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LE CHANTAGE

Extrait du « Code pénal annoté » Article 400
de Émile GARÇON
( 1e éd., Paris 1901 )

Le délit de chantage apparaît comme
un délit rationnel accueilli par le droit naturel.

Le législateur de 1810 ayant omis de l’incriminer,
les tribunaux se trouvèrent à regret dans l’impossibilité
de sanctionner des agissements qui en relevaient,
quoique ces agissements fussent sans nul doute immoraux.

Une loi de 1863 combla heureusement cette lacune
en adjoignant au crime d’extorsion un délit de chantage.
Mais il fallut plusieurs décennies pour que la doctrine
parvienne à en dégage les éléments constitutifs.

Si Rossi avait écrit son « Traité de droit pénal »
après et non avant cette loi de 1863,
il aurait pu prendre le délit de chantage comme illustration
de ses observations sur « La rédaction de la loi pénale »,
observations que nous avons reproduites dans ce Site.

Sur le droit positif français relatif au chantage voir :
Doucet « La protection de la personne humaine » 3e éd. p.638 et s.

Section II : LE CHANTAGE

A - Généralités

45 - Le second paragraphe de l’art. 400 n’existait pas dans la rédaction primitive de ce texte, et le chantage n’était pas spécialement incriminé par le Code pénal. Pour assurer la répression, on avait cherché à poursuivre ce fait coupable sous la qualification d’escroquerie. Cette qualification avait pu être admise lorsque les menaces étaient chimériques, comme, par exemple, celles de dénoncer un délit qui n’avait pas été commis, ou lorsque le prévenu s’était vanté de pouvoir empêcher ou arrêter des poursuites… Mais très souvent ces poursuites échouaient parce que les éléments du délit d’escroquerie n’étaient pas réalisés. Il en était ainsi, spécialement, lorsqu’un individu s’était fait remettre des fonds par une personne, en la menaçant de dénoncer un délit qui avait été réellement commis par elle. Cette menace ne faisait pas naître alors un événement chimérique…

46 - Cette jurisprudence montrait une véritable lacune dans nos lois répressives. C’est la réforme de 1863 qui l’a comblée, sur l’initiative du Corps législatif, en incriminant spécialement un délit qui a, en effet, ses caractères propres, et qui est si bien différent des autres que le langage populaire l’a, depuis longtemps, désigné sous un nom singulièrement expressif. Cette incrimination est certainement légitime. La multiplicité des chantages est même un des faits les plus frappants de la criminalité contemporaine. Par un déplorable abus, la liberté de la presse a mis entre les mains des coupables une arme redoutable. Le chantage est une des formes les plus lâches et les plus viles de l’activité criminelle ; il trouble profondément le repos des particuliers et des familles ; il exploite les entreprises industrielles et commerciales dont il menace le crédit. La nécessité d’une répression sévère se fait d’autant plus sentir que la grande majorité de ces délits restent ignorée, les victimes n’osant demander protection à la justice.

47 - D’ailleurs, on ne peut qu’approuver la circulaire ministérielle du 30 mai 1863 disant : « Le ministère public doit se faire un devoir d’apporter dans une matière aussi délicate une réserve et des ménagements tout particuliers. Il faut éviter qu’une intervention irréfléchie vienne précipiter des révélations qu’il importerait de prévenir, plus encore que de réprimer. L’intérêt privé peut avoir tout à perdre et la morale publique n’a peut-être rien à gagner à l’éclat d’un scandale prémédité. D’ailleurs il ne faut pas exagérer la portée d’une loi dont de bienfait dépendra de la sagesse de son application ».

