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LES TRIBUNAUX EN GÉNÉRAL
ET LES TRIBUNAUX RÉPRESSIFS
EN PARTICULIER

Extraits de l’ouvrage de M. BLUNTSCHLI
« Le droit public général »
( Traduction A. de Riedmatten, Paris 1881 )

Il nous a semblé instructif de reproduire
cette étude consacrée aux tribunaux notamment répressifs,
que nous devons à la plume de l’un des plus éminents
publicistes allemands de ce XIXe siècle
qui fut peut-être le siècle d’or de la doctrine allemande.
Le lecteur appréciera, outre les connaissances de l’auteur,
une recherche d’efficacité toute en modération et harmonie,
caractéristique des grands esprits scientifiques.

CHAPITRE PREMIER
Notion et divisions

Tout tribunal (Gericht) suppose l’existence d’un tort à redresser, une violation de l’ordre juridique. Le tribunal rétablit publiquement la majesté du droit; il affirme la justice de l’État.

Ce redressement comprend deux opérations essentiellement distinctes:

1) Reconnaître le droit, ou comme l’on disait au Moyen-âge, trouver le droit, juger (judicare, urtheilen).

2) Maintenir ou rétablir le droit reconnu (richten).

La première n’est point en elle-même un acte de la puissance publique. Elle est plutôt l’expression du sentiment du droit (Rechtsgefühl), ou une conclusion logique du savoir raisonné. On peut la comparer aux avis d’experts dans toute branche de la science ou de l’art. L’invention du droit n’est donc pas la mission essentielle du tribunal ; elle n’est que la condition préalable du redressement qui va intervenir, et qui seul est essentiellement magistral. Elle peut donc très bien être confiée à des personnes privées; mais comme elle occupe un rang subordonné, il appartiendra naturellement au magistrat de la diriger.

1 - La justice civile a pour mission de rétablir le droit privé violé ou troublé. Par elle, l’État en assure la jouissance, soit en supprimant le tort, soit en accordant des dommages-intérêts.

Dans la règle, pour atteindre ce but, le jugement ou la sentence magistrale suffit, et sa portée est décisive. Ce n’est qu’exceptionnellement, lorsque la partie condamnée ne s’exécute pas, qu’il faut recourir à la contrainte. Mais celle-ci n’est alors qu’une émanation de l’autorité judiciaire, et elle en demeure dépendante même quand elle emprunte le bras de la police.

Comme le droit privé n’intéresse pas directement la chose publique, l’État n’a pas à intervenir d’office contre les violations isolées qu’il souffre. Cette intervention ne se justifierait que si l’initiative privée, le self-aide des particuliers était impuissant. Mais comme l’État moderne, par respect de la paix publique, défend de se faire justice à soi-même, il ouvre aux ayants-droit un recours judiciaire qui aboutisse à une sentence impartiale. La justice civile n’est donc mise en mouvement que par la requête, ou mieux, par l’action des particuliers.

2 - La justice pénale connaît des violations qui troublent l’ordre public, l’État lui-même. La violation des droits privés est dans ce cas lorsque, par la forme ou l’intention, elle rompt la paix publique. C’est donc toujours la raison d’État qui met en mouvement la justice répressive, et le droit pénal forme ainsi, dans un sens large, une portion du droit public lui-même.

Aussi le juge criminel ne se contente-t-il pas de redresser le tort. Les dommages-intérêts qu’il prononce à l’occasion, gardent même un caractère civil, et ne sont placés dans sa compétence qu’à raison de leur connexité avec le délit et de leur caractère subordonné. Ils peuvent même, généralement, être poursuivis séparément devant le juge civil.

Ce qui caractérise essentiellement la justice pénale, c’est la peine. L’ordre public troublé exige que le coupable soit saisi par une main vigoureuse, et que la justice efface le mal par le châtiment, affirmant ainsi sa puissance supérieure. La peine doit être d’ailleurs sagement proportionnée au délit, afin de manifester à la fois la souveraineté et la sainteté du droit. Il est bon aussi qu’elle soit exemplaire et qu’elle tende à l’amélioration du coupable. Mais il faut surtout qu’elle reste un châtiment.

