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LE DROIT PÉNAL SPÉCIAL
SOURCE VIVANTE ET CONCRÈTE
DU DROIT CRIMINEL

Extrait du « Traité de droit pénal spécial »
de André VITU
( Éd. Cujas, Paris 1982 - Tome I, p. 9 )

La matière du droit dit « pénal spécial »
est constituée par les différentes incriminations ;
tant par celles qui sont connues du droit naturel,
que par celles qui ont été édictées en droit positif.

C’est en étudiant les lignes directrices des principales
incriminations que la doctrine a élaboré le droit pénal général
et même fixé un certain nombre de règle de procédure pénale.

Les auteurs anciens survolaient dans leur introduction
les principes généraux qui s’imposent en droit criminel ;
puis ils consacraient l’essentiel de leurs développements
à l’étude approfondie du droit pénal spécial.

Ils ne comprendraient pas par quelle aberration
nous rencontrons de nos jours des docteurs en droit
qui ignorent ce qu’est un meurtre ou une escroquerie,
une rébellion ou une corruption de fonctionnaire.

INTRODUCTION

1 - Définition du droit pénal spécial

À l’intérieur de cette vaste discipline que constitue le droit criminel, envisagé comme l’ensemble des règles juridiques de fond et de forme qui organisent la réaction de l’État à l’égard des infractions et des délinquants, l’usage est d’isoler, pour l’opposer à la procédure pénale, ce que l’on appelle le droit pénal. Celui-ci se divise à son tour en deux branches complémentaires : le droit pénal général et le droit pénal spécial.

Par nature, le droit pénal général a une vocation de synthèse, puisqu’il se donne pour objet l’étude des principes généraux qui, placés à la base de la répression, sont de nature à s’appliquer à toutes les infractions ou à un grand nombre d’entre elles. Il fait une étude abstraite de l’infraction, il élabore la théorie générale du délinquant, il détaille les sanctions et leur régime.

Le droit pénal spécial, lui, envisage les infractions séparément. Pour chacune, il énumère et précise ses éléments constitutifs, c’est-à-dire les pièces dont l’agencement, plus ou moins complexe, traduit le comportement délictueux ; il indique les pénalités applicables aux auteurs de chacune de ces infractions et mentionne, s’il y a lieu, les particularités procédurales qu’elle comporte. D’une façon plus brève, on dira que le droit pénal spécial consiste en l’étude analytique des diverses infractions, envisagées une à une dans leurs éléments particuliers et dans les modalités de leur répression.

De cette définition résulte une caractéristique qu’il faut dès maintenant souligner et qui fait la difficulté de la matière, en même temps qu’elle lui donne son originalité. Le droit pénal spécial prend, presque inéluctablement, l’aspect d’un catalogue, d’un répertoire des crimes, délits, et contraventions, difficiles à rattacher les uns aux autres. Le nombre des incriminations est immense et impossible à chiffrer exactement. Les lois et règlements ne cessent, chaque année, d’augmenter la cohorte des dispositions répressives tout est matière à sanctions pénales, de l’organisation de la publicité jusqu’à la lutte contre les moustiques, de la protection des pigeons-voyageurs à l’exploitation des débits de boissons, de l’information des actionnaires d’une société anonyme à la répression du détournement d’aéronefs. La présentation d’ensemble de la matière est, par là, rendue très compliquée, voire impossible.

D’autre part, en raison du principe de l’interprétation non extensive propre au droit pénal, le commentateur est conduit à faire l’exégèse des textes répressifs, et il faut reconnaître que l’exposé du droit pénal spécial revêt, de ce fait, une allure assez terne. On rencontre rarement l’occasion de présenter des constructions d’ensemble, et même lorsqu’une notion est employée à plusieurs endroits dans le Code pénal, il est difficile d’en élaborer la synthèse car, se voulant toujours concret, le législateur donne ordinairement, aux termes qu’il emploie, un sens variable selon les situations qu’ils concernent.

Ces traits expliquent peut-être pourquoi les criminalistes français se sont moins préoccupés du droit pénal spécial que du droit pénal général : la bibliographie est nettement plus pauvre pour le premier que pour le second. Pourtant, l’attention est attirée à la fois par les intérêts que présente l’étude de cette branche du droit, délaissée à tort, intérêts qui se manifestent à travers ses rapports avec les autres sciences criminelles, et par ses caractères propres, qui en font éclater l’originalité. Peut-être la doctrine a-t-elle eu le tort de ne pas chercher assez à présenter, de cette matière, une systématisation qui aurait permis d’éliminer, au moins en partie, son manque d’homogénéité. Il convient d’insister sur ces trois points, après avoir présenté une esquisse bibliographique.

2 - Bibliographie

Parmi les auteurs du XIXe siècle, seuls ont encore un intérêt pour le droit pénal spécial actuel l’ouvrage de Blanche, Études pratiques sur le Code pénal, 2ème éd., 1888 (particulièrement les tomes II à VII) et celui de Chauveau et Faustin Hélie, Théorie du Code pénal, 6e éd., par Villey, 1887 (on consultera notamment les tomes II à VI). Le Répertoire général et raisonné de droit criminel Morin (2 vol., 1850-1851), le Répertoire universel et raisonné de jurisprudence de Merlin (5ème éd., 1826), le Traité théorique et pratique de droit criminel français de Rauter (2 vol., 1836), les Leçons de droit criminel de Boitard (1836), d’autres encore, ne sont plus consultés qu’à des fins de recherche historique.

Deux grandes œuvres, plus récentes, conservent une valeur fondamentale pour les études actuelles de droit pénal spécial : le Traité théorique et pratique de droit pénal français de Garraud, dont la 3ème édition, malheureusement inachevée, comprend 6 tomes (les quatre derniers consacrés au droit pénal spécial), parus de 1913 à 1935, - et le Code pénal annoté de GARÇON, dont la 1ère édition est parue en 1901-1906, et qui a été rééditée par les soins de Messieurs Rousselet, Patin et Ancel (3 tomes, 1952 à 1959). À ces deux ouvrages de base, on peut ajouter le Dictionnaire-formulaire des parquets et de la police judiciaire de Le Poittevin, dont la 8ème édition en cinq tomes (inachevée) date de 1954 et a été assurée par Messieurs Besson, Combaldieu et Siméon.

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La bibliographie française du droit pénal spécial est, on le voit, assez modeste. Elle soutient mal la comparaison avec les nombreux travaux publiés à l’étranger, notamment en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Pourtant une génération de jeunes criminalistes se lève et, avec eux, apparaît l’espoir de voir se multiplier les travaux consacrés à une matière jusque-là trop délaissée.

SECTION I
LES RAPPORTS DU DROIT PÉNAL SPÉCIAL
ET DES AUTRES SCIENCES CRIMINELLES

3 - Présentation d’ensemble

Avant de se préoccuper, dans la Section II, des caractères originaux du droit pénal spécial, c’est-à-dire d’examiner la nature propre de ce rameau du droit, envisagé pour lui-même, il n’est pas inutile de le situer dans l’éventail des diverses disciplines criminelles et de montrer les rapports qu’il entretient avec elles. Les intérêts de cette étude apparaissent alors à un triple point de vue, selon qu’on envisage ses liens avec le droit pénal général, avec la sociologie ou avec la criminologie.

§ 1 - Les rapports du droit pénal spécial
et du droit pénal général

4 - Les différences entre les deux branches du droit pénal

Si l’on devait instituer, entre le droit pénal spécial et le droit pénal général, une priorité fondée sur l’ancienneté, la palme reviendrait à coup sûr, et de très loin, au premier.