48 - Il suit des principes que nous venons d’établir que la menace de diffamer une personne, en vue de l’effrayer, detroubler son repos, mais sans but lucratif, par esprit de méchanceté ou de vengeance ne constitue point un chantage punissable. Il faut même aller plus loin : la menace de révéler un fait diffamatoire pour contraindre une personne à faire ou ne pas faire une chose, si cette chose ne consiste pas, précisément à signer ou à remettre un titre, à livrer des fonds ou des valeurs, ne tomberait pas sous le coup du second paragraphe de l’art.400. Ainsi, ne commettrait point un chantage, le candidat ou le fonctionnaire qui, ayant fait l’objet d’une campagne de presse, obligerait le journaliste à la cesser, en menaçant de déshonorer par des révélations. - De même ; ne serait pas punissable l’individu, voulant épouser une jeune fille, contraindrait le père de celle-ci à consentir au mariage par des menaces de diffamation. — au moins s’il l’épousait sans dot. Car, peut-être pourrait-on soutenir que le délit serait réalisé s’il avait, en même temps, obligé son futur beau-père à signer une donation dans le contrat de mariage.

49 - la Cour de cassation a, dans un grand nombre de décisions, ramené à trois les éléments constitutifs du délit de chantage : 1°/ la menace écrite ou verbale de révélation ou imputations diffamatoires ; 2°/ le but de cupidité illégitime ; 3°/ La mauvaise foi…

50 - Cette analyse ne nous paraît pas complètement exacte. D’abord on doit ajouter pour que le délit de chantage soit consommé : la remise des fonds, valeurs, signatures ou titres obligatoires. Si cette remise n’a pas été effectuée, le fait ne restera sans doute pas impuni, mais, en droit, il ne constituera qu’uni tentative de chantage. En second lieu nous pensons que les mots ayant un but de cupidité, ou en vue d’un gain illicite, ne sont pas corrects. Ils ne se trouvent pas dans le texte et ils ont le grave inconvénient d’amener à confondre l’intention et le mobile. À notre sens, il serait préférable de déterminer les éléments du délit de la manière suivante : 1°/ une menace écrite ou verbale de révélations ou d’imputations d’un fait ; 2°/ la circonstance que ces révélations ou imputations ont un caractère diffamatoire ; 3°/ le fait que, par la pression de ces menaces la victime a remis des fonds ou valeurs, ou a signé un acte obligatoire ou remis un pareil acte ; l’intention criminelle de l’agent.

51 - Les règles ordinaires de la complicité prévue par l’art. 60 et de la complicité par recel sont applicables en matière de chantage...

B - Caractère de la menace

52 - Le premier élément du délit de chantage est une menace qui a pour but de contraindre la volonté de la victime, et de l’amener à payer le silence de celui qui l’a faite. Cette menace peut être écrite ou verbale, mais elle doit avoir un caractère déterminé. Il ne suffit pas, en effet, pour constituer le délit, qu’il existe une menace pouvant avoir une influence de contrainte morale ; il faut, pour que cette menace revête le caractère délictueux, qu’elle se produise dans les termes spécialement prévus par l’art. 400, c’est-à-dire qu’elle contienne celle, précise, d’une révélation ou d’une imputation diffamatoire…

53 - Ainsi la menace de nuire à une personne, de lui causer une perte, ou de l’empêcher de réaliser un bénéfice, pourra sans doute exercer sur sa volonté une pression décisive, elle ne sera pas punissable. L’art. 400 ne serait certainement pas applicable à celui qui forcerait un commerçant à lui donner une somme d’argent, en le menaçant de le ruiner en établissant près de sa boutique un établissement semblable au sien ; ou en décriant, par campagne de presse, le produit qu’il vend ; ou en le menaçant d’user d’une influence réelle ou prétendue, pour faire obtenir à son concurrent, un marché avantageux…

54 - Pour déterminer le sens des mots « révélations ou imputations diffamatoires », il faut se reporter à la définition même du délit de diffamation. La réalisation du chantage exige que le coupable menace d’imputer à la victime ou d’alléguer contre elle un fait déterminé, de nature à porter atteinte à son honneur ou à sa considération. On pourrait dire que le chantage consiste essentiellement dans la menace de commettre une diffamation, d’ailleurs publique ou non publique, pour peser sur la volonté d’une personne et la contraindre à verser une somme ou valeur, et à procurer ainsi à l’auteur de cette menace un enrichissement illicite. Les innombrables arrêts qui ont déterminé les éléments de la diffamation punissable seront donc utilement consultés pour fixer l’élément matériel du chantage même.