La peine a donc un caractère public. Elle ne dépend plus, en général, de la partie lésée. L’ancien droit germanique abandonnait, il est vrai, la poursuite et le châtiment à la vengeance privée, et la monarchie franque, tout en restreignant celle-ci laissa subsister le principe que la plainte du lésé peut seule autoriser la poursuite. Le droit pénal anglais s’inspire encore largement de cette idée. Mais une opinion plus sage a triomphé, d’abord par l’influence de l’Église, depuis des siècles sur le continent, c’est que la poursuite des délits doit avoir lieu d’office, sauf rares exceptions (adultère, injure, etc.) et sauf à accorder aux citoyens un droit subsidiaire d’action (1).

(1) Stahl a pu écrire : C’est l’éternelle loi de la justice que le châtiment suive irrésistiblement le mal - et, dans l’État, le crime. Toute conscience non prévenue le proclame. Mais la difficulté logique est celle-ci : comment le mal qui est infligé au coupable - car la peine est sans doute un mal - peut-il rétablir l’ordre violé ? Par la peine, il est signifié coupable que l’ordre moral est le maître. Le triomphe de cet ordre est affirmé par le mal châtié. La peine n’est point pour cela vengeance. Celle-ci chercherait le mal pour le mal. L’État au contraire ne punit pas pour faire souffrir, mais il fait souffrir pour punir. La vengeance n’a pas d’autre borne que sa passion, tandis que la peine a une mesure nécessaire.

3 - Ce caractère spécial de la justice pénale a souvent porté les législateurs à en confier l’administration à des organes spéciaux. Et en effet, le procès pénal est essentiellement différent du procès civil. Le juge civil doit débrouiller d’une main délicate les fils enchevêtrés des intérêts privés ; le juge criminel doit surtout sonder l’état normal de l’accusé, apprécier sa culpabilité. Le premier n’a devant lui que des parties privées qui se meuvent assez librement dans la procédure tracée, et il prononce avec une calme et sereine impartialité. Le second voit à ses pieds la justice outrageusement violée qui crie satisfaction, et la gravité des débats et de la sentence émeuvent toutes les forces de son âme.

4 - Toute violation du droit public lui-même n’est pas nécessairement un délit punissable. Le droit public peut aussi être douteux et contestable, et donner lieu à une procédure contentieuse.

Les violations du droit des gens pourraient être soumises à une grande cour internationale. Cette idée a reçu une réalisation embryonnaire dans les Cours des prises, dans l’usage de compromettre, dans la Cour suprême de justice des États-Unis, ou encore dans les consultations que certains États demandent à des jurisconsultes attitrés. Mais la pratique des nations suit encore, en principe, l’usage dangereux de se faire justice à soi-même, fut-ce dans la forme violente de la guerre.

Même dans le sein d’un même État, l’organisation de la justice est encore bien défectueuse pour les contestations relatives au droit public et administratif, malgré les efforts des modernes pour fonder une justice administrative.

CHAPITRE II
Principes communs à toutes les juridictions

1 - La distinction de la justice et du gouvernement est généralement devenue un principe essentiel de nos constitutions modernes. Nous disons distinction (Sonderung) et non séparation (Trennung), car le chef de l’État demeure, au moins dans la forme, le centre commun de la justice suprême et du gouvernement. La distinction suffit pour rendre les tribunaux indépendants dans leur sphère (1). Le juge a pour mission de maintenir la justice sans rechercher l’utile. Il regarde les principes permanents du juste, sans égard aux passions des parties ou à la pression des événements. Le faible et le puissant, le pauvre et le riche n’attendent de sa bouche que la formule impartiale du droit.