C’est en effet une constatation aisée à faire que la partie spéciale du droit pénal est née très tôt, à l’aube de chaque civilisation, lorsqu’il a fallu dresser la liste des agissements que l’autorité entendait prohiber pour maintenir l’ordre social et moral: le Code d’Hammourabi, les lois de l’Égypte antique, les textes de l’Inde, les prescriptions du Deutéronome, la loi des XII Tables à Rome, sont d’abord des catalogues d’infractions et de sanctions pénales. Sous l’ancien droit français, qu’il s’agisse des vieilles lois des tribus germaniques installées en Gaule (notamment la fameuse loi salique) ou, plus tard, des textes nés de la législation moyenâgeuse ou classique, c’est toujours la même technique qui s’affirme seule : énumérer des comportements punissables et les frapper de peines plus ou moins rigoureuses.

Beaucoup plus tard, on voit apparaître les premières esquisses de principes généraux, sous l’influence conjuguée des tribunaux répressifs et de la doctrine. Mais il a fallu, pour cela, des siècles d’une lente maturation. Souvent même, celle-ci n’est jamais parvenue à se manifester vraiment : le droit de l’antiquité gréco-romaine ne semble pas y être jamais véritablement arrivé et ce sont les chercheurs modernes qui tentent de dégager, dans leurs travaux historiques, des systématisations que les anciens, guidés par une autre logique, n’ont guère tenté de mettre sur pied. Dans l’Europe occidentale antérieure à la Révolution française, ce n’est guère qu’au XVIIème et surtout au XVIIIème siècle que se manifestent les premières tendances à dégager les premiers aspects d’une synthèse qui allait devenir le droit pénal général. Il est vrai que, faute d’avoir connu le principe de la légalité criminelle et de son corollaire, l’interprétation non extensive de la loi pénale, les criminalistes des siècles passés ne pouvaient guère être stimulés par une recherche orientée en ce sens.

Est-il exagéré de souligner que le même phénomène d’antériorité du droit pénal spécial se perpétue sous nos yeux ? Des branches toutes neuves du droit pénal spécial se constituent actuellement, tel le droit pénal de l’environnement. Or c’est uniquement par des interdictions que, pour le moment, se meuble ce rameau nouveau et il faudra sans doute attendre quelques années (les choses vont plus vite qu’autrefois) pour que, par une maturation à laquelle la doctrine commence à s’employer, on voit apparaître des éléments généraux qui viendront enrichir les théories du droit pénal général.

Le droit pénal général est donc né du droit pénal spécial et il est regrettable de constater que, dans les enseignements universitaires français contemporains, le second n’est plus qu’une matière mineure, offerte à titre optionnel aux étudiants de licence ou de maîtrise et qui ne se voit accorder, fort parcimonieusement, qu’un seul semestre, tandis que le droit pénal général, matière obligatoire enseignée dès la première ou la deuxième des études juridiques, l’a emporté en importance pratique. Et pourtant on pourrait presque dire sans exagération, de la partie spéciale, qu’elle constitue le vrai droit pénal, qu’elle en est la vie, tandis que la partie générale n’est qu’un cadre qui serait vide sans le contenu qu’y déverse le droit pénal spécial ; ou, pour user d’une autre comparaison, le droit pénal général est la grammaire de la langue pénale, dont le droit pénal spécial fournit le vocabulaire. Ceci montre que des liens indissolubles unissent l’une à l’autre les deux branches du droit pénal.

5 - Les liens entre les deux branches du droit pénal

Le droit pénal général et le droit pénal spécial ne peuvent ni ne doivent être séparés l’un de l’autre. On ne peut pas aborder l’étude du second sans connaître les principes posés par le premier ; à l’inverse, il est impossible d’avoir une vue exacte et concrète du droit pénal général si on ne le nourrit pas par une étude du droit pénal spécial. C’est pour cela qu’un futur magistrat, un futur avocat, doivent avoir sérieusement étudié ce dernier.

Mais les liens ne sont pas seulement de l’ordre de l’utilité professionnelle. Il est aisé de montrer qu’ils apparaissent aussi sur le plan de la théorie juridique. Si le droit pénal général est né du droit pénal spécial, le mouvement n’est pas achevé. La doctrine contemporaine s’emploie à déceler, à travers les diverses infractions décrites par les lois et les règlements, des règles communes, des caractéristiques suffisamment compréhensives pour être glissées parmi les objets d’étude du droit pénal général : ainsi en va-t-il des notions très récentes d’infractions de mise en danger ou de délits-obstacles, - ou de la théorie des immunités pénales, - ou encore des solutions proposées par certaines dispositions du droit pénal spécial au problème de l’infraction impossible.

De son côté, ainsi que l’avait observé le Professeur Vouin, lorsque le droit pénal général a réussi à dégager une règle à partir de certaines infractions particulières, celle-ci aura tendance à s’appliquer progressivement à d’autres infractions : l’absence d’effet juridique du mobile est, à cet égard, typique, de même que la non-assimilation du consentement de la victime à un fait justificatif. Il est de la vocation du droit pénal général d’avoir une valeur généralisatrice des notions particulières qu’il appréhende.

Enfin l’œuvre de synthèse opérée dans le cadre du droit pénal général a fourni à la doctrine une méthode rigoureuse pour aborder l’étude de chacune des incriminations, anciennes ou récentes, créées par le législateur. L’analyse des divers éléments constitutifs de chaque infraction permet d’établir immédiatement des liens avec la théorie générale du délit ou du délinquant et de souligner dans quelle mesure cette infraction s’inscrit dans les cadres communs élaborés par le droit pénal général ou, au contraire, y déroge et pour quelles raisons. On comprend quel intérêt scientifique représentent ces liens établis entre les deux rameaux de droit pénal.

§ 2 - Les rapports du droit pénal spécial et de la sociologie

6 - Le droit pénal spécial, miroir de la civilisation

L’étude du droit pénal spécial permet d’appréhender, d’une façon vivante et concrète le développement, les conditions de vie, la morale, la situation économique, les principes politiques d’une civilisation déterminée.

Ainsi l’examen des infractions réprimées par l’ancienne législation criminelle française révèle l’importance qu’y revêtaient les délits contre la religion (magie, hérésie, sacrilège...), alors que ces faits ont cessé d’être punissables depuis la rupture opérée, lors de la Révolution de 1789, avec la religion d’État. On découvre également dans les textes de l’ancien régime la sévérité, à base religieuse, dont on faisait preuve dans la lutte contre l’avortement, l’infanticide, l’abandon d’enfant, l’adultère, la bigamie et les égarements d’ordre sexuel.

De la même façon, la rédaction initiale du Code pénal traduit la situation agricole et la faible industrialisation de la France en 1810: seize articles (art. 444 à 459) y étaient consacrés aux destructions ou dommages causés aux plantations, cultures, animaux ou limites des propriétés rurales, alors qu’un seul, l’article 443, punissait les destructions des matières premières ou des machines utilisées dans l’industrie. Les mutations de la civilisation moderne ont retenti sur le contenu du droit pénal spécial, qui englobe maintenant de multiples incriminations dues aux techniques modernes : droit de la circulation routière, droit pénal économique, droit pénal de la santé publique, etc.

7 - Le droit pénal spécial, matière en évolution

Les civilisations se transforment - elles sont mêmes mortelles, a dit Paul Valéry - et il est naturel de découvrir dans la législation pénale les traces des modifications qu’elles subissent.

C’est pourquoi il est du plus grand intérêt de rechercher quels facteurs ont pesé sur les changements que le droit pénal spécial a enregistrés. L’histoire joue, en cette matière un rôle de premier plan et donne souvent la clef de certaines difficultés d’interprétation des textes actuels ; à travers l’évolution historique, on apprend qu’il n’y a guère de « délits naturels », c’est-à-dire de ces infractions qui seraient toujours et partout punissables, à quelque époque et en quelque lieu que ce soit : le meurtre lui-même et le vol ont été tolérés, à certains moments, ou même regardés comme des exploits, dès lors qu’ils avaient pour victimes des étrangers au groupe social.