55 - La diffamation est punissable, alors même que le fait imputé est vrai et, en règle générale, cette vérité ne peut pas même être prouvée. De même le chantage est réalisé si la menace de révélation vise un fait vrai ou faux. C’est ce qui résulte formellement des travaux préparatoires et du but même de la loi de 1863. C’est précisément parce que la répression était surtout impuissante pour atteindre le chantage lorsque les faits étaient vrais que la réforme a été faite. D’ailleurs, le texte emploie simultanément les deux mots : imputation et révélation, et ce dernier ne peut s’appliquer avec certitude qu’à des faits réels…

56 - Le texte n’exige pas que les faits, que le coupable menace de révéler ou de divulguer, soient imputés à la personne même à qui les fonds sont demandés. Le délit existe, dès que la menace de révélation d’un fait pouvant porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’un tiers, et, par exemple, d’un proche parent, a pu exercer sur celui qui en est l’objet, une contrainte morale propre à obtenir de lui une somme d’argent…

57 - La menace de révélation d’un fait diffamatoire est punissable dès qu’elle est susceptible d’exercer sur la volonté de la victime la pression que la loi a voulu prévoir. Il importerait peu que ce fait ne fût pas énoncé et exactement précisé par la menace. Il suffit pour justifier l’application de l’art. 400 que la menace soit : implicite, mais manifeste et sans équivoque possible … indirecte ou dissimulée sous des artifices de langage … déguisée sous certaines réticences si elle n’en est pas moins facile à comprendre pour la victime…

58 - Une cour d’appel a même fait cette remarque très juste qu’une menace, qui reste dans le vague, est souvent plus redoutable que celle qui celle qui s’affirme avec précision, et que s’il est facile de dédaigner une accusation fausse que l’on connaît et dont on sait pouvoir se justifier aisément, il n’en est pas toujours de même d’une accusation indéterminée qui laisse celui contre qui elle est dirigée sous le coup d’une appréhension involontaire (Dijon 16 avril 1879 - S. 1879 2 134 - D. 1879 2 119).

59 - C’est aux juges du fait qu’il appartient de chercher le sens et la portée de la menace et d’apprécier si elle rentre dans la classe de celle que prévoit l’art. 400… II ne leur est pas interdit de s’appuyer sur des circonstances même postérieures à l’émission de la menace, en vue, non de suppléer aux éléments caractéristiques exigés par la loi pénale, mais simplement d’éclairer et de confirmer le sens de cette menace…

60 - Mais il faut bien prendre garde à la réserve faite par l’arrêt Joulet du 16 juillet 1875 (S. 1876 1 332 - D. 1876 I 238). Les juges ne peuvent pas puiser dans les circonstances postérieures à la menace un des éléments caractéristiques du délit. L’extorsion devant être obtenue à l’aide de la menace, il est de toute évidence que la menace, légalement punissable, doit être antérieure, ou tout au moins concomitante, à la remise. Et la Cour suprême a jugé que la menace, faite seulement dans une intention malveillante et frauduleuse, n’est pas punissable, s’il n’est pas constaté qu’elle avait pour objet une révélation diffamatoire, et que le juge ne peut suppléer cette condition eu se fondant sur une dénonciation postérieure faite par l’auteur de cette menace à l’autorité judiciaire.

61 - La menace de diffamer une personne pour la forcer à acheter le silence du diffamateur, se place ordinairement avant qu’aucune révélation ne se soit produite : c’est précisément par la crainte de toute révélation que le coupable atteint en but. Fréquemment cependant la menace sera accompagnée d’un commencement d’exécution, on annoncera dans un journal des révélations dont on indiquera vaguement la nature : ces manœuvres ont un effet plus intimidant, et n’empêchent certainement pas le délit, — Toute menace ne cesse même pas nécessairement, et toute pression ne devient pas impossible, dès que le fait diffamatoire a été définitivement et complètement révélé. L’arme n’est pas brisée et une menace de renouveler une publication présentant un caractère diffamatoire suffit pour constituer le délit.

