Page d'accueil > Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes > Le procès pénal > Le jugement > Principes généraux > Faustin Hélie, L'obligation de motiver les jugements

L’INSTITUTION DU JURY

Extrait du « Traité de l’instruction criminelle »
de Faustin Hélie
( 2e éd. Paris 1867 - T. VII, p. 100 )

Quand ces lignes ont été écrites
le jury n’avait à statuer que sur les faits matériels
et sur la responsabilité morale de leur auteur.

Mais les considérations générales qui y figurent
relèvent de la science criminelle et présentent
dès lors un caractère intemporel et universel.
C’est pourquoi il nous a paru utile de les reproduire.
Il semble toutefois nécessaire de préciser deux points.

Tout d’abord, comme toute institution humaine,
celle du jury a dégénéré au fil du temps.
Puisque le jury est constitué de simples citoyens
ayant une connaissance superficielle de la législation
et souvent plus sensibles au sentiment qu’à la raison,
des défenseurs se sont spécialisés dans les affaires criminelles :
les avocats d’assises, qui ont donné une coloration particulière
aux procès criminels où le raisonnement s’efface au profit des émotions ;
et où les règles de forme l’emportent sur les règles de fond.

D’autre part, le déluge législatif qui accable les pénalistes
rend les jurés de plus en plus inaptes à statuer sur les questions de droit
pourtant essentielles au regard de la qualification des faits.

APPRÉCIATION DU JURY
AU POINT DE VUE JURIDIQUE

3134 - Arrêtons-nous, un moment, avant d’arriver à l’organisation définitive du jury, aux discutions importantes qui viennent de passer sous nos yeux.

La question agitée en 1790 était de savoir si le jury deviendrait l’un des éléments de nos institutions judiciaires. La question examinée en 1804 et 1808 était de savoir si cette institution, fille de la révolution, serait maintenue. Dans toutes ces délibérations, c’est le fondement même du jury, c’est son caractère général, ses avantages, ses périls, qui étaient sondés et appréciés. C’est donc sur de point préliminaire et fondamental que doit se porter notre examen.

Le jury, considéré comme une institution purement juridique, est-il un élément essentiel de l’administration de la justice ? Lui apporte-t-il une puissance nécessaire à son action, un moyen plus sûr d’arriver à la vérité ? Telle est la première question qu’il faut poser, car il ne suffirait -pas qu’il pût protéger les droits des citoyens s’il portait atteinte aux droits de la justice, et si le but de son établissement peut être à certains égards politique, sa mission est exclusivement judiciaire. C’est donc au point de vue de l’accomplissement des fins de la justice qu’il faut, avant tout, l’examiner. Si le jury, quels que soient ses avantages à un autre point de vue, ne conduit pas à la vérité judiciaire, s’il peut égarer la justice et la faire dévier de sa fin, il ne faut pas hésiter à le rejeter ; car toute institution politique qui, apporterait à l’administration judiciaire un obstacle sérieux et durable serait mauvaise en soi : la justice, telle qu’elle doit être pour faire régner l’ordre, impartiale et ferme, éclairée et indépendante, est le premier principe de toute société.

Qu’est-ce que le jury ? C’est la participation des citoyens à la justice pénale, le jugement des accusés remis dans les mains du peuple ; c’est une fonction judiciaire temporairement déléguée à des personnes étrangères à la justice, parce qu’elles semblent plus aptes à la remplir que les juges eux-mêmes. Quelques publicistes l’ont défini le jugement d’un accusé par ses pairs ; cette définition, qui rappelle l’époque féodale, a cessé d’être rigoureusement exacte. Les jurés sont assurément les pairs de l’accusé, en ce sens qu’ils sont ses concitoyens; ils ne le sont pas dans le sens juridique de ce mot puisqu’il n’y a point de jurés spéciaux, puisque la loi n’exige ni qu’ils soient de la même profession, ni qu’ils soient de la même condition. D’autres l’ont défini plus ambitieusement le jugement du pays par lui-même : les jurés sont pris dans le sein du pays, mais ils ne le représentent pas ; ils ne parlent point en son nom. Ils n’ont point de mission différente de celle des autres juges. Juges temporaires, ils participent aux jugements comme les juges permanents  ; s’ils agissent en vertu d’un autre titre, s’ils remplissent une fonction particulière, ils ont les mêmes devoirs ; ils travaillent les uns et les autres à l’œuvre commune de la justice pénale. Le Code du 3 brumaire an IV avait nettement reconnu ce caractère général des .jurés : « Les jurés, porte l’art. 206, sont des citoyens appelés à l’occasion d’un délit pour examiner le fait allégué contre l’accusé ».