À l’époque contemporaine, le nombre des faits pénalement punissables ne cesse de s’accroître avec le développement de la civilisation. On donne parfois pour explication que les mœurs iraient s’affinant : des faits qui, autrefois, ne répugnaient pas à la conscience sociale et ne ressortissaient pas au droit pénal, ou qui paraissaient ne devoir relever que des sanctions civiles, semblent maintenant choquants ou même insupportables à la conscience moderne

Une autre raison paraît plus convaincante. Elle tient à l’accroissement énorme du rôle de l’État dans la société actuelle. Il suffit de songer à l’emprise des problèmes économiques, rendus gigantesques par l’intervention de l’économie dirigée, même dans les pays dits libéraux ; le droit pénal des affaires ou droit pénal économique est certainement destiné à se développer encore et à se compliquer.

On pourrait ajouter que le droit pénal spécial, plus que le droit pénal général, est sensible à l’évolution des modes de vie et des courants d’idées. Il s’intéresse plus qu’autrefois aux activités frauduleuses dirigées contre le patrimoine et beaucoup de criminalistes souhaitent que la lutte se fasse plus sévère et plus efficace contre les «requins d’affaires» et les fraudeurs en matière fiscale. Les infractions graves d’imprudence sont également au centre des préoccupations des pénalistes : ainsi les problèmes aigus posés par le développement de la circulation des véhicules ont conduit à analyser l’élément psychologique des infractions d’imprudence d’une façon plus rigoureuse qu’on ne le faisait il y a un siècle, et à voir dans le risque délibérément accepté de certains conducteurs une faute beaucoup plus grave qu’une simple imprudence ; on s’est alors demandé s’il ne faudrait pas réviser complètement les dispositions législatives relatives aux homicides involontaires et créer de nouvelles sanctions ou prévoir des mesures préventives plus efficaces.

8 - Le droit pénal spécial et l’influence du droit comparé

Les criminalistes contemporains sentent d’une manière aiguë quelle importance peut avoir, pour le développement de leurs travaux, la connaissance du droit comparé. Les efforts entrepris pour l’unification du droit pénal ne datent pas d’aujourd’hui ; en ce sens, la recherche est cependant devenue plus impérieuse depuis la création de la Communauté économique européenne : la libre circulation des hommes et des biens imposera, tôt ou tard, l’alignement progressif des législations répressives des pays intégrés dans le Marché Commun, au moins sur les points fondamentaux, en commençant vraisemblablement par le secteur du droit pénal économique.

Le droit pénal comparé est passionnant, mais ardu. Il ne peut être fructueux que s’il est précédé de l’étude approfondie des législations étrangères ; il ne suffit d’ailleurs pas de posséder le texte des lois étrangères pour être assuré de connaître exactement le droit pénal spécial des autres pays : il faut également savoir comment, dans la pratique journalière, ces lois sont appliquées et quelle interprétation en donnent les tribunaux. Par ces seules exigences, on mesure l’ampleur et la complexité des travaux de recherche : le droit pénal spécial comparé en est encore à ses débuts.

§ 3 - Les rapports du droit pénal spécial et de la criminologie

9 - Les apports de la criminologie au droit pénal spécial

L’étude du droit pénal spécial a bénéficié, depuis quelques décades, des recherches menées par les criminologues. La criminologie essaie d’expliquer le comportement des délinquants, afin d’éclairer le législateur sur les mesures les plus adéquates à prendre en vue de provoquer la diminution de la criminalité dans tel ou tel domaine : elle contribue par là au perfectionnement du droit pénal spécial.

Elle contribue également à mettre en évidence le caractère dangereux de certaines attitudes sociales et elle incite le législateur à les réprimer, en indiquant à cette occasion à quels impératifs les incriminations à créer doivent obéir pour être efficaces. C’est aux travaux des criminologues que l’on doit la répression rigoureuse de la conduite d’un véhicule alors que le conducteur se trouve en état d’ivresse ou sous l’empire d’un état alcoolique (art. L. 1er C. Route, modifié par la L. 9 juillet 1970), - ou la mise sur pied de nouveaux moyens de lutter contre le proxénétisme (art. 334 et s. C.pén., modifiés par l’Ord. 25 nov. 1960 et la Loi du 11 juillet 1975).

10 - La contribution du droit pénal spécial
à l’édification de la criminologie

La criminologie serait peu de chose sans le droit pénal spécial, car elle ne peut pas faire abstraction des qualifications plaquées par la loi sur les comportements délictueux. L’objet de l’étude à laquelle se livre la criminologie est d’abord le comportement des délinquants : or le délinquant, c’est la loi qui le définit. La criminologie travaille donc, pour une très large part, sur le « matériel » fourni par la loi pénale.

Mais il serait erroné de penser que la criminologie se trouve placée dans l’entière dépendance du droit pénal spécial. Deux remarques permettent de s’en assurer.

Il est d’abord évident que les données pénales ne lient nullement le chercheur criminologue. Là où le pénaliste parle du meurtre comme d’une notion juridique unitaire, le criminologue expliquera qu’à l’intérieur de la vaste catégorie des auteurs d’homicides volontaires, il existe des types nettement différenciés : le meurtrier par agressivité, le meurtrier par pulsion sexuelle, le meurtrier à réactivité primitive, celui qui agit sous l’empire d’une crise, celui aussi pour qui l’homicide est le moyen de réussir un vol, enfin le meurtrier par idéologie. On peut semblablement découvrir, pour d’autres infractions classiques telles que le vol, les infractions sexuelles, les destructions ou dégradations, des distinctions criminologiques importantes à l’intérieur des types juridiques définis.

La criminologie ne se contente plus de faire, des délinquants, son champ d’étude exclusif. Voici que, sous le couvert de la notion de déviance, elle a étendu la portée de ses recherches et de ses constatations : le déviant est un para-délinquant, qui présente certains des traits de comportement du criminel, ou qui se trouve soumis aux mêmes processus de marginalisation sociale, puis d’opposition ouverte aux impératifs sociaux. Il suffit de songer aux prostituées, que le droit pénal français ne punit plus en tant que telles depuis près de deux siècles, à certains jeunes oisifs, aux vagabonds et mendiants (alors que les dispositions du Code pénal qui visent ces deux derniers groupes sont inefficaces et de plus en plus inappliquées).

Par l’élargissement de ses préoccupations, la criminologie aide à dépasser le droit pénal spécial et à ne pas se contenter des éléments d’étude que celui-ci lui fournit.

SECTION II
LES CARACTÈRES DU DROIT PÉNAL SPÉCIAL

Présenter l’éventail des caractéristiques les plus marquantes du droit pénal spécial revient à examiner la nature propre de cette branche du droit criminel, envisagée pour elle-même, et non plus dans ses rapports avec les disciplines voisines. À cet égard, on ne peut manquer d’être frappé par deux traits qui lui donnent son originalité : le droit pénal spécial est un droit typiquement légaliste ; c’est d’autre part un droit extrêmement hétérogène.

§ 1 - Le droit pénal spécial, un droit légaliste

11 - Le contenu du légalisme pénal

Il est à peine nécessaire de rappeler que, dans sa totalité, le droit criminel - et pas seulement le droit pénal général ou spécial, mais aussi la procédure pénale - est gouverné par le principe de la légalité criminelle : aucun fait ne peut être regardé comme infractionnel, aucune peine ne peut être prononcée, aucune procédure ne peut être menée contre un individu sans qu’un texte légal, au sens général du terme, ait à l’avance déterminé ce qui est infraction ou ne l’est pas, de quelles sanctions il convient de le frapper et quel juge, agissant selon telle ou telle forme, pourra en connaître. Mais il est juste de reconnaître que, de toutes les branches du droit criminel, c’est le droit pénal spécial qui apparaît le plus nettement gouverné par la légalité : car c’est lui qui pose les incriminations et qui décrit, plus ou moins minutieusement, les faits considérés comme punissables, c’est lui qui, à chaque fait, attache telle ou telle peine.