(1) Constitution bavaroise, VIII, 3 : « Les tribunaux sont indépendants dans les limites de leurs attributions, et ne peuvent être renvoyés ou démis de leurs emplois avec perte de leurs appointements que par une sentence judiciaire. » … Constitution française de 1848 : « Les juges ... sont nommés à vie Ils ne peuvent être révoqués ou suspendus que par un jugement ni mis à la retraite que pour les causes et dans les cas déterminés par la loi. » Les lois constitutionnelles de 1875 ne s’occupent pas du pouvoir judiciaire.

Par suite :

a) Toute personne lésée doit pouvoir affirmer et poursuivre son droit par les voies judiciaires. La protection du droit s’étend à tous, même au plus faible, même à l’étranger. L’État moderne ne connaît plus d’hommes sans droits, comme l’hostis antique ou le violateur de la paix publique (Friedensbrecher) du Moyen-âge allemand. Celui même qui est indigne d’ester en droit personnellement, peut agir par représentant. Il convient surtout que l’État ne ferme pas indirectement les portes du prétoire au pauvre par des frais ou un formaliste étroit ; et il peut d’autre part, par exemple, par l’exigence d’une caution, prévenir les chicanes et les mauvais procès.

b) Nul ne peut être soustrait à son juge naturel. Le Moyen-âge germanique, appuyé sur les ordres, formulait ce principe plus vigoureusement encore : nul ne peut être jugé que par ses pairs (Genossen).

Ainsi, dans les anciens tribunaux de l’Empire, les princes jugeaient les princes, les vassaux jugeaient les vassaux, les libres jugeaient les libres. Les bourgeois ne pouvaient être actionnés que devant les juges de leur ville, et les serfs de cour (hofhörigeBauern) eux-mêmes étaient le plus souvent jugés par un tribunal (Vogtei, Hofgericht) composé de leurs égaux. Le droit moderne, qui a dissout les ordres, établit sur toutes les classes mêmes tribunaux et mêmes lois, règle sage, quoiqu’elle ait été parfois conçue d’une manière trop abstraite et trop absolue. En effet, maintes relations, professionnelles ou autres, sont très spéciales et ne peuvent être bien jugées que par ceux qui en ont l’expérience personnelle. On commence à ressentir les inconvénients d’une trop grande uniformité. Sans menacer l’unité, l’on pourrait reconnaître certaines juridictions particulières. L’armée, le commerce, les métiers, l’industrie ne sont pas les seuls exemples de ce genre.

c) Les tribunaux d’exception, c’est-à-dire ceux. qui sont institués non par une loi normale, organique, mais après coup ou pour un cas particulier, sont interdits. Cette règle ne s’applique donc ni aux tribunaux militaires pour l’armée, ni à la haute cour de justice pour le jugement des ministres, etc., juridictions prévues et organisées d’avance par la loi publique.

Une réelle nécessité peut seule autoriser une dérogation, soit que les juges ordinaires ne puissent juger, soit qu’une instruction à plusieurs branches doive être concentrée entre les mêmes mains, soit qu’un danger public rende la marche régulière de la justice impossible et que le salut de l’ensemble exige une répression prompte et énergique. Aux deux premiers cas, le tribunal exceptionnellement compétent peut être désigné d’avance et présenter les mêmes garanties que le juge ordinaire. La dérogation est plus grave au troisième. La guerre ou l’émeute peuvent autoriser la proclamation de l’état de siège (Standrecht), l’attribution de certains crimes aux tribunaux militaires, et même l’installation d’autres juges d’exception. La procédure elle-même peut être simplifiée, les débats immédiatement ouverts, le jugement aussitôt rendu. Mais cette exception que la nécessité seule justifie, ne peut jamais aller jusqu’à l’abrogation des formes substantielles de toute justice. Ainsi, nul ne pourra être condamné sans avoir eu la possibilité de se défendre ; le jugement sera l’œuvre de la conscience et non de la volonté ; on punira les coupables, non les suspects (1).

