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L’OBLIGATION DE MOTIVER
LES JUGEMENTS

par Faustin Hélie
Extrait de son « Traité de l’instruction criminelle » (2e éd.) T.VI, p.683

2945. Les jugements doivent être motivés. Ce principe, que nous avons déjà à plusieurs reprises établi (n° 2704), et qui s’applique à toutes les juridictions, est formellement consacré par l’article l5, titre V, de la loi du 16-24 août 1790, qui veut «que les motifs qui auront déterminé le jugement soient exprimés» ; par l’article 208 de la constitution du 5 fructidor an III, qui dispose, en général, que «les jugements sont motivés» ; et par l’article 7 de la loi du 20 avril 1810, qui déclare nuls les jugements qui ne contiennent pas de motifs.

De quelle nature doivent être ces motifs? On peut répondre d’abord avec un arrêt «que, lorsque la loi a ordonné que les arrêts seraient motivés, elle n’a pas réglé et n’a pu régler la forme dans laquelle les motifs seraient rédigés et l’étendue qui leur serait donnée; que de leur laconisme ne saurait donc résulter ouverture à cassation», et avec un autre arrêt «que la loi n’indique pas la nature et l’étendue de leur développement». Mais faut-il donc, parce que la loi n’aurait pas réglé les motifs, abandonner la formule à la discrétion dés juges?

Il n’est pas exact d’abord de dire que la loi ne les a pas réglés : la loi du 24 août 1790 veut que 1e juge exprime les motifs qui auront déterminé le jugement; cette règle simple explique clairement le devoir du juge; il doit rendre compte des causes qui ont formé sa conviction, il doit énoncer les faits, les preuves, les circonstances sur lesquels elle se fonde. C’est 1à la première règle qu’il doit suivre.

Ensuite, tout jugement en matière correctionnelle présente deux questions à juger : une question de fait, l’existence du fait et de la culpabilité du prévenu; une question de droit l’appréciation de ces deux éléments dans leurs rapports avec loi.

Les motifs doivent donc répondre à ce double point de vue car ils doivent rendre compte de la détermination du juge sur le fait et sur sa qualification; ils doivent contenir les éléments de sa décision sur l’un et l’autre point: La Cour de cassation a jugé dans ce sens en matière d’appel, à la vérité, mais la règle est la même: «que toute poursuite correctionnelle donne au tribunal qui en est saisi deux questions distinctes à juger : l’une relative à la vérité des faits sur lesquels elle est fondée, l’autre à leur qualification légale; que, de ces deux questions, les tribunaux d’appel en matière correctionnelle décident la première souverainement, tandis que leur jugement sur la seconde peut toujours être révisé par la Cour de cassation; qu’il ne saurait leur être permis de soustraire leur décision sur le droit à son autorité, en le confondant avec la décision sur le fait, et de priver ainsi les parties de l’utilité d’un recours que la loi leur ouvre; qu’il suit de là que toutes les fois qu’une question de qualification leur est posée soit par les jugements dont l’appel leur est déféré, soit par les conclusions des parties, ils doivent ou y statuer expressément, ou déclarer au moins qu’il n’y a lieu d’y statuer, en exprimant dans l’un et l’autre cas les motifs qui les déterminent; que ce n’est qu’ainsi qu’ils peuvent satisfaire valablement à l’obligation de motiver leurs jugements que leur impose la loi».

2946. Cette doctrine a été fréquemment appliquée. Un tribunal correctionnel, statuant sur l’appel d’un jugement de police, avait renvoyé les prévenus de la poursuite en se bornant à déclarer que les faits tels qu’ils résultaient de l’instruction et des débats ne constituaient pas la contravention imputée. Ce jugement a été cassé : «attendu que les tribunaux correctionnels ne satisfont à l’article 7 de la loi du 20 avril 1810 qu’autant qu’ils s’expliquent et sur la vérité des faits et sur leur qualification légale».