3135 - Or, cette participation des citoyens aux jugements criminels est-elle bonne en soi ? Ces nouveauxauxiliaires apportent-ils avec eux une vue assez nette de la vérité judiciaire ? Apportent-ils les notions et les qualités nécessaires à la distribution de la justice  ?

Cette question d’aptitude doit être examinée sous toutes ses faces. On doit d’abord supposer deux règles qui, seront établies plus loin. La première a pour objet les attributions mêmes du jury : il participe aux jugements, mais dans une certaine mesure ; il est juge, mais seulement d’une partie de la cause [sous le Code d’instruction criminelle de 1808]. Sa compétence est circonscrite aux points de fait, c’est-à-dire à l’appréciation des circonstances matérielles et des circonstances morales de la cause, à la constatation de l’existence des actes et de la culpabilité des agents ; elle est étrangère aux points de droit et à toutes les questions qui ont pour objet l’application de la loi. La limite de cette compétence sera précisée plus loin : il suffit de l’indiquer ici.

La deuxième règle, qui sera développée dans le chapitre suivant, est qu’il y a lieu de présumer une certaine aptitude dans les citoyens qui sont appelés à remplir les fonctions de juré. On ne prétend point leur imposer comme aux juges une instruction supérieure, une expérience des affaires acquise par l’étude ; mais on doit supposer chez eux un sens commun qui saisit les preuves de la vérité et les sépare des illusions de l’erreur, une instruction ordinaire qui les rend aptes aux opérations d l’intelligence, une moralité qui leur permet de caractériser et d’apprécier les actions qui passent sous leurs yeux. Ce sont là les conditions lui constituent la capacité de juger ; or, comme le jury n’est point un droit, mais une fonction, il y a lieu d’admettre que ceux-là seuls seront aptes à l’exercer qui seront réputés avoir cette capacité.

De ces deux règles, qui posent la double condition d’une compétence restreinte aux questions de fait et d’une certaine aptitude intellectuelle et morale chez les jurés, on peut induire déjà qu’ils ne sont pas nécessairement frappés d’une incapacité absolue pour l’exercice de leur fonction.

Ce n’est pas que les questions de fait soient toujours faciles à résoudre. Si elles n’exigent pas des notions de droit et des études de jurisprudence, elles nécessitent l’examen attentif des circonstances de la cause, l’appréciation exacte des indices et des preuves, le jugement dans le for intérieur des moyens de la cause, c’est-à-dire une opération délicate de la conscience éclairée par l’intelligence.

Toutefois, en réalité, cette opération se borne à la déclaration d’un fait et d’une moralité. Point de recherches théoriques ou légales, point d’opinions sur l’application des lois ou la valeur morale des actes, point même d’investigations pour la découverte de la vérité, puisque le débat éclaircit tous les faits et que la discussion résume toutes les questions. Les jurés ne marchent que sur un terrain illuminé de toute part et dont tous les points ont été sondés sous leurs yeux. Que leur reste-t-il à faire ? Ils n’ont plus qu’à déclarer les résultats de cette solennelle enquête ; or, pour une telle déclaration, une intelligence ordinaire ne suffit-elle pas ?

Sans doute, on doit le dire encore, et nous le constaterons tout à l’heure, il est difficile de déterminer avec certitude les conditions de cette commune aptitude nécessaire à la fonction de juré. La loi se borne à prononcer, en thèse générale, des exclusions, des éliminations, des déchéances, et elle s’est confiée ensuite à une opération toute administrative pour la composition des listes. Mais il y a lieu de présumer que les citoyens qui ont traversé ces épreuves ne sont pas tout à fait dénués de cette aptitude ; il y a lien de présumer que les radiations qui circonscrivent les éléments des listes et le choix qui les épure en écartent les incapables aussi bien que les indignes. C’est là le but constant de toutes les lois qui ont organisé le jury. Nous supposons provisoirement que ce but est atteint ; s’il ne l’était pas, c’est la législation qu’il faudrait accuser et non l’institution.