62 - Mais la menace nécessaire pour constituer le délit ferait défaut, si l’individu qui a réclamé les fonds, ayant définitivement consommé l’acte diffamatoire, n’avait annoncé aucune intention de le renouveler. Ainsi, lorsqu’une plainte, en la supposant même calomnieuse, a été déposée, la demande de fonds, pour s’en désister ou la retirer ne constituerait pas un chantage punissable. Il n’y a plus menace de révélations ou d’imputations diffamatoires, puisque ces révélations ou imputations sont déjà un fait accompli lorsque se produit cette demande de remise de fonds. La révélation faite n’est plus une menace de révélation.

C - Objet de la menace : gain illicite

63 - Le second élément du délit de chantage est que la menace tende à une extorsion ; que la contrainte exercée sur la volonté de la victime ait pour but de l’obliger, soit à remettre des fonds ou valeurs, soit à signer ou à livrer un écrit, un acte, un titre, une pièce quelconque contenant ou opérant obligation, disposition ou décharge. Lorsque ce but manque le délit disparaît.

64 - Toutes les choses qui peuvent faire l’objet du crime d’extorsion, prévu par le premier paragraphe de l’art. 400, peuvent aussi être l’objet du délit réprimé par le second. Celui qui extorque une signature, par une menace de diffamation, c’est-à-dire qui, par ce moyen, oblige une personne à signer un billet, une quittance, un acte quelconque, commet un chantage. Il en est de même si le coupable se fait remettre un instrumentum contenant ou opérant obligation, disposition ou décharge. Mais on remarquera que l’énumération du second paragraphe est plus large que celle du premier ; elle comprend de plus, la remise de fonds ou valeurs. Le mot fonds est clair, il désigne des sommes en numéraire. L’expression valeur est plus vague, et nous pensons qu’il faut l’entendre dans le sens le plus étendu, et comme signifiant tout ce qui a une valeur appréciable. Ainsi, nous n’hésiterions pas à y faire rentrer des bijoux, des diamants, des meubles, des denrées, etc.

65 - Il n’est pas nécessaire que la chose extorquée appartienne à la personne même qui a été l’objet de la menace. Il suffit que la remise de la chose ait été la conséquence de cette menace.

66 - Il ne nous paraît pas non plus nécessaire que l’auteur des menaces ait eu pour but de s’enrichir lui-même. Le texte ne l’exige pas : il suffit que la menace ait pour effet d’extorquer une signature, d’obtenir la remise de titres, de fonds ou de valeurs quelle que soit la personne qui doive, en définitive, en bénéficier. — De même, il est de la dernière évidence que le complice peut être condamné, alors même qu’il n’aurait pas eu pour but de réaliser un bénéfice personnel lorsque les éléments du délit sont caractérisés relativement à l’auteur principal, et qu’il est constaté qu’il a agi en vue d’un gain illicite.

67 - Les criminalistes tirent de ce même principe une autre conséquence encore. Le délit disparaîtrait, si l’auteur de la menace ne cherchait pas un enrichissement illicite, mais se faisait seulement remettre ce qui lui appartient, ou ce qui lui dû. Ainsi le créancier qui menace son débiteur de le diffamer pour le contraindre à s’acquitter de sa dette, ne commettrait pas un chantage punissable. Il n’aurait pas extorqué, c’est-à-dire volé la chose qui lui est remise, puisqu’elle lui est due et, qu’ainsi le gain qu’il poursuit n’est pas illégitime.

68 - Il nous parait d’abord que si cette doctrine doit être admise, il faut la restreindre strictement au cas où le créancier réclame ce qui lui est dû à celui qui le lui doit. S’il s’adresse à un tiers, le délit existe certainement. Ainsi personne ne doutera que le créancier qui menacerait une mère de révéler le nom d’un de ses amants, si elle ne paie pas les dettes de son fils, commettrait un chantage parfaitement caractérisé et punissable. Il dirait en vain qu’il n’a pas cherché à réaliser un gain illégitime, puisque la somme qu’il réclamait lui était due : le gain est illégitime par rapport à la mère qui ne lui devait rien.