(1) La rage de la révolution et la passion de quelques despotes ont souvent foulé aux pieds ces barrières. Mais au lieu de rendre la justice, ils l’étouffaient, eussent-ils été autorisés par une loi. Il est des principes éternels de droit qu’aucun législateur ne peut abroger. Danton a essayé de justifier le tribunal révolutionnaire ; on ne peut écouter sans horreur les égarements de cc puissant esprit : « Il les faut arbitraires (les lois extraordinaires), parce qu’il est impossible de les rendre précises ; parce que, si terribles qu’elles soient, elle seront préférables encore aux exécutions populaires qui aujourd’hui, comme en septembre, seraient la suite des lenteurs de la justice. En temps calme, la société aime mieux laisser échapper le coupable que frapper l’innocent, parce que le coupable est peu dangereux ; mais, à mesure qu’il le devient davantage, elle tend davantage aussi à le saisir ; et lorsqu’il devient si dangereux qu’il pourrait la faire périr ou du moins qu’elle le croit ainsi, elle frappe tout ce qui excite ses soupçons, et préfère alors atteindre un innocent que de laisser échapper un coupable. Telle est la dictature, c’est-à-dire l’action violente dans les sociétés menacées. »

2 - Jadis, quand toute la vie publique se passait au grand jour, la publicité de la justice était une règle naturelle. Le préteur romain siégeait sur la place publique; les juges allemands, sous un tilleul ou sous un chêne vénéré, à la face du ciel. La justice ne pouvait être rendue que de jour. Les basiliques de l’époque byzantine demeurèrent elles-mêmes ouvertes au public.

C’est au cours des XV° et XVI° siècle seulement que la procédure secrète gagna lentement du terrain dans notre vieille Europe et que les salles de nos tribunaux se fermèrent. Plusieurs causes y contribuèrent : d’abord le principe de l’inquisition qui, transporté de la discipline ecclésiastique dans la justice, poursuivait le coupable jusque dans les derniers retranchements de sa conscience et espérait l’acculer par le secret ; puis l’introduction d’une jurisprudence savante qui, puisant dans les textes romains, s’écartait de la vie réelle pour s’attacher aux formules écrites ; enfin la participation de plus en plus effacée du peuple aux affaires publiques et les tendances absolutistes de l’époque.

Le désir de la publicité, les efforts pour la rétablir, ne se sont guère réveillés, conscients et mûris, que depuis un siècle. La justice ne peut être bien rendue et inspirer confiance que lorsqu’elle est publique (Constitution hollandaise, art. 156 : « Les audiences sont publiques, sauf les exceptions à établir par la loi dans l’intérêt de l’ordre publie et des mœurs. »). L’État n’a pas pour mission de sonder les reins. C’est de sa part une audacieuse prétention que de vouloir surprendre les secrets de l’âme et exercer sur la terre le jugement de Dieu. Il ne peut poursuivre la faute que lorsqu’elle s’est manifestée ; le tangible seul tombe dans la compétence du juge terrestre.

La publicité peut être entendue diversement.

II faut d’abord que chacune des parties puisse prendre librement connaissance des actes de la procédure, demande, réponse, répliques, preuves et témoignages, s’en expliquer ouvertement devant le juge, ouïr la sentence et ses motifs. Toute entrave à cette publicité souille la robe blanche de la justice.

La publicité pour la foule, pour le grand public est moins essentielle, quoique très importante. Elle assure mieux la publicité pour les parties, et permet à l’opinion de contrôler la justice. Dans le procès pénal, ou l’intérêt général est directement engagé, elle est à peu près indispensable. Elle souffre plus facilement des exceptions dans le procès civil, parfois dans l’intérêt des parties elles-mêmes.

Cette publicité peut bien devenir un prétexte à des démonstrations qui troublent les juges, paralysent la justice et violent sa majesté. Mais ce mal lui serait moins reprochable à elle-même, qu’à la faiblesse de ses représentants et aux idées peu nettes de la foule sur leur mission.