Mais, en général, on ne conteste pas que les jurés, dans une législation prévoyante, ne puissent être aptes à statuer sur les faits ; ce n’est pas là qu’est la difficulté, elle consiste à savoir si les juges ne possèdent pas eux-mêmes cette aptitude et ne la possèdent pas à un plus haut degré : que servent les jurés, si les juges permanents déliés du joug des preuves légales, juges et jurés à la fois peuvent réunir les deux fonctions ? N’est-il pas raisonnable de confier à des hommes qui joignent à la science des lois l’expérience des faits qui ont une instruction supérieure et une intelligence éprouvée, une mission qui ne peut être remplie que par des hommes intelligents et capables ? Pourquoi cet élément du jury, étranger à l’ordre judiciaire, quand l’ordre judiciaire suffit à l’accomplissement de toute sa tache ? C’est ici que nous commençons à pénétrer dans les entrailles de la question.

3136 - Si les juges qui prononcent sur le droit ont l’aptitude nécessaire pour prononcer sur le fait, les jurés sont superflus ; c’est simplifier l’organisation judiciaire, que de les supprimer. Mais cette aptitude, la possèdent-ils ? Ce qui fait la force des corps judiciaires, c’est l’esprit de suite, C’est la conception et l’application de certaines règles aux espèces qui se succèdent à leurs audiences, c’est l’établissement et le maintien d’une jurisprudence qu’ils appliquent uniformément aux cas identiques ou analogues qu’ils ont à juger. C’est cette jurisprudence qui, née de la science, en devient l’appui et qui est à la fois la plus sûre garantie de l’impartialité des jugements, puisqu’elle leur trace à l’avance la ligne qu’ils doivent suivre et, qu’elle ne leur permet pas d’en dévier. Le juges qui ne s’enchaîneraient pas ainsi par des règles fixes jugeraient pour ainsi dire à l’aventure et s’exposeraient à peser les mêmes causes avec des poids différents. Or, cette pratique habituelle qui constitue la plus haute qualité des juges, qu’ils suivent nécessairement et qu’ils ne pourraient pas abdiquer, excellente et précieuse en ce qui concerne les points de droit, devient inconséquente et fatale eu ce qui touche les points de fait.

Les points de droit doivent toujours être jugés dans les mêmes termes. C’est cette fixité de la jurisprudence qui lui donne l’autorité de la loi elle-même et qui, en rendant impossible une interprétation capricieuse, assure à tous les jugements une base inébranlable.

Il en est autrement des points de fait. Les points de fait, lors même qu’ils sont de même nature, lors même qu’ils se produisent dans les mêmes circonstances, ne sont jamais complètement identiques. Ils diffèrent dans leurs éléments matériels, ils diffèrent par l’âge, l’éducation, la situation, l’intention des agents. Les degrés qui les séparent sont infinis : ce sont les nuances des actions ; ce sont mouvements de la volonté. Tel acte prend son caractère de la fermeté de l’intention qui l’a accompagné, ou de son incertitude et de sa variation. Tel autre puise son aggravation ou excuse dans la position de l’agent, dans son instruction, dans son état d’aisance ou de détresse ; dans les degrés de son intelligence, dans les causes impulsives de l’action. Il faut saisir toutes les différences, car la justice cesserait d’être si elle ne mesurait pas l’intensité de l’alarme sociale et de la criminalité de l’agent, si elle ne proportionnait pas chaque pénalité à la gravité relative de chaque acte, au degré du mal commis. La vérité, et par conséquence la justice, est toute entière dans ces nuances.