Dans une poursuite pour délit d’exposition d’emblèmes sans autorisation, le prévenu avait été renvoyé d’une part parce qu’il n’avait exposé aucun emblème, et d’un autre côté parce que le fait ne constituait ni délit, ni contravention. Cet arrêt a encore été cassé : «attendu qu’en fondant sa décision sur ces seuls motifs, l’arrêt attaqué laisse incertain le point de savoir s’il a entendu dénier le fait même de l’exposition ou refuser à ce fait le caractére de délit ou de contravention; qu’une semblable confusion du fait et du droit tendrait à soustraire cet arrêt à. l’autorité de la Cour de cassation, à laquelle il appartient de juger s’il n’y a pas eu violation de la loi dans la disposition qui refuse de donner au fait imputé la qualification qui fait l’objet de la prévention, d’où il suit qu’il y a insuffisance de motifs».

Dans une poursuite pour filouterie, le jugement s’était borné à déclarer que le fait imputé an prévenu caractérisait le délit prévu par l’article 401 du Code pénal, sans que ce fait fût précisé ni appliqué. L’annulation a dû être prononcée : «attendu que les motifs consignés dans le jugement ne sont pas suffisants pour justifier la peine prononcée».

Dans une poursuite pour ouverture d’une maison de jeu de hasard, le tribunal correctionnel avait renvoyé le prévenu de la prévention en se bornant à déclarer qu’elle n’était pas justifiée : l’annulation a dû encore être prononcée : «attendu que le jugement n’a point expliqué si, en prononçant le renvoi des fins de la poursuite, il fondait sa décision sur ce que le fait incriminé n’était pas prouvé, ou sur ce que ce fait ne constituait pas le délit prévu et défini par l’article 410 da Code pénal». Nous ne continuerons pas cette énumération d’arrêts...

Cette jurisprudence, il faut le reconnaître, a un double fondement. Si les tribunaux correctionnels sont astreints à rendre compte des motifs qui ont déterminé leurs jugements, s’ils doivent en conséquence constater toutes les circonstances du fait et expliquer les rapports de ce fait avec la loi pénale, ce n’est pas seulement pour attester que chaque jugement est l’œuvre d’un travail réfléchi, d’une mûre délibération, c’est encore et surtout pour justifier de sa conformité à la loi. Nous avons établi précédemment, en recherchant les nullités qui peuvent être proposées contre les arrêts des chambres d’accusation, que l’une de ces nullités avait pour base la qualification illégale des faits (n° 2219): la même règle s’applique dans toute sa force aux jugements de la juridiction correctionnelle. La limite qui sépare les attributions de cette juridiction et celles de la Cour de cassation est la ligne qui divise le fait et le droit, l’appréciation des faits incriminés et l’application faite à ces actes des dispositions de la loi.

L’appréciation des cours impériales est, aux termes de l’article 7 de la loi du 20 avril 1810, souveraine, mais à la condition que leurs arrêts seront revêtus des formes prescrites à peine de nullité et qu’ils ne contiendront aucune contravention expresse à la loi; en effet, qu’est-ce que cette qualification, sinon le rapport des actes poursuivis avec la loi qui les punit ? Ce rapport, qui peut être inexact, renferme nécessairement un point de droit, le point de savoir si la loi pénale a le sens qui lui est prêté, si , par suite, les faits ont les caractères prévus par la loi.

C’est à la Cour de cassation qu’il appartient de juger cette question. Or, comment pourra-t-elle la juger, puisqu’elle ne peut pénétrer dans l’examen des faits si elle ne les trouve pas consignés dans le jugement que seule elle peut apprécier? Elle ne peut contester les déclarations des arrêts sur l’existence matérielle de ces faits ou sur leur moralité; mais elle peut contrôler les conséquences légales qui en ont été tirées après qu’ils ont été constatés; ce n’est pas les faits qu’elle apprécie, c’est l’application qui leur a été faite de la loi. Donc les jugements et arrêts doivent lui fournir les éléments de sa haute appréciation; donc ils doivent motiver leur décision sur le fait en constatant ses circonstances, et leur décision sur le droit en rapprochant le fait ainsi constaté du texte de la loi dont ils lui font l’application. Ce n’est qu’à cette condition que .la Cour de cassation peut maintenir l’unité de la jurisprudence et l’application uniforme des lois à tous les citoyens. Nous n’insisterons pas sur ce point, qui a été déjà développé (n° 2214).