Par contre, la publicité des délibérations des juges, introduite dans quelques États, est peu recommandable. Si les actes de la justice doivent se passer au grand jour, en est-il de même des scrupules et des hésitations légitimes qui les précèdent ? On réfléchit mieux, plus impartialement et plus librement à l’écart de la foule ; on corrige plus volontiers son erreur avant de l’avoir exprimée en public.

3 - La procédure orale se rattache étroitement au principe de la publicité. Elle rend les rapports des parties et des juges plus directs et plus vivants, contribue à la découverte de la vérité, augmente la confiance et donne à la justice un caractère national et populaire. L’écriture n’est jamais qu’une expression imparfaite du phénomène absent. Une foule d’impressions qui frappent l’œil ou l’oreille disparaissent complètement dans un procès-verbal. La lettre morte qui sert de truchement entre le juge et la partie est facilement mal comprise, inexacte, lue avec négligence. La méfiance du public naît aussitôt, et l’expérience montre que ce n’est pas sans cause.

Ajoutez qu’une habileté de métier, savante en apparence, trouve dans les écritures un moyen de battre monnaie et d’embrouiller les choses au point que juges et parties ne se comprennent plus. Étrange phénomène : le droit de l’Allemagne était ainsi devenu une sorte de mystère incompréhensible et sacré pour ceux-mêmes qui devaient y conformer leurs actions. La seule chose qui restât claire pour les parties, c’était la condamnation et la note des frais. Les actes du procès semblaient n’être qu’une savante et obscure argumentation d’école à l’usage des juges et des avocats, comme si la jurisprudence n’intéressait pas le peuple entier. La connaissance du droit ne peut pas être aujourd’hui le bien commun de tous, comme dans l’enfance des peuples. Elle ne s’acquiert qu’au prix de longues études et ne se conserve que par un effort soutenu. C’est là une conséquence de notre civilisation avancée. Mais une jurisprudence même savante peut et doit du moins formuler ses principes et légitimer ses actes dans des termes intelligibles pour la raison commune.

La procédure orale facilite singulièrement cette clarté. Elle est donc un caractère et une exigence générale d’une bonne justice. Mais à son tour, elle ne doit pas régner exclusivement. L’écriture a ses avantages propres et la complète utilement. Elle fixe le mot, sans elle facilement oublié ; elle précise avec calme ce que la parole rapide et émue exprime souvent inexactement. Dans notre civilisation si complexe, où l’écriture occupe une place considérable, il serait particulièrement dangereux de la bannir de la procédure. On lui réservera donc un certain rôle, p. ex. pour la précision de la demande au civil, et pour l’instruction préparatoire au criminel.

4 - Enfin, d’après un principe conforme à une justice raisonnée et adoptée par plusieurs constitutions modernes, la sentence doit être expressément motivée (Constitution bavaroise : « Toutes les juridictions sont tenues de motiver leur décision »). Le juge est ainsi forcé de se donner à lui-même, aux parties et au public, les raisons qui l’ont déterminé.

CHAPITRE III
Justice civile

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CHAPITRE IV
Justice pénale

1 - La justice pénale du moyen âge nous présente presque partout un triple degré de juridiction, qui a son origine dans l’ancienne division du peuple et du pays. L’organisation de l’armée et de la justice correspondit de bonne heure aux cantons (Gauen), centaines (Huntarii) et communes (Weilen) ; et l’on distingua en France, la juridiction haute, moyenne et basse, en Allemagne la justice (Vogtei) haute, basse (aussi dite moyenne), et seigneuriale (grundherrliche, Markgerichtsbarkeit). Cette échelle répondait elle-même à une triple division des délits et des compétences. Les attentats contre la paix publique (Friedensbrüche) qui mettaient le coupable hors la paix et le droit et permettaient à tous de le poursuivre et de le tuer comme un ennemi, les crimes frappés de peines capitales, ressortissaient des tribunaux les plus élevés directement investis par le roi du ban du sang (Hlutbann). Les méfaits et les vols (Frevel und Diebstahl) qui n’étaient punis que d’une amende ou d’une peine corporelle non capitale (an Haut und Haar) étaient jugés par la centaine, c’est-à-dire par le baillage (Vogtei) ou la justice moyenne, justice ordinaire de l’époque. Enfin, les troubles et contravention sans gravité ou d’une portée minime, relevaient du tribunal local du seigneur foncier, ou même du tribunal communal là où les libres associations de propriétaires (Markgenossenschaften) s’étaient conservées.

