Page d'accueil > Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes > Les poursuites pénales > L'action publique > A. Vitu, Opportunité ou légalité des poursuites ?

LÉGALITÉ OU OPPORTUNITÉ
DES POURSUITES ?

Extrait du « Traité de droit criminel » de MM. Merle et Vitu
(T.II, 4e éd., p.331 n°278 – Éditions Cujas, Paris 1989)
Reproduit avec l’autorisation des auteurs

LES POUVOIRS DE POURSUITE DU MINISTÈRE PUBLIC

§ 1. - LES SYSTÈMES EN PRÉSENCE

278. Les deux positions théoriques possibles. - Dans l’accomplissement de sa fonction d’accusateur, le ministère public peut voir son attitude dictée par deux conceptions opposées. On peut d’abord, s’inspirant du principe dit de la légalité des poursuites, lui imposer de poursuivre toute infraction parvenue à sa connaissance, quelles qu’en soient la gravité ou les circonstances, et, l’action publique mise en mouvement, lui interdire d’enrayer le cours de la justice par un abandon de l’accusation. Dans ce système, la mise en mouvement et l’exercice de l’action publique sont retirés à la libre appréciation des magistrats du parquet.

On peut à l’inverse admettre l’opportunité des poursuites. Le parquet est alors libre de donner la suite qu’il veut à l’affaire, sous réserve de l’obéissance hiérarchique : le procureur peut mettre en mouvement l’action publique ou classer le dossier sans suite. D’autre part, une fois les poursuites commencées, il peut abandonner l’accusation et arrêter le cours du procès, malgré la saisine des juridictions d’instruction et de jugement compétentes. La liberté du ministère public est donc entière, aussi bien pour la mise en mouvement que pour l’exercice des poursuites.

Pris sous sa forme pure, aucun des deux systèmes n’est pleinement satisfaisant. Appliqué sans nuances, le principe de la légalité dans la mise en mouvement des poursuites risque d’encombrer les tribunaux en contraignant le parquet à poursuivre chaque infraction, même si la faute commise par le délinquant est sans gravité, ou si la comparution en justice présente des inconvénients beaucoup plus importants pour l’ordre public ou pour le délinquant qu’une abstention d’agir. On peut même craindre que l’autorité chargée de la mise en mouvement des poursuites ne devienne l’instrument de rancunes et de haines privées. De son côté, le système de l’opportunité paraît contredire directement un autre principe plus général qui domine tout le droit criminel et la procédure pénale : le principe de la légalité criminelle (supra, tome I). Il est de plus à craindre que, sous le couvert de l’opportunité, ne s’introduise un intolérable arbitraire, puisque, dit-on, le ministère public classera peut-être certaines affaires pour obéir à des injonctions du gouvernement, ou pour favoriser certains coupables haut placés.

On décèle les mêmes inconvénients en ce qui concerne l’exercice de l’action publique. Parfois, il faudrait pouvoir clore une affaire avant qu’elle soit conduite jusqu’à son terme, quand le développement de la procédure révèle l’insignifiance de la faute imputée au prévenu, ou lorsque, le prévenu étant un mineur, un jeune adulte ou un délinquant primaire, une mesure éducative ou un simple avertissement semble préférable à une sanction pénale ; mais le principe de légalité n’autorise pas cette souplesse, qu’on ne retrouverait qu’avec le système de l’oppor­tunité dans l’exercice de l’action publique... dont il est à craindre, cependant qu’il ne couvre, ici encore, des abus inadmissibles. Il ne faut pas perdre de vue, enfin, que le principe de légalité est le seul qui garantisse la complète indépendance des juridictions, puisqu’il ne dépend que d’elles- et non de la partie poursuivante- de mettre fin aux procès qu’on leur a soumis, en prononçant les décisions qui s’imposent à la suite de procédures régulièrement conduites jusqu’à leur terme.

