NON-ASSISTANCE À PERSONNE EN PÉRIL
Extrait du « Cours de droit pénal spécial »
de Georges LEVASSEUR
( Les cours de droit, Paris 1967-1968 )
L’incrimination de non-assistance à personne en péril
occupe une place très particulière en droit criminel ;
car elle transforme une classique obligation morale
en une obligation juridique pénalement sanctionnée.
Elle se rapproche en cela d’une autre incrimination récente :
celle de mise en danger d’autrui.
Les deux soulèvent des difficultés techniques de même nature,
qui contraignent les pouvoirs publics à une grande prudence.
Le législateur doit délimiter très précisément
le domaine d’application de ces incriminations.
Les tribunaux ne doivent entrer en condamnation
que si le prévenu a gravement et délibérément méconnu
le devoir d’humanité qui pèse sur chacun de nous.
Le texte en vigueur lors de la rédaction de ce document y est cité.
La loi actuellement applicable est la suivante :
Art. 223-6 : Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l'intégrité corporelle de la personne s'abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75000 euros d'amende.
Sera puni des mêmes peines quiconque s'abstient volontairement de porter à une personne en péril l'assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours.
Art. 434-11 : Le fait, pour quiconque connaissant la preuve de l'innocence d'une personne détenue provisoirement ou jugée pour crime ou délit, de s'abstenir volontairement d'en apporter aussitôt le témoignage aux autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende … Toutefois, est exempt de peine celui qui apportera son témoignage tardivement, mais spontanément.
Sur cette nouvelle législation voir : Doucet, « La protection de la personne humaine » (4e éd., p.409, n° I-409). Dans le Dictionnaire, v° Non-assistance à personne en péril.
L’ABSTENTION DE PORTER SECOURS
Cette incrimination tend à réprimer une atteinte à l’intégrité corporelle, mais cette atteinte se présente sous une forme particulière.
Nous avons vu que les atteintes à l’intégrité corporelle résultent en général d’actes positifs de la part de l’auteur, qu’il s’agisse d’homicide ou de violences au sens large, mais nous savons aussi que, pour certaines infractions particulières dont les victimes sont des enfants, la loi prend en considération même une attitude négative, une abstention, lorsque cette abstention volontaire a eu pour résultat de porter une atteinte à l’intégrité corporelle : les mauvais traitements à enfants peuvent, en effet, consister dans un manque de soins ou de nourriture, donc dans une abstention ; l’auteur de l’abstention encourt les mêmes peines que si les mêmes dommages corporels avaient été réalisés par une action.
La question s’était posée, s’agissant de victimes adultes ou ayant dépassé l’âge de quinze ans, de savoir si, d’une façon générale, on ne pouvait pas assimiler l’abstention à l’action dans toutes les hypothèses où le dommage corporel avait été voulu ou tout au moins accepté par l’auteur de l’abstention. La jurisprudence s’était prononcée en sens contraire, et à juste titre, au nom du principe de la légalité, de la règle d’interprétation stricte des textes et de l’interdiction de raisonner par analogie. Là où la loi prévoit comme élément matériel un comportement positif, il n’est pas possible d’incriminer l’auteur d’une simple abstention, même s’il a obtenu ainsi le même résultat, la même atteinte à l’intégrité corporelle et s’il avait l’intention de le faire.
Pourtant certains adultes peuvent avoir besoin d’être protégés particulièrement, comme le sont les enfants, et lorsque la loi de 1898 avait étendu la protection de l’article 312 aux privations de soins ou d’aliments à enfants, on s’était demandé si les majeurs en état d’incapacité mentale ne pouvaient pas bénéficier de la même protection.
Cela a donné lieu à un arrêt de la Cour de Poitiers du 20 novembre 1901 (D.1902. 2. 81, note Le Poitevin ; S. 1902.2.305, note Hémard), dans l’affaire célèbre de la séquestrée de Poitiers. La Cour, se basant sur le fait que le texte de l’incrimination ne visait le manque de soins et d’alimentation que lorsqu’il s’agissait d’enfants au-dessous de quinze ans, et que, d’autre part, l’atteinte à l’intégrité corporelle ne pouvait être réalisée que par des agissements positifs, on ne pouvait y assimiler, bien qu’ils aient le même résultat, le manque de soins, de nourriture, d’hygiène dont avait été victime une pauvre démente de la part de sa famille ; et la Cour acquitta les prévenus.
