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SUPPLIQUE EN FAVEUR
DE LA SCIENCE CRIMINELLE

( Gazette du Palais 1984 II Doct. p. 486 )

Article écrit en 1984, pour mes vingt ans de chronique judiciaire.
Le temps n'a fait que me conforter dans les observations ci-dessous.

Le fait essentiel, dans l’évolution de ces vingt dernières années, consiste assurément en un glissement insensible conduisant notre droit positif des techniques accusatoires vers les techniques inquisitoriales. Je ne prendrai qu’un exemple.

A mes débuts, les espèces qui nous parvenaient concernaient surtout des délits subjectifs strictement définis par la loi, donc des incriminations de caractère accusatoire. De nos jours, en revanche nous recevons principalement des arrêts visant des délits de police sociale, à la fois de nature objective et énoncés en termes imprécis, donc des incriminations de caractère inquisitorial.

Dès lors, au lieu d’avoir à rechercher principalement, comme il est de règle dans un droit accusatoire, si les faits reprochés relèvent bien de la loi d’incrimination invoquée par l’accusation, les juges ont désormais de plus en plus souvent pour mission de se demander si, en toute équité, des circonstances propres à l’espèce considérée ne permettent pas de dégager le prévenu de poursuites a priori irréfutables puisque fondées sur une incrimination tentaculaire ; au légalisme a succédé la casuistique. Il est par ailleurs inutile d’insister sur le caractère de plus en plus indéterminé de la théorie des peines, que masque mal une réglementation tatillonne portant sur quelques points de détails et ayant pour seul effet d’affaiblir la défense de la société.

Cette évolution, qui nous ramène à un droit pénal inquisitorial inspiré de ce qu’il y avait de plus critiquable dans notre Ancien droit, se double malheureusement, quant à la forme, d’un déclin législatif grave : rédigées en des termes généralement impropres, les lois contemporaines font trop souvent appel à un vocabulaire, à des notions et à des catégories inadaptés aux buts qu’elles visent. Bien plus, on peut constater une regrettable incohé­rence d’ensemble résultant du fait que, si certaines lois relèvent des techniques collectivistes, à l’inverse d’autres paraissent directement inspirées par les théories anarchistes.

On se demande par quelle étrange aberration nos dirigeants de toutes tendances manifestent une si totale indifférence à l’égard des techniques législatives et se préoccupent aussi peu des moyens propres à atteindre les fins qu’ils se proposent. Que dirait-on de l’architecte qui tracerait les plans d’un barrage sans se soucier, ni de la structure du sol sur lequel les travaux seront effectués, ni des matériaux qui pourront être employés ?

La première explication de cette carence est psychologique : depuis la Révolution, la puissance législative est perçue en France comme le fruit de la conquête du pouvoir. Nos élus se croient investi de la science législative par la simple vertu de leur élection. Il est à cet égard curieux d’observer que l’art de faire des lois, sans doute le plus difficile de tous, sera, un jour prochain, le seul à pouvoir être exercé sans examen d’aptitude professionnelle.

La seconde explication, de nature historique, vient à décharge pour notre législateur. Nous vivons une époque où la science criminelle, sous ses deux formes des techniques législatives et des techniques judiciaires, n’est pas enseignée à l’Université. Depuis la fin du XIXe siècle, en effet, par réaction à un évident abus de la théorie générale, les Facultés de droit se sont tournées par priorité vers l’approfondissement du droit positif. Lorsque j’étais étudiant, le genre à la mode était le commentaire d’arrêt.

