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THÉORIE GÉNÉRALE DE LA COMPÉTENCE

Extrait du « Traité de l’instruction criminelle »
de Faustin HÉLIE
(2e éd., T. IV, p. 186, Paris 1850)

Le passage rapporté ci-dessous concerne au départ
la compétence du ministère public et du juge d’instruction,
mais il présente un caractère très général
du fait que la compétence des juridictions en dépend.

Dans la terminologie actuelle on parle,
non plus de compétence ratione materiæ, mais de compétence d’attribution,
non plus de compétence ratione personæ, mais de compétence personnelle,
non plus de compétence ratione loci, mais de compétence territoriale.
Les deux premières peuvent varier selon la politique inspirant
le législateur à un moment donné et ne nous retiendront guère,
mais la troisième est dictée par des considérations
de pure technique juridique, intemporelles et universelles.

1657.  Après avoir établi, dans le chapitre précèdent, la juridiction du juge d’instruction et les pouvoirs que la loi lui a délégués, il faut tracer le cercle dans lequel il peut exercer ces pouvoirs, en d’autres termes, le cercle de sa compétence. La compétence du juge d’instruction est, en général, le droit d’instruire sur certains faits, contre certaines personnes, dans certains lieux. La déterminer, c’est indiquer sur quels faits, contre quelles personnes, dans quels lieux le juge peut agir ; elle est, en effet, la mesure de sa juridiction.

La compétence du juge est la première condition de la validité de toute procédure criminelle ; car elle constitue son droit d’instruire dans telle affaire, de décréter contre telle personne ; de procéder dans tel lieu. S’il est incompétent, c’est-à-dire s’il n’a pas le droit d’instruire, s’il y a en lui un défaut de pouvoir, il fait des actes qu’il n’a pas le droit de faire, et qui dès lors, comme on le verra plus loin, sont frappés de nullité.

De là il suit que, lorsqu’une plainte est portée soit devant le procureur impérial, soit devant le juge d’instruction, leur premier devoir doit être de vérifier leur compétence, c’est-à-dire s’ils ont le pouvoir soit de poursuivre, soit d’instruire, à raison des faits énoncés dans la plainte.

Cette compétence est soumise à trois conditions distinctes. Elle doit être examinée relativement à la nature du fait, rationemateriæ ; relativement à la personne, rationepersonæ  ; relativement au territoire dans lequel la juridiction du magistrat est circonscrite, rationeloci. Il faut, pour que la compétence du juge existe, qu’il ait pouvoir de connaître, comme juge instructeur, du fait incriminé, pouvoir d’instruire contre l’inculpé, pouvoir de procéder sur le lieu où la poursuite est intentée, en d’autres termes, il faut qu’il ait juridiction sur le fait, sur la personne et sur le lieu. Nous allons successivement expliquer ces trois causes de compétence.

§ I -  De la compétence ratione materiæ

1658.  La compétence rationemateriæ du procureur impérial et du juge d’instruction est générale ; elle s’étend, sauf une restriction que nous ferons tout à l’heure, à tous les faits que la loi a qualifiés crimes ou délits, quelle qu’en soit la nature, quelles qu’en soient les circonstances. Ce principe est formellement établi ; 1° par l’art. 22 du Code d’instruction criminelle (C.I.C.), qui porte que « les procureurs impériaux sont chargés de la recherche et de la poursuite de tous les délits dont la connaissance appartient aux tribunaux de police correctionnelle ou aux cours d’assises ; 2° par l’art. 47, qui est ainsi conçu : « Le procureur impérial, instruit, soit par une dénonciation, soit par toute autre voie, qu’il a été commis dans son arrondissement un crime ou un délit, sera tenu de requérir le juge d’instruction d’ordonner qu’il en soit informé » ; 3° enfin par l’art. 63, qui déclare que « toute personne qui se prétendra lésée par un crime ou délit pourra en rendre plainte et se constituer partie civile devant le juge d’instruction ».

Ainsi, en principe général, la compétence du procureur impérial et du juge d’instruction n’a point de limites en ce qui concerne la poursuite et l’instruction des crimes et des délits ; elle s’étend indistinctement à toutes les infractions auxquelles la loi a assigné cette double qualification. Le législateur leur a attribué la plénitude du droit de poursuivre et d’instruire, afin que, sur tous les points du territoire, les infractions puissent être saisies au moment même de leur perpétration.

1659.  Mais cette compétence existe-t-elle encore lorsque les délits et les crimes, à raison de leur nature spéciale, appartiennent à des juges exceptionnels ?

Notre ancienne législation décidait nettement l’affirmative. L’ordonnance de 1670 n’avait posé cette solution que pour les cas de flagrant délit. L’art. 16 du titre Ier portait : « Si les coupables de l’un des cas royaux ou prévôtaux sont pris en flagrant délit, le juge des lieux pourra informer ou décréter contre eux et les interroger, à la charge d’en avertir incessamment nos baillis et sénéchaux et leurs lieutenants criminels ». Mais l’art. 21 de la déclaration du 5 février 1731 avait généralisé celte disposition : « Voulons que tous juges du lieu du délit, royaux ou autres, puissent informer, décréter et interroger tous accusés, quand même il s’agirait de cas royaux ou de cas prévôtaux ; leur enjoignons d’y procéder aussitôt qu’ils auront eu connaissance desdit crimes, à la charge d’en avertir incessamment nos baillis et sénéchaux dans le ressort desquels ils exercent leur justice. Pourront pareillement les prévôts des maréchaux informer de tous les cas ordinaires commis dans l’étendue de leur ressort, informer, même décréter les accusés et les interroger ».

Il n’a point été dérogé à ce principe par notre Code. À la vérité, l’art. 22 semble limiter la poursuite du procureur impérial aux délits dont la connaissance appartient aux tribunaux de police Correctionnelle ou aux cours d’assises. Mais cette restriction, qui n’est reproduite dans aucun des articles du Code, ne parait point avoir été la pensée du législateur. On lit, en effet, dans les procès-verbaux du conseil d’État (séance du 18 juin 1808), que, M. Pelet ayant remarqué que l’art. 29 n’avait pas fait d’exception pour les affaires de la compétence de la Haute Cour, M. Cambacérès répondit « qu’une exception dérangerait tout le système. On a voulu empêcher que cette institution n’arrêtât l’action ordinaire de la justice, et que, par ses formes, elle ne fit perdre la trace des délits. C’est dans ces vues qu’on a autorisé les officiers des lieux à constater les faits et à procéder à la première instruction, sauf à renvoyer l’affaire devant la haute Cour, quand ils reconnaissaient qu’elle est de leur compétence ». M. Pelet ajouta «  qu’il sentait toute la force de ces raisons, mais qu’il ne regrettait pas d’avoir proposé son observation, attendu que, les observations qu’elle avait amenées étant consignées au procès-verbal, on ne pourrait se méprendre sur le sens dans lequel l’article avait été adopté ». L’esprit de la loi a donc été d’établir la compétence du juge d’instruction pour procéder à des informations, même à l’égard des crimes ou des délits qui ne sont justiciables ni de la cour d’assises ni de la juridiction correctionnelle. On verra, d’ailleurs, dans le paragraphe suivant, que le privilège résultant de la qualité de la personne n’est pas un obstacle aux premiers actes de l’instruction. La loi a voulu que, dans tous les lieux où un délit a été commis, il pût être procédé immédiatement à la recherche et à la constatation des preuves de ce délit, sauf, si l’affaire appartient à une juridiction exceptionnelle, le renvoi des pièces de l’information à cette juridiction. Si le procureur impérial et le juge d’instruction sont incompétents pour continuer la procédure, ils peuvent cependant la commencer. Leurs actes ont un caractère conservatoire ; l’exception ne fait que leur indiquer le point où ils doivent s’arrêter.