C’est à cette époque qu’une controverse s’est élevée en doctrine sur le point de savoir s’il peut y avoir des délits de commission par omission, délits qui consisteraient dans le fait que le résultat que condamne la loi pénale est obtenu à l’aide d’une simple abstention. Après une très vive controverse la doctrine a convenu que la position prise par la Cour de Poitiers était conforme aux principes du droit pénal et qu’il fallait rejeter cette idée des délits de commission par omission. L’attention du législateur a été ainsi attirée sur cette lacune de la loi pénale.
Il s’est toutefois gardé d’assimiler d’une façon générale l’abstention à la commission ; il ne l’a fait que dans les cas où les victimes de cette abstention étaient des enfants. S’agissant de victimes adultes, il s’est refusé à consacrer législativement la théorie des délits de commission par omission, mais il a estimé que celui qui pouvant le faire sans courir de risques, s’abstient de venir en aide à une personne en danger, se rend coupable d’une infraction spéciale et purement délictuelle. Celui qui voit son ennemi en train de se noyer et qui désirant sa mort au fond de son coeur s’abstient de lui porter le secours qu’il lui serait peut-être facile de lui apporter, ne se rend pas coupable d’homicide volontaire, de meurtre, crime puni de la réclusion criminelle à perpétuité, mais pourra être poursuivi pour le délit d’abstention de porter secours dont les peines ne dépassent pas cinq ans de prison.
Les textes que nous allons étudier ne sont pas la consécration de la théorie des délits de commission par omission, ils en sont même la condamnation implicite puisque c’est seulement dans certaines hypothèses que l’abstention constituera une infraction, et d’ailleurs une infraction différente de celle qui eût réalisé la même atteinte à l’intégrité corporelle par voie de commission.
L’idée première de cette incrimination nouvelle remonte au projet de réforme du Code pénal élaboré en 1934. Ce projet contenait un texte spécial incriminant l’omission de porter secours, et ce texte constituait l’article 108 de la partie générale du Code. Par la suite, sur les observations faites par les Cours et tribunaux et les Facultés de Droit, ce texte fut reporté dans la partie spéciale à l’article 251. Le projet dans son ensemble n’eut pas de suites ; déposé sur le bureau de la Chambre, il ne vint jamais en discussion publique et ne fit même pas l’objet d’un rapport.
Ce texte d’incrimination de l’abstention de porter secours fut repris par le gouvernement de Vichy dans un acte dit Loi du 25 octobre 1941. Ce texte réprimait d’ailleurs non seulement l’abstention de porter secours, mais, d’une façon plus générale, la non dénonciation de certaines infractions, notamment des infractions tramées contre les troupes d’occupation. Il fit l’objet de vives critiques et, à la libération, fut abrogé mais bien vite remplacé par une ordonnance du 25 juin 1945 qui reprit à peu près le projet de 1934.
Ce texte a fait naître bien des controverses. On lui a reproché de transformer en obligation juridique une obligation de pure morale, de faire aux gens un devoir de se dévouer aux autres. On a fait valoir aussi qu’il serait très malaisément applicable, qu’il n’offrirait pas d’utilité... L’abondance des décisions rendues en cette matière montre pourtant que ce texte répondait à un besoin certain.
L’ordonnance du 25 juin 1945 a été incorporée dans le Code pénal dont elle forme les articles 62 et 63; il s’agit donc de textes figurant dans la partie générale du Code; ils se trouvent faire suite aux dispositions relatives à la complicité. Dans le projet de 1934, ils figuraient également dans la partie générale et ceci avait fait l’objet de critiques justifiées, car c’est dans la partie spéciale qu’ils devraient se trouver puisqu’il s’agit bien là d’une matière de droit spécial.
Cette infraction réprimant l’abstention de porter secours est une infraction qui comporte des conditions préalables ; elle suppose un certain décor et des personnages doués de certaines qualités, avant que la scène même de l’infraction ne se déroule. Nous verrons donc successivement les conditions préalables, puis les éléments constitutifs du délit, puis le régime juridique de la répression et enfin la répression proprement dite.
