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DES FORCES DU DÉLIT :
DE LA FORCE PHYSIQUE (DU DOMMAGE)

Carrara « Cours de droit criminel fait à l’Université de Pise »
(Traduction Baret, éd. Marescq, Paris 1876, p. 59 et s.)

§ 92. La loi naturelle n’a constitué l’homme défenseur de la loi morale outragée, qu’autant que le trouble de l’ordre extérieur demande une répression prompte et sensible. Par conséquent, pour que l’autorité civile exerce légitimement le droit de répression sur les actes humains, il faut que ces actes soient capables de troubler l’ordre extérieur, ou autrement de violer les droits des autres hommes.

§ 93. Mais les actes humains n’offrent ce caractère que quand le mauvais dessein est suivi d’un mouvement corporel, autrement dit d’un fait extérieur : les actes intérieurs ne peuvent pas seuls troubler l’ordre extérieur.

§ 94. C’est pourquoi dans les actes purement intérieurs on peut voir une faute ou un péché, selon qu’on les considère dans leurs rapports avec la loi morale ou religieuse, mais on n’y peut voir un délit. A l’être juridique appelé délit il faut donc nécessairement un second élément, une seconde force, qu’on nomme la force physique.

§ 95. La force physique du délit, considérée dans sa cause, ou subjectivement, a donc pour éléments l’acte corporel : elle résulte du mouvement que l’âme imprime aux membres pour les faire servir, suivant son mauvais dessein, à l’exécution de l’acte coupable. Aussi l’appelle-t-on encore force extérieure, parce qu’elle se montre aux yeux d’autrui, et force passive, parce que le corps obéit passivement aux ordres de la volonté.

§ 96. La force physique du délit considérée dans son résultat, ou objectivement, consiste dans le dommage causé à autrui par l’action. Ce dommage peut être effectif, ou potentiel : effectif, quand s’est réellement produite la perte du bien menacé ; potentiel, quand elle n’est pas du tout arrivée, à la vérité, mais que le résultat de l’acte extérieur à la puissance de la produire, et qu’il en est résulté par conséquent la violation complète d’un droit.

§ 97. Le dommage potentiel est donc une chose distincte du danger ; et le danger est lui-même de deux espèces : autre chose est le danger appréhendé, qui n’a jamais présenté un état de fait rendant imminente la violation du droit, par exemple les qualités et les inclinations mauvaises d’un homme ; autre chose est le danger couru, lequel résulte d’un état de fait qui a rendu à un moment donné cette violation imminente.

Le danger appréhendé ne donne jamais lieu à incrimination, il tombe seulement sous le coup des mesures de bon gouvernement.

Le danger couru est la base de l’implication de la tentative, comme nous le verrons en son lieu. Le dommage potentiel peut encore faire naître la notion du délit consommé. Les délits pour la consommation desquelles le dommage potentiel est suffisant sont tous les délits formels, car la seule action du délinquant, quoique non suivie de l’effet qu’il attendait, forme précisément une violation actuelle du droit, et par conséquent la parfaite infraction à la loi. Quand il y a simplement un danger, le droit n’est pas encore violé, il est seulement menacé.

§ 98. Dans le délit formel il y a dommage effectif en tant que le droit abstrait est violé, et dommage purement potentiel quant au droit concret, ou autrement quant à la jouissance du bien matériel qu’on voulait ravir. L’action est incomplète au point de vue de son objectivité matérielle, car l’agent peut n’avoir pas atteint l’avantage qu’il poursuivait, mais le délit et complet au point de vue de son objectivité idéale, qui est le droit abstrait et violé.

On doit donc entendre cette distinction en rapprochant toujours la potentialité du bien matériel menacé, puisque, par rapport au droit abstrait, le dommage même potentiel a toujours en soi l’effectivité de la lésion. Ainsi celui qui injurie peut ne pas avoir enlevé l’honneur à l’homme injurié, parce que personne ne s’est arrêté à l’injure, et en conséquence, par rapport au bien matériel, le dommage rester simplement en puissance ; mais pourtant le délit est complet, parce que l’expression injurieuse ayant la potentialité d’enlever l’honneur, la violation effective du droit s’est par là même réalisée.

§ 99. Le délit matériel au contraire exige toujours, pour se consommer, le dépouillement réel du bien auquel le droit attaqué se rapporte. Par conséquent, doit être effective tant la violation du droit abstrait que la privation du bien concret. Le délit formel se consomme par la seule violation du droit subjectif. Pour le délit matériel il faut de plus que le droit soit violé dans son objectif, c’est-à-dire que le bien qui forme l’objet du droit soit enlevé.

§ 100. Ainsi donc, les actes extérieurs qui procèdent d’une intention coupable ne peuvent pas par eux-mêmes être élevés tous à la qualité de délits, mais seulement ceux qui ont nui ou qui étaient aptes à nuire aux droits d’autrui, ou ceux qui, dans leur développement, ont mis le droit en un danger actuel. Sans cela l’acte extérieur est civilement innocent, quoi qu’il puisse être réprouvé par la morale ou par la religion.