Ce qui précède ne signifie nullement que la légalité criminelle aurait une portée réduite dans le droit pénal général : les synthèses qui s’y opèrent, les notions générales qui s’y élaborent, ne peuvent méconnaître les textes légaux qui en fournissent les éléments de base ; moins voyant, moins directement contraignant, le légalisme pénal y est cependant partout présent. Ainsi, quand une disposition textuelle de la partie générale du Code pénale décide que l’interdiction de séjour ne peut être prononcée pour des faits commis par des personnes âgées de plus de soixante-cinq ans (art. 44-1 C.pén.), le juge correctionnel ne peut s’autoriser du caractère dangereux d’un délinquant pour le frapper de cette mesure, même si celui-ci a dépassé l’âge indiqué par la loi. C’est pourquoi encore la jurisprudence s’est toujours montrée réticente pour admettre la responsabilité pénale des personnes morales, malgré les invitations de la doctrine contemporaine.

Le légalisme du droit pénal spécial donne à cette branche du droit criminel sa valeur pédagogique ; il en explique les sources, et c’est encore lui qui rend indispensable, tout au long du déploiement de la procédure répressive, l’opération intellectuelle de qualification des faits poursuivis.

12 - La valeur pédagogique du droit pénal spécial

Parmi les fonctions de la légalité criminelle et à côté de la protection qu’elle assure aux libertés individuelles contre les empiètements possibles du pouvoir judiciaire, il est indispensable de rappeler le rôle pédagogique qu’elle assume auprès de l’ensemble de la population. Par la liste des faits qu’elle punit, par la minutie de ses prévisions, la loi pénale n’est pas autre chose que le Code du comportement du parfait citoyen : elle constitue pour lui la charte de l’interdit et du permis ou, pour utiliser un autre mot d’inspiration plus religieuse, le catéchisme social de l’homme contemporain. Sous la menace des sanctions attachées à tel ou tel agissement - des sanctions d’ailleurs très immédiatement applicables et concrètement ressenties et non plus reléguées dans un au-delà auquel ne croient plus que ceux qui sont encore animés d’une foi religieuse - le législateur pèse sur les déterminations psychologiques de chacun et influence les conduites individuelles. Du moins il en a ouvertement la volonté et l’espoir.

De cette sorte de morale laïque, il est vrai, beaucoup de points sont ignorés de la plupart des citoyens. Sans doute chacun connaît-il les grandes infractions de base (meurtres, coups et blessures, vol, recel...) ou aussi ce secteur très actuel qu’est le Code de la route, enseigné même aux enfants des classes primaires. Quant à l’immense masse de ces infractions que Garofalo appelait « artificielles », parce qu’elles sont le produit d’une étape dans le développement de la civilisation technique actuelle, bien peu nombreux sont ceux qui la connaissent parfaitement, même parmi les spécialistes qui ont la charge de l’appliquer, voire de l’enseigner ! Tandis que la morale est le résultat de l’éducation et s’apprend presque instinctivement, la connaissance exacte du droit pénal spécial, elle, est le fruit, pour une bonne part, d’un enseignement universitaire ou professionnel, distribué seulement à quelques-uns.

Il n’empêche que le droit pénal spécial forme vraiment le guide des comportements et des activités de l’homme moderne et, pour beaucoup de personnes, ce qu’il permet ou tolère est moral. On l’a bien vu lorsque la loi du 17 janvier 1975 a rendu licite l’interruption de la grossesse dans les dix premières semaines suivant la conception : beaucoup de personnes ont alors regardé comme parfaitement moral et normal ce que la loi venait d’autoriser, alors que les rédacteurs du texte avaient voulu en faire une solution exceptionnelle, acceptable seulement pour répondre à une « situation de détresse » (art. L. 162-1 nouveau, C.sant. publ.).

De la fonction pédagogique assumée par le droit pénal spécial découle, pour le législateur ou pour l’autorité réglementaire, l’obligation de façonner des textes incriminateurs précis, ne laissant pas place à l’ambiguïté ou à l’incertitude : le légalisme pénal est protecteur des libertés individuelles, mais il ne peut jouer ce rôle que s’il n’ouvre pas, par les formules vagues qu’il emploie, la porte à l’arbitraire. Le principe de légalité criminelle marque d’ailleurs profondément les sources du droit pénal spécial.

13 - Les sources du droit pénal spécial

Il va de soi que le légalisme pénal ne tolère, en principe du moins, qu’une seule source pour le droit pénal, spécial aussi bien que général : la loi. Par ce terme, il faut entendre, non seulement la loi au sens formel du terme, c’est-à-dire la disposition générale et impersonnelle votée par le Parlement, promulguée par le Président de la République et régulièrement publiée au Journal Officiel, - mais aussi les règlements, c’est-à-dire les actes du pouvoir exécutif statuant d’une façon générale et impersonnelle comme le fait la loi elle-même, soit pour établir directement des contraventions de police, en application des articles 34 et 37 combinés de la Constitution du 4 octobre 1958, soit pour fixer les règles particulières d’application de la loi.

Il est inutile de détailler plus complètement les caractéristiques de ces deux sources textuelles du droit pénal spécial, dont la présentation est faite, d’ordinaire, dans les ouvrages traitant du droit pénal général. Rappelons cependant que, pour sa part la plus importante, du moins en ce qui concerne les infractions les plus fréquemment commises, le droit pénal spécial est contenu dans le Code pénal napoléonien, aux articles 70 à 462 et, pour ce qui est des contraventions, aux articles R. 26 à R. 41 ; de son côté, le droit pénal spécial militaire est enfermé dans le Code de Justice militaire promulgué en 1965 (art. 377 à 456).

Mais des dispositions répressives multiples existent en dehors de ces deux Codes : les unes ont été intégrées dans d’autres Codes à vocation particulière (ainsi le droit pénal de la chasse et de la pêche dans le Code rural, le droit pénal des forêts dans le Code forestier, le droit pénal des professions médicales ou paramédicales dans le Code de la Santé publique...), ou dans des lois non codifiées (ainsi les nombreux articles contenus dans la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales). Les dispositions législatives et réglementaires concernant la circulation routière constituent même un ensemble cohérent, appelé Code de la route. La masse des textes répressifs non intégrés dans les deux grands Codes précités est énorme et ce serait un travail colossal - et sans doute voué à l’échec - que de prétendre tout rassembler en un corpus unique : la Commission de révision du Code pénal actuellement à l’œuvre n’a jamais envisagé d’entreprendre une semblable tâche.

Il est sans doute abusif de parler de la jurisprudence comme d’une source du droit pénal spécial : interprété d’une façon sourcilleuse, le principe de légalité criminelle ne tolèrerait pas que l’on s’exprime ainsi. Pourtant, par leur patient travail d’interprétation des textes pénaux, les tribunaux ont contribué à en préciser les contours, à en affiner le sens, un peu comme on donne à de vieux meubles leur patine par des années de soins et d’entretien.

Un immense matériel de solutions jurisprudentielles s’est accumulé depuis plus d’un siècle et demi, et qui est d’autant plus utile que les législateurs révolutionnaires, puis napoléoniens, avaient dû construire tout le droit pénal moderne à peu près de rien : à la différence du droit civil, dont la matière s’était élaborée depuis des siècles au moment où le Code civil de 1804 a été promulgué, le droit pénal a dû se construire d’abord sur le plan législatif, et c’est seulement depuis la construction napoléonienne que la maturation s’est faite grâce à l’œuvre des tribunaux, et spécialement de la Cour de cassation. On ne peut donc pas négliger l’apport de la jurisprudence comme source secondaire du droit pénal spécial. On verra par exemple quelle construction elle a progressivement échafaudée pour l’interprétation de la notion de soustraction dans le vol, qui n’est plus uniquement le déplacement matériel qu’elle considérait seul au XIXe siècle, mais aussi le simple maniement juridique de la chose, sans déplacement.