§ 1 - LES CONDITIONS PRÉALABLES
Pour qu’il y ait obligation de porter secours, trois conditions préalables doivent être réunies : il faut :
- qu’un péril grave menace une personne ;
- qu’un secours puisse être apporté à cette personne de la part du prévenu ;
- que ce secours puisse être porté sans risque ; la loi oblige les gens à être charitables, mais elle ne leur demande pas de faire preuve d’héroïsme.
A - L’existence d’un péril menaçant la personne
Que faut-il entendre par péril menaçant la personne ? (Cf. Durousseau, thèse Paris 1954). Ce péril peut avoir trois sources et l’article 63 du Code pénal comprend trois alinéas visant respectivement trois sortes de périls menaçant la personne.
1 - Il y a d’abord le péril résultant d’une infraction imminente. C’est l’hypothèse prévue dans l’alinéa 1er où l’on peut lire « .... sera puni quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un fait qualifié crime; soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne, s’abstient volontairement de le faire ».
L’hypothèse est icicelle d’une personne qui est menacée d’être la victime d’un crime visant sa personne elle-même ou son patrimoine, ou d’un délit visant son intégrité corporelle. Celui qui s’abstient de lui porter secours, alors que son action immédiate aurait pu empêcher la réalisation de cette infraction, se rend coupable de ce délit d’abstention ; on considère qu’il s’est en quelque sorte solidarisé avec ceux qui commettent l’infraction dont s’agit. Il n’est pas considéré comme leur complice, car il s’est borné à une abstention, et la complicité exige un fait positif, mais il commet ce délit particulier de l’article 63 du Code pénal; du moins la première condition préalable en est réalisée, puisqu’il y avait un péril menaçant la personne.
2 - Le péril est celui d’une erreur judiciaire. Il est prévu par l’alinéa 3 de l’article 63 : « Sera puni.... celui qui, connaissant la preuve de l’innocence d’une personne incarcérée préventivement ou jugée pour crime ou délit, s’abstient volontairement d’en apporter aussitôt le témoignage aux autorités de la justice ou de la police ».
Un inculpé risque d’être victime d’une erreur judiciaire; quelqu’un détient certaines preuves permettant de l’innocenter du crime ou du délit dont il est accusé; s’il s’abstient de faire connaître ces preuves, il se rend coupable du délit de l’article 63, car cet inculpé est menacé d’un péril grave puisque, par hypothèse, il est déjà incarcéré.
3 - Mais l’application la plus fréquente de l’article 63 ne concerne ni le premier, ni le troisième alinéa, quoiqu’il y ait eu des applications jurisprudentielles de l’un et de l’autre ; elle concerne l’alinéa 2 qui a un caractère beaucoup plus général et on peut même se demander si cet alinéa n’aurait pas suffi à englober les trois hypothèses. Mais il faut convenir que les deux hypothèses des alinéas 1 et 3 sont trop particulières pour que, par fidélité au principe de l’interprétation restrictive, on puisse les englober dans l’incrimination de l’alinéa 2.
Article 63 al. 2 : « Sera puni quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui, ni pour les tiers, il pouvait lui prêter… »
Il y a là un péril dont la loi ne précise pas la nature, un péril indéterminé, et la jurisprudence a eu ici l’occasion d’intervenir pour apporter certaines précisions.
Ce que l’on peut dire c’est d’abord que le péril qui menace la personne doit concerner l’intégrité physique de cette personne et non pas simplement son patrimoine.
C’est aussi que le péril doit être constant, c’est-à-dire incontestable et imminent; il faut qu’il soit de nature, dit la Cour de cassation, à nécessiter une intervention immédiate.
Enfin, il faut que ce péril soit grave, extérieurement tout au moins, au moment même où les faits reprochés à celui qui s’est abstenu se sont placés.
La Cour de cassation a dit que même si, ultérieurement, les choses se sont arrangées, si le péril a pu être écarté, celui qui a négligé de porter le secours dont il était tenu tombe sous le coup de la loi. Il lui serait trop facile de prétendre que ce n’était pas un péril si grave que cela, puisque les choses se sont arrangées soit toutes seules, soit par l’intervention d’un tiers (Cass.crim. 21 janvier 1954. D. 1954 224).