Néanmoins, ce droit du juge d’instruction et du procureur impérial, quelque général qu’il soit, doit rencontrer une limite. La distinction entre l’incompétence absolue et l’incompétence relative, quoiqu’elle n’ait point en matière criminelle les mêmes effets qu’en matière civile, peut servir à. formuler cette restriction. Lorsque le juge n’est frappé que par une incompétence relative, c’est-à-dire lorsque la matière dont il est saisi lui appartient par le droit commun et qu’elle n’a été transportée à un autre juge que par une loi d’exception, il est évident qu’il peut commencer l’information. Tels sont les cas où il s’agit d’un crime ou d’un délit commun justiciable soit de la Haute Cour, soit d’un conseil de guerre, soit du tribunal maritime, à raison de la nature du fait ou du lieu où il a été commis. La juridiction exceptionnelle ne faisant que suspendre un droit qui appartient au juge, il peut l’exercer tant qu’elle n’est pas saisie, et avant d’ordonner le renvoi devant elle il doit pourvoir aux premiers actes de l’instruction. Mais lorsqu’il est frappé d’une incompétence absolue, lorsqu’il s’agit d’une matière dont la connaissance ne lui appartient pas même dans le droit commun, et dont il ne pourrait connaître sans intervertir l’ordre des juridictions, peut-il encore procéder à ces actes de l’instruction ? Supposez que le fait incriminé soit un délit purement militaire, une contravention de police, une contravention administrative, le juge pourra-t-il se livrer même à la recherche et à la constatation du fait ? S’il reconnaît immédiatement son caractère, il ne doit faire aucun acte de procédure ; car ce fait n’appartient pas même à sa juridiction par sa nature, il n’a, même dans le droit commun, aucun pouvoir pour instruire. Le juge militaire, relativement aux délits de discipline, le juge de police, relativement aux contraventions, et même le juge administratif, relativement aux infractions purement administratives, ne sont point des juges d’exception, dans le sens propre de ce mot ; ils n’ont point enlevé au juge ordinaire une partie de ses attributions; ils prononcent sur un ordre de faits qui leur appartient en vertu d’un droit qui leur est propre. Le juge d’instruction ne pourrait donc, sans empiéter sur leur juridiction, procéder des actes d’information sur des faits qui rentrent dans leur compétence exclusive.

§ II -  De la compétence ratione personnæ

1660.  En principe général, la compétence du juge d’instruction et du procureur impérial, pour la poursuite et l’instruction des délits et des crimes, s’étend à toutes personnes, quelles que soient leur position et leur qualité. La loi, en effet, établit cette compétence sur les délits et sur les crimes, quels qu’en soient les auteurs ; elle la fait donc dépendre de la seule nature du fait. Néanmoins ce principe admet plusieurs restrictions.

Notre législation a déterminé plusieurs classes de personnes qu’elle a placées, à raison des fonctions qu’elles remplissent, en dehors du droit commun, et à l’égard desquelles la poursuite revêt des formes spéciales. Ces personnes sont ; 1° les membres des pouvoirs politiques ; 2° les fonctionnaires publics ; 3° les membres de l’ordre judiciaire ; 4° les militaires des armées de terre et de mer.

Nous avons précédemment expliqué le caractère de la garantie politique et les cas où elle doit être appliquée (n° 869 et s.).Nous rappellerons seulement que cette garantie, quoiqu’elle soit établie, non en faveur de la personne, mais en faveur de la fonction, est nécessairement personnelle, en ce sens qu’elle s’étend à tous les actes de la personne, soit que ces actes appartiennent à la vie publique ou à la vie privée. De là faut-il conclure que l’instruction ne puisse prendre aucune mesure vis-à-vis des inculpés qui sont protégés par cette immunité ?

Son droit est incontestable dans les cas de flagrant délit. C’est là une règle que toutes les institutions politiques ont reconnue (n° 883 et 884), et que l’art. 121 C.pén. a nettement consacrée. Elle est d’ailleurs, ainsi que nous l’avons démontré, inhérente au droit même de la justice, qui ne peut demeurer indifférente et oisive en présence d’un crime qui vient de se commettre, et lorsque la conscience publique réclame son immédiate intervention. L’inculpé saisi en flagrant délit, lorsque le fait peut entraîner une peine afflictive ou infamante, n’a point de qualité qui puisse le couvrir ; il appartient à la justice.

Mais, hors le cas de flagrant délit, la garantie politique, sans désarmer entièrement le juge d’instruction, arrête néanmoins son action. Toutes les lois constitutionnelles … veulent qu’il soit donné sur-le-champ avis du crime ou du délit au corps duquel il appartient d’autoriser la poursuite (n° 870). Le juge d’instruction, aussitôt que cette prescription légale a été remplie, doit suspendre les actes de la procédure qui auraient pour effet de placer l’inculpé en état de prévention; il doit se borner à la constatation du corps du délit.

1661.  Nous avons précédemment établi les droits de l’autorité judiciaire en ce qui concerne l’application de la garantie administrative, consacrée par l’art. 75 de la loi du 22 frimaire an VIII, en faveur des agents du gouvernement (nos 873 et s.)… [cettelégislation spéciale, profondément modifiée depuis, est étrangère aux principes généraux auxquels ce site est consacré].

1662, 1663 et 1664.  Nous exposerons plus loin les règles particulières de procédure relatives à la poursuite des délits et des crimes commis par les membres de l’ordre judiciaire, soit hors de leurs fonctions, soit dans leur exercice. Nous ne voulons que constater ici, en ce qui concerne ces personnes, la compétence et les droits du juge d’instruction.

La garantie établie pour les membres de l’ordre judiciaire ne consiste point, comme celle qui couvre les fonctionnaires de l’ordre politique et les agents administratifs, dans une autorisation de poursuivre émanant d’un autre pouvoir ; elle est tout entière dans la juridiction plus élevée qui doit juger le fait, s’il ne constitue qu’un simple délit, et qui doit procéder à l’instruction, s’il a les caractères d’un crime …

1665.  Les droits du juge d’instruction relativement aux militaires des armées de terre et de mer sont plus restreints. Ce n’est point ici le lieu d’établir les principes de compétence qui régissent la juridiction ordinaire et la juridiction militaire ; nous les exposerons ultérieurement …  Un seul point doit être examiné ici  ; que doit faire le juge lorsqu’il reconnaît dans l’inculpé la qualité de militaire ? Il est clair, en premier lieu, qu’il doit porter immédiatement cette exception d’incompétence devant la chambre du conseil à laquelle il appartient d’y statuer ; mais, en attendant qu’il soit régulièrement dessaisi, ne peut-il pas au moins constater le corps du délit ? Il le peut sans aucun doute, mais ses actes n’auront que la force d’un simple renseignement ; car, s’il n’est pas compétent, il n’a aucun pouvoir pour y procéder, et dès lors sa constatation ne peut produire aucun effet légal. Néanmoins l’intérêt de la justice peut demander, pour éclairer une instruction ultérieure, que, si le délit a des traces instantanées et saisissables, ou s’il est urgent d’en constater les preuves, ces renseignements soient immédiatement recueillis, et dès lors il appartient au juge de procéder sommairement à cette constatation provisoire.

§ III -  De la compétence ratione loci

1666.  Ce n’est pas assez que le procureur impérial et le juge d’instruction soient compétents rationemateriæ et rationepersonæ, il faut encore qu’ils le soient ratione loci. Cette cause de compétence est la plus importante, car elle est la condition fondamentale de l’exercice de la juridiction ; les deux autres peuvent admettre des modifications, elles peuvent s’étendre ou se resserrer ; celle-ci est immuable en ce sens que le juge ne peut agir que parce qu’il est le juge du territoire.

Mais la compétence territoriale peut être envisagée sous plusieurs aspects ; le juge compétent, est-ce le juge du lieu où le délit a été commis, ou celui du lieu de la résidence de l’inculpé, ou celui du lieu où cet inculpé a été arrêté ? Cette question, heureusement résolue par notre Code, avait soulevé de longues controverses dans les siècles antérieurs.

1667.  La loi romaine avait établi, comme la règle commune, la compétence du juge du lieu où le délit avait été commis : Quicumquein aliqua culpa seu crimine fuerit deprehensus, intra provinciam in qua facinus perpetravit publicis legibus subjugetur. Et la raison de cette règle est donnée dans plusieurs textes : c’est que c’est dans le lieu du délit que se trouvent les preuves : In quo et instructio sufficiens et nova testimonia et verissimapossunt testimoniapraestari ; c’est que c’est là où le crime a éclaté que l’exemple de la punition est plus utile : Ut et conspectu deterreuntur alii ab iisdem facinoribus et solatio sit cognatis et adfinibus interemptorum eodem loco poena reddita in quo latrones homicidia fecissent. Cependant cette législation admettait également la compétence du juge du lieu où l’inculpé avait été trouvé, ubicommissa vel inchoata sunt vel ubi reperiuntur. Enfin elle admettait encore dans certains cas la compétence du juge du lieu du domicile  ; in criminali negotio, rei forum accusator sequatur.