Saine au départ, cette réaction a fini par devenir nuisible. Avec l’accroissement du volume des lois, des règlements, des arrêtés et des circulaires, des arrêts, des jugements et des ordonnances, les juristes européens ont fini par être submergés sous la masse des détails. La doctrine du droit positif, centrée sur le droit local du moment, s’est progressivement repliée sur elle-même en une sorte d’appauvrissant narcissisme. Jhering avait parfaitement prévu cette évolution dès son origine lorsqu’il dénonçait la mise sur un piédestal des diverses « jurisprudences locales »

Si les positivistes du XIXe siècle ont passé outre à cette mise en garde venant d’un auteur particulièrement savant, c’est que, tel ce chimiste qui pensait avoir définitivement percé tous les secrets de la nature, ils estimaient que la science criminelle avait atteint son point d’aboutissement et n’avait dès lors plus d’avenir. J’ai connu un collègue n’hésitant pas à soutenir que le droit positif était un droit quasi parfait, auquel il serait sacrilège d’adresser la moindre critique et qu’il serait vain de chercher à perfectionner. Du scepticisme tolérant des libéraux, on était passé aux certitudes intolérantes des idéologues.

L’application de la doctrine du droit positif a eu pour conséquence d’orienter les juristes vers une recherche de documentation toujours plus abondante et plus exacte ; mais elle a eu aussi pour effet un appauvrissement de la science juridique européenne. Obsédée par son souci d’une description minutieuse du droit de ce jour, la doctrine a fini par ne plus méditer sur les leçons données par les expériences d’hier, et par ne plus réfléchir sur les bases du droit de demain (passons sur la criminologie, qui n’est guère que l’astrologie du droit criminel). Elle a même fini par oublier tout le pan de la science criminelle relatif aux techniques législatives.

Portalis, dans sa présentation du Code civil, a pourtant bien établi que, du fait de la consécration du principe de la séparation des pouvoirs, il convient désormais de soigneu­sement distinguer entre l’art de rendre des jugements et l’art de faire les lois (voire l’art de les faire exécuter), et que les règles régissant le premier diffèrent totalement de celles régissant le second. Dam la logique de cette observa­tion, on peut raisonnablement soutenir que l’adoption par un État du principe de la séparation des fonctions législative et judiciaire emporte obligation pour ceux qui sont investis de la fonction doctrinale d’enseigner distinctement l’art de faire les lois et l’art de rendre des jugements. L’adoption de la Convention européenne des droits de l’homme, en revivifiant les principes de 1789, a me semble-t-il renforcé cette opinion. Malheureusement, encore de nos jours nous ne voyons guère traiter que l’aspect judiciaire des sciences juridiques.

On peut comprendre que l’on n’ait pas songé à créer une Chaire de science législative sous l’Empire, à une époque où l’on venait d’édicter des Codes pouvant à juste titre passer pour des modèles. Mais que l’on n’y ait pas songé en 1958, après l’expérience du nazisme et du communisme, a constitué une erreur majeure. L’expérience nous a pourtant appris que, s’il est méritoire d’énoncer de généreux principes, il l’est plus encore de les étayer d’une armature technique garantissant leur applicabilité.

Par suite de cette oblitération de la science législative, le droit criminel n’est plus apparu à l’observateur qu’à travers le prisme déformant des lois en vigueur. Une dimension essentielle lui a manqué. Ainsi, nul ne semble de nos jours s’interroger sérieusement sur le point de savoir pourquoi les spécialistes les plus éminents du droit criminel ne parviennent pas à s’accorder sur une définition satisfaisante de la notion d’infraction, notion qui constitue pourtant le cœur même de leur matière.

La raison de cette carence est pourtant évidente. Dans un droit légaliste, fondé sur la séparation des pouvoirs, la doctrine doit distinguer entre les infractions théoriques, que notre droit ne connaît pas nécessairement (cas du délit de cannibalisme), les incriminations légales abstraites et générales (telles que l’incrimination de vol de l’art. 311-1 du Code pénal français, ou de l’art. 249 du Code pénal yougoslave) et le délit judiciaire concret et spécial (tel le vol de la Joconde au Louvre en 1911). Il va de soi que chacun de ces aspects de l’infraction se présente de manière absolument différente. Ce n’est que dans un droit admettant la confusion des pouvoirs que l’infraction peut, à la rigueur, recevoir une définition indifférenciée.