279. La mise en œuvre des principes de légalité et d’opportunité. - Il serait erroné de penser que les principes de légalité et d’opportunité dans la mise en mouvement des poursuites sont absolument irréductibles l’un à l’autre, le premier consacrant l’automatisme de la répression, tandis que le second serait synonyme d’arbitraire. Cette vue superficielle des choses se dissipe quand on examine les mécanismes procéduraux par lesquels s’expriment ces deux principes : on s’aperçoit alors qu’ils sont plus proches l’un de l’autre qu’il n’y paraît à première vue.

Dans le système de la légalité comme dans celui de l’opportunité, on découvre, au départ, des démarches intellectuelles semblables, qui s’imposent toujours au ministère public. Le parquet doit d’abord examiner la réalité des faits délictueux commis et, au besoin, ordonner une enquête préliminaire dont les résultats lui permettront de connaître plus exactement les circonstances, l’ampleur et la gravité de ces faits. Mais cela ne suffit pas. Il importe en second lieu de qualifier les faits venus à la connaissance du parquet (c’est-à-dire vérifier si une disposition pénale leur est applicable et laquelle), et de rechercher si l’action publique est recevable, en d’autres termes s’il n’existe pas des obstacles procéduraux au déclenchement des poursuites (présence d’une cause d’extinction de l’action publique, tels que la prescription, la chose jugée, le décès du coupable, l’amnistie, - ou nécessité d’une plainte, d’un avis ou d’une autorisation préalable).

C’est seulement lorsqu’il est parvenu à ce moment des recherches et de son étude du dossier, que le procureur voit s’imposer à lui l’un ou l’autre des systèmes précédemment exposés: ayant vérifié l’existence de toutes les exigences juridiques pour une mise en œuvre de la répression, il doit poursuivre (légalité) ou il peut poursuivre (opportunité). Dans le premier cas, le ministère public n’est que l’instrument de la loi, qui présume que l’intérêt général exige des poursuites ; dans le second cas, la loi laisse au contraire aux autorités d’accusation le soin d’apprécier l’utilité concrète de la répression et l’intérêt de la société à voir punie l’infraction commise : c’est sur ce point fondamental que se marque la différence des deux systèmes.

Ils se séparent plus profondément en ce qui concerne l’exercice des poursuites. Dans le système de la légalité, l’action publique une fois mise en mouvement échappe au parquet : l’intérêt général qui préside au déclenchement de la répression ne permet pas un retour en arrière, lorsque les juridictions d’instruction et de jugement ont été saisies : tout au plus le parquet peut-il, à tel ou tel moment de la procédure, requérir un non-lieu ou un acquittement, mais sans que, pour les juridictions à qui elles sont présentées, ces réquisitions aient une autre valeur que celle d’un avis qui ne les lie pas ; semblablement, il peut ne pas intenter de voies de recours contre les décisions rendues et, ainsi, s’abstenir de porter plus loin l’affaire, si l’intérêt général ne lui impose pas d’agir.

Appliqué au déroulement du procès, le principe de l’opportunité offre au parquet une latitude autrement plus grande. L’expérience prouve, en effet, qu’une affaire se modifie parfois d’une façon considérable entre l’ouverture des poursuites et le jugement qui sera rendu : tel dossier se gonfle d’éléments nouveaux qui traduisent progressivement la gravité réelle de l’affaire; dans tel autre, l’infraction commise prend des dimensions sensiblement plus modestes. En reconnaissant au ministère public la possibilité d’arrêter le cours de l’action répressive, on renonce à l’idée d’une immutabilité du procès jusqu’à la décision juridictionnelle, mais on accorde plus d’importance à la « vie » de l’affaire et à ses transformations. L’appréciation des exigences de l’intérêt général n’a pas lieu une fois pour toutes, au début des poursuites ; elle sous-tend chacune des décisions essentielles prises par le ministère public, aux moments marquants du déroulement de la procédure.