Ces règles ne furent point admises dans notre ancienne législation. Le régime féodal avait établi, comme règle générale, la compétence du juge du domicile ; le seigneur suivait ses vassaux en dehors de son territoire, et revendiquait, comme une conséquence de sa suzeraineté, le droit de les juger. Nous avons précédemment raconté la lutte de ce principe contre les juges du lieu (n° 311, 312 et 313) ; après des débats qui se prolongèrent pendant plusieurs siècles, le pouvoir royal, saisissant cette occasion d’affaiblir la juridiction seigneuriale, fit prévaloir le juge du lieu du délit sur le juge du domicile du prévenu.

L’art. 19 de l’ordonnance de Roussillon de janvier 1563 exigeait le concours de deux conditions pour établir la compétence du juge du lieu : savoir, que le crime y eût été commis et que l’accusé y eût été arrêté ; « Si le délinquant est pris au lieu du délit, son procès sera fait et jugé en la juridiction où le délit aura été commis, sans que le juge soit tenu le renvoyer en autre juridiction dont l’accusé se prétendra domicilié ». Cette restriction fut abrogée par l’art. 55 de l’ordonnance de Moulins de février 1566 : « Voulons que la connaissance des délits appartienne aux juges des lieux où ils auront été commis, nonobstant que le prisonnier ne soit surpris en flagrant délit ; et sera tenu le juge du domicile de renvoyer le délinquant au lieu du délit, s’il en est requis ». Cette disposition fut recueillie par l’ordonnance de 1670, titre 1er, art. 1er, portant : « La connaissance des crimes appartiendra aux juges des lieux où ils auront été commis, et l’accusé y sera renvoyé, si le renvoi en est requis ». » Tel était le dernier état de notre ancienne législation sur ce point.

Il y a lieu de remarquer que cette compétence n’était point attribuée au juge du lieu du délit, par exclusion de tout autre juge, mais seulement par prévention. L’effet de cette prévention était de donner au juge du lieu du délit le droit de requérir que l’affaire lui fùt renvoyée, de la revendiquer des mains d’un juge qui, sans cette réquisition, eût été compétent pour en connaître. Ainsi, cette attribution principale laissait subsister : 1° la compétence du juge du domicile de l’accusé, à raison de faits commis hors de sa juridiction ; 2° la compétence du juge du lieu de la capture, à raison de faits commis hors de son ressort par des gens qui n’avaient aucun domicile. Mais cette double compétence n’avait lieu qu’à la charge du renvoi devant le juge du lieu du délit, s’il en était requis par le juge. Tel était le sens de l’article 1er du titre 1er (art. 63) de l’ordonnance de 1670.

1668.  Le Code d’instruction criminelle a fait disparaître cette prééminence établie par notre ancienne législation, d’abord en faveur du juge du domicile, ensuite en faveur du juge du lieu du délit. Elle a substitué au principe de la prévention celui de la concurrence ; elle a déclaré également compétents le juge du lieu du délit, du lieu du domicile et du lieu de la capture. M. Treilhard disait, dans l’exposé des motifs : « Un article très précis lève toute incertitude sur la compétence ; la loi déclare également compétents le procureur impérial du lieu du délit, celui de la résidence du prévenu et celui du lieu où le prévenu peut être saisi ; cette heureuse concurrence nous autorise à croire que le crime ne restera jamais sans poursuite ».

Ce nouveau principe est établi par les art. 23, 63 et 69 du C.I.C. Le Code, après avoir dit (art. 22) que les procureurs impériaux sont chargés de la recherche et de la poursuite de tous les délits, ajoute : « Art. 23. Sont également compétents, pourremplir les fonctions déléguées par l’article précédent, le procureur impérial du lieu du crime ou du délit, celui de la résidence du prévenu et celui du lieu où le prévenu pourra être trouvé ». Les articles 63 et 69 ont étendu cette disposition aux juges d’instruction ; ils portent : « Art. 63. Toute personne qui se prétendra lésée pour un crime ou un délit pourra en rendre plainte et se constituer partie civile devant le juge d’instruction soit du lieu du crime ou du délit, soit du lieu de la résidence du prévenu, soit du lieu où il pourra être trouvé ». Art. 69 : « Dans le cas où le juge d’instruction ne serait ni celui du lieu du crime ou délit, ni celui de la résidence du prévenu, ni celui du lieu où il pourra être trouvé, il renverra la plainte devant le juge d’instruction qui pourrait en connaître ».

1669.  Il faut toutefois reconnaître que les mêmes motifs ne militent pas pour ces trois ordres de compétence. La compétence du lieu où le délit a été commis est celle qui est le plus en rapport avec la mission de la justice pénale. C’est dans ce lieu, en effet, que les indices peuvent être recueillis, que les témoignages peuvent être entendus, que les preuves peuvent prendre tout leur développement, que la vérité, en un mot, se manifeste le plus clairement ; c’est dans ce lieu, où le dommage a été causé, où le crime a fait sa blessure, que la réparation doit être faite, que la peine doit un exemple ; c’est là, enfin, que la procédure est plus facile, qu’elle est plus prompte ‘et qu’elle peut s’expédier avec plus d’économie.

À la vérité, si le lieu de la perpétration du délit n’est pas en même temps le lieu du domicile de l’agent, il peut se trouver, à certains égards, lésé dans sa défense ; car comment fera-t-il comparaître aux yeux du juge du lieu du délit sa vie antérieure, toutes ses actions qui ont précédé celle qui est incriminée et qui l’expliquent peut-être, l’estime qu’il avait conquise parmi ses concitoyens, la position qu’il s’était faite ? Ce sont il faut le dire, de vrais moyens de défense ; car ce n’est pas un fait que la justice apprécie, c’est un homme; et comment juger un homme à raison d’un acte qui serait isolé de toute sa vie ? Il est certain que le meilleur juge serait celui qui serait à la fois le juge du lieu et celui du domicile, puisqu’il pourrait apprécier à la fois l’effet produit par le délit sur les lieux et toute l’existence qui a précédé ce délit. Mais si l’agent, par le fait même de sa volonté, a séparé ces deux circonstances, s’il n’était plus au lieu de son domicile au moment où la prévention est venue le saisir, ou si l’acte qui lui est imputé a été commis dans un autre lieu, que doit faire la justice ? Doit-elle préférer l’intérêt de la défense, qui réclame le juge du domicile, ou l’intérêt social, qui veut que le jugement soit prononcé là où le délit a été commis ? Il est évident que le juge du lieu doit être préféré, non seulement à raison de l’exemplarité de la réparation, mais à raison surtout des moyens que seul il possède de vérifier la vérité des faits. Il est plus facile, d’ailleurs, de transporter les attestations du domicile que les indices et les témoignages du lieu de la perpétration du délit.

1670.  Il suit de là que si la loi a dû poser en principe la concurrence des trois compétences, pour arriver à la saisie des prévenus dans tous les lieux où ils peuvent être trouvés, cette concurrence ne doit pas être appliquée dans des termes absolus. Ainsi, le juge du lieu du délit doit être préféré au juge du domicile, parce qu’il présente les plus sûres conditions d’une bonne justice, et qu’il apporte à l’ordre public les garanties les plus certaines. Ainsi, et à plus forte raison, le même juge doit être préféré juge du lieu de la capture, puisque celui-ci ne possède pas les moyens de preuve, que son jugement n’aurait qu’un résultat secondaire quant à l’exemplarité, et qu’il n’a pas même l’avantage du juge du domicile de connaître les antécédents de l’agent et sa véritable situation morale. Sans doute, les formes du jugement sont également régulières, lorsqu’il émane de chacun de ces trois juges ; leur droit est le même. Mais néanmoins la loi, en les énumérant, a pris soin de les placer dans l’ordre de leur utilité réelle, et les motifs qui viennent d’être indiqués prouvent que leur mission, dans le concours auquel ils sont appelés, n’est pas la même. En thèse générale, on n’hésite pas à le dire, le juge du lieu est le seul auquel doit être attribuée l’affaire  ; la fonction des autres, surtout du juge du lieu de la capture, ne doit consister qu’à faire des actes provisionnels, en attendant qu’un règlement de juges vienne, s’il y a lieu, le dessaisir.