Cette triple division, quoique bien modifiée depuis, a une valeur permanente dans son principe. Nous distinguons encore aujourd’hui les crimes, les délits, les contraventions, et les juridictions correspondantes des assises, des tribunaux correctionnels, de la simple police. Cependant et pour des raisons spéciales, certains délits ont été confiés soit à la première, soit à la troisième de ces juridictions.

Le caractère des délits (Vergehen, misdemeanouss) et des crimes (Verbrechen, crimina) est facilement intelligible pour la conscience populaire, et l’organisation de la justice pénale doit naturellement y répondre. Tous deux appartiennent au domaine du droit pénal proprement dit. Ils s’attaquent à la majesté de la justice et troublent gravement la société, à la différence du dommage civil qui peut être réparé par une indemnité, et de la simple contravention qui est frappée moins pour son injustice qu’en vue du bon ordre.

Le crime lui-même se distingue du délit comme le particulier du général. Le crime est en quelque sorte un délit qualifié, en ce que :

1) Il trouble l’État entier : la haute trahison est un crime, la simple rébellion peut n’être qu’un délit ; 2) son caractère dangereux et immoral est éminent : le vol avec effraction et le viol sont des crimes, le vol simple, les coups et blessures peu graves, les faits coupables d’omission sont généralement des délits ; 3) le dommage causé est considérable ; ainsi les vols très importants peuvent devenir des crimes, à peu près comme l’eau surchauffée devient vapeur. - Au reste, les législations diffèrent dans le détail. Certaines peines, comme la mort, les travaux forcés, les chaînes et la réclusion, la déportation, ne s’appliquent généralement qu’aux crimes et ne peuvent être prononcées que par la cour d’assises.

2 - L’accusation ou la poursuite d’office par le ministère public est en harmonie avec une législation pénale avancée. L’intérêt public occupe ici le premier rang. Le procès pénal n’est pas une lutte privée entre deux parties égales, mais la justice publique qui se dresse contre le coupable. Aussi la poursuite doit-elle relever, et les charges, et ce qui atténue la faute ou la fait disparaître. Le ministère public doit être sans passion (impartial) et son rôle semble ne différer de celui du juge, qu’en ce que, chargé de lutter pour la justice contre l’accusé, il est nécessairement partie au procès. Aussi cette mission est-elle mieux confiée à un organe spécial qu’à l’un des juges, comme elle l’était assez volontiers au Moyen âge.

Les premiers germes du ministère public se rencontrent dès cette époque dans les juges rapporteurs ou instructeurs (Nachgänger, Nachrichter) de certaines villes d’Allemagne, dans les konofogdar (baillis royaux) de la Suède, qui concouraient même à l’instruction préparatoire, dans les procureurs du roi de la France qui, d’abord simples défenseurs du domaine royal comme les advocatifisci de Rome, siégèrent ensuite en accusateurs publics à défaut d’accusateurs privés. C’est surtout à la France que revient l’honneur de l’avoir développé. Napoléon Ier créa les procureurs généraux, et son système fut imité par un grand nombre d’États, qui en atténuèrent cependant l’exagération en évitant de faire du ministère public une autorité presque rivale du tribunal lui-même.