Il revenait à la doctrine de faire la synthèse des dizaines de milliers de décisions judiciaires publiées et d’en nourrir le commentaire des textes légaux. Moins connu que l’œuvre des civilistes, moins dense aussi, parce que la France n’a jamais possédé une école étoffée de criminalistes, le travail des auteurs n’a pas exercé non plus, sur la jurisprudence, une influence décisive : rares sont les solutions doctrinales qui sont passées dans les décisions des tribunaux. Seule l’œuvre puissante qu’est le Code pénal annoté de Garçon a pu servir de guide aux juridictions répressives françaises au XXe siècle.

14 - Le rôle des qualifications en droit pénal spécial

L’exigence légaliste impose de n’appliquer les dispositions répressives qu’aux seuls comportements définis comme infractionnels par le législateur. Il importe donc qu’à toute hauteur du procès pénal, les autorités ou les juridictions saisies des faits poursuivis vérifient l’adéquation entre ces faits et la loi pénale : cet examen n’est autre que l’opération de qualification.

Ce terme désigne d’ailleurs deux choses distinctes, mais en étroit rapport. En un premier sens, la qualification consiste dans la confrontation des agissements déférés aux organes de répression avec les divers types de faits incriminés par la loi pénale : par exemple le procureur de la République cherchera à découvrir, à la lecture des procès-verbaux de police, quelle disposition pénale exacte est susceptible de s’appliquer aux faits décrits, dans toute leur complexité, par les fonctionnaires de police qui ont enquêté à leur sujet ; la même opération intellectuelle devra être menée par le juge d’instruction ou par la juridiction de jugement au cours des étapes ultérieures de la procédure.

Dans la pratique, le mot « qualification » désigne également les types ou modèles légaux d’incrimination : on dira par exemple d’un délinquant qu’il tombe sous les qualifications de vol, de rébellion ou de proxénétisme, voulant dire par là que lui sont applicables les incriminations correspondantes : en ce second sens, qualification et incrimination sont deux expressions à peu près identiques.

Le mécanisme de l’opération de qualification oblige à connaître parfaitement le contenu de chaque incrimination légale. Autrement dit, par une analyse méticuleuse du texte applicable, l’interprète doit mettre en relief les diverses composantes de cette incrimination, c’est-à-dire les éléments constitutifs de l’infraction qu’elle vise et faute desquels la qualification correspondante ne pourrait pas être retenue. Ainsi, dans l’incrimination de vol, apparaissent à l’analyse les éléments de chose mobilière appartenant à autrui, de soustraction, d’intention frauduleuse, - dans l’escroquerie, les choses protégées que sont les fonds, meubles obligations et autres objets, puis l’usage de certains moyens mensongers (faux nom, fausse qualité, manœuvres), enfin l’intention.

15 - Éléments constitutifs et conditions préalables

Les éléments constitutifs ne jouent pas tous le même rôle. Certains manifestent directement l’activité extérieure du délinquant : les coups portés dans l’infraction de coups et blessures, la soustraction dans le vol, la détention dans le recel de choses ; ils constituent ce que le droit pénal général, dans son effort de synthèse et utilisant une terminologie dont l’origine remonte au XVIIIe siècle, dénomme élément matériel. Telle autre composante traduit le mécanisme psychologique qui s’est opéré chez le coupable avant et au moment de l’acte : ce sera l’intention coupable, la préméditation parfois, la faute d’imprudence ou de négligence dans certains cas ; la doctrine désigne cette composante de l’appellation d’élément moral.

D’autres éléments se présentent plutôt comme des conditions préalables, neutres en quelque sorte, parce qu’antérieurs à l’activité du délinquant et parfois même totalement indépendants de lui. On y pourrait voir comme une sorte de tissu, extérieur à l’infraction elle-même, mais sur la trame duquel le coupable a ensuite noué, d’une façon indissociable, le fil de ses agissements délictueux. Ainsi, exemple souvent cité, l’abus de confiance suppose un détournement ou une dissipation (élément matériel), frauduleusement accomplis (élément moral), de certains objets ou de certaines sommes que la victime avait confiés au coupable en vertu d’un contrat : la remise antérieure, en exécution d’un des contrats décrits par la loi, est une condition préalable du délit ; elle est l’antécédent nécessaire de l’activité qui se greffe sur elle, mais elle lui est, en une certaine manière, extérieure.

La distinction des éléments constitutifs proprement dits et des conditions préalables, recommandée par Robert Vouin et reprise par certains criminalistes contemporains n’est pas sans intérêt. Elle a permis de souligner, ce que les pénalistes démontraient déjà par d’autres voies, que le commencement d’exécution de la tentative n’apparaît qu’au moment où le délinquant entreprend d’accomplir les actes formant l’élément matériel, mais qu’il ne saurait être question de prétendre le découvrir à l’époque où se manifeste l’une ou l’autre des conditions préalables de l’infraction. La distinction a inspiré l’article 693 du Code de procédure pénale, aux termes duquel une infraction n’est réputée commise en France que si a été accompli sur notre sol un acte caractérisant l’un de ses éléments constitutifs —, et par conséquent pas l’une de ses conditions préalables.

Pourtant cette opposition des éléments constitutifs proprement dits et des conditions préalables suscite encore bien des réserves. La Cour de cassation parait l’avoir acceptée pour l’application de l’article 693 et la détermination de la compétence de la loi pénale française, mais sa jurisprudence démontre qu’il n’est pas facile de distinguer l’une et l’autre chose. Pour l’analyse du délit de non-représentation d’enfant, elle a regardé comme une condition préalable le jugement attribuant la garde de l’enfant à l’un des époux divorcés ; elle a dit la même chose pour l’abus de confiance à propos du contrat dont la violation constitue l’infraction ; mais, plus récemment, toujours pour l’abus de confiance, la Chambre criminelle a refusé cette qualification à l’acte de remise de la chose et y a vu un élément constitutif du délit, justifiant la compétence des juridictions françaises s’il s’est produit sur le territoire français, alors pourtant que cette remise est analysée par Vouin comme une condition préalable.

Outre son caractère incertain, la distinction encourt une critique plus grave, en ce qu’elle risque de masquer certaines réalités profondes du droit pénal spécial. Ainsi, appliquée au délit d’abandon pécuniaire de la famille, elle conduit à regarder comme une condition préalable à l’infraction la décision de justice condamnant le débirentier à verser une pension alimentaire ; mais, par-là même, elle ne permet pas de souligner cette constatation que l’abandon pécuniaire est un délit qui porte atteinte à ces deux « biens juridiques » que sont la solidarité familiale et l’autorité des décisions de la justice civile, analyse qui apparaît au contraire en pleine lumière si l’on consent à délaisser la notion de condition préalable : on retrouvera l’utilité de cette constatation en temps utile, de même que pour certains autres délits tels que la non- représentation d’enfant.

§ 2 - Le droit pénal spécial, un droit hétérogène

16 - Les motifs de l’hétérogénéité du droit pénal spécial

Les criminalistes ont souvent remarqué que le droit pénal spécial est beaucoup moins « construit » que le droit pénal général ; on n’y trouve pas de grandes théories comme celles de délinquant, d’infraction, d’état dangereux ou de récidive, qu’ont développées les auteurs en droit pénal général. Les différentes infractions paraissent y constituer des îlots séparés les uns des autres, sans que puissent être établis de solides liens qui les regrouperaient en des ensembles étroitement coordonnés.