280. La consécration législative de la légalité et de l’opportunité. - Les deux systèmes ont été consacrés, à des degrés divers, et souvent avec d’importants correctifs, par les législations positives.

Le principe de la légalité dans la mise en mouvement des poursuites est admis en Allemagne, en Espagne, en Grèce, dans un grand nombre de cantons suisses et dans les pays marxistes; l’opportunité a été accueillie en Belgique, en Égypte, aux Pays-Bas, au Japon, en Israël et dans les droits anglo-saxons ; il semble bien que les deux systèmes soient assez également représentés dans les divers pays du monde. En revanche, l’opportunité dans l’exercice de l’action publique est beaucoup moins fréquemment retenue que son contraire : on la découvre dans les pays anglo-saxons et en Israël (prérogative dite de nolle prosequi), et en Allemagne pour les infractions contre la sûreté de l’État, pour les contraventions et pour certains délits correctionnels pour lesquels, par exception, le parquet possède déjà le droit de ne pas mettre en mouvement la répression.

Le droit français, soucieux de garantir complètement l’indépendance du ministère public et celle des juridictions, a consacré une position intermédiaire. Il s’est rallié, mais avec des restrictions, au principe d’opportunité dans la mise en mouvement des poursuites, et il l’a tempéré par la réserve de la subordination hiérarchique et surtout par le droit conféré à la victime de l’infraction d’intenter elle-même des poursuites concurremment avec le ministère public. D’autre part, il admet la légalité des poursuites en ce qui touche l’exercice de l’action, mais cette légalité connaît quelques tempéraments, d’ailleurs de faible portée.

§ 2. - LE SYSTÈME ADOPTÉ EN FRANCE

281. L’opportunité dans la mise en mouvement des poursuites. - En France, il a paru préférable de consacrer le principe d’opportunité pour la mise en mouvement de la répression. A vrai dire, le Code d’instruction criminelle était muet sur cette question. Certaines de ses dispositions paraissaient même consacrer la règle inverse (cf. art. 47 : «... le procureur, instruit qu’il a été commis un crime ou un délit..., sera tenu de requérir le juge d’instruction...» ; adde: les art. 64 et 70) et certains auteurs du XIXe siècle concluaient que le code avait maintenu le principe de légalité, admis par la loi du 16-19 septembre 1791 et par le code du 3 brumaire an IV. En fait, les travaux préparatoires établissent que ces articles opéraient une répartition des pouvoirs entre juge d’instruction et procureur : au second le soin exclusif de poursuivre, au premier seul le droit de mener l’instruction; mais ils ne limitaient pas les pouvoirs du ministère public dans sa décision au sujet des poursuites’.

Le Code de procédure pénale est plus précis que son prédécesseur : il décide que « le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite d leur donner » (art. 40, al. 1er), et il faut considérer que son pouvoir n’est pas limité aux plaintes et dénonciations, mais s’étend à tout acte qui l’avertit de la commission d’une infraction (ex. les procès-verbaux), conformément à la solution admise jusqu’alors. De son côté, le Code de justice militaire consacre le même pouvoir d’opportunité (art. 97, al. 1er, C.J.M. 1982).

Il faut cependant noter que le choix opéré n’émane pas du procureur seul : en raison du principe de subordination hiérarchique, des directives peuvent lui être données par le procureur général ou par le garde des Sceaux (art. 36 et 37, al. 2, C.P.P.). Pour permettre ces directives, le procureur donne avis immédiat au procureur général des crimes et délits qui intéressent l’ordre public, il doit également avertir le garde des Sceaux de tous les faits graves, par leur nature ou par l’atteinte qu’ils apportent à l’ordre public. Le Code d’instruction criminelle imposait enfin au procureur de la République de faire connaître au procureur général toutes les infractions commises dans le ressort par l’envoi d’une notice hebdomadaire (art. 249) ; la notice hebdomadaire a été remplacée par un avis mensuel (art. 35, al. 2 C.P.P.).