69 - Mais est-il vrai que le chantage disparaîtrait toutes les fois que l’auteur de la menace n’a réclamé à son débiteur que ce qui lui était dû ? Nous avouons en douter. Le texte exige une menace de diffamation ayant pour but d’extorquer des fonds, c’est-à-dire de se les faire remettre par contrainte, sans la volonté libre de celui qui les livre. Le mot extorqué n’a pas, croyons-nous, un autre sens, et l’Académie le définit exactement « tirer, obtenir par la force, par violence, par menace, par importunité » et Littré mieux encore « obtenir par violence morale ». Pour notre part, nous hésiterions beaucoup à déclarer non punissable un couturier ou un bijoutier qui, créancier d’une femme mariée, la menacerait, s’il n’est pas payé, de révéler à son mari le nom de son amant, vrai ou faux. Cet homme et un maître chanteur qui mérite d’être puni. Nous ne nous résignons pas à dire que c’est là un de ces nombreux procédés que la loi pénale n’a paru devoir réprimer : nous pensons qu’il réprime ce moyen là.

70 - Ce qui est vrai et ce qui restreint l’incrimination du chantage dans de justes limites, c’est que le délit disparaît, lorsque la menace ne consiste que dans celle de se servir des moyens que la loi met elle-même à la disposition d’une personne pour faire reconnaître ou pour réaliser son droit. Ce délit est alors justifié par le principe général que la loi ne peut pas à la fois permettre et défendre. Le fait cesse d’être délictueux puisqu’il est autorisé par la loi elle-même.

71 - Un exemple permettra immédiatement de préciser notre pensée. Il arrive fréquemment que le créancier d’une personne insolvable essaye de se faire payer par un proche parent de son débiteur et cherche à y parvenir en menaçant de faire du scandale, par voie d’annonces ou d’affiches révélant l’existence de la dette et le refus de payer. Ce fait constitue-t-il un chantage? Il faut distinguer : non, si le créancier s’est contenté de donner une large publicité à la vente et de sa créance, eût-il intentionnellement étendu cette publicité à la ville où habite le parent qu’il espère contraindre : le délit n’existe pas parce qu’il est licite d’annoncer une vente et de solliciter les acheteurs. - Mais si on menace d’insérer dans ces annonces le nom du parent qui refuse de payer, ou de révéler son refus, on fait un acte illicite pouvant porter atteinte à l’honneur et à la considération de la victime et le délit est constitué.

72 - Il suit encore de la règle que nous venons de poser que la personne, lésée par un fait délictueux, ne commet point un chantage, en menaçant le coupable de porter plainte si elle n’est pas désintéressée. Sur ce point la doctrine que nous soutenons concorde avec celle des auteurs qui excluent le délit, d’une manière générale et absolue, toutes les fois que l’auteur de la menace ne s’est fait remettre que ce qui lui était dû. Nous en donnons seulement une autre raison : le délit manque, à notre avis, moins parce que la partie lésée a reçu un dédommagement auquel elle avait droit, que parce quelle a transigé sur l’action civile, transaction que la loi autorise formellement. Quoiqu’il en soit, la solution est sûre, et elle a été affirmée expressément par les travaux préparatoires de la loi de 1863 : «  La victime d’un crime ou d’un délit qui transige sur l’exercice du droit de porter plainte, ou de se porter partie civile, loin de commettre une extorsion obtient au contraire la réparation du préjudice qui lui a été causé. En agissant ainsi, elle ne fait rien qui ne soit licite, et de nature à tomber sous l’application de la loi ».

73 - La circulaire ministérielle qui a suivi la réforme de 1863 a donné un exemple frappant de l’application de ce principe en constatant que le mari qui, sans connivence avec sa femme, placerait le complice de l’adultère entre la nécessité d’un sacrifice pécuniaire et le scandale d’une poursuite [l’adultère était alors un délit pénal], ne commettrait pas un chantage punissable. L’indélicatesse ou une avidité méprisable ne peuvent rendre criminelle la renonciation prévue par l’art. 4. C.inst.crim., au droit consacré par l’art.1er du même Code. — Dans ce cas, d’ailleurs, la solution est d’autant plus sûre que le délit d’adultère ne peut être poursuivi que sur la plainte de mari