Inversement certains prévenus ont soutenu parfois que le péril menaçant l’individu était si grave qu’une issue fatale était inévitable, de sorte que leur intervention était vouée d’avance à l’échec. C’est l’hypothèse, diamétralement inverse du cas désespéré. La Cour, de cassation a écarté ce moyen de défense (Cass.crim. 23 mars 1953. D. 1953 371, J.C.P. 1954.2.7584). Même si le cas est désespéré, on peut quelquefois apporter une aide fût-elle simplement morale, et celui qui ne l’apporte pas est responsable. Comme l’a dit très justement M. Hugueney dans son commentaire de cet arrêt, « par cette décision capitale, la Cour de cassation a mis le cap sur la morale et non pas sur l’utilité ; elle a jugé qu’on est tenu de porter le secours que le devoir d’humanité impose à toute personne, même si ce secours sera inefficace ».
Il n’y a que dans l’hypothèse où le péril s’est irrémédiablement réalisé et où la victime est déjà morte qu’il n’y a plus de possibilité ni de devoir de secours, à condition qu’il soit établi qu’au moment des faits que l’on reproche au prévenu la victime était décédée (Cass.crim. 1er février 1955, J.C.P. 1955.11.8582, note Pageaud).
Donc la première conditionpréalable est qu’un péril menace la victime, quelle qu’en soit l’origine ; même s’il est dû à une faute ou à une maladresse de cette victime, on doit lui venir en aide.
B - Il faut que le prévenu ait été à même de porter secours
La deuxième condition préalable est qu’il faut que le prévenu ait été à même d’apporter un secours pour conjurer le péril, ou pour aider la victime.
L’alinéa 2-de l’article 63 apporte une précision : « Quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance qu’il pouvait lui prêter, soit par une action personnelle soit en provoquant un secours ... ».
L’intervention requise n’est donc pas forcément personnelle. Ce sera une intervention personnelle si celui qui se voit reprocher son abstention de secours a la compétence matérielle et technique qui lui permettrait de faire face au danger, et c’est ce qui explique l’abondance de la jurisprudence à l’égard des médecins, lesquels estiment que cette jurisprudence fait preuve l’une sévérité injuste. Dans une bonne moitié des affaires d’abstention de porter secours ce sont des médecins qui sont poursuivis et à qui on demandait d’intervenir personnellement. Mais il y a des cas où des connaissances techniques ne sont pas nécessaires ; par exemple couvrir un enfant nouveau-né qui risque de mourir de froid si on ne le fait pas, c’est à la portée de n’importe qui, et n’importe qui risque de se voir reprocher de n’avoir pas fait le geste nécessaire.
Mais si l’on n’est pas soi-même en mesure d’apporter une aide utile, il faut essayer de provoquer cette aide. Lorsqu’on découvre une personne blessée, ou une personne victime d’une infraction, il faut prévenir la police, le médecin, téléphoner et, en attendant, apporter à la victime l’aide qu’on peut, au besoin une aide morale, en attendant que d’autres interviennent plus efficacement.
Bien entendu si l’on se trouve dans le cas des deux autres alinéas la possibilité de secours apparaît. C’est pour l’alinéa 1 la possibilité d’empêcher que l’infraction soit commise, « quiconque pouvant empêcher par son action immédiate l’infraction dont la victime était menacée ». Cette action immédiate peut consister simplement à prévenir la police. S’il s’agit de l’hypothèse de l’article 63 alinéa 3, l’aide consiste à apporter son témoignage puisqu’on connaît la preuve de l’innocence de la personne injustement soupçonnée.
C - L’absence de risque
C’est la troisième condition préalable. La loi ne demande pas aux individus de s’exposer personnellement ou d’exposer d’autres personnes à des risques à raison de leur intervention ; chacun des trois alinéas prend soin de le dire.
Alinéa 1 : « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate sans risque pour lui ou pour les tiers ... ».
Alinéa 2 : « L’assistance que sans risque pour lui ni pour les tiers il pouvait lui prêter ».