Contrairement à ce que pourrait faire craindre cet élargissement du domaine des recherches, dès lors que l’on prend soin de toujours s’en tenir aux faits matériels et juridiques que fournissent l’histoire du droit et le droit comparé, le champ des notions et des catégories à exami­ner demeure dans des limites tout à fait raisonnables, Quel que soit le temps ou le lieu, l’expérience le montre claire­ment, les êtres humains agissent et réagissent de manière étonnamment proche. Ce sont toujours les mêmes agisse­ments dommageables que commettent les malfaiteurs, toujours les mêmes choix législatifs qu’effectuent les pouvoirs publics pour assurer la défense de la société. A l’examen c’est même plutôt l’uniformité de la matière que sa diversité qui surprend. S’il doit y avoir surcroît de travail, ce ne peut être finalement que pour les enseignants, et non pour leurs élèves ; mais c’est en cela que consiste leur mission.

Prenons l’exemple de l’homicide pénal. Il n’en existe de par le monde qu’un nombre fort restreint de définitions. Dans les sociétés primitives, qui admettent la responsabilité objective, tout acte ayant entraîné la mort d’autrui est qualifié meurtre. Avec les premiers progrès de la civilisation, ne constitue plus un meurtre que le fait de causer la mort d’autrui en commettant ce que le juge considérera comme une erreur de conduite : il s’agit bien encore d’un meurtre objectif, mais tempéré par la notion de responsabi­lité abstraite. Encore un pas, et le meurtre est défini comme l’acte de violence accompli, non plus par simple imprudence, mais avec conscience chez son auteur de son caractère dangereux, et qui a causé la mort de la victime : il s’agit bien toujours d’un meurtre objectif, mais tempéré cette fois par l’existence d’une responsabilité concrète. Un dernier effort, et le meurtre se définit enfin de manière subjective comme le fait d’accomplir un acte dans l’intention d’ôter la vie à autrui et, éventuellement, de parvenir à ce résultat.

Si l’on considère que relève toujours de la seule notion de péché le fait de décider en son for interne la mort d’autrui, on constate que la palette offerte au législateur est finalement limitée. Au passage on peut observer que l’étude de cet éventail ne constitue pas pour de futurs ou actuels praticiens une perte de temps, puisque notre droit positif, n’écartant que le meurtre purement objectif et le meurtre purement subjectif, connaît trois de ces cinq catégories : le meurtre objectif tempéré par l’idée de responsabilité abs­traite (homicide par imprudence), le meurtre objectif tem­péré par l’idée de responsabilité concrète (coups et blessu­res volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la causer) et le meurtre subjectif tempéré par l’exigence de l’accomplissement d’un acte extérieur (ce que nous n’appe­lons meurtre en France que depuis 1832).

Loin d’entraîner les juristes dans des directions purement spéculatives et de les éloigner des exigences de la vie quotidien­ne, l’étude de la science criminelle présente au contraire de multiples intérêts pratiques.

D’abord il me semble essentiel de souligner que, à l’encontre de la doctrine du droit positif, inévitablement centrée sur la doctrine politique actuelle des pouvoirs publics locaux, la science criminelle apparaît au départ politique­ment neutre puisque ses bases sont déterminées par la seule observation de faits matériels et juridiques générale­ment éloignés dans le temps et l’espace, donc moins passionnels. Ainsi, au regard de la science criminelle, l’actuelle distinction entre la gauche et la droite n’a pas plus de sens que n’en a pour les historiens contemporains la lutte qui, pendant des siècles, a opposé à Byzance les bleus et les verts. L’étude de la science criminelle, à l’évidence, est seule de nature à donner aux hommes de loi la sérénité indispensable à l’accomplissement de leur mission sociale, faite toute de mesure et de compréhension.

Dès lors que la restauration de la science criminelle emporterait réhabilitation de la science des lois, elle présente un intérêt majeur pour les pouvoirs publics investis de la fonction législative. A une époque de profonde transformation de la société, où la législation est appelée à évoluer très rapidement, seule la science criminel­le, ouverte à toutes les techniques et riche de toutes les expériences, est susceptible de fournir à la fois les maté­riaux et le matériel juridiques permettant d’atteindre avec quelques chances de succès (rien n’est jamais assuré dans les sciences sociales) les buts que le législateur pourra se fixer. Tournée vers le passé immédiat, la doctrine du droit positif en est à l’évidence bien incapable.