La constatation est plus frappante encore si l’on compare le droit pénal spécial et cette autre branche juridique sanctionnatrice qu’est le droit de la responsabilité civile. En une formulation synthétique excellente, l’article 1382 du Code civil proclame que « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Quelle différence avec l’émiettement des milliers d’infractions minutieusement décrites par le Code pénal ou les lois pénales annexes !

Le droit pénal spécial est essentiellement casuiste : la loi criminelle analyse méticuleusement les hypothèses très variées de conduite humaine qu’elle interdit et qu’elle frappe de sanctions. La tendance casuistique de cette branche du droit varie selon les pays, plus poussée là où un légalisme exigeant triomphe, moins marquée dans les États qui ont admis ou admettent encore le raisonnement par analogie. Rattaché à la première catégorie, le droit pénal français voit d’ailleurs la tendance à la casuistique se renforcer, à travers les dispositions législatives récentes qui, notamment dans l’ordre économique, multiplient les distinctions et accumulent les détails.

Casuiste, le droit pénal spécial est aussi un droit extrêmement concret, et ceci ajoute encore à son hétérogénéité. Le caractère concret des dispositions particulières du droit pénal est manifeste, notamment dans le Code pénal napoléonien. On le constatera en lisant, par exemple, les articles 393 et 395 à 398 où se trouvent insérées, à propos du vol, les définitions des notions d’effraction, d’escalade ou de fausses clefs, ou encore la formule, singulièrement détaillée, qui sert à préciser ce qu’est l’escroquerie (art. 405, al. 1er). Le même souci du détail concret se manifeste sous la plume des rédacteurs des textes modernes : on s’en convaincra aisément à la lecture de l’article 283 C.pén. à propos de la définition de l’outrage aux bonnes mœurs (rédaction due au D.L. 29 juillet 1939), des articles 70 et suivants concernant les atteintes à la sûreté de l’État (rédaction Ord. 4 juin 1960), ou de l’article 462 (rédaction L. 15 juin 1970) qui indique, à propos des détournements d’aéronefs, à quelles conditions un aéronef est considéré en vol.

On constate ainsi que le droit pénal spécial doit entrer dans les détails, décrire avec minutie les faits punissables et traiter chaque infraction pour elle-même, en respectant sa spécificité. Dans une civilisation de plus en plus technique et complexe, cette tâche conduit à multiplier les incriminations, à distinguer et à sous-distinguer. Le droit pénal ne peut donc pas calquer son attitude sur celle du droit civil, et la tentative des juristes soviétiques, dans les années qui suivirent la Révolution d’octobre, pour établir un Code pénal sans partie spéciale, ne pouvaient pas aboutir. L’hétérogénéité est donc de la nature du droit pénal spécial, mais elle revêt des aspects variables.

17 - Les aspects de l’hétérogénéité du droit pénal spécial

Le défaut d’homogénéité du droit pénal spécial éclate à divers niveaux. On le constate d’abord à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler le droit pénal spécial commun, c’est-à-dire dans la partie de cette discipline qui a trait aux infractions les plus courantes, contenues précisément dans le Code pénal. C’est en effet une observation fréquemment relevée qu’un terme employé par le Code pénal à propos d’une infraction déterminée ne doit pas être interprété par référence au sens qu’il peut revêtir dans une autre disposition du même Code, pour une autre incrimination: chaque texte a, pourrait-on dire, son vocabulaire propre, non directement transposable d’un article à un autre. Ainsi les notions de fonctionnaire public, d’officier public, d’agent du Gouvernement ou de l’autorité publique, qu’on trouve utilisées à divers endroits du Code napoléonien n’ont pas de sens uniforme et, comme le dit Garçon, elles doivent être entendus secundum subjectam materiam.

Certains Codes pénaux étrangers ont tenté de remédier à cette infirmité du droit pénal en établissant, au début de la partie spéciale, des listes de définitions des vocables employés ; il n’est pas sûr, cependant, qu’on puisse toujours échapper à la nécessité de donner parfois à tel mot, à propos de telle incrimination, un sens dérogatoire au sens général communément adopté.

L’hétérogénéité apparaît plus vivement encore entre les divers rameaux particuliers du droit pénal spécial. Force est en effet de constater que, sur le tronc central du droit pénal spécial commun se sont développées des branches, dont certaines très vivaces, et qui sont marquées par des aspects originaux qu’imposent plus ou moins fortement les matières réglementées. Ces branches présentent parfois de simples particularités procédurales, dérogatoires au droit habituellement applicable aux infractions ordinaires ; mais il est certains rameaux du droit pénal spécial dont la spécificité touche au fond du droit et a fait naître des études particulières (et parfois des enseignements spécialisés) qui se plaisent à en souligner l’autonomie grandissante. Ainsi parle-t-on couramment des caractères spécifiques du droit pénal fiscal, du droit pénal économique, encore appelé droit pénal des affaires, du droit pénal des douanes, du droit pénal de la presse, du droit pénal de la circulation... Il y a longtemps que, de son côté, le droit pénal spécial militaire est indépendant, au point que les auteurs d’ouvrages de droit pénal spécial en renvoient l’étude aux traités de droit militaire et n’en soufflent plus mot. Le droit pénal spécial serait-il voué, par une sorte de vice congénital, à un écartèlement qui aboutirait à la naissance de sciences indépendantes ?

18 - Les limites de l’hétérogénéité

Sous l’impulsion de la doctrine, le droit allemand du XXe siècle a vu se détacher, du droit pénal spécial classique, un droit pénal spécial de type administratif, qui englobe l’ensemble des Ordnungswidrigkeiten ou infractions contre les règlements. Ce droit péno-administratif donne lieu à l’application d’une procédure particulière diligentée par des organes non judiciaires, en vue de l’infliction de sanctions non-pénales.

Le droit criminel français ignore cette scission ; en matière d’infractions de circulation, les règles propres aux amendes forfaitaires (art. 529 et s. C.pr.pén.) ou à l’amende pénale fixe (art. L. 27, al. 2, L. 27-1 à L. 27-3, et R. 264-1 à R. 264-5, C. Route) peuvent difficilement être regardées comme l’amorce d’un tel droit pénal non judiciaire. Derrière l’automatisme des procédures que régissent ces textes, demeure toujours la possibilité d’un recours à l’autorité judiciaire et aux tribunaux de police, de sorte qu’on peut affirmer que les contraventions de circulation n’ont pas quitté la mouvance du droit pénal spécial, commun ou particulier.

On pourrait ainsi affirmer que, malgré son hétérogénéité foncière, cette branche du droit garde un caractère « unitaire » suffisamment discernable. Cette constatation invite à se demander s’il est possible de « construire » le droit pénal spécial, en d’autres termes d’en tenter la systématisation.

SECTION III
LA SYSTÉMATISATION DU DROIT PÉNAL SPÉCIAL

19 - L’importance du problème

Bien peu nombreux sont les criminalistes français qui se sont préoccupés de donner une présentation systématique à la partie spéciale du droit pénal, et d’indiquer les critères qui sous-tendent la construction d’ensemble de cette branche du droit. Les travaux publiés au XIXe siècle et même jusqu’au milieu du XXe siècle se contentent de suivre pas à pas les dispositions du Code.

Que cette technique soit inévitable quand il s’agit d’un Code pénal annoté comme celui d’Émile Garçon, c’est évident, de même qu’est nécessaire l’ordre alphabétique des matières dans un dictionnaire ou une Encyclopédie juridique. On ne saurait s’en contenter dans un manuel ou dans un traité. Les auteurs français contemporains sentent la nécessité d’une dogmatique du droit pénal spécial, et ils rejoignent les préoccupations des juristes étrangers dont les travaux sont, sous ce rapport, bien plus avancés que les leurs.