74 - Mais le droit de transaction, qui supprime le délit de chantage, suppose l’existence d’une action civile. Celui qui, n’ayant point été lésé par une infraction exige une somme d’argent sous menace de la dénoncer, tombe certainement sous le coup de l’art. 400. La jurisprudence a toujours admis qu’une menace de dénonciation rentre dans la catégorie des menaces de faits de nature à porter atteinte à l’honneur et à la considération de la personne menacée, et tous les éléments du chantage sont réalisés. À la vérité, tous les citoyens ont le droit et, dans certains cas, le devoir de dénoncer à la justice les actes délictueux qui viennent à leur connaissance, et cette dénonciation est licite. Ce qui ne l’est pas c’est de s’abstenir de dénoncer à prix d’argent : la loi qui interdit au ministère public de transiger sur l’action publique, le défend a fortiori aux particuliers. Pratiquement le délit de chantage sera donc constitué lorsqu’un individu aura exigé des fonds ou valeurs en menaçant de dénoncer : 1°/ un crime, un délit ou une contravention qui ne lui a causé aucun préjudice ; 2°/ un crime, un délit on une contravention imaginaire qu’il sait n’avoir pas même été commis.

75 - Nous sommes ainsi amenés à une observation importante. Nous avons dit plus haut, en principe, que la menace constitue un chantage, sans qu’il y ait lieu de distinguer si le fait imputé est vrai ou faux. En principe, aussi, le juge n’a pas à rechercher si le délit qu’on a menacé de dénoncer a ou non été commis : dans l’un et l’autre cas, le chantage est punissable et cette règle ne souffrira pas de difficulté s’il est évident que l’agent n’a pas été lésé.

76 - Mais il en sera autrement lorsque le prévenu de chantage se défendra en soutenant que le délit, dont il a menacé de porter plainte, lui avait causé un préjudice et, qu’ainsi, il a seulement transigé sur l’action civile qui lui appartenait. Pour apprécier cette défense, le juge sera forcé de rechercher si le délit a été commis, et s’il a causé le prétendu dommage. Si ces questions sont résolues négativement, le chantage existe. Celui qui a menacé un innocent de porter contre lui une plainte qu’il sait calomnieuse, qui spécule sur la crainte que peut éprouver un honnête homme d’être exposé à une poursuite criminelle, commet le plus odieux des chantages. Mais si le délit a réellement été commis, et a causé un préjudice à l’auteur de la menace, c’est bien une transaction licite et le chantage disparaît : il importe peu que le coupable, qui a commis ce délit, n’ait consenti à transiger que par, la crainte d’être dénoncé. Il suffit même, pour exclure toute idée de chantage, que celui qui a exigé la nomme ait pu croire, de bonne foi, à l’existence du délit, n’eût-il pas été commis, et à celle d’un préjudice, n’en eût-il éprouvé aucun, Cette erreur de fait ferait disparaître l’intention criminelle.

77 - Il arrive quelquefois qu’un individu lésé par un délit, abusant de la situation où se trouve le coupable, exige, pour ne pas porter plainte, une somme dépassant de beaucoup le préjudice qu’il a éprouvé. Est-ce un chantage ? Dans un arrêt déjà ancien, la cour de Grenoble avait jugé que l’art. 400 n’est pas applicable au fait de l’individu, lésé par un délit, qui obtient par la menace d’une plainte, une transaction lui assurant une réparation exagérée ; les causes matérielles et morales d’appréciation du préjudice résultant d’un fait délictueux sont trop diverses et trop mêlées pour permettre d’opérer, dans l’ordre répressif, une répartition qui serait, d’ailleurs, essentiellement arbitraire. Il peut seulement appartenir aux tribunaux civils de faire justice des évaluations exagérées, qui n’auraient été consenties que par l’effet du dol ou de l’erreur.