§ 101. En outre, du principe que la société n’est armée du droit de punir que pour le maintien de l’ordre extérieur, il résulte que si, dans un cas où le principe de justice exigerait la répression on risque de causer en l’appliquant un désordre plus grand qu’en s’abstenant d’en user, alors cessera pour la société le droit d’exercer une justice qui nuirait à l’ordre extérieur.

§ 102. Maintenant considérons de nouveau le délit dans la réunion de ces deux forces : le dommage se divise en dommage immédiat ou direct, et dommage médiat ou réfléchi que quelques personne appellent aussi dommage moral.

§ 103. Le dommage immédiat est le mal sensible que le délit cause en violant le droit attaqué, que ce droit appartienne à un seul individu, ou à plusieurs, ou à tous les membres de l’agrégation, ou encore à l’agrégation sociale elle-même considérée comme personne ayant une existence propre. On l’appelle dommage direct parce qu’il consiste dans la lésion du droit directement blessé par l’action criminelle.

§ 104. Le dommage médiat est celui que le délit cause en outre à tous les citoyens que l’action n’a pas directement atteints. On l’appelle dommage réfléchi parce que celui qui le souffre en est atteint par réflexion et pour ainsi dire par ricochet.

§ 105. L’homme en société jouit du patrimoine naturel, et de plus d’un patrimoine qu’on appelle social.

§ 106. Le patrimoine naturel de l’homme est l’ensemble de tous les biens qui lui appartiennent comme individu : vie, santé, liberté, avoir, honneur, droit de famille.

§ 107. Le patrimoine social est celui qui compète à l’homme en tant que membre d’une société civile, laquelle est constituée dans l’unique but de lui donner des avantages de la sûreté et du sentiment de la sûreté (1).

(1) La sûreté et le sentiment de la sûreté, comme droit, viennent de la nature. Je ne transige pas là-dessus. Mais l’homme qui vit dans l’état d’association sans la protection d’un gouvernement n’a qu’une sécurité précaire, qui dépend de ses propres forces, et par conséquent le sentiment de la sûreté est faible chez lui, et bien souvent absent. La seule chose qui rende nécessaire l’autorité sociale, c’est qu’elle assure la protection du droit. C’est par elle que la sûreté et le sentiment de la sûreté deviennent une réalité de fait. L’homme isolé a le droit de vivre : c’est un droit naturel, un droit du patrimoine naturel, en effet la société civile n’y ajoute pas un atome. L’homme isolé a aussi le droit de rendre sûr son droit à la vie. Le jus defensionis est un droit naturel inhérent à tous les droits, tant originaires que dérivés. Mais quant jus defensionis parfait dans son être idéal, l’homme isolé n’en jouit pas toujours suffisamment. Quelque fort qu’il soit, il peut se trouver subjugué par un plus fort, ou vaincu par suite d’une maladie ou par trahison. De même, le droit de se sentir en sûreté appartient à l’homme isolé ; mais le vague sentiment de son impuissance en diminue chez lui la jouissance. La société assure la défense, c’est là sa mission, de par la loi naturelle, et même sa seule mission absolue. Voilà pourquoi on lui attribue le bienfait de ce patrimoine, et si on l’appelle social, ce n’est pas parce que la société le donne, mais parce qu’elle le rend une vérité de fait, parce qu’elle en fait jouir réellement.

Oui, je pense que la loi naturelle donne à l’homme, en même temps que le droit, la conscience de la faculté de défendre ce droit. Oui, je pense que de ce double sentiment du droit et de la faculté de défendre dépend le sentiment de la sûreté. Mais comment l’homme isolé possède-t-il se sentiment de défense et de sûreté ? Comme une vérité absolue en tant que puissance ; comme une croyance souvent déçue en tant qu’on la considère comme réalité. Oui, je pense avec Locke que si c’est la loi naturelle qui attribue à l’homme le jus defensionis, il n’est pas absurde de rapporter à cette loi le jus punitionis en tant que moyen de défense directe pour empêcher le retour de l’offense. Et en effet, la nature a révélé à l’homme le jus punitionis au moyen du sentiment de la vengeance, laquelle a deux formes psychologiques : celle d’une pure passion, effet du ressentiment du mal souffert ; elle est œuvre du sentiment ; et celle d’un calcul ayant pour objet de prévenir de nouveaux dommages ; elle est ordre de raison. Et ici je remarque que, même dans l’état de société, on trouve en fait très prononcées ces deux formes psychologiques de la vengeance.

Quand j’outrage mon ennemi par pur ressentiment du mal qu’il m’a fait, dont je ne crains pas le retour, j’exerce la vengeance purement et simplement comme acte de passion brutale ; quand je bâtonne le voleur que j’ai surpris faisant la récolte de mon champ, j’exerce la vengeance comme acte de raison. Je veux te donner une leçon, pour t’ôter l’envie d’y revenir. Ces deux formes très prononcées mériteraient peut-être d’être remarquées aussi dans la pratique, et prises pour critérium d’une juste proportion dans l’imputation des délits commis par vengeance.