La systématisation du droit pénal spécial est indispensable à plusieurs titres.

Elle s’impose d’abord au législateur. Les conceptions politiques de chaque État se reflètent dans ses lois répressives et, à un degré plus élevé que partout ailleurs, dans la liste des infractions punissables et dans leur hiérarchisation.

Il est bien connu qu’un pays à structure théocratique donnera le pas aux incriminations religieuses, tandis qu’un peuple imbu de laïcisme et de libéralisme, comme l’a été la France au XIXe siècle et jusqu’à ces temps derniers, ignorera les crimes contre la religion et protégera surtout l’individu contre tous les faits qui pourraient le limiter dans sa liberté d’agir. En revanche, dans un État d’inspiration marxiste, prévaudront la lutte de la collectivité des travailleurs contre les menées contre-révolutionnaires et la protection des biens et de l’économie publics contre le sabotage.

Qu’il en ait ou non une conscience claire, le législateur façonne son droit pénal spécial en fonction des options morales, politiques, économiques ou sociales qu’il entend faire prévaloir. Il est important que ses options apparaissent nettement : les choix effectués ont une valeur pédagogique pour les citoyens, qui trouvent dans le Code pénal le guide journalier du permis et du défendu, et qui y décèlent la philosophie sociale moyenne de la société dans laquelle ils vivent.

De son côté, l’interprète ne saurait ignorer la construction d’ensemble du droit pénal spécial. La détermination de la portée d’un texte incriminateur est en partie guidée par la place et le rôle que le législateur lui a assignés dans le système pénal d’ensemble. Ainsi le domaine d’application de l’immunité des vols entre parents et alliés (art. 380 C.pén.) a pu être étendu à toutes les infractions d’appropriation du bien d’autrui lorsque, comme le vol, elles préjudicient à l’un des membres de la famille ; mais la jurisprudence en a écarté l’utilisation à l’égard de crimes ou de délits dont l’incrimination s’inspire d’exigences différentes : par exemple les infractions de destruction (incendie volontaire...), de faux, de suppression de correspondance ou de bris de clôture.

La recherche des intentions législatives n’est pas toujours aisée, quand les dispositions du Code pénal ne sont pas coordonnées en un tout cohérent et logique: de ce point de vue, le Code pénal napoléonien ne peut certainement pas être donné pour un modèle de construction satisfaisante pour l’esprit. Et la difficulté est encore plus grande lorsque, sur un Code ancien, se sont greffées des incriminations nouvelles, disposées sans ordre au milieu des textes précédents (cf n° suivant).

L’importance du problème invite à dégager avec précision les critères des classifications des infractions puis, leurs valeurs respectives indiquées, à exposer le contenu de la classification qui apparaît la plus satisfaisante.

20 - L’insuffisance du critère tiré du plan suivi par le Code pénal

Pour l’exposé des infractions retenues par le droit pénal français, on pourrait se contenter de suivre pas à pas les dispositions contenues dans le Code pénal promulgué par Napoléon, dans l’ordre où elles se présentent : infractions contre la sûreté de l’État, attroupements, infractions contre la constitution, faux-monnayage et faux en écriture, infractions commises par les fonctionnaires, etc. C’est, on l’a dit plus haut, la méthode qui a été suivie par la doctrine française jusqu’à une date récente ; elle est particulièrement critiquable.

La méthode est très imparfaite, en premier lieu, parce que la partie spéciale du Code pénal de 1810 est organisée selon un plan qui manque de rigueur logique. Sa structure générale est la suivante. A l’intérieur d’un premier Titre consacré aux «Crimes et délits contre la chose publique», le législateur distingue les infractions contre la sûreté de l’État, les attroupements, les crimes et délits contre la Constitution et, dans un chapitre long et désordonné, les infractions contre la paix publique (faux, infractions commises par les fonctionnaires, résistance à l’autorité publique, associations de malfaiteurs, vagabondage et mendicité, infractions de presse, associations et réunions illicites) Le second Titre concerne les « Crimes et délits contre les particuliers » et il est divisé en deux chapitres : crimes et délits contre les personnes et crimes et délits contre les propriétés. Un troisième Titre, originairement consacré aux contraventions, ne contient plus que ce qui a trait aux peines de police, les incriminations contraventionnelles figurant maintenant dans la seconde partie du Code, depuis que la Constitution du 4 octobre 1958 les a confiées au pouvoir réglementaire.

Ainsi qu’on le constate en parcourant l’œuvre napoléonienne, le plan suivi n’a concédé aucune place autonome aux infractions contre l’administration de la justice (le faux témoignage et la dénonciation calomnieuse sont glissés au milieu des crimes et délits contre les personnes) ou aux infraction contre la famille (insérées pareillement parmi les infractions contre les personnes). Les infractions commises par les fonctionnaires sont, en réalité, dispersées en plusieurs endroits : la coalition dans le chapitre des atteintes à la Constitution, les concussions, corruptions et abus d’autorité dans le chapitre des crimes et délits contre la paix publique. D’autres exemples pourraient être donnés de ces imperfections.

Des retouches successives ont accru le désordre initial. Certaines dispositions nouvelles ont été insérées n’importe où, sans souci de considérations logiques. Ainsi le détournement d’aéronefs, incriminé par la loi du 15 juillet 1970 (art. 462 nouveau), a été glissé entre le recel de choses et les dispositions relatives aux circonstances atténuantes, sous un numéro laissé vacant par une abrogation antérieure, tandis que la loi du 11 juillet 1975 a placé la diffusion d’informations fausses relatives à un prétendu attentat (art. 308-1 nouveau) entre les menaces et les coups et blessures volontaires. L’architecture légale initiale n’a cessé de se déformer sous ces ajouts.

Enfin de nombreuses dispositions répressives importantes ne sont pas codifiées. À côté du vieil édifice napoléonien ont proliféré les textes particuliers, parfois intégrés dans des ensembles législatifs spécifiques (ex. Code des sociétés, Code de la Santé publique, Code forestier, Code rural...), souvent aussi demeurés isolés. Cette technique complique encore la vue d’ensemble qu’on peut essayer d’avoir du droit pénal spécial. Quel critère peut-on imaginer, en l’absence de tout critère offert par la législation actuelle ?

21 - Le caractère partiel des critères techniques

Par critère technique, il faut entendre des procédés de classification tirés des éléments ou des conditions entrant dans la construction des différentes infractions. De multiples classifications sont alors possibles, mais la plupart présentent cette caractéristique commune d’être, ou trop générales et vagues, ou de n’avoir à l’inverse qu’une portée limitée en ce sens qu’elles éclairent seulement un aspect, plus ou moins important, de la réalité pénale et peuvent, tout au plus, servir à établir des sous-distinctions ou des regroupements partiels à l’intérieur de classifications plus générales. Il suffira, ici, d’indiquer les plus connus parmi les critères techniques possibles.

L’élément matériel de l’infraction peut servir de base à une classification qui tiendra compte des modes de réalisation des crimes ou des délits. On distinguera par exemple les infractions de commission et les infractions d’omission, dont le droit pénal général étudie les implications, - ou encore les infractions de violence par opposition aux infractions de ruse, ou bien, à l’intérieur des infractions contre le patrimoine, celles qui supposent l’appropriation par opposition à celles qui se réalisent par voie de destruction.

On peut pousser plus loin encore la recherche et construire tout le droit pénal spécial autour de la notion d’activité délictueuse ou, si l’on veut, de conduite criminelle : on distinguera alors des activités de destruction, d’appropriation, de collaboration (ainsi l’association de malfaiteurs, le complot), de communication (ex. intelligences avec l’ennemi, violation du secret…) de position (être absent ou présent en un lieu ou à un moment donné), qui s’opposeraient à l’activité générale ou abstraite consistant en tout acte quelconque, tendant à un certain résultat retenu par la loi pénale.