78 - Mais cette opinion ne paraît pas avoir prévalu en jurisprudence. La Cour de cassation a jugé qu’il suffit, pour que le délit d’extorsion de fonds soit réalisé « que le prévenu soit sans droit au moins sur partie d’iceux » (Cass.crim. 10 février 1875, Bull.crim. n° 223), ou « que la réparation soit hors de proportion avec le préjudice causé à l’auteur de la menace » (Cass.crim. 21 décembre 1894, Gabrielle). Un tribunal a ainsi jugé : « que la spéculation qui tend à ce procurer, par la menace d’une dénonciation, bien au-delà de ce qu’on pourrait obtenir en justice n’a plus de transaction que le nom et peut devenir un véritable chantage ».

79 - Nous admettons, en effet, qu’il peut y avoir chantage si l’indemnité réclamée est hors de toutes proportions avec le préjudice subi. Mais il faut, au moins, qu’il soit bien démontré que la victime du délit a abusé de la situation du coupable et qu’il a voulu réaliser un gain illégitime ; il ne suffirait pas que le juge estimât, qu’en justice, les dommages et intérêts auraient été évalués à une somme moindre. Il nous paraît même qu’on pourrait difficilement décider qu’une indemnité a été exagérée si le délit avait causé à la victime un préjudice moral.

80 - D’ailleurs, il est certain qu’il n’y aurait pas chantage au cas où celui qui a été victime du délit aurait pu croire de bonne foi que l’indemnité qu’il exigeait correspondait au dommage éprouvé par lui ; fût-il démontré, en fait, que ce dommage était moindre et qu’il a réalisé un gain : l’art. 400 ne serait pas applicable, parce que l’intention délictueuse ferait défaut.

81 - Dans la doctrine admise par la majorité des auteurs, et par certains arrêts implicitement, le chantage exige un gain illicite et disparaît lorsque la somme réclamée par la menace est due ; il semble qu’on doit écarter l’application de l’art. 400 lorsqu’en échange des sommes qu’elle a versée, la victime de la menace reçoit une contre-prestation. Par exemple, celui qui forcerait une personne, en la menaçant de révéler un fait diffamatoire, à lui vendre à juste prix un immeuble, ferait un acte licite. C’est encore ce qu’il nous paraît difficile d’admettre. Cette contrainte exercée par le moyen déterminé par la loi pour obtenir la signature de la personne menacée au bas d’un acte de vente, nous paraît rentrer dans les prévisions de le loi. — En tout cas, il a été jugé que le chantage était constitué bien que la victime eût reçu un abonnement de journal en échange des sommes qu’elle avait été forcée de verser.

81 bis- Le réparation du préjudice causé par un délit de chantage consistera ordinairement en dommages et intérêts évalués on argent. Mais les tribunaux peuvent aussi, à titre de supplément de dommages et intérêts, ordonner la destruction des imprimés diffamatoires saisis et qui ont été les instruments du délit (Cass.crim. 11 août 1905, Bull.crim. n°410).

D - Intention criminelle

82 - Le délit de chantage est intentionnel. L’intention est réalisée toutes les fois que l’auteur de la demande de fonds ou valeurs a agi avec connaissance, voulant contraindre une personne à faire une remise, on pesant sur sa volonté par la menace de révélation d’un fait qu’il sait diffamatoire. Nous venons de faire application de et principe en disant que le chantage ne serait pas constitué si l’auteur de la menace avait cru, de bonne foi, avoir le droit de transiger et de demander la somme qu’il a exigée à raison d’un délit commis à son préjudice, alors même, qu’en fait, ce délit n’aurait pas été commis, ou qu’ayant été commis, il ne lui aurait causé aucun dommage, ou même ne lui aurait occasionné qu’un dommage tout à fait disproportionné avec l’indemnité réclamée.

83 - Le caractère diffamatoire de la menace étant indépendant de la vérité ou de la fausseté du fait imputé, l’auteur de la menace n’échapperait pas à la peine - sauf dans le cas tout spécial de la plainte - en offrant de prouver qu’il a cru, de bonne foi, que les faits qu’il annonçait vouloir révéler, étaient vrais. Même en les supposant tels, il n’avait pas le droit d’en faire usage pour contraindre la volonté de celui auquel ils étaient imputés.