2947. L’obligation de motiver les jugements s’étend à chacun des chefs de la prévention ou des réquisitions ou conclusions des parties (n° 2809 et 2811). En effet, de la combinaison de l’article 7 de la loi du 20 avril 1810 avec l’article 408 du Code d’instruction criminelle, qui exige, à peine de nullité, qu’il soit prononcé sur toutes les demandes et réquisitions des parties, il résulte qu’un jugement n’est valable qu’autant qu’il contient des motifs applicables à chacun des chefs sur lesquels il statue: c’est là l’une des principales garanties du droit de la défense, et il suffit qu’il ait été omis de statuer sur un seul des chefs des conclusions pour que la nullité soit encourue. Ainsi, lorsqu’un prévenu a pris des conclusions pour demander que la partie civile soit déchue de son appel, la décision du tribunal sur ce point doit être motivée à peine de nullité: «attendu que, lorsqu’un chef de demande est l’objet de conclusions spéciales et formelles, le juge, s’il ne croit pas devoir s’y arrêter, est tenu, à peine de nullité, d’en motiver distinctement le rejet».

Ainsi, lorsque le prévenu présente une excuse comme moyen de défense contre la poursuite, il ne suffit pas que le jugement se borne à déclarer qu’elle est inadmissible et la rejette comme telle; il faut, à peine de nullité qu’il spécifie et exprime le motif pour lequel il la rejette. Ainsi, lorsqu’en matière de diffamation le prévenu a pris des conclusions formelles tendantes à la preuve des imputations signalées par la prévention comme diffamatoires, le jugement doit nécessairement, en statuant sur ces conclusions, motiver leur rejet. Ainsi, lorsque le prévenu a conclu formellement à ce que le tribunal se déclarât incompétent, le jugement doit motiver le rejet de ce déclinatoire à peine de nullité.

Ces solutions, dont nous ne rappelons que quelques-unes, se sont surtout multipliées en matière de contrefaçon industrielle, parce que les tribunaux ont quelque peine en cette matière à saisir l’ensemble et tous les détails qui font l’objet des brevets d’invention ; mais si la règle a rencontré quelques difficultés dans son application, elle n’a jamais fléchi: il est de jurisprudence qu’il y a lieu de prononcer la nullité des jugements qui ne contiennent pas des motifs sur tous les chefs des conclusions principales et subsidiaires, qui se bornent à décider que chacun des organes de l’appareil breveté ne constitue pas un produit brevetable, sans rechercher, en présence de conclusions formelles à cet égard, si la combinaison de ces organes ne devait pas être considérée comme l’application nouvelle de moyens connus, qui n’apprécient qu’une des parties de l’invention et ne donnent pas de motifs sur les autres parties présentées par les conclusions comme des éléments de l’appareil, ou qui omettent de motiver le rejet de ces conclusions sur le chef relatif à l’obtention d’un résultat industriel nouveau.

2948. Cependant il a été admis :

Que les motifs ne sont pas exigés à peine de nullité pour des jugements de pure instruction; il n’y a pas d’intérêt en effet, à motiver des mesures purement préparatoires, qui n’acquièrent aucun droit aux parties et qui ne sont susceptibles d’aucune voie de recours avant le jugement définitif. Mais on ne doit pas considérer comme disposition de pure instruction soit le rejet des conclusions prises par le ministère public à fin de supplément d’instruction, soit la disposition qui statue sur la demande formée par un prévenu afin d’obtenir sa liberté provisoire, soit celle qui rejette une demande en sursis formée par le prévenu en cas d’inculpation de faux témoignage contre les témoins entendus à l’audience. Ces diverses décisions, qui peuvent léser un droit et causer un préjudice, doivent être motivées.