La Cour de cassation n’a cessé de maintenir cette règle en statuant sur les conflits qui lui sont soumis. On peut en citer quelques exemples. Dans une espèce où les juges d’instruction d’Aurillac et de Figeac, l’un juge du domicile, l’autre juge du lieu du délit, avaient commencé une double instruction, la Cour de cassation, appelée à statuer par voie de règlement de juges, a renvoyé la prévention devant le juge de Figeac ; « Attendu que les poursuites ont eu lieu à l’occasion d’un vol commis dans la nuit du 3 au 4 mars, dans la commune de Saint-Jean de Mirabel, canton de Figeac ; que le lieu du délit est dès lors dans l’arrondissement dudit tribunal de première instance ; que le procureur du roi et le juge d’instruction ont commencé l’instruction dès le 4, et que par conséquent c’est devant ledit juge d’instruction qu’elle doit être continuée ». Dans une autre espèce, dans laquelle les jugea de Paris et de Rouen étaient à la fois saisis, la Cour de cassation a renvoyé devant le tribunal correctionnel de Rouen ; « Attendu, en droit, que, d’après l’art. 69 C.I.C., les juges d’instruction, et par une conséquence nécessaire les tribunaux des lieux du crime ou délit, de la résidence du prévenu ou de celui où il pourra être trouvé, sont également compétents ; que, dès lors, il a été procédé compétemment par les juges d’instruction de la Seine et de Rouen ; mais attendu, en fait, que le juge d’instruction de Rouen et la chambre du conseil de ce tribunal ont exercé les premières poursuites ; que dans le lieu du délit les preuves sont plus facilement réunies, et que les témoins ne sont pas déplacés si l’affaire est renvoyée dans ce même lieu ».

Examinons maintenant successivement chacune des trois hypothèses dans lesquelles le principe de la compétence territoriale reçoit son application.

A -  Compétence du juge du lieu où le délit a été commis

1671.  La compétence du juge du lieu où le délit a été commis ne soulève, dans la plupart des cas, aucune difficulté. Sa juridiction s’étend jusqu’aux limites du territoire de son ressort ; il n’a donc pour s’assurer de sa compétence qu’à vérifier si le fait incriminé a été commis sur ce territoire.

Toutefois, plusieurs questions peuvent se présenter ; il peut arriver : 1° que le lieu de la perpétration du délit ne soit pas connu ; 2° que cette perpétration ait eu lieu sur les confins du territoire de deux juridictions ; 3° que les différents faits dont l’ensemble constitue le délit aient été commis dans des ressorts différents ; 4° que le délit, par sa nature, laisse le lieu de sa consommation incertain. Il faut examiner ces diverses hypothèses.

1672.  Si le lieu de la perpétration du délit n’est pas connu et que le juge ne soit d’ailleurs ni celui du domicile de l’inculpé, ni celui du lieu où il a été trouvé, peut-il informer ? Julius Clarus enseigne qu’il ne doit commencer l’information qu’après avoir vérifié si la perpétration a eu lieu dans son territoire ; Ante omnia potest ac debet cognoscere an ille locus in quo delictum commissum dicitur sit de sua jurisdictione. Cette solution aurait pour conséquence que le juge, s’il n’arrive à cette constatation, devrait déclarer son incompétence. Il nous semble qu’il faut distinguer ; s’il y a lieu de présumer, d’après les circonstances énoncées dans la plainte, que le fait a été commis dans le ressort du juge saisi, quoique l’endroit précis de sa perpétration ne puisse être assigné, il peut instruire ; car la désignation de ce lieu n’est qu’une des circonstances qu’il est chargé de vérifier, et il suffit que la plainte suppose la perpétration sur le territoire du ressort pour qu’il soit compétent, au moins jusqu’à ce que cette supposition soit détruite par l’instruction. C’est dans ce sens que la Cour de cassation a reconnu que la commune dans laquelle le cadavre de l’enfant nouveau-né a été trouvé doit être présumée être le lieu du délit jusqu’à preuve contraire. Mais s’il résulte, au contraire, de la plainte et des circonstances du fait, que le lieu de sa perpétration, quoique non connu, soit en dehors du territoire de la juridiction, le juge ne doit pas commencer l’information, car il n’a pas de pouvoir. Quelques auteurs enseignent néanmoins que, même dans ce dernier cas, il peut instruire jusqu’à ce que l’affaire soit revendiquée par un antre juge. Mais une telle décision serait destructive du principe de la compétence territoriale. Dès qu’aucun des faits élémentaires de cette compétence n’existe, l’information n’a plus de base légale, et l’inaction du juge compétent ne fait pas passer son autorité au juge qui se trouve saisi. Il a été jugé, conformément à cette doctrine, que le juge d’instruction de Carpentras était incompétent pour continuer l’instruction d’un délit commis à Marseille, lorsque le prévenu n’avait point été arrêté et résidait à Marseille.

1673.  Lorsque le délit a été commis sur les confins mêmes qui séparent deux territoires, de sorte qu’il peut être réputé avoir été commis dans les deux à la fois, il est clair que les juges des deux juridictions sont compétents, et que l’instruction, sauf règlement de juges, s’il y a lieu, doit appartenir à celui qui s’est le premier saisi. Telle était la décision de Julius Clarus ; Uterquejudear potest procedere ; si tamen unus praeveniat, ille solus cognoscere debet. Mais supposons que le fait ait été commis sur une rivière qui sert de limite aux deux juridictions ; si l’on ignore sur quel point de la rivière la perpétration a eu lieu, les deux juges sont évidemment compétents, c’est le cas de dire avec Decianus : Si ignoratur cui territorio locus ille sit applicandus, ambo judices illorum territoriorum de rigore poterunt cognoscere, quia locus ille dicitur communis. Mais s’il est constaté que l’exécution a eu lieu sur tel côté des eaux, le juge du territoire auquel ce côté est adjacent, devient exclusivement compétent. Telle était la solution de Decianus : Si ille locus in aliquo minimo esset vicinior alicui territorio, licet esset in confinio°; namillejudex territorii vicinioris praeferretur ; et cette solution est confirmée dans notre législation par l’article 3 du titre Ier de la loi du 26 février - 4 mars 1790, qui porte : « Lorsqu’une rivière est indiquée comme limite entre deux départements ou deux districts, il est entendu que les deux départements ou les deux districts ne sont bornés que par le milieu du lit de la rivière ».

Supposons encore qu’un cadavre soit trouvé exactement posé sur les confins de deux juridictions : « Quelques-uns prétendent, dit Jousse, que la connaissance en appartient au juge dans la juridiction duquel est la tête, parce que c’est la principale partie du corps humain, et d’autres que c’est au juge du lieu où les pieds du cadavre sont situés » Ce n’est pas le lieu où le cadavre est trouvé qui doit déterminer la compétence, mais bien le lieu où le crime a été commis ; la situation matérielle du corps ne doit être considérée que comme un fait indicateur de ce lieu ; elle peut servir à remonter jusqu’à cette circonstance, mais seule elle serait insuffisante pour attribuer la connaissance du crime à telle ou telle juridiction ; car le cadavre peut avoir été transporté, après la consommation du crime, dans l’endroit où il se trouve.

1674.  Une troisième hypothèse est celle où un coup de feu tiré sur la rive d’un fleuve aurait atteint une personne placée sur l’autre rive ; faut-il dire, avec nos anciens auteurs, que le lieu du délit est celui où était l’homme sur lequel on a tiré, soit qui il ait été atteint ou non ? Nous ne le pensons pas. Le coup de feu tiré avec l’intention de tuer a consommé le crime ; s’il a fait une victime, ce résultat, qui n’ajoute rien à la criminalité du fait, n’est point un des éléments constitutifs de l’acte incriminé ; s’il n’a pas atteint la personne menacée, quel serait le prétexte du juge de la rive où était cette personne pour se saisir ? Jousse dit : « Il me semble que ce doit être le juge du lieu où la personne est tuée qui doit connaître du délit, à cause de la visite du cadavre qui ne pourrait être faite par le premier juge hors son ressort ». Mais si le cadavre avait été transporté, après l’homicide, d’une rive à l’autre, le juge de cette rive deviendrait-il donc par cela seul compétent ? Ne serait-ce pas substituer le résultat matériel du crime au crime lui-même et le lieu où les preuves sont trouvées au lieu même de son exécution ? D’ailleurs, le juge du lieu n’a-t-il pas les moyens de suppléer à son transport par des commissions rogatoires ?