Le ministère public se ramifie suivant l’organisation des tribunaux ; mais les fonctions en sont toujours individuelles ; il ne forme point un collège. Il est directement subordonné, non au ministère de l’intérieur, mais au ministère également individuel de la justice. On troublerait l’institution en la plaçant sous une double autorité. La police lui prête naturellement son assistance pour la prompte et sûre constatation des délits.

La poursuite d’office a donné plus de grandeur et d’énergie à la justice pénale. Mais si elle était seule admise, elle ouvrirait une porte à l’abus. Les partis au pouvoir n’empêcheraient-ils pas des poursuites légitimes qu’ils redoutent ? Il est donc indispensable, tout en prenant des mesures pour l’empêcher de devenir frivole ou dangereuse, de donner aux citoyens eux-mêmes une action publique subsidiaire qui leur permette de s’attaquer aux puissants du jour eux-mêmes.

3 - Plus heureux que le juge civil, mais souvent très modifié, le jury pénal anglais, au grand criminel du moins, a passé d’abord en Amérique, puis en France et dans les pays romans, enfin et récemment en Suisse. Mais il n’est point encore devenu sur le continent une institution nationale et forte, en harmonie avec les besoins d’une bonne justice.

L’originalité du jury consiste essentiellement : 1.) dans la division bipartite du jugement : question dite de fait qui comprend indissolublement la question juridique de la culpabilité ou non culpabilité, et question de droit, ou application de la loi pénale et détermination de la peine ; 2) dans une division correspondante des organes du jugement, qui confie la question de fait au verdict d’hommes tirés du peuple, jurés pour une session seulement, et qui remet la question de droit à des juges juristes, magistrats permanents.

L’heureux effet de ce système dépend surtout de la bonne harmonie entre ses deux éléments. Le président des assises doit prouver sa réelle supériorité en conservant aux débats leur calme et leur dignité, tout en évitant une intervention indiscrète dans la lutte des parties. Le jury ne repose point sur l’idée que ceux qui ne savent pas le droit jugent mieux que ceux qui le savent, mais sur l’idée qu’une peine grave ne doit être appliquée qu’autant que la faute est claire pour le sens commun, pour le sentiment naturel du droit d’hommes consciencieux. Il convient donc que le magistrat indique le droit et maintienne les bonnes formes. Ainsi comprise, son influence morale conserve au jury ses dehors sérieux.

Un autre point important, c’est la formation des listes du jury. Nos systèmes européens ne distinguent peut-être pas assez entre le jury commun et les jurys spéciaux. La procédure anglaise nous offrait cependant les germes de cette distinction. J’entends par jury commun, celui dont les membres n’ont pas besoin de connaissances techniques pour rendre un verdict réfléchi : la plupart des procès pénaux peuvent lui être attribués. Mais un jury spécial, un jury d’experts devient indispensable quand la matière est elle-même spéciale. Cette observation s’applique même aux délits de presse, que la plupart confient sans hésiter au jury commun. De bons bourgeois, de braves agriculteurs peuvent être très capables de juger d’un meurtre ou d’un vol. Mais sauront-ils apprécier la portée d’une œuvre littéraire, alors surtout que parfaite dans la forme, elle cache son venin sous d’habiles artifices de langages ? Sauront-ils respecter la liberté de penser, l’expression hardie d’une idée qui heurte les opinions reçues ? Ils se laisseront égarer par de fausses impressions, et leur verdict arbitraire sera tantôt une déplorable rigueur, tantôt une ridicule absolution.

Dans la plupart des États, le sort intervient avec raison dans la désignation des jurés. On ne saurait éviter autrement un double écueil qui fausserait l’institution. Nommés par le gouvernement, les jurés deviendraient des instruments d’autant plus dociles qu’ils ne sont pas retenus comme les magistrats par leur situation et leur science. Nommés parle suffrage, ils seraient les serviteurs des partis. L’impartialité du jury est en outre assurée par un large système de récusation.