282. Les décisions prises en application du principe d’opportunité. - Après qu’il a examiné les circonstances de l’affaire dont il est saisi, à l’aide des documents qu’il possède et notamment au vu des éléments que lui fournit l’enquête policière, le procureur de la République prend une décision sur la suite à donner à l’affaire. S’il estime une poursuite nécessaire, il met en mouvement l’action publique, soit en faisant ouvrir une information par le juge d’instruction, soit en usant de la citation directe de la comparution immédiate ou de la convocation par procès-verbal; dans le cas contraire, il classe l’affaire sans suite’. De toute façon, la plainte de la victime ne l’oblige pas plus à poursuivre que l’absence ou le retrait de plainte ne le contraint à rester inactif et à ne pas poursuivre (cf. l’un des aspects de cette règle dans l’art. 2, al. 2, C.P.P. « La renonciation à l’action civile ne peut arrêter, ni suspendre l’exercice de l’action publique... »).

Le « classement sans suite » se traduit matériellement par l’archivation du dossier au parquet ; il est évident qu’on ne doit pas détruire les pièces qui le constituent, puisque le procureur peut toujours revenir sur sa décision de classement et qu’il faut pouvoir, à tout moment, retrouver et utiliser le dossier.

Les motifs des classements sont variables : les faits mentionnés ne constituent pas des infractions, ou bien ils sont prescrits ou amnistiés; ou encore il a été impossible d’en découvrir les auteurs ; d’autres fois, il s’agit d’infractions trop minimes pour justifier l’engagement de lourds frais de poursuite; ou bien l’auteur est un délinquant primaire qui a désintéressé la victime d’un fait d’importance médiocre ; il se peut enfin qu’on se trouve dans une hypothèse où, eu égard aux circonstances politiques ou sociales, la répression serait plus nuisible qu’utile à l’ordre public. Il est évident qu’à côté de ses avantages, liés à l’application d’une politique criminelle nuancée, la possibilité de classer sans suite peut être source d’abus (par ex. : étouffement d’affaires auxquelles sont mêlés des personnages politiques importants).

Le classement sans suite est une mesure d’administration et non un acte juridictionnel : le parquet peut toujours revenir sur un classement et mettre l’action publique en mouvement, par exemple lorsque des éléments nouveaux aggravent le caractère du fait, ou donnent la nature d’une infraction à ce qu’on aurait cru être un fait impunissable (ex. le suicide qui se révèle être un meurtre).

283. La légalité dans l’exercice des poursuites. - L’opportunité dans l’exercice des poursuites pourrait conduire à des inconvénients graves, car elle ferait disparaître l’indépendance des juridictions que le parquet dessaisirait à son gré ou sur l’ordre du pouvoir central. En admettant la légalité dans l’exercice de l’action publique, le droit français a voulu assurer le libre cours de la justice et laisser à la société seule le pouvoir de disposer de l’action publique, par l’amnistie ou la prescription. C’était donc par une formule discutable que l’article 1er du Code d’instruction criminelle affirmait : « L’action pour l’application des peines n’appartient qu’aux fonctionnaires auxquels elle est confiée par la loi » : l’action publique ne leur « appartient » pas et ils n’en peuvent disposer, sauf au cas exceptionnel de transaction accordé à certaines administrations publiques.

Les conséquences classiques du principe sont que : 1° le ministère public ne peut pas abandonner les poursuites et dessaisir la juridiction saisie ; celle-ci demeure compétente pour statuer et peut condamner la personne poursuivie malgré des réquisitions tendant à une relaxe ; 2° le ministère public ne peut ni renoncer aux recours que la loi lui ouvre, ni se désister de ceux qu’il aurait formés et cela même si la décision rendue était conforme à ses réquisitions.

N.B. : Un troisième paragraphe, que nous ne reproduisons pas (dans le souci d’économiser la place dans le site), est consacré aux « Restrictions apportées aux principes ».

Signe de fin