Or, les juges, parfaitement aptes au jugement des points de droit, apportent-ils la même aptitude à l’appréciation des faits ? Ce qui peut faire naitre quelques doutes à cet égard, c’est que la qualité qui fait en général leur force fait ici leur faiblesse, c’est qu’il leur est difficile de se dépouiller de l’habitude scientifique de généraliser leurs décisions, d’établir des règles, de suivre une jurisprudence, c’est qu’ils sont naturellement par suite disposés à grouper les actes d’après leurs apparences extérieures, à les distinguer d’après leurs analogies principales, à voir des catégories de faits plutôt que des espèces, des classes d’agents plutôt que des individus, à étendre la même sentence aux actions analogues ou plus ou moins voisines les unes des autres. L’idée même de justice qui est en eux les entraine à ces jugements systématiques, parce qu’ils ne veulent pas frapper de peines inégales des agents qui comparaissent journellement devant eux avec une criminalité à peu près égale. Cette méthode n’est d’ailleurs que la conséquence de la pratique des audiences qui finit par effacer les traits distinctifs de chaque agent pour les revêtir d’une criminalité commune. Et puis cette pratique même les confirme dans cette voie, parce que c’est l’un des intérêts de la justice que les affaires soient promptement expédiées.

Les jurés ne sont pas tout à fait dans la même situation. Ils sont préoccupés d’aucune idée systématique ; les jugements qu’ils ont rendus n’enchainent point ceux qu’ils ont à rendre ; ils ne craignent ni de se contredire, ni de dévier d’une jurisprudence établie ; ils ne voient que l’espèce qui leur est soumise, le fait que le débat agité devant eux ; cette espèce et ce fait n’ont dans leur esprit aucune liaison avec d’autres faits antérieurement jugés et qui auraient été l’objet de telle ou telle condamnation ; libres de toute pensée préconçue, de toute doctrine, quelque excellente qu’elle soit en elle-même, ils ne demandent qu’a leur raison, ils ne cherchent que dans leur conscience la sentence qu’ils doivent prononcer.

Oh ! Sans doute, les magistrats sont en général habiles en tout, ce qui touche l’art de bien juger : ils ont la science du droit, l’étude des actes punissables, la culture de l’intelligence, la pénétration de l’esprit, la connaissance des choses et des hommes, ils ont surtout l’amour de la justice et du bien. Toutes ces qualités peuvent se trouver dans les jurés, mais elles ne s’y trouvent pas aussi généralement, elles ne s’y trouvent pas au même degré, aussi développées par une constante application, aussi perfectionnées par la méditation et le travail, Mais il faut remarquer qu’on ne conteste point aux juges leur instruction, supérieure, leur prééminence scientifique ; on doute seulement qu’ils soient aptes à faire une appréciation qui n’exige ni cette science ni cette instruction. Que demande-t-on aux jurés ? Une intelligence ordinaire ; un sens commun, une instruction vulgaire. Mais pour l’appréciation des faits, cette intelligence ordinaire est préférable à la science, ce sens commun aux plus hautes facultés de l’esprit, cette instruction vulgaire à l’instruction scientifique ; et il en est ainsi surtout lorsque la pratique des affaires et les règles inhérentes aux corps judiciaires ont imbu l’esprit du juge d’idées en quelque sorte permanentes qu’il place au-devant de chaque espèce et qui lui en voilent le caractère vrai.

On ne parle pas de l’habitude de juger. On suppose que le juge aura la force d’en secouer le joug, qu’il ne verra pas dans chaque prévenu un coupable par cela seul qu’il a vu beaucoup de coupables dans l’exercice de ses fonctions, qu’il cherchera, non de simples indices, mais des preuves, non des présomptions, mais une certitude. Qui ne connaît néanmoins la puissance presque despotique de l’habitude sur nos esprits ? Qui ne sait combien ce qu’on fait tous les jours on le fait avec plus de mollesse et d’inertie, combien le métier refroidit d’ardeurs et de résistance ? C’est une chose étrange que la conscience semble s’assoupir quand elle lutte chaque jour, et que les mêmes actes sans cesse renouvelés fatiguent sa vigilance. Ce n’est que peu à peu, quand il a entendu tant de protestations mensongères, tant de comédies d’innocence, tant de coupables qui niaient l’évidence, tant d’agents effrontés et pervers, que le magistrat laisse entrer dans son esprit une sorte de présomption d’immoralité et de culpabilité dont il enveloppe tous les prévenus. Il ne les aperçoit bientôt plus qu’à travers cette ombre dont il les recouvre, et, comme son honnêteté s’indigne d’une perversité qui continue de s’étaler à ses yeux, il est porté d’abord à confondre tous ces agents les uns avec les autres, ensuite à les frapper de peines plus fortes, puisque c’est là le seul remède dont il doit armé. C’est ainsi que la pratique, tandis qu’elle féconde par une salutaire expérience la science, du juge, lui enlève quelque chose de la perception claire des nuances de l’immoralité. Il finit non pas, comme on l’a dit à tort, par apercevoir dans tous les prévenus des coupables, mais par soupçonner à l’avance leur culpabilité; et dans cette situation, les actes les plus inoffensifs prennent la valeur des indices, et les indices celle des preuves.