Le troisième alinéa ne contient pas littéralement une disposition de ce genre, mais cela résulte du quatrième alinéa de l’article 63 qui dit que : « Sont exceptés de la disposition de l’alinéa précédent le coupable du fait qui motivait la poursuite, ses coauteurs ... ». On ne peut en effet exiger du coupable ou de ses coauteurs qu’ils aillent se dénoncer aux autorités qui ne les ont pas identifiés comme auteurs de l’infraction. Il en est de même des complices et des parents ou alliés jusqu’au quatrième degré inclusivement ; la loi n’a entendu limiter le risque que dans ces cas de proche parenté.
La loi réserve donc le cas où il y aurait un risque à intervenir, mais il faut qu’il s’agisse d’un risque sérieux.
Il est bien évident qu’il y a toujours un risque à intervenir, le risque que si l’on porte secours on arrivera en retard à un rendez-vous précis, ou le risque de salir ses vêtements ou sa voiture. Le risque auquel songe la loi est un risque sérieux. Il ne s’agit pas non plus de risquer sa vie, ou même de subir soi-même un dommage à sa propre intégrité corporelle, mais il faut un risque suffisamment sérieux.
La situation est assez voisine ici de celle de l’état de nécessité où l’on doit observer une certaine proportion, entre le bien que l’on entend sauvegarder, et le bien que l’on va sacrifier. Ici c’est la même chose, mais à l’inverse. Le bien qu’on a voulu sauvegarder ne doit pas être très notoirement inférieur au point de vue social à celui que l’on a laissé disparaître.
On peut dire, en se référant d’ailleurs à une notion communément admise par les civilistes dans le domaine de la responsabilité, que le risque qui justifie l’auteur de l’abstention, c’est le risque qui ferait reculer un homme honnête et pondéré placé dans les mêmes circonstances, à condition que cet homme soit doté des mêmes capacités matérielles et professionnelles que celui à qui on reproche de n’être pas intervenu. Il est en effet certaines professions qui imposent le devoir d’affronter des risques ; la profession médicale, celles de policier, de pompier etc., imposent de prendre certains risques, et si l’un de ces professionnels reculait devant ces risques il risquerait de tomber sous le coup de l’article 63, alors que l’on admettra qu’il n’en soit pas de même de quelqu’un qui n’est ni médecin, ni policier, ni pompier.
La question du risque judiciaire a été très agitée. En effet il peut se faire que celui qui porte secours à un blessé s’expose à se voir poursuivi, car il va révéler ainsi qu’il était à ce moment là présent sur les lieux où l’infraction a été commise.
C’est ainsi que l’automobiliste qui a occasionné un accident et qui s’abstient de porter secours à sa victime fera valoir que ce n’était pas sans risque pour lui, car, s’il intervenait, son identification allait en résulter et il serait l’objet de poursuites judiciaires. Comme ces poursuites judiciaires étaient, dans notre hypothèse, probablement justifiées, il ne peut invoquer ce motif pour se soustraire à la justice. Mais même lorsque les poursuites seraient injustifiées (Cass.crim. 23 mars 1953, J.C.P. 1953. II. 7684) il y a délit. Dans cette espèce l’individu était poursuivi pour blessures par imprudence, omission de porter secours, et délit de fuite. Sur le fait de blessures par imprudence il a été acquitté, car l’accident était imputable entièrement à la faute de la victime, mais il a été condamné pour abstention de porter secours et pour le délit de fuite. Le risque de poursuites injustifiées, puisque normalement il n’était pas responsable, n’était pas de nature à le dispenser de porter le secours dont il était capable.
À plus forte raison on doit admettre que le risque d’une atteinte à la réputation de celui qui s’est abstenu ne doit pas être considéré comme suffisant. Il arrive que des gens qui ont été témoins d’un péril, parfois consécutif à une infraction de leur part, hésitent à révéler leur présence et à porter secours à la victime, car cela permettrait de savoir qu’ils étaient présents à tel moment à tel endroit, et il est possible que cela leur crée des difficultés du fait qu’ils n’étaient pas dans une situation très régulière, notamment du point de vue conjugal. Ce n’est pas une raison suffisante pour justifier l’abstention.
Telles sont les trois conditions préalables au délit d’abstention de porter secours. Il faut qu’il y ait eu péril menaçant la personne, que le prévenu ait été susceptible d’apporter un secours soit par lui-même soit par l’intermédiaire d’un autre, et enfin qu’il n’y ait pas eu de risque - entendu au sens que nous venons de voir - à intervenir. Si ces trois conditions sont remplies, la poursuite pourra être engagée ; mais la condamnation n’interviendra que si les éléments constitutifs sont réalisés.