1675.  Les difficultés prennent plus de gravité lorsque les faits constitutifs d’un crime eu d’un délit ont été commis successivement dans plusieurs juridictions.

Il est un premier point incontestable. C’est que si chacun des faits commis dans un lieu différent constitue en lui-même, et en le détachant de la série des actes qui l’ont précédé ou suivi, un crime ou un délit distinct, chacun des juges sur le territoire desquels ces faits successifs se sont accomplis est également compétent pour en connaître. «  Si, par exemple, dit Jousse, quelqu’un blesse une personne dans l’étendue d’une justice, et qu’ensuite il le poursuive et la tue dans une autre justice ; ou qu’après l’avoir liée dans l’étendue d’une justice, il aille la dépouiller et voler dans une autre, chacun des deux juges en pourra connaître ». En effet, chacun des deux territoires est le théâtre d’un délit auquel l’autre se rattache, soit pour cause de connexité, soit pour cause d’indivisibilité. Si les deux juges sont à la fois saisis, il y aura lieu à règlement de juges.

Mais si l’un des faits, quoique punissable en lui-même, est l’élément d’un crime plus grave commis dans un autre lieu, le juge de ce dernier lieu devrait seul être saisi. Supposons dans un lieu un complot suivi d’un acte préparatoire, dans les termes de l’art. 87 C.pén., et dans un autre lieu, l’exécution de l’attentat préparé par ce complot. Comme dans cette hypothèse le complot n’est plus qu’un acte préparatoire de l’attentat, un élément du crime principal, le lieu de l’exécution de l’attentat est le véritable lieu du crime. Et cependant il serait difficile de refuser au juge du lieu du complot le droit de commencer une information, puisqu’il peut ignorer encore si le complot se rattache à l’attentat, sauf son dessaisissement ultérieur par voie de règlement de juges. À plus forte raison il faut décider que dans tous les cas où un crime commun, tel qu’un assassinat ou un vol, est préparé dans un lieu et exécuté dans un autre, le lieu de l’exécution est le seul où la poursuite doive être exercée. Car le projet du crime, non suivi d’exécution, échappe à la justice humaine ; c’est l’exécution seule qui constitue le crime.

Si chacun des faits successivement commis dans des lieux différents n’est qu’un élément du délit, sans contenir en lui-même une criminalité distincte, le juge de ces différents lieux devient-il compétent ? Cette question avait été soulevée dans notre ancien droit relativement au crime de rapt. « L’opinion commune, dit Jousse, est que tous les juges, tant celui de l’enlèvement que ceux des différents lieux par où passe le ravisseur avec la personne ravie, sont en droit d’en connaître ». Telle fut aussi l’opinion émise par M. de Lamoignon, dans les conférences préparatoires de l’ord. de 1670, et il la fondait sur ce que dans le rapt il y avait une succession continuelle de crimes, et que si le ravisseur avait commencé le rapt dans une petite juridiction, et continuait son crime partout où il passait, il ne paraissait pas que, s’il était arrêté à cent lieues de là, il dût être renvoyé au premier juge. Cependant quelques auteurs avaient combattu cette opinion : « Dans ces sortes de crimes, dit Pothier, le lieu du délit est celui où s’est commis ce qu’il y a de principal dans le délit, et non pas ce qui n’en est que la continuation et la suite. Or, ce qu’il y a de principal dans le rapt est l’enlèvement de la personne du lieu où elle était ; le reste n’en est que la suite. C’est donc le lieu où s’est fait l’enlèvement qui est le seul lieu du délit ». Cette dernière solution est évidemment fondée. Le crime de rapt, d’après les termes de l’art. 354 du C.pén., consiste tout entier dans le fait de l’enlèvement ; la détention ultérieure de la personne enlevée n’est point un de ses événements ; il suit de là que, le crime étant consommé aussitôt que l’enlèvement est opéré, le lieu du crime ne peut être autre que celui de l’enlèvement même.

En thèse générale, c’est le lieu où le délit se consomme qui détermine seul la compétence. Ainsi, en matière de vol, c’est le lieu de la soustraction; en matière d’escroquerie, c’est le lieu de la remise des valeurs qu’il faut considérer, puisque le vol n’est consommé que par la soustraction, l’escroquerie que par la remise. Quelques difficultés pourraient s’élever à l’égard de quelques délits réputés inexactement successifs, tels que le crime de bigamie, l’usage d’une pièce fausse, l’abus de blanc seing, l’évasion, la désertion. La bigamie consiste, aux termes de l’art. 340 du C.pén., dans le fait de la célébration d’un second mariage avant la dissolution du premier ; c’est donc le lieu de ce second mariage qui est le lieu du délit. En matière d’usage de faux ou de blanc seing, chaque fait d’usage est un délit distinct qui peut saisir le juge du lieu où il est commis. En matière d’évasion ou de désertion, c’est le lieu de l’évasion ou d’abandon du drapeau qui est le lieu où le délit est consommé. Quant aux délits véritablement successifs, tels que la séquestration, le recélé, les associations de malfaiteurs, les réunions illégales, le vagabondage, il est certain que les juges de tous les lieux où les faits qui les constituent se perpétuent sont également compétents pour les poursuivre, puisque la continuation du fait suffit pour l’existence du délit.

1676.  L’application de cette règle mérite peut-être un examen plus développé en ce qui concerne les délits d’habitude d’usure, d’adultère, de banqueroute frauduleuse et de faux.

Le délit d’habitude d’usure, composé de plusieurs faits qui, pris isolément, ne constituent aucun délit, laisse incertain le lieu de la consommation lorsque chacun de ces faits s’est accompli dans un lieu différent. La Cour de cassation a jugé « que le délit d’habitude d’usure se forme de plusieurs actes particuliers d’usure ; que le juge du lieu de ce délit est donc celui dans le ressort duquel un individu est prévenu d’avoir successivement exercé des actes particuliers d’usure suffisants pour en constituer une habitude ». Mais dès que, dans cette espèce, les faits commis dans chacun des arrondissements étaient suffisants pour caractériser l’habitude, élément essentiel du délit, la question n’offrait aucun doute. La difficulté ne naît que lorsque les faits d’usure commis dan chaque arrondissement ne suffisent pas, isolés les uns des autres, pour constituer l’habitude. Chaque juge, en effet, ne peut saisir sur son territoire qu’un fait qui peut devenir l’élément d’un délit, mais qui n’est pas un délit. M. Mangin résout la question en ces termes : « Si les faits particuliers d’usure sont tellement disséminés que le délit d’habitude ne puisse être réputé avoir existé dans aucun arrondissement en particulier, c’est le juge du domicile du prévenu qui est compétent. » C’est décider, en d’autres termes, que, dans cette hypothèse, le juge du lieu n’existe pas. Ne pourrait-on pas dire, néanmoins, que le délit est consommé toutes les fois que les faits d’usure commis dans un lieu peuvent se référer à des faits antérieurs qui, commis dans un autre lieu, leur impriment le caractère de l’habitude ? Supposons que les manœuvres frauduleuses, qui sont l’un des éléments de l’escroquerie, et la remise des fonds qui la consomme soient commises dans deux arrondissements ; est-ce que le juge du lieu de la remise n’est pas compétent pour connaître du délit, bien que cette remise, isolée des manœuvres, n’ait aucun caractère punissable ? Le dernier fait d’usure opère la consommation du délit, parce qu’il se rattache aussitôt à tous les faits qui l’ont précédé. Ceux-ci, s’ils étaient insuffisants pour constituer l’habitude, n’étaient que des éléments du délit ; mais le fait qui clôt leur série change de caractère en les complétant ; ce n’est plus un fait isolé, il se réunit nécessairement aux faits antérieurs, et il apparaît dès lors avec le caractère d’un délit. Il semble donc que le lieu où se consomme le dernier fait d’usure peut être réputé le lieu du délit.