L’habitude tend surtout à affaiblir dans le juge le sentiment d’humanité. On ne parle pas ici de cette fausse pitié qui s’étend à tous les coupables et qui refuse d’apercevoir le mal social pour n’apercevoir que le mal de la peine. On parle de ce sentiment qui, sans faiblesse pour le crime, voit cependant dans le coupable un homme et prend en compte, pont apprécier la gravité de l’action, les causes impulsives qui l’ont déterminée ; ce sentiment qui cherche à expliquer l’agent par le milieu où il a vécu, par ses antécédents, par les événements qui l’ont sollicité, par les obstacles qu’il a franchis, qui veut peser toutes les circonstances d’aggravation ou d’atténuation ; ce sentiment sans lequel n’y a pas de véritable justice, car pour juger il faut descendre dans le cœur humain, il faut en sonder les profondeurs, il faut en chercher les défaillances ou les passions. Un crime n’est pas un acte matériel dont il suffit de mesurer les traces et le résultat, c’est un fait moral dont il faut rechercher la cause et suivre la marche dans l’âme où il est né. Que si l’on reste étranger à ce travail intérieur de l’agent, si l’on n’accorde aucune attention à ses luttes, à ses résistances, à ses entraînements, est-ce un jugement que l’on porte ? C’est en ce sens que nous disons que la justice doit être humaine, qu’elle doit proportionner ses rigueurs aux forces de l’homme, et ne pas perdre de vue dans ses sentences sa débilité. Si elle se propose un type idéal, elle sera nécessairement cruelle ; car, par zèle pour la vertu trop haute dont elle embrassera la cause, elle frappera sans pitié des agents qui ne lui inspireront plus que de l’horreur. Plus son aspiration vers les pures régions de la morale sera ardente, plus ses coups seront redoublés. C’est là ce qu’il y a lieu de craindre de la longue pratique et de l’austérité du caractère des magistrats. Placés plus loin de la sphère où s’agitent les éléments du désordre, mais où conspirent aussi les misères et les souffrances, ils sont moins propres à les apprécier. Les prévenus deviennent des ennemis de la société qu’il faut rejeter ou tenir en garde. Ils s’inquiètent peu des instincts qui n’ont point encore été pervertis, des bons germes que les vices n’ont point détruits, de la lutte des causes accidentelles contre les louables habitudes. Ils prononcent les peines sans avoir la pensée qu’elles pourront ramener au bien. Ils enveloppent les agents dans la sainte haine qu’ils nourrissent centre le crime. Ils croient purifier la société en rejetant dans les prisons et dans les bagnes, comme dans des espèces de sentines, le limon impur qui l’infecte et la corrompt.

C’est là ce qui nous ramène encore au jury. Les jurés, pris dans toutes les classes de la société, placés plus près des éléments de trouble et de corruption, comprennent mieux les différents degrés de l’alarme qu’ils doivent causer. Ils sont plus humains, en ce sens que, libres de toute règle scientifique, de toute idée systématique, ils apprécient simplement avec leur conscience les faits qui leur sont soumis. Ils n’élèvent point une distinction entre la conscience de l’homme et celle du juge. Ils ne se donnent point une mission sociale supérieure à la mission de juger. Ils ne sont point, dans cette fonction nouvelle pour eux, amortis en quelque sorte par l’habitude, qui, si elle n’endurcit pas le cœur, émousse au moins sa sensibilité. Ils suivent naturellement la pente de leur conviction.