Sous la première forme, le délit est barbare et brutale; c’est un sentiment vicieux et condamnable. Sous la deuxième forme, quand les limites de la correction ne sont pas dépassées, il y a chez l’agent un sentiment erroné de justice. Le délit consiste à avoir fait, d’autorité privée, ce qui était réservé au pouvoir social ; et quand bien même le mal infligé par le particulier serait moindre que celui qu’aurait infligé l’autorité, il y a toujours un délit parce qu’il y a usurpation du pouvoir social : de ce que la société est en mesure d’exercer ce pouvoir, le particulier perd la faculté d’agir lui-même. Voilà sur quoi on peut se fonder pour atténuer l’énergie de la répression, comme je l’ai démontré dans l’introduction au cours précédent.

Mais revenons à notre sujet. Tout en reconnaissant que la loi naturelle a révélé le droit de punir sous la forme de la vengeance raisonnée, on ne saurait admettre qu’elle l’ait de plus concédé comme faculté pratique constamment applicable par l’homme offensé, et cela par trois puissants motifs : premièrement, que la faculté de juger est troublée chez l’homme offensé ; deuxièmement, que son jugement n’est pas accepté par l’offenseur ; troisièmement, que ce jugement ne peut pas s’exécuter quant l’offenseur est le plus fort. Ces trois difficultés rendaient impossible l’exercice du jus punitionis par l’individu. Il était donc nécessaire que la disposition de la loi naturelle en armât la société. Et voilà le patrimoine social complété, grâce à la jouissance effective de la sûreté et du sentiment de la sûreté. Dans ce patrimoine social ainsi défini au point de vue idéal, viennent se placer tous les règlements, toutes les institutions qui tendent à l’affermissement de la société civile et au fonctionnement le plus facile de sa mission essentielle qui est de protéger le droit.

Ainsi la loi organique de l’État, la justice publique, la tranquillité publique, la fois publique, etc. sont des biens qu’on acquiert par le moyen de la société, et ce sont des biens réels en tant que chaque individu en tire avantage dans l’exercice des droits et dans la jouissance des biens qu’il avait reçus de la nature. Le patrimoine social, s’il m’est permis d’employer une comparaison, peut être assimilé au mur qui entoure un jardin. Ce mur n’en augmente pas la richesse, la fertilité naturelle (patrimoine naturel) ; au contraire, par l’espace qu’il occupe et l’ombre qu’il produit, il nuit dans une certaine mesure à la fertilité naturelle, à la production. Mais l’avantage d’une abondante production, quoique diminué partiellement, se trouve augmenté en somme par la sécurité obtenue au moyen du mur (patrimoine artificiel) que la main de l’homme a élevé pour protéger les biens naturels du jardin. Dire que les hommes sont faits pour l’État c’est-à-dire que le jardin est fait pour le service du mur. Faire que, dans les sociétés, les mesures de protection juridique détruisent toute jouissance des biens naturels c’est agir comme le propriétaire imprudent qui entoure son jardin d’un mur démesuré, et par là lui enlève le soleil et l’air, le rend stérile, et anéantit toute espérance de production.

§ 108. En acceptant cette nomenclature et cette distinction, on n’entend pas du tout mettre en antithèse les droits naturels et les droits sociaux, en ce sens que ceux-ci viendraient d’ailleurs que de la loi naturelle primitive, et qu’ils seraient le produit de conventions humaines. Si l’on tient pour certain que la société civile a son origine dans la loi naturelle, et que de cette loi provient l’autorité qui réglemente l’ordre extérieur et le pouvoir qu’elle a de défendre la violation des droits naturels, l’agrégation elle-même devient un fait naturel, et le droit qu’a tout citoyen d’exiger qu’on respecte l’ordre de la société dont il fait partie est aussi un droit qui vient de la nature. Sous cet aspect, la distinction entre le patrimoine naturel, et le patrimoine social, n’aurait pas de sens ou aurait un sens trompeur. Mais si l’organisation sociale, l’autorité, la justice répressive, considérées dans leur existence abstraite, émanent directement de la loi naturelle, il n’en est pas de même de leurs formes, qui, pourvu qu’elles répondent aux buts de la loi éternelle de l’ordre, sont toutes légitimes dans toutes leurs variétés possibles. Or ces variétés, qui constituent la manière d’être concrète de telle ou telle organisation sociale des diverses nations, sont constituées par le consentement tacite ou exprès des citoyens, et c’est précisément pourquoi on dit organisation sociale.

§ 109. Aussi, l’homme qui vit dans une société, outre les droits qu’il aurait comme individu, et qui forment son patrimoine naturel, a droit à ce qu’on respecte la forme de l’organisation concrète dans laquelle il trouve sa sûreté. Le droit à la sûreté, nous le tenons de la nature ; mais la société, instrument de la loi naturelle pour la protection de ce droit, procure la sûreté au moyen de la loi civile, et en fait naître chez les citoyens le sentiment raisonné de sécurité.

Une fois fixée, la forme de la protection sociale devient l’objet d’un nouveau droit, dont les citoyens peuvent exiger le respect.

Signe de fin