§ 2 - LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS
A - L’élément légal
Il réside dans l’article 63 qui vise, comme on vient de le voir, trois hypothèses constituant toutes les infractions d’abstention de porter secours, l’hypothèse de l’alinéa 2 étant la plus générale.
B - L’élément matériel
L’élément matériel consiste en une abstention ; c’est le terme même qu’emploie le législateur : « s’abstient volontairement de le faire », « s’abstient volontairement de porter secours à une personne en péril, etc », « s’abstient volontairement d’apporter le témoignage ... ».
L’individu est resté passif, quoique ayant conscience de l’utilité que son intervention aurait pu avoir. Il peut même se faire qu’il ait été plus que passif, qu’il ait expressément refusé de venir au secours de la personne en danger alors qu’il en était prié. Ce refus sera une manifestation expresse de son abstention, mais la manifestation simplement tacite de ne pas intervenir suffit du moment qu’elle est volontaire et survient en connaissance de cause, i1 n’est pas nécessaire que le prévenu ait eu un devoir particulier d’intervenir, par exemple à raison de sa profession ou de son état.
Si, au contraire, le prévenu a fait quelque chose, cette intervention, même si elle a été inefficace ou maladroite empêchera sa condamnation si, dans son esprit, son geste constituait un moyen utile de venir à l’aide de la victime. C’est le cas de ces parents adeptes de la secte des témoins du Christ qui n’avaient pas appelé de médecin au chevet de leur enfant malade, parce qu’ils croyaient que des prières conviendraient mieux. On ne pouvait les poursuivre, ni pour privation de soins ayant entraîné la mort de l’enfant, ni d’avantage pour abstention de porter secours. La Cour d’appel de Rouen, le 31 mars 1949 (Rev.sc.crim. 1950 p. 73), a écarté cette qualification à bon droit, car ils avaient fait ce qu’en conscience ils croyaient le plus efficace pour venir en aide à leur enfant malade, c’est-à-dire des prières. Voir de même, pour le cas d’un automobiliste ayant apporté de bonne foi un secours insuffisant à son compagnon mal en point : Villefranche-sur-Saône, 17 mars 1953 (Gaz.Pal. 1953 I 347).
Quand il s’agit de techniciens compétents pour juger du genre de secours dont la personne a besoin, la jurisprudence se montre plus exigeante et c’est une des raisons de sa sévérité à l’égard des médecins. Notamment elle estime que le médecin doit aller se rendre compte lui-même de l’état de la victime si la description qu’on en donne est inquiétante. Si d’après les symptômes qu’on lui décrit, il doit lui apparaître qu’il y a un danger sérieux, il ne suffit pas de donner l’adresse d’un confrère, ou celle du médecin de service, ni de dire de consulter d’abord le médecin traitant, il doit se déranger, aller se rendre compte de l’état du malade ou du blessé (Cass.crim. 15 mars 1961, Bull.crim. n° 162 p.314).
C - L’élément moral
L’abstention dont s’agit doit en effet être volontaire. Dans ses trois alinéas l’article 63 dit : « Quiconque s’abstient volontairement ».
Ce n’est donc pas d’une abstention par omission ou par négligence, c’est une abstention voulue qu’il s’agit ; c’est pleinement conscient de la situation qu’on s’est abstenu.
Il ne. suffit pas de s’être montré insouciant et de n’avoir pas regardé de près si la personne en danger était réellement en difficulté, et quel était le péril qui la menaçait ; il faut s’en être rendu compte et avoir mentalement refusé d’intervenir même implicitement, (Colmar 12 mai 1960, Gaz.Pal. 1960 II 112). Cette abstention peut procéder d’une simple pusillanimité, et pas forcément d’une intention méchante.
1 - Ceci implique d’abord que le prévenu se soit rendu compte du péril que courait la personne en danger. Si l’on a cru que cette personne n’était ras exposée à un péril particulier, si on s’est mépris sur le danger, on ne peut se voir reprocher de ne pas être intervenu.