Si l’on se tourne du côté de l’élément moral ou psychologique, on retrouve une classification bien connue du droit pénal général, celle des infractions intentionnelles, des infractions d’imprudence et des infractions dites purement matérielles ; mais pour le droit pénal spécial elle ne peut être que d’un intérêt plus restreint, parce qu’elle se limite à certains types d’infractions, par exemple les coups, violences et homicides.

Le mobile qui a animé le délinquant est parfois proposé pour une classification d’ensemble. On distingue ainsi les infractions de violence et d’agressivité (meurtres, coups, rébellions, outrages, destructions, incendies, explosions...), de convoitise (vols, escroqueries, abus de confiance, recels, faux, fraudes diverses...), de lubricité (viols, attentats à la pudeur, proxénétisme, outrages aux bonnes mœurs), d’indifférence sociale (coups et homicides par imprudence, infractions aux règles de la circulation, vagabondage et mendicité, omission de porter secours...) et d’idéologie (infraction contre la sûreté de l’État, contre la Constitution...). Cette méthode est malheureusement limitée et imparfaite. Elle découpe arbitrairement certaines incriminations que le législateur a voulu unitaires le meurtre est souvent la traduction de l’agressivité, mais il peut être parfois le résultat d’une pulsion sexuelle ou exprimer la lutte idéologique ; le vol ne reflète pas toujours la convoitise, il peut être commis par agressivité, par jeu, ou pour le soutien d’un parti politique... Une classification fondée sur le mobile serait d’autre part inapplicable à certains groupes importants d’infractions, par exemple aux multiples infractions du droit pénal commercial, du droit rural ou forestier, du droit de la santé publique... Utile pour le criminologue, le critère du mobile comme moyen de classification des infractions n’est pas satisfaisante pour le criminaliste.

Doit-on se rattacher à des classifications fondées sur la personne du délinquant ou sur celle de la victime? Le critère tiré de l’auteur de l’activité répréhensible n’a guère de valeur que pour expliquer certaines subdivisions particulières : par exemple les infractions contre la chose publique, commises tantôt par des fonctionnaires et plus gravement punies, tantôt par de simples particuliers. Plus utile est, en revanche, la classification qui se rattache à la personne du sujet passif de l’infraction et qui distingue les infractions selon qu’elles sont dirigées contre l’individu, la famille, l’État ou la société internationale ; bien que n’étant pas toutes titulaires de droits subjectifs, ces entités peuvent être cependant regardées comme représentatives d’intérêts spécifiques de nature juridique, que le droit pénal peut prendre en considération pour la construction d’ensemble de la partie spéciale d’un Code. Mais derrière cette classification, en apparaît finalement une autre, beaucoup plus générale, celle des intérêts ou des valeurs protégées par le législateur, et qui se révèle, de loin, la plus satisfaisante.

22 - La portée générale du critère tiré des intérêts protégés

Une dernière systématisation du droit pénal spécial consiste, en effet, à partir de la constatation que le droit pénal a pour tâche d’assurer, par des sanctions spécifiques, la protection des valeurs ou intérêts que le législateur estime dignes d’une attention particulière : la vie humaine, l’intégrité corporelle, la famille, certains sentiments tels que la pudeur ou l’honneur, ou encore la sûreté de l’État et sa force dans l’ordre interne ou international, l’économie nationale, la santé publique, etc. La plupart des auteurs étrangers contemporains insistent sur cette fonction essentielle du droit criminel, qui est de reconnaître, de promouvoir et de garantir ces valeurs fondamentales ou, pour employer une expression répandue à l’étranger plus qu’en France, ces « biens juridiques ». Considéré dans cette optique, le droit pénal spécial n’apparaît plus comme un agglomérat disparate d’incriminations qui se succèdent sans lien, mais comme un ensemble cohérent et structuré, directement inspiré par les principes moraux et politiques proclamés ou reconnus par l’État. En ce sens, le critère dont il s’agit prend une valeur unificatrice certaine.

Le critère inspiré de la protection des valeurs essentielles rejoint en partie, mais en partie seulement, celui qui est tiré de la personne du sujet passif de l’infraction. Car les biens juridiques ne sont pas des notions abstraites, de purs concepts inventés par la dialectique des juristes pour le développement de leurs raisonnements : ce sont des valeurs qui reposent sur des titulaires, doués ou non de la personnalité juridique, mais sociologiquement identifiables l’individu, la famille, le groupe professionnel, la société, l’État, la communauté internationale.

Les intérêts protégés par la loi pénale sont nombreux. Certains se constituent en groupes et en sous-groupes, selon une hiérarchie qui en indique le rang et l’importance. Ainsi le bien juridique de la sûreté de l’État constitue une catégorie large qui coiffe d’autres biens plus particuliers, tels que l’intérêt à l’intégrité territoriale, l’intérêt au maintien d’un certain niveau moral dans l’armée ou dans la Nation, l’intérêt à la force ou à l’autonomie de l’État en face des États étrangers, l’intérêt à l’existence de relations pacifiques avec les nations étrangères. Déterminer exactement le bien juridique qu’il entend protéger est d’une importance de premier plan pour le législateur quand il promulgue un texte incriminateur : la structure juridique de l’infraction en dérive immédiatement jusque dans ses plus petits détails. Et dans l’application quotidienne des textes répressifs, le juge tranchera d’autant plus aisément les difficultés qu’il connaîtra mieux les intérêts ou les valeurs que la loi a voulu garantir.

Reconnaître les biens juridiques protégés n’est pas toujours aisé. Une même valeur peut être à l’origine de plusieurs incriminations différentes : la distinction s’opère alors à l’aide de critères tels que celui indiqué précédemment, qui dérivent de l’activité matérielle du coupable, de sa psychologie, du résultat provoqué, de la qualité de la victime, et qui révèlent à cette occasion leur rôle secondaire. Ainsi la vie humaine est en droit français, protégée par les incriminations de meurtre, d’assassinat, d’empoisonnement, de parricide, d’homicide par imprudence, de coups mortels. L’élément moral (la préméditation dans l’assassinat, la volonté simple pour le meurtre, la négligence ou l’inattention dans l’homicide par imprudence), le mode opératoire (emploi d’une substance toxique dans l’empoisonnement), la personnalité de la victime (l’ascendant du coupable dans le cas du parricide), permettent de distinguer entre elles ces diverses atteintes à la vie humaine.

Inversement, une même infraction peut porter atteinte à plusieurs biens juridiques à la fois. Le vol avec violence lèse à la fois la propriété et l’intégrité physique de la victime ; l’abandon pécuniaire de la famille est en même temps une méconnaissance de la solidarité familiale et une désobéissance à la décision judiciaire qui a fixé la pension alimentaire due. Le délit est en ce cas "plurioffensif", comme le disent les criminalistes italiens. Mais, généralement, l’un des intérêts l’emporte sur les autres et donne son coloris principal à l’infraction il est logique de voir dans l’abandon pécuniaire d’abord une infraction contre la famille, qu’il faut placer parmi les délits dirigés contre ce bien juridique qu’est la famille.

Admise par de nombreux pénalistes modernes, au moins d’une façon implicite, la systématisation du droit pénal spécial autour de la notion d’intérêt protégé servira de fil conducteur au présent ouvrage.

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N.B. : C’est à partir de la notion d’intérêts protégés que je me suis efforcé de dresser des tableaux classant les diverses incriminations protégeant la vie, l’intégrité corporelle, la vie privée, l’honneur … ce, avec les encouragements du professeur Perreau, alors que j’étais encore jeune chargé de cours à la Faculté de droit de Caen. Progressivement améliorés, ils sont consultables dans la rubrique "Tableaux".

Signe de fin