3137 - Nous, connaissons les objections qui s’élèvent ici, La première, qui a été principalement formulée par les légistes de l’Allemagne, est que cette conviction intime, à laquelle s’arrêtent les jurés, est le fondement le plus dangereux des jugements humains, et que, tandis que les juges sont tenus de soumettre leur opinion à de certaines règles et de rendre compte des motifs de leurs sentences, il est étrange que les jurés soient dégagés de toute preuve légale et affranchis de toute règle juridique. Nous avons répondu ailleurs à cette première objection (n° 1770) ; nous avons essayé d’établir que la preuve morale, la preuve qui résulte d’une conviction intime est la seule qui puisse en matière pénale conduire sûrement à la vérité ; que les preuves légales, que nous avons appréciées également (n° 356), plus satisfaisantes pour la science juridique, parce que leur enchaînement est le résultat de l’observation et du raisonnement, n’éclairent la justice que d’une clarté incertaine et trompeuse et peuvent l’égarer sans cesse.

Quel est le but de la procédure, le but de toutes ses précautions et de toutes ses formalités ? C’est la recherche de la vérité. Or quel est le seul moyen de reconnaître la vérité d’un fait, si ce n’est la certitude qu’on ressent en soi-même que ce fait existe ou n’existe pas ? La justice, nous l’avons déjà dit, n’a pas d’autre instrument et d’autre organe que l’homme lui-même ; or comment l’homme parvient-il à comprendre la vérité, si ce n’est par son intelligence qui perçoit les faits et les idées, et par sa conscience qui les examine et les apprécie ? C’est donc dans le sens intime du juge, dans la conviction qui se forme dans son esprit, qu’il faut la chercher, plutôt que dans une déduction savante de faits qui ne seraient acquis qu’à l’aide de preuves définies par la loi et dont la valeur serait à l’avance déterminée. L’institution du jury est donc en parfaite harmonie avec le principe du droit pénal, avec le système le mieux approprié à l’oralité du débat, le plus efficace pour la manifestation de la vérité. Il faut ajouter que notre législation ne connaît pas d’autre système, et que, sauf quelques exceptions que nous avons notées, la théorie de l’intime conviction est appliquée dans toutes nos juridictions pénales ; mais ce principe n’est entouré nulle part d’autant de garanties que dans le jury : voilà des citoyens qui, purs de toutes idées préconçues, viennent assister à un débat qui a pour objet de prouver l'existence d'un fait ; ils entendent la lecture des pièces et les témoins, les contradictions et la discussion ; que leur demande-t-on ensuite ? Leur simple opinion sur l'existence du fait : point de motifs, car la nécessité d'expliquer leur vote en gênerait la liberté, mais l’expression naïve et sincère de leur conviction intime. Or, n'y a-t-il pas lieu de croire que cette conviction, ainsi recueillie dans les consciences et aussi simplement exprimée, qu’aucun intérêt n’obscurcit, qu’aucune passion ne trouble, qu’aucune habitude ne refroidit, et que la hauteur de leur mission affermit contre toute crainte, sera l’expression de la vérité ?

3138 - Une deuxième objection, qui serait plus grave, si elle était fondée, est prise de la faiblesse prétendue du jury, de ses défaillances, de ses contradictions, de son penchant habituel à l’indulgence. De là on arrive à le signaler comme une cause d’affaiblissement dans la justice répressive. Cet affaiblissement serait constaté par, le nombre des acquittements, par la minimité des peines appliquées et par l’abus des déclarations de circonstances atténuantes. Cette objection, nous n’hésitons point à le dire, est celle qui nous préoccuperait le plus si son exactitude était démontrée, car nous reconnaissons autant que personne la nécessité d’une répression, intelligente sans doute, mais ferme.

Nous admettons facilement que le jury ait subi des entraînements et des séductions, qu’il ait commis des actes d’indulgence ou de faiblesse et qu’il ait déclaré des acquittements quelquefois regrettables. Cependant il ne faut pas exagérer cette tendance qu’on suppose généralement, sans prendre la peine de la prouver.