1677.  Le délit d’adultère avait soulevé, dans notre ancien droit, quant à la compétence, quelque incertitude. « C’est au juge du domicile du mari, dit Jousse, à connaître de cette accusation, parce qu’elle réside personnellement dans la personne du mari, et qu’il est le seul qui puisse intenter cette action contre sa femme. Ainsi la femme ne serait pas fondée à demander dans ce cas son renvoi devant le juge du délit ». Rousseaud de la Combe ajoute le motif de l’ancien droit, « parce que l’adultère n’est crime, quant à la punition judiciaire, que relativement au mari » Cette décision et la raison qui l’appuie sont contraires à notre législation moderne. La loi, d’abord, n’a fait aucune exception en matière d’adultère à la règle générale sur la compétence du juge du lieu où le délit a été commis. Ensuite, il n’est pas exact de dire que la peine de ce délit a été établie au profit du mari ; cette loi ne l’a portée, ainsi que nous l’avons déjà remarqué (n° 762), que dans l’intérêt social le plus légitime et le plus élevé ; ce qu’elle punit, ce n’est pas l’injure du mari, c’est la violation d’un devoir dont l’accomplissement est un des éléments de l’ordre général.

En matière de banqueroute frauduleuse, le lieu de la faillite n’est pas nécessairement le lieu du délit. La Cour de cassation a jugé « que la faillite est un fait moral qui n’a pas de lieu déterminé ; qu’il se reproduit partout où le failli a contracté des engagements qu’il ne tient pas ; .... que le crime de banqueroute ne gît que dans la fraude dont le failli se rendrait coupable ; que ce crime n’est point nécessairement et par sa nature commis au lieu du domicile du failli ; que si les faits de fraude se sont passés ailleurs, le domicile de ce failli ne peut plus déterminer exclusivement, comme en matière civile, la compétence des tribunaux. En effet, la loi, on l’a déjà dit, n’a fait aucune exception à la règle générale de la compétence ; le prévenu de banqueroute frauduleuse peut sans aucun doute être poursuivi au lieu de la faillite, puisque ce lieu est celui de son domicile. Mais si les faits qui, aux termes de l’article 591 du Code de commerce, constituent le crime de banqueroute ont été commis dans un autre lieu, par exemple, si les marchandises soustraites étaient placées ou si les engagements frauduleux ont été souscrits ou exécutés dans un autre arrondissement, le juge de cet arrondissement est compétent pour instruire ; car la faillite, bien qu’elle soit un élément du crime, ne constitue par elle-même aucun délit ; ce sont les faits de fraude que la loi incrimine ; dés lors c’est au lieu où ces faits se sont accomplis que le juge peut et doit les saisir.

Enfin, en matière de faux, la même règle doit également être appliquée. La Cour de cassation a déclaré « que les dispositions des art. 23 et 63 C.I.C. sont générales, et qu’aucune loi n’y déroge en matière de faux ». Mais il importe de remarquer que le crime de faux se constitue non seulement par la fabrication ou la falsification de l’acte incriminé, mais encore par l’usage qui en est fait ; le lieu du délit est donc le lieu de la fabrication et le lieu de l’usage de la pièce fausse. C’est ce que la Cour de cassation a reconnu par un arrêt ainsi conçu : « Sur le moyen d’incompétence tiré de la violation des art. 23, 63 et 69 C.I.C., en ce qu’aucun des crimes imputés à l’accusé n’aurait été commis dans l’étendue du ressort de la cour d’assises de la Seine, et que d’ailleurs ce département n’est pas celui de la résidence dudit accusé, ni du lieu où son arrestation a eu lieu ; d’où il suit, d’après le demandeur, que la cour d’assises de la Seine était incompétente pour connaître de l’accusation portée contre lui ; attendu qu’il résulte des 3e, 4e et 5e questions posées au jury, et des réponses affirmatives par lui faites à ces questions, que le préjudice résultant des crimes de faux et d’usage fait sciemment desdits faux a été perpétré et consommé à Paris, par l’effet de la négociation qui a été faite dans cette ville des douze coupons de rente que Conort avait adressés à Vandermacq, agent de change, qui avait été trompé à l’aide desdits faux ; que, en outre, la 14e question, résolue affirmativement par le jury, a pour objet une lettre missive datée de Paris et portant la fausse signature Lévy ; qu’il résulte de ces faits que la cour d’assises du département de la Seine était compétente pour prononcer sur l’accusation de crimes perpétrés dans l’étendue de son ressort ».

B -  Compétence du juge du lieu de la résidence du prévenu

1678.  Le juge du lieu du domicile du prévenu est véritablement son juge naturel. C’est là qu’il est connu, que sa vie extérieure est exempte d’obscurité, que ses ressources et sa position sont appréciées ; c’est là qu’il peut invoquer son caractère, ses habitudes, les témoignages du voisinage ; c’est là qu’il trouve ses pairs. On lit dans Ayrault : « Nous appelons communément juge naturel celui qui est juge du domicile. C’est priver l’accusé de sa défense que de lui dénier son renvoi devant son juge ; car le contraindre de se justifier en lieu où il ne connaît et n’est connu de personne, où ne sont les témoins ni de l’innocence ni de la charge, n’est-ce pas lui ôter les plus propres moyens de se défendre ? Qui prendra la cause pour lui contre son concitoyen ? Tous juges, tous témoins, parce qu’il n’en connaît pas un seul, lui seront-ils entiers ? Qu’y a-t-il si à main, pour circonvenir l’innocence, que de distraire les accusés de leur demeure ? ».

C’est donc avec raison que la loi a placé la compétence au lieu du domicile. Si les intérêts de l’ordre social ont dû établir à côté de cette compétence, et sans doute avant elle, celle du lieu du délit, il est certain que lorsque le juge du lieu du délit n’est pas ou ne peut être saisi, c’est le juge du domicile qui présente à la justice les plus sûres garanties. Non seulement la défense de l’inculpé y trouve plus d’éléments et peut s’y faire entendre avec plus de force, mais il est certaines preuves, et ce ne sont pas les moins puissantes, qui ne se trouvent que là. Il n’est pas probable qu’un homme ait commis un crime ou un délit, même hors du lieu de son domicile, sans qu’on puisse en retrouver des traces sur sa personne ou au lieu où il réside habituellement ; ce sont les actes préparatoires, les instruments du délit, les vêtements qu’il portait, les heures de son départ et de son retour, les pièces de conviction, enfin les fruits mêmes de son attentat. Tous ces indices, toutes ces preuves ne peuvent être saisis qu’au lieu du domicile ou de la résidence actuelle ; ce lieu est donc éminemment propre à la poursuite.

1679.  Ce n’est pas au domicile que la compétence est attachée, mais seulement à la résidence. Il n’y a donc pas lieu de faire application des règles du droit civil qui ont établi les conditions du domicile. La résidence n’est qu’un fait ; elle consiste dans le lieu d’habitation habituelle du prévenu au moment où la poursuite est exercée. Elle diffère du domicile en ce qu'elle ne suppose point l'intention d'un établissement définitif ; elle diffère également du lieu où le prévenu est trouvé, en ce qu'elle n'est point instantanée et qu’elle indique le lieu de la demeure habituelle. Si le prévenu a deux résidences, il peut être poursuivi dans l'une et dans l'autre, pourvu que le fait de l'habitation ordinaire soit certain. Il ne suffirait pas, comme paraît le penser un auteur que les pièces de conviction fussent trouvées dans un lieu que le prévenu n'aurait fait que traverser, pour ouvrir la compétence : la condition de cette compétence est la résidence personnelle ; il est donc nécessaire que cette condition soit nettement constatée.