Qu’il n’est pas indispensable de motiver le jugement incident si le tribunal s’est borné à joindre l’incident an fond, pourvu que le jugement définitif statue sur la demande incidente en même temps que sur le fond.

Que, s’il est nécessaire de motiver le rejet de toutes les exceptions, il n’en est pas ainsi des arguments de la défense, qui ne forment pas des chefs distincts dans ses conclusions, et il a été jugé «que la loi du 20 avril 1810 n’impose point au juge l’obligation soit de repousser isolément ce qui, dans les conclusions qui lui sont soumises, ne forme pas des chefs distincts, soit de répondre par des motifs particuliers à chacun des arguments de la défense».

Que l’erreur théorique énoncée dans les motifs ne peut exercer aucune influence sur le jugement, si le dispositif est conforme à la loi (n° 2705).

Enfin qu’il ne faut pas confondre le défaut de motifs et les motifs qui ne sont exprimés qu’implicitement. Les motifs implicites sont ceux qui, donnés sur un chef, répondent à un autre, ou qui sont compris dans une déclaration générale, ou qui résultent de la disposition même qui statue sur la demande; ces motifs, quoiqu’il soit préférable qu’ils soient énoncés clairement, sont, en général, considérés comme suffisants.

Mais, en dehors de ces diverses circonstances où l’omission ou l’irrégularité des motifs ne peut causer aucun préjudice et dans lesquelles la règle qui veut que tous les jugements soient motivés ne reçoit en réalité aucune restriction, cette règle domine toutes les décisions rendues en matière correctionnelle et ne reconnaît aucunes limites. Ainsi, il a été décidé que le jugement qui renvoie un prévenu des fins de la poursuite en déclarant qu’il ya partage doit être motivé comme tout autre jugement: "Attendu que les dispositions de l’article 7 de la loi du 20 avril 1810 sont générales; qu’elles sont applicables aux jugements rendus par les tribunaux correctionnels, qui doivent dès lors être motivés à peine de nullité; que, pour que cette condition constitutive du jugement puisse être considérée comme légalement accomplie, il faut que ce jugement renferme l’indication des motifs qui ont terminé l’admission ou le rejet de la demande; que le tribunal a pu trouver dans le partage des voix la raison de décider que l’avis favorable à l’accusé devait prévaloir, mais n’en était-pas moins dans l’obligation de donner des motifs de son jugement".

2949. Le dispositif, qui n’est que 1a déduction des motifs qui le précédent, constitue le jugement tout entier: c’est la décision du juge sur les points qu’il doit résoudre, sur les faits qu’il doit  apprécier. Il suit de là, d’abord, que le dispositif doit porter sur tous les chefs de la prévention et des conclusions : toute omission à cet égard constituerait une omission de statuer et entraînerait aux termes des articles 408 et 413 du Code d’instruction criminelle, l’annulation du jugement. Néanmoins, il faut que le tribunal ait été mis régulièrement en demeure de statuer : s’il n’est pas justifié que des conclusions aient été prises, le jugement qui n’a pas prononcé à cet égard ne pourrait être annulé.

L’existence des conclusions est prouvée, soit par la mention qu’en doit faire le jugement, soit par leur jonction au dossier de la procédure quand leur cote à l’inventaire des pièces ne permet pas de supposer qu’elles ont été produites après coup. Il en est encore ainsi des conclusions qui ne seraient pas suffisamment explicites : c’est ainsi qu’il a été jugé «qu’on ne saurait considérer comme un des éléments juridiques de la procédure les notes ou mémoires dans lesquels, en dehors des conclusions mêmes, le moyen avait été indiqué; qu’une telle indication en fait ne pouvait avoir en droit pour conséquence d’obliger la cour de s’expliquer sur un chef de prévention dont elle n’avait pas été légalement saisie ».

Il suit encore de la même règle que le dispositif n’est nullement entaché de nullité à raison des erreurs doctrinales qui se trou vent dans les motifs Nous avons précédemment établi ce point (n°2705).

Signe de fin