Voyons le nombre des acquittements : avant la loi du 28 avril 1832, ils étaient très considérables, à raison de l’excessive sévérité de la loi pénale : le principe des circonstances atténuantes, qui a permis de proportionner les peines au délit, a tari cette source d’impunité. Ainsi, jusqu’à 1832, 1e nombre des accusés acquittés s’était élevé jusqu’à 46 %; à compter de cette époque, ce nombre n’a cessé de diminuer graduellement Et la plupart de ces acquittements si restreints ont leurs causes légitimes : ce sont des accusés que l’instruction écrite, qui craint de laisser échapper des coupables, a cru devoir renvoyer à l’audience, quoique les indices fussent faibles ; ce sont des préventions, que le débat oral, plus puissant qu’une procédure qui ne se base que sur des présomptions, a détruites ; ce sont des faits peu graves que le jury juge suffisamment réprimé par la détention préventive et la haute leçon imprimée par le débat. Il est difficile de voir dans de tels chiffres les traces d’une faiblesse fréquente.

Prenons maintenant les condamnations. Avant la loi du 28 avril 1832, les déclarations du jury, lors même qu’elles reconnaissaient l’accusation fondée, ne l’admettaient qu’après l’avoir mutilée. En 1826, 40 accusations seulement sur 100 étaient admises entières et sans modification ; ce chiffre était descendu en 1831 à 31. Mais dès que la loi nouvelle eut permis d’établir une sorte d’équation entre la peine et le châtiment, le nombre des accusations admises sans changement s’est élevé chaque année… Ces résultats attestent la fermeté du concours prêté par le jury à la justice pénale.

Vérifions enfin si les circonstances atténuantes ont été abusivement admises. De 1833 à 1850, sur 100 accusés que le jury a déclarés coupables, 72 à peu près ont obtenu le bénéfice de ces circonstances… Ces chiffres quoiqu’ils soient très élevés, ne doivent laisser aucune inquiétude. Il faut remarquer que, si les peines sont atténuées quant à leur taux, leur application s’étend à un plus grand nombre de faits ; les acquittements ont diminué. Assuré de pouvoir proportionner la peines avec les délits, de faire justice suivant sa conscience, le jury est moins indulgent, il est plus ferme. Or, ce qu’il faut surtout à la justice criminelle, c’est la certitude du châtiment. Il importe assez peu, en définitive que les peines infligées soient afflictives ou correctionnelles ; ce qui importe, c’est qu’elles soient infligées. On ne doit attacher, sauf en ce qui concerne les récidivistes, qu’un intérêt secondaire à la durée des détentions ; on doit en attacher un très grand à ce que tout délit soit réprimé par un châtiment. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que l’introduction des circonstances atténuantes dans notre législation a eu un double but : d’abord de fournir au juge le moyen de prendre en considération, pour mesurer la culpabilité, mille faits divers, mille circonstances qui la modifient sans cesse ; ensuite, de porter un remède efficace aux pénalités exagérées du Code pénal : le législateur, qui n’avait pas le loisir de réviser ce Code, qu’il jugeait cependant en beaucoup de points trop sévère, s’est borné à y attacher une faculté générale d’atténuation qui permet d’établir un rapport plus exact entre la faute et le châtiment. Les peines, pour être modérées, pour être atténuées, ne sont donc ni incomplètes ni faibles, elles sont seulement plus justes.

Une troisième objection est l’espèce de prétention, de partialité si l’on veut, que le jury apporte dans certaines affaires. On lui a reproché à plusieurs époques les dispositions avec lesquelles il accueillait les causes politiques. Il en est peut-être encore ainsi dans quelques affaires populaires, telles que les rébellions, les résistances aux ordres de l’autorité publique et les voies de fait. Cela est possible ; mais faut-i1 s’en effrayer ? Dans tous les faits de cette nature, la criminalité est purement relative ; elle tient aux circonstances, aux causes de l’action, à l’intensité du trouble qui en a été le résultat ; elle dépend tout entière des dispositions des prévenus, du but qu’ils avouent, des excuses qu’ils soutiennent. Il n’est donc point étrange que le jury, quand il reconnaît que péril social a été nul, que les agents ont été égarés, qu’aucune intention réellement coupable ne les animait, n’incline vers une solution indulgente. En cela, il sert l’État plus que ne le ferait une sentence sévère, parce qu’il est l’organe de l’opinion, et que dans la répression de ces délits, qui ne sont en général que des écarts de l’opinion, il est utile de ne pas la froisser.

Signe de fin