1680.  La résidence cesse-t-elle par l'effet d'un voyage, même à l'étranger ? Cette question a été résolue négativement par un arrêt de rejet qui est ainsi conçu : « Sur le premier moyen de nullité, tiré de l'incompétence du juge d'instruction du tribunal de la Seine, qui a procédé à l’instruction, incompétence résultant de ce que Vincent d'Ecquevilley n'avait pas sa résidence à Paris, mais bien en Espagne ; que, par conséquent, il y avait eu à son égard fausse application et violation de l'art. 23 C.I.C. ; attendu qu'il résulte de tous les éléments de la procédure que, depuis le mois d'août 1844 jusques et y compris les premiers jours du mois de juin 1846, Vincent d'Ecquevilley a eu sa résidence à Paris, successivement dans différentes demeures ; que les voyages qu'il a pu faire en Espagne ou ailleurs à divers intervalles, pendant cet espace de temps, n'ont pas eu pour effet d'opérer le changement de sa résidence, qui était encore établie à Paris au mois de juin 1846, époque à laquelle ont été commencées la poursuite et l'instruction en faux témoignage dirigées contre lui ; que dès lors ladite instruction et les décisions judiciaires qui en ont été la suite sont conformes aux règles de la compétence tracées par les art. 23 et 63 C.I.C. »

À quelle époque la résidence doit-elle être constatée ? Est-ce au temps de la perpétration du délit ? Est-ce au moment où commence la poursuite ? « Le juge du domicile dont il s'agit ici, dit Jousse, est celui où l'accusé a son domicile au temps de la plainte ou demande, quand même cet accusé, aurait eu un autre domicile au temps du délit par lui commis » Cette solution doit encore être suivie. Ce que la loi a voulu, en multipliant les lieux de compétence, c'est multiplier les moyens d'assurer la répression des délits. Or, s'il fallait que la résidence remonte à l'époque de la perpétration pour devenir attributive de compétence, il suffirait au prévenu de changer le lieu de sa demeure pour échapper à l'une des trois juridictions compétentes pour instruire. Ce qui fait la compétence du juge, c'est la présence habituelle du prévenu sur son territoire à l'époque où il commence l'instruction.

C -   Compétence du juge du lieu où le prévenu peut être trouvé

1681.  La compétence du lieu où le prévenu peut être trouvé est née des nécessités de la pratique. C’est l'usage qui l’introduisit d'abord dans la loi romaine, ensuite dans notre ancienne jurisprudence. Les poursuites demeureraient souvent vaines et sans effet si le juge du lieu où se trouve accidentellement le prévenu n'était pas armé des pouvoirs nécessaires pour ordonner son arrestation, pour saisir les pièces de conviction dont il est porteur, pour l'interroger et pour prescrire les mesures urgentes que peut réclamer l'instruction.

Mais peut-être la compétence de ce troisième juge aurait-elle pu être limitée à ces premiers actes. La loi a placé ces trois attributions de juridiction, sinon sur la même ligne, au moins dans les mêmes conditions d'action ; et la Cour de cassation a dû juger que, d'après les art. 23 et 63 C.I.C., le juge du lieu où le prévenu peut être trouvé est tout aussi compétent que celui du lieu du délit ». Sous ce rapport, la loi nous parait avoir exagéré la portée de la règle qu'elle posait. Si la compétence du juge du lieu où le prévenu est Trouvé est nécessaire pour les premières opérations de l’instruction, elle n’a plus la même utilité en ce qui concerne le jugement. On ne peut invoquer, en effet, pour la fonder, ni la présence des preuves, puisque ce n’est pas là qu’elles existent, ni la résidence des témoins, puisqu’ils résident au lieu du délit, ni l’exemplarité du jugement, puisque le délit a été commis ailleurs, ni l’intérêt même de la défense, puisque le prévenu, étranger à ce lieu, n’y trouve pas ses juges naturels. Tout ce que la justice demandait, c’est que ce prévenu pût être mis sous sa main dans tous les lieux où il était trouvé, c’est qu’elle pût saisir les effets qu’il avait en sa possession, c’est qu’elle pût l’interroger. Ces premiers actes accomplis, pourquoi le juge que le fait accidentel de la présence de cet agent sur son territoire a saisi ne renverrait-il pas l’affaire devant le juge du lieu du délit ou de la résidence habituelle du prévenu ? Est-ce que ce n’est pas là seulement que sont réunies toutes les conditions nécessaires à la manifestation de la vérité ? Est-ce que toute la procédure n’a pas pour but unique cette manifestation ? Ce n’est que dans le cas où le domicile n’est pas connu, où le lieu du délit est indéterminé, où enfin le délit successif par sa nature se prolonge, comme le vagabondage, par exemple, dans tous les lieux que le prévenu parcourt, que le juge du lieu où il se trouve devrait juger le fond.

1682.  Le juge du lieu où le prévenu pourra être trouvé, suivant les termes précis des art. 23, 63 et 69 C.I.C., est investi de la même compétence que le juge du lieu du délit ou celui de la résidence. La loi n’a établi aucun droit de prévention, aucune cause de préférence. Ainsi la Cour de cassation a déclaré à plusieurs reprises qu’il suffit qu’un prévenu ait été trouvé et arrêté dans un lieu pour qu’il ait pu être compétemment jugé par la juridiction répressive de ce lieu, quoique le fait incriminé eût été commis dans un autre ressort.

Que faut-il entendre par le lieu où le prévenu pourra être trouvé ? Il faut entendre le lieu où le prévenu peut être saisi et mis sous la main de la justice. C’est là le sens que M. Treilhard donnait à la loi dans l’exposé des motifs : « La loi déclare également compétents le procureur impérial du lieu du délit, celui de la résidence du prévenu et celui du lieu où le prévenu peut être saisi ». C’est donc la capture qui attribue la compétence, parce qu’elle exige des mesures qui rendent nécessaire l’intervention d’un juge.

1683.  Le lieu où le prévenu est déjà en état de détention peut-il être considéré, sous le rapport de la compétence, comme le lieu où il est trouvé ? La jurisprudence de la Cour de cassation a changé sur cette. question. Deux arrêts des 24 septembre 1835 et 15 avril 1842 avaient décidé que le juge du lieu où le prévenu était détenu à raison d’un autre délit était compétent, puisque la poursuite le trouvait dans ce lieu. Cependant le dernier de ces arrêts ne jugeait pas formellement la question. Il est vrai que, dans l’espèce, le prévenu, détenu, comme étranger, par ordre administratif à Perpignan, lorsque la plainte avait été portée, avait prétendu que, le délit ayant été commis à Prades, et son arrestation, à raison de ce délit, n’ayant point eu lieu à Perpignan, il devait être renvoyé devant le juge de Prades ; mais cette exception fut rejetée par les motifs suivants ; «  Sur le quatrième moyen, tiré de la fausse application des articles 63 et 69 C.I.C. ; attendu, en premier lieu, que le fait qui sert de base à ce moyen, à savoir que le transfèrement par ordre administratif du demandeur dans les prisons de Perpignan aurait eu pour objet d’attribuer juridiction au tribunal de cette ville, consiste dans une allégation non prouvée et formellement démentie, au contraire, par la teneur du jugement attaqué ; et en second lieu, que le lieu où le délit a été commis est celui où se révèle l’intention de fraude et de dommage qui a présidé à sa perpétration ». Il est clair que les termes de cet arrêt éludent la question de compétence, puisqu’ils font reposer le droit du juge de Perpignan, non sur ce que le prévenu aurait été trouvé dans cette ville, mais sur ce qu’elle pouvait être considérée dans l’espèce comme le lieu du délit.

Mais, aussitôt que cette question s’est présentée nettement devant la Cour, elle a été résolue dans un sens opposé. Un arrêt du 19 mai 1847 décide « que la circonstance que les inculpés étaient déjà détenus dans la maison de justice du tribunal de Saint-Amand, lorsque les faits commis dans le ressort du tribunal de Montluçon ont été révélés à la justice, dans le cours de l’instruction à laquelle procédait le juge d’instruction du tribunal de Saint-Amand, sur une inculpation de vol dans le ressort de ce tribunal, ne donnait pas au procureur du roi près ledit tribunal le droit de requérir une instruction sur le crime d’incendie commis dans le ressort de Montluçon, puisqu’à l’égard dudit fait le tribunal de Saint-Amand n’était, d’après l’art. 23 C.I.C., investi d’aucun droit de compétence pour procéder légalement à l’instruction sur ledit fait, parce que l’on ne peut considérer le fait de la détention des inculpés dans la maison de justice de Saint-Amand, antérieure à la révélation des faits qui auraient été commis dans le ressort du tribunal de Montluçon, comme remplissant la troisième condition de compétence spécifiée dans l’article 23, laquelle attribue juridiction au tribunal du lieu où le prévenu pourra être trouvé ».