Allant au fond des choses on peut d’ailleurs observer que, dans un État de droit, il existe, à côté de la fonction législative (de nature politique), une fonction doctrinale (purement scientifique) et qu’il appartient à celle-ci de définir le vocabulaire, les notions et les catégo­ries utilisés par le législateur. Certains de nos plus éminents juristes, comme Saleilles, ont même soutenu que le législa­teur excède les bornes de sa compétence lorsqu’il s’aventure sur ce terrain. On ne peut que les approuver lorsque l’on voit les invraisemblables erreurs techniques commises ces dernières années, sur ce terrain, par nos législateurs successifs.

En second lieu, mon expérience d’annotateur, à travers les errements de trop nombreuses procédures ayant abouti à une décision erronée, m’a persuadé que la connaissance des notions générales de la science criminelle par les praticiens les aiderait fortement à assimiler les lois nouvelles. En effet, lorsque l’on domine les catégories générales du droit, toute loi nouvelle vient se placer d’elle-même dans un cadre connu qui l’éclaire instantanément. J’ai plus appris sur les ressorts profonds du droit français en étudiant le droit pénal chinois classique que je n’aurais pu le faire en lisant quotidiennement le Journal officiel. L’histoire du droit pénal français et le droit pénal comparé constituent souvent des raccourcis qui conduisent sans peine à la solution de nos problèmes techniques les plus délicats. De nos jours on parle beaucoup de recyclage ; l’apprentissage de la science criminelle dès l’Université constituerait la base idéale d’une politique de formation permanente.

Cette observation conduit à souligner qu’un enseignement universitaire centré sur le droit local du moment forme des juristes inachevés, rompus aux recettes du jour, mais inaptes à assimiler les lois nouvelles dans toutes leurs dimensions. Sur une vie de juriste, la loi du moindre effort invite pourtant à apprendre à l’Université la science criminelle avant le droit pénal positif. D’un pur point de vue pédagogique, j’observerai d’ailleurs qu’il est infiniment plus facile d’intéresser les étudiants à la science criminelle qu’au droit positif, donc de leur enseigner le droit pénal par cette voie.

Enfin il nous semble essentiel d’observer que, avec la constitution de la Communauté européenne, il est devenu anachronique d’enseigner chez nous le seul droit positif français au lieu de donner à nos étudiants une formation leur permettant d’aborder de plain-pied la législation des autres États. Ayant enseigné un droit étranger pendant une dizaine d’années, je peux témoigner qu’il suffirait d’un rien pour rapprocher les différents droits pénaux européens. N’ont-ils pas tous poussé sur le tronc du droit romain humanisé par le christianisme (même le droit britannique) ? Si l’on se rappelle que l’Europe connaissait autrefois un droit pénal pratiquement uniforme, on peut imaginer que l’enseignement de ces bases communes donnerait à nos juristes la clef du droit de chacun de nos voisins. Jhering n’a-t-il pas observé, sur un plan encore plus général : « Les vrais juristes de tous les pays et de toutes les époques parlent la même langue » !

Sur une telle base les dirigeants européens pourraient aisément mettre sur pied, un peu comme cela s’est fait aux Etats-Unis, un modèle de Code pénal fournissant des définitions communes d’infractions. Par respect pour le génie de chaque Nation, il devrait cependant laisser chaque État libre d’adopter celle-là seules qui leur conviendraient, puis déterminer la sanction qui leur paraîtrait souhaitable. Alors, pourrait se constituer un véritable espace pénal européen. Fournir à tous les juristes européens un même vocabulaire et les mêmes catégories fondamentales constituerait assurément une œuvre particulièrement utile.

Quelque mérite que puisse avoir la science criminelle, il ne faut pas nourrir trop d’espoir quant à sa réhabilitation. Sa neutralité politique lui est en effet secrètement reprochée, car elle fait échec à l’éternelle tentation totalitaire du pouvoir dénoncée par Montesquieu et traduite par l’ancien adage : « Si veut le Roi, si veut la Loi ».

Signe de fin