Mais en donnant un rôle aussi important au sort, il est impossible de le faire porter indistinctement sur tous les citoyens. Pour bien juger, il faut une grande indépendance et une grande expérience. Or ces qualités n’appartiennent en général qu’à l’homme mûr et dans l’aisance.

Rien de plus faux que la prétendue omnipotence du jury. Toute justice n’a-t-elle pas pour mission de rétablir le droit violé, et les jurés ne prêtent-ils pas serment d’accomplir ce devoir en conscience ?

Une autre idée, non moins dangereuse, quoique empruntée à la procédure française, c’est celle qui n’impose aux jurés aucune règle probatoire et veut simplement qu’ils suivent leur prétendue intime conviction. Sans doute, le jury a-t-il le grand avantage de n’être plus enchainé, comme les anciens collèges de juges, par la théorie étroite et pédante de l’ancienne preuve légale ; et l’expérience montre que les vrais coupables n’échappent pas facilement à son libre égard. Mais personne n’a encore osé prétendre en Angleterre et en Amérique, dans ces patries du jury, que toute règle probatoire fût superflue, et que chaque juré eût à se faire à lui-même les règles de sa décision. La théorie des preuves (evidence) y est au contraire traitée avec le plus grand soin. Un juge ne doit jamais statuer d’après sa seule conviction. Oui, le principe du jury, c’est que nul ne doit être condamné si sa faute n’est pas certaine pour la raison commune. Mais pourquoi défendre au magistrat directeur de présenter au jury une règle scientifique motivée, de préparer ainsi un verdict plus réfléchi ? La crainte, fréquente sur le continent, de lui voir prendre une trop grande influence sur le verdict, est loin d’être utile à l’institution ; et ce n’est pas sérieusement respecter la dignité et la vérité de la justice, que d’en écarter autant que possible la sagesse du magistrat instruit au profit de l’arbitraire sans frein des jurés.

Abstraction faite du ministère public, l’institution anglaise, en passant sur le continent, s’est cependant améliorée sous deux rapports : par la suppression du jury d’accusation (grand jury), ses fonctions étant attribuées à une cour de magistrats (Anklagesenat) et par le principe de plus en plus étendu de la poursuite d’office, par opposition à la procédure anglaise encore trop mêlée de droit privé.

4 - L’institution allemande des Schöffen, récemment restaurée sous une forme nouvelle, se rapproche du jury en ce qu’elle évite aussi de confier l’administration de la justice pénale uniquement à des magistrats de profession. Le but est toujours le même : donner à la justice un caractère national et populaire, former le sens juridique du peuple. Les Schöffen modernes sont pris, comme les jurés, dans les classes moyennes surtout ; ils sont aussi peu permanents, et également désignés par le sort.

Ce qui les distingue principalement, c’est qu’ils rendent, de concert avec les magistrats, une seule et même sentence. Le magistrat aide le Schöffen à mieux apprécier les éléments de conviction ; celui-ci concourt avec le magistrat pour l’application du droit et la mesure de la peine. L’Allemagne n’a encore éprouvé ce système que dans les degrés inférieurs de la justice pénale. C’est ainsi qu’elle a entouré de Schöffen le juge professionnel unique de simple police. Les résultats ont été bons dans cette sphère facilement accessible à l’intelligence de tous. La nouvelle organisation a fortifié le sentiment de l’ordre et popularisé la justice. Pourrait-elle remplacer le jury criminel lui-même ? C’est discuté et discutable. On peut craindre encore qu’elle ne donne au magistrat directeur du jury une influence exorbitante. Aussi le gouvernement impérial a-t-il renoncé, quant à présent, à une réforme aussi importante.

L’harmonie du style manque donc à l’organisation judiciaire de l’empire allemand. Au bas de l’échelle et pour les contraventions nous rencontrons le tribunal des Schöffen ; plus haut, et pour les délits ordinaires, un collège de magistrats professionnels ; au sommet enfin et pour les crimes, la cour d’assises et le jury.

Signe de fin