Dans une autre espèce, la fille Hervé, acquittée par la Cour d’assises du Morbihan de l’accusation d’infanticide portée contre elle, avait été mise sous mandat de dépôt, à l’issue du débat, non par le président des assises, à la suite des réserves du ministère public, mais par le juge d’instruction, en vertu d’une réquisition nouvelle. Le tribunal correctionnel de Vannes se déclara incompétent, attendu que le délit qui donnait lieu à cette poursuite avait été commis à Carnac, dans l’arrondissement de Lorient, et que c’était aussi dans cette commune que la prévenue avait été trouvée et arrêtée. Le ministère publie s’est pourvu contre cette décision, et son pourvoi a été rejeté, « Attendu que, si les dispositions des articles 23 et 63 donnent compétence à la juridiction du lieu où le prévenu a pu être trouvé, ces dernières expressions ne peuvent s’entendre que du lieu où le prévenu a été appréhendé et mis sous la main de justice ; qu’elles ne sauraient s’appliquer au cas où, par l’effet d’une prévention étrangère au fait qui donne lieu à de nouvelles poursuites, le prévenu a été transféré dans un autre arrondissement que celui où il a été arrêté, et maintenu en état de détention dans un ressort autre que celui où il réside et où le délit a été commis ; qu’ainsi, en donnant l’ordre de retenir la fille Hervé dans la maison de justice de Vannes, où elle est restée détenue après avoir été acquittée du crime d’infanticide, le ministère public n’a pu attribuer au tribunal de cette ville une compétence que ne lui donne aucune disposition de la loi ».

Cette dernière jurisprudence nous paraît être parfaitement conforme à l’esprit de la loi. La compétence du lieu de la capture est motivée 1° sur cet intérêt de la justice criminelle qui veut que, là où se trouve le prévenu, il y ait un juge qui puisse ordonner son arrestation ; 2° il faut le dire aussi, sur le fait même de ce prévenu, qui, en se plaçant volontairement sur le territoire de ce juge, semble lui-même lui attribuer compétence pour instruire la prévention sous laquelle il se trouve. Or, ni l’un ni l’autre de ces deux motifs n’existe lorsque le prévenu est déjà, et pour une autre cause, en état de détention. Le juge du lieu de cette détention n’a aucunes mesures conservatoires à prescrire, aucune saisie à. Ordonner ; son intervention est complètement inutile, à moins qu’il ne soit appelé à interroger le détenu par voie de commission rogatoire. Et pourrait-on dire, d’un autre côté, que c’est le fait de la présence du prévenu qui attribue compétence au juge ? Est-ce que cette présence est volontaire ? Est-ce qu’elle peut être assimilée, même de loin, à la résidence momentanée qui détermine la juridiction ? Et quand le prévenu rejetterait ce juge, que lui répondrait-on ? Comment lui opposer son fait, puisqu’il n’a pas été libre ? Comment lui opposer la loi, puisqu’elle ne désigne que le lieu où il a été trouvé, et que le lieu de la détention n’est pas le lieu de la capture ? Dans l’interprétation opposée, tous les détenus des maisons d’arrêt et des maisons centrales pourraient être poursuivis devant le juge du lieu de la prison, à raison des faits nouvellement révélés commis par eux dans les arrondissements les plus éloignés. Or, cette seule conséquence ne suffit-elle pas pour éclairer la règle posée par la loi ? Quelles seraient les garanties de la justice dans de telles poursuites ? Comment le hasard de l’envoi du prévenu à telle ou telle prison suffirait-il pour désigner son juge à raison d’un fait antérieur ? Est-ce que la contrainte qu’il subit peut remplacer le fait de sa volonté qui le place sur tel ou tel territoire ? …

Il faut conclure que, d'après la jurisprudence comme dans le sens de la loi, le lieu où le prévenu est en état de détention ne peut être assimilé au lieu où il est saisi, et n'est pas par conséquent attributif de compétence.

D -  Exceptions au principe de la compétence ratione loci

1684.  Le principe de la compétence territoriale, quelque absolu qu'il soit, admet plusieurs exceptions. Mais ces exceptions, loin de tendre à le restreindre, n'ont pour but que de concilier son application avec les difficultés qu'elle rencontre quelquefois dans la pratique. Ces difficultés proviennent soit de la nature des faits et des circonstances qui les accompagnent, soit des involutions de la procédure et des conséquences qu'elles entraînent. Lorsque les faits ont été commis en dehors du territoire, lorsqu'ils sont indivisibles entre eux ou connexes les uns aux autres, lorsque des causes extraordinaires s'opposent à ce qu'ils soient jugés au lieu de leur perpétration, la règle qui a attaché la compétence à ce lieu doit nécessairement fléchir. Lorsque l’erreur du juge motive le renvoi de l'affaire à un autre juge, il est également évident que cette nouvelle juridiction ne peut plus être celle du lieu du délit : le vice de la procédure entraîne le déplacement de la juridiction. Nous ne ferons que mentionner sommairement ces différentes exceptions, attendu qu’elles se rattachent à des règles qui seront ultérieurement développées.

1685.  La première exception est relative aux crimes commis sur le territoire étranger qui peuvent être poursuivis en France… En matière de compétence, il ne doit point exister de règle arbitraire. La loi a posé trois règles pour diriger la juridiction du juge d’instruction ; si l’une de ces règles ne peut être appliquée, à raison de la situation hors du territoire national du lieu du délit, ce n’est pas une raison pour que les deux autres soient enfreintes. C’est donc au lieu de la résidence du prévenu, ou du moins au lieu où il est trouvé, que l’instruction doit être faite.

1686 et s.  Une deuxième exception a pour fondement l’indivisibilité et la connexité des faits. Le principe de l’indivisibilité de la procédure et de la jonction des procédures connexes, aussi ancien que la procédure elle-même, résulte, non de la loi, mais de la nécessité des choses, qui veut que toute action humaine, pour être sainement appréciée, soit examinée dans son ensemble, et non divisément et dans chacune de ses parties…

Cette loi de l’instruction criminelle, que la loi écrite essayerait vainement de briser, est fondée sur cette vérité que pour juger un fait moral il faut le connaître tout entier, il faut en examiner tous les éléments. Diviser la procédure, isoler les prévenus, ce serait substituer le doute à la lumière, ce serait multiplier les chances d’erreur, ce serait enlever à chacun des prévenus ses moyens de défense, à la justice la seule voie d’arriver à la vérité. Lorsque plusieurs délits sont connexes, la nécessité de la jonction des procédures est moins impérieuse ; mais elle est néanmoins la plupart du temps réclamée par l’intérêt véritable de la justice. Le lien qui a enchaîné les délits les uns aux autres, comme les diverses parties d’une même action, doit les réunir dans la même instruction.

1690.  Une troisième exception au principe de la compétence territoriale résulte de la disposition de l’art. 542 C.I.C., qui, en matière criminelle, correctionnelle et de police, délègue à la Cour de cassation le pouvoir de renvoyer la connaissance d’une affaire d’un juge d’instruction à un autre juge d’instruction, pour cause de sûreté publique ou de suspicion légitime...

1691.  Une quatrième exception est puisée dans la nature spéciale de certaines instructions. 11 est, en effet, quelques faits qui, à raison des circonstances dans lesquelles ils interviennent, à raison de la difficulté de la preuve et de la spécialité de leur caractère, ont été attribués par la loi à un autre juge que celui du lieu de la perpétration, de la résidence ou de la capture…

1692.  Une dernière exception, qui prend sa source dans les règles mêmes de la procédure, est la conséquence nécessaire de l’annulation des arrêts et jugements que prononce la Cour de cassation ; aux termes des art. 427 et 429 C.I.C., cette Cour, après avoir déclaré la nullité, ordonne le renvoi des procès devant un autre juge. Ainsi, le juge dont la procédure est annulée et qui était le juge du lieu devient incompétent pour en connaître une seconde fois ; et ses attributions passent tout entières entre les mains du juge que la Cour de cassation désigne. Cette désignation, qui est laissée à la souveraine appréciation de cette Cour, opère donc une interversion dans l’ordre des compétences ; elle substitue au juge du lieu le juge ordinairement le plus voisin de ce lieu, qui paraît le plus propre à continuer la mission commencée par le premier…

§ IV  La compétence est d’ordre public

1693.  Les règles de compétence établies par la loi pour la poursuite des crimes et délits sont fondées sur un intérêt général. Notre droit public a proclamé le principe que « nul ne peut être distrait de ses juges naturels » … Cette matière est fondée sur un intérêt public qu’il n’appartient aux parties ni de faire fléchir, ni de discuter.

1694.  Il suit de là que l’exception d’incompétence peut être invoquée en tout état de cause…

Signe de fin