Par exemple (Pau 11 avril 1956, D. 1957 p. 153 note Pageaud), une sage-femme était inculpée de ne pas avoir porté secours à un enfant nouveau-né. Mais cette sage-femme soutenait qu’elle avait cru que l’enfant était mort-né. C’était une erreur de diagnostic de sa part, mais ce n’était pas une abstention de porter secours.
2 - Il faut aussi s’être rendu compte qu’on pouvait apporter un secours. Si on a pu se méprendre sur la possibilité qu’on avait de porter secours, l’élément moral n’est pas réalisé. Il sera d’ailleurs difficile au prévenu de démontrer qu’il ne pouvait pas apporter ce secours que la loi lui enjoint d’apporter puisqu’il peut être purement moral, qu’il suffit par exemple de prévenir quelqu’un qui viendra à l’aide de la victime ; n’importe qui est en somme capable d’apporter un secours quelconque; il suffira parfois de crier ou d’appeler.
S’agissant des médecins, la Cour de cassation a décidé (Cass.crim. 31 mai 1949 D. 1949. 347) que le médecin appréciait l’urgence de son intervention « sous le seul contrôle de sa conscience et des règles de sa profession », formule qui satisfaisait pleinement le corps médical. Mais on s’est aperçu ensuite que cette décision réservait non seulement le contrôle de la conscience du médecin au for interne, mais aussi les règles de la profession. Les médecins ont cru que l’observation des règles de la profession, notamment les règles déontologiques, qui obligent le médecin à être au service de ses semblables, ne relevait que du Conseil de l’Ordre, mais les tribunaux n’ont pas été de cet avis ; ils ont estimé que c’était à eux qu’il revenait d’apprécier si le médecin s’était ou non conformé aux règles de sa profession. De nombreuses décisions judiciaires, notamment de tribunaux inférieurs, n’ont pas hésité à le dire expressément.
3 - Il faut s’être rendu compte qu’il n’y avait pas de risque ; mais il y a une question d’appréciation, et on peut s’illusionner sur cette absence de risque.
En tout cas, sur le plan de l’élément moral, il faut noter que le mobile qui a fait agir l’individu n’a aucune importance. Du moment qu’il a eu conscience du péril, du secours possible, de l’absence de risque et que, connaissant ainsi la situation, il s’est abstenu, il tombe sous le coup de la loi.
Peu importe la raison pour laquelle il s’est abstenu ; ce n’est pas forcément parce qu’il voulait du mal à la victime, comme dans l’hypothèse qui a servi de base à la construction de la théorie des délits de commission par omission, c’est peut-être simplement par pusillanimité, parce qu’il n’a pas eu le courage d’intervenir, alors qu’il s’était rendu compte qu’il avait la possibilité, d’intervenir et qu’il était nécessaire de le faire.
§ 3 - LE RÉGIME JURIDIQUE DE L’INFRACTION
C’est un délit distinct, présentant une qualification spéciale. Il ne s’agit, ni de la réalisation par omission d’un délit de commission, ni d’une complicité par abstention ; c’est un délit distinct.
Remarquons simplementque lorsque le péril provient du prévenu lui-même (c’est le cas de l’automobiliste qui a renversé un piéton et qui doit lui porter secours), la jurisprudence estime qu’il y a une obligation de secours liée justement au caractère involontaire du dommage qu’on a causé.
Mais, chose curieuse, si c’est de façon volontaire que le prévenu a fait naître ce péril, s’il a blessé volontairement et dangereusement une personne, il n’est pas tenu de lui porter secours.
Il y a à cela deux explications. La première est logique : puisqu’on a volontairement frappé cette personne, il est bien difficile de penser qu’une fois qu’on l’a frappée on sera saisi de ce que le droit pénal appelle un repentir actif et qu’on va se précipiter à son aide pour la soigner. Il faut être suffisamment réaliste pour se rende compte qu’un individu qui a commis des blessures involontaires, s’il a un certain sens moral viendra au secours de sa victime, mais qu’à l’individu qui, volontairement, a infligé une atteinte à l’intégrité corporelle, ce qui était son but, on ne peut pas demander, sans contrariété avec son intention primitive, de venir en aide à cette victime.
Autre raison, celle-ci d’ordre technique, c’est que l’auteur des atteintes volontaires à l’intégrité corporelle d’autrui s’expose déjà, ci ces atteintes ont été un peu graves, à des peine relativement fortes.