84 - Les mobiles qui ont fait agir l’auteur des menaces sont juridiquement indifférents. Presque toujours il aura agi dans un but de cupidité ; mais il n’est pas impossible qu’il ait voulu aussi et principalement se venger. Il n’importe si, contraignant la victime à remettre des fonds ou valeurs, il a accompli avecconnaissance, tous les actes qui constituent légalement le délit.

85 - Pour cette raison, nous n’hésiterions pas à déclarer punissable celui qui, voulant punir l’auteur d’un délit qui ne lui aurait personnellement causé aucun préjudice et en même temps sauver son honneur et celui de sa famille, exigerait pour ne pas le dénoncer une somme d’argent qu’il verserait ensuite au bureau de bienfaisance. À notre avis, ce serait là un chantage punissable. Tous les éléments de ce délit sont réalisés. Il est vrai que cette personne n’aurait pas agi en vue d’un gain illicite ; mais nous avons dit que cette condition qui n’est pas dans la loi, ne nous paraît pas nécessaire. Nous trouvons ici confirmation de cette idée. On ne peut permettre à la justice privée de se substituer à la justice sociale par une semblable contrainte. Sans doute, le mobile n’a ici rien de honteux ; il indique même une âme élevée et une haute moralité, mais c’est un mobile sans influence sur la constitution légale du délit, qui peut seulement justifier la plus large atténuation pénale.

E - Remise des fonds ou valeurs - Tentative

86 - Nous avons dit que le délit de chantage n’est vraiment consommé que si la victime, cédant à la menace, a remis les titres, fonds ou valeurs, ou signé la pièce obligatoire qu’on exige d’elle. Mais le chantage est un délit dont la simple tentative es incriminée expressément par la loi. Cependant, en lisant les arrêts, on s’aperçoit que, dans plusieurs espèces, cette distinction du délit consommé et du délit simplement tenté n’a pas toujours été respectée : on a poursuivi et condamné pour chantage, alors que la remise n’avait pas été faite. Nous avons même remarqué que la Cour de cassation, en analysant, dans de nombreuses décisions, les éléments légaux du délit, n’y fait pas figurer cette remise. En réalité, cette erreur n’a pas grande importance, puisque la peine est la même, mais ce n’est pas moins une erreur juridique qu’il est préférable d’éviter, et dans laquelle d’ailleurs ne sont pas tombés tous les arrêts…

87 - Le commencement d’exécution du délit de chantage consistera dans la menace, écrite ou verbale, de faire des révélations de faits diffamatoires, avec l’intention de contraindre la victime à remettre des fonds ou valeurs. Il est évident, d’ailleurs, qu’il n’est pas nécessaire que cette remise de fonds ait été formulée. Le délit est commencé par la seule menace faite. Cette tentative manquera son effet par une circonstance indépendante de la volonté de l’auteur lorsque la personne, objet de la menace, aura refusé de faire la remise qu’en prétendait exiger d’elle.

88 - Une cour d’appel a jugé qu’il n’y avait commencement d’exécution tant que la menace, n’était pas parvenue à la connaissance de la personne dont on exige une remise de fonds et, qu’ainsi, on ne pouvait punir un individu qui avait chargé un tiers de répéter cette menace à l’intéressé, si ce tiers n’avait pas exécuté la mission dont il était ainsi chargé. Cette doctrine nous paraît au moins très contestable.

F - Distinction du chantage et quelques autres crimes ou délits
Nature juridique du chantage.

89 - Le chantage est une extorsion. Il a des caractères communs avec le crime d’extorsion, prévu par le premier paragraphe [de l’art. 400 du Code pénal ancien], puisque l’un et l’autre consistent dans le fait d’exercer sur la volonté de la victime une contrainte pour l’obliger à signer un écrit, ou à remettre un titre obligatoire, et que le crime peut résulter d’une simple contrainte morale. Nous avons dit ce qui, selon nous, les distingue. La menace qui constitue le crime doit faire craindre des violences contre la personne ; celle qui réalise le délit doit inspirer la crainte d’une diffamation. Il semble aussi que, dans le crime d’extorsion, la contrainte est exercée au moment même de l’extorsion, circonstance qui n’est pas exigée pour le délit de chantage…

Signe de fin