans le législateur et dans le juge (Moïse et Salomon, Solon et Minos), il se manifeste, aux yeux du juriste, dans deux phénomènes : la règle de droit et le jugement. Ce sont deux phénomènes primaires, irréductibles l’un à l’autre. Il n’y a effectivement rien de commun entre la fonction législative, qui s’attache aux hypothèses générales, abstraites et impersonnelles, et la fonction judiciaire, qui est saisie de situations spéciales, concrètes et individuelles.
Du jour où ces deux fonctions (auxquelles il importe d’ajouter la fonction exécutive) sont confiées à des organes différents, elles acquièrent leur indépendance ; elles peuvent alors se développer selon leur nature propre. Or, comme l’observait Portalis : Il y a une science pour les législateurs comme il y en a une pour les magistrats ; et l’une ne ressemble pas à l’autre.
Après deux siècles de rodage du système politique de la séparation des pouvoirs, il n’est que temps d’examiner enfin distinctement le fonctionnement de chacun de ces organes autonomes. Au stade auquel notre civilisation est parvenue, il nous semble que les programmes des Facultés de droit devraient prévoir un enseignement du droit pénal visant expressément :
1° Les techniques législatives.
2° Les techniques judiciaires.
3° Les techniques exécutives.
Avant de pousser plus avant, il convient de se demander si un tel programme serait viable d’un point de vue pédagogique. L’expérience me permet de répondre par l’affirmative à cette question.
Quand je fus chargé de mon premier enseignement, je retins tout naturellement le plan adopté à l’époque par l’ensemble de la doctrine. Mais je m’aperçus vite, au fil des cours et surtout lors des examens, que certaines questions d’une importance capitale étaient mal comprises par un trop grand nombre d’étudiants pour que cela pût résulter d’un manque d’attention ou de travail de leur part. C’était manifestement la structure du cours qui était en cause. En conséquence, au fil des ans j’ai progressivement déplacé les questions soulevant les plus grandes difficultés afin de les présenter aux étudiants à l’instant le plus favorable.
Ainsi, par tâtonnements successifs, hors de toute idéologie et de toute idée préconçue, j’ai vu la matière s’ordonner d’elle-même selon un plan qui ne m’apparaissait pas toujours très clairement, mais qui présentait l’immense avantage d’être de plus en plus satisfaisant pour mes étudiants. Or, lorsque chaque point fondamental ou délicat eut trouvé place là où il s’insérait le plus logiquement dans l’ensemble de la matière, quelle ne fut pas ma surprise de constater que j’en étais tout simplement arrivé à un plan traitant successivement, des techniques législatives, des techniques judiciaires et des techniques exécutives !
Comme vous l’avez déjà compris, l’exposé théorique développé ci-dessus ne constituait en réalité qu’une réflexion sur un résultat obtenu de la manière la plus prosaïque qui soit. La première partie de cet enseignement a servi de point de départ à mon étude consacrée à « La loi pénale », la seconde à l’ouvrage intitulé « Le jugement pénal ».
La deuxième question qu’il faut se poser est de savoir si la modification des programmes universitaires ainsi proposée serait profitable. Après toutes les réformes dont nous avons été accablés ces dernières années, il convient en effet de soumettre de nouvelles propositions avec la plus extrême prudence. Mais présentement, ce scrupule n’est pas de mise. Et ce pour au moins trois raisons.
Tout d’abord, cette extension des effets du principe de la séparation des pouvoirs aux programmes universitaires permettrait d’enseigner aux futurs auteurs des lois, décrets, règlements, arrêtés et autres circulaires les règles qui s’imposent à eux dans un État libéral du fait de sa Constitution, et de la Convention européenne des droits de l’homme. Or, il serait incontestablement heureux de leur faire clairement savoir que, dans un système de séparation des pouvoirs visant à concilier le bien commun aux droits individuels, la fonction législative obéit à des règles strictes qui s’imposent à ceux qui en sont investis. Dans une vraie démocratie, en effet, contrairement à ce qu’un député socialiste a cru pouvoir affirmer voilà quelques années, il ne suffit pas d’être politiquement majoritaire pour devenir juridiquement infaillible.
D’autre part, l’actuelle méthode descriptive du droit criminel ne couvre qu’une partie de la matière. Centrée sur la législation en cours et sur la jurisprudence récente, elle est tournée vers le droit d’hier plus qu’elle ne prépare au droit de demain. Or il me semble essentiel, surtout en un temps de profonds bouleversements sociaux, que les jeunes juristes se voient proposer une approche du droit criminel qui leur permettra, dans la vie professionnelle, soit d’élaborer des lois conformes aux buts qu’ils se proposeront, soit de comprendre le sens et la portée des lois nouvelles qu’il leur sera demandé d’appliquer. Pour cela, il faut que l’Université leur ait présenté l’ensemble des techniques propres à résoudre les différents types de questions que soulèvent à la fois la vie des individus et la vie de la société qui les regroupe.
A cet égard, il est intéressant d’observer que, à niveau de civilisation égal, les êtres humains se retrouvent étrangement semblables à eux-mêmes par tous les lieux et à travers toutes les époques. La gamme complète des catégories et des techniques juridiques apparaît même à l’expérience très limitée, donc nullement hors de proportion avec les dimensions nécessairement restreintes d’un enseignement universitaire. Au reste, à la réflexion. on observera que le plan proposé, fondé sur la notion d’autonomie rationnelle des fonctions législative, judiciaire et exécutive, est le seul qui permette de rendre compte, sans distorsions, du droit positif pratiqué dans un État observant le principe de la séparation des pouvoirs.
Enfin, il nous semble essentiel de souligner que cette conception de l’enseignement de la science criminelle (1) s’impose particulièrement à une époque où les progrès scientifiques ont doté les juristes de cet outil merveilleux qu’est l’ordinateur. En effet, l’utilisation de ce dernier nous impose de mettre au point un vocabulaire et des catégories de caractère universel, permettant de rendre compte de toute loi passée, présente et avenir, française, européenne ou planétaire, quelle que soit l’orientation politique des gouvernements qui se succéderont. Tant l’alimentation que la consultation d’une banque de données supposent au départ un effort d’ouverture que seule autorise la méthode libérale, largement ouverte à tout ce que les différentes philosophies politiques peuvent apporter de constructif.
Au surplus, ne serait-il pas souhaitable que des Facultés de droit dépendant d’un État libéral enseignent un droit pénal conforme à sa Constitution ?
NOTES :
(1) Doucet, « Supplique en faveur de la science criminelle » (Gaz Pal 1984.2. doct. 486)
P.S. : Le 8 décembre 1998, Claude Allègre, Ministre de l’éducation nationale : Notre système éducatif est en perte de vitesse sur le marché mondial.