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LA COMPLICITÉ DE COMPLICITÉ

par M. le Professeur André Vitu
(Observations sous Cass. crim., 30 mai 1989, Rev.sc.crim. 1990 325, Chronique)

Sans être l’une des questions les plus délicates suscitées par l’interprétation des articles 59 et 60 du Code pénal, la complicité de complicité a pourtant attiré l’attention de la plupart des criminalistes français depuis un siècle.

Une minorité d’entre eux (E. Garçon, J. A. Roux et, plus récemment, P. Bouzat) refuse d’admettre que soit réprimé l’acte d’un complice indirect, ou complice de complice : ainsi l’individu qui indique l’adresse d’une avorteuse au mari d’une femme enceinte ne pourrait pas être tenu pour complice de cette femme, si elle se soumet à des manœuvres d’interruption de sa grossesse. Car l’acte du complice direct (ici le mari) n’étant pas, en soi, un délit punissable, le complice indirect ne pourrait donc pas emprunter la criminalité d’un acte qui, lui-même, ne constitue pas une infraction. L’interprétation restrictive de l’article 60 du code pénal interdirait d’ailleurs d’étendre la répression de la complicité au-delà du cercle étroit des complices immédiats dont ce texte donne l’énumération.

La plupart des auteurs contemporains ont au contraire suivi R. Garraud (Traité théorique et pratique de droit pénal français, 3e éd., III, n° 952), pour qui l’article 60 n’est nullement limitatif. En parlant, dès sa première phrase, d’une façon impersonnelle, d’aide à une action qualifiée crime ou délit, ce texte laisse bien entendre que toute participation criminelle doit être retenue, proche ou lointaine ; on ajouterait au texte légal si l’on exigeait que, pour être punissable, la complicité soit seulement l’activité d’un coopérant immédiat. Mais, tandis que certains auteurs affirment cette solution tout uniment et sans aller plus loin qu’une position de principe (ainsi G. Vidal et J. Magnol, A. Chavanne, R. Merle et A. Vitu, Mme M.-L. Rassat, J. Pradel), d’autres, sans renier pour autant la position répressive de leurs collègues, mais plus prudemment, estiment que tout est question d’espèce : on ne peut retenir la complicité de complicité que si l’on démontre que l’auxiliaire indirect s’est associé à l’acte principal par une intervention matérielle nettement établie et dans une intention indiscutable ; faute de cette démonstration, l’acte du complice médiat échapperait à la répression (L. Hugueney, J. Larguier, M. Puech, J.-P. Doucet, W. Jeandidier).

La discussion doctrinale s’est nourrie d’un tout petit nombre d’arrêts de la Cour de cassation qui, jusqu’à une date très récente, présentaient tous cette particularité de concerner exclusivement le délit d’avortement. La première décision de la Chambre criminelle est ancienne (Crim. 23 mai 1844, Bull.crim. n° 179) : jugé en cour d’assises (à l’époque, l’avortement était un crime), le complice d’une femme poursuivie pour s’être fait avorter avait cru déceler un vice de complexité dans la question posée au jury, et dans laquelle on lui reprochait « d’avoir donné ou fait donner des instructions pour commettre le crime ». La Cour de cassation écarte le moyen : « celui qui, affectant de ne pas se mettre en rapport direct avec l’auteur principal du crime, donne à un tiers des instructions nécessaires pour commettre ce crime afin qu’il les transmette à celui qui doit le commettre, est aussi coupable que s’il les donnait directement ». A. Chauveau et F. Hélie (Théorie du code pénal, 5e éd., I, n° 296) et A. Blanche (Études pratiques sur le Code pénal, 2e éd., II, n° 95), qui détaillent cet arrêt, l’approuvent sans réserve, tant la solution leur parait aller de soi.

L’avortement étant devenu un délit correctionnel depuis 1923, les arrêts rendus après cette date seront, eux, plus nuancés. Ils approuvent les décisions de condamnation dont les constatations établissent, avec certitude, que le complice indirect a collaboré, activement et en connaissance de cause, à des agissements dont il savait le caractère délictueux (Crim. 8 juillet 1943, JCP 1944 II 2651; 22 juillet 1943, Bull.crim. n°76, S. 1943 1 115, Gaz. Pal. 1943 2 109, J.C.P. 1944 II 2641). En revanche, la cassation est encourue si les motifs de la condamnation n’expliquent pas avec suffisamment de précision en quoi l’intervenant lointain a pu être tenu lui-même pour un complice, bien que ne s’étant pas trouvé en rapport immédiat avec la femme avortée ou avec l’avorteur (Crim. 17 nov. 1944, Gaz. Pal. 1945 1 43, cette Revue, 1946.67, obs. L. Hugueney, et commenté par M. Puech, Les grands arrêts de la jurisprudence criminelle, I, p. 351 et s. ; 29 nov. 1946, Gaz. Pal. 1947 1 25, cette Revue, 1947.87, obs. L. Hugueney ; 4 janv. 1975, Gaz. Pal. 1975. 1. 343, note P. J. D., cette Revue, 1976.707, obs. J. Larguier).

Les arrêts de 1944 et 1946 ont été souvent présentés, par la doctrine, comme ayant refusé de réprimer la complicité de complicité, ce qui, par rapprochement avec les décisions rendues en 1943, a conduit nombre d’auteurs à écrire que la jurisprudence est incertaine. En réalité, une interprétation plus exacte de ces arrêts montre que la Chambre criminelle n’écartait nullement la possibilité de réprimer la complicité de complicité : ses décisions de cassation se fondaient uniquement, en 1944, 1946 et aussi en 1975, sur l’insuffisance des motifs de condamnation.

Est-ce à dire que la Cour de cassation se retranche toujours derrière les constatations de fait retenues par les juridictions inférieures pour approuver ou censurer les décisions soumises à son examen ? Un arrêt récent (Crim. 30 mai 1989, Bull.crim. n°222), révèle qu’au-delà de l’examen des circonstances de fait et de la pertinence des motifs qui s’appuient sur elles la Haute juridiction ne répugne pas à poser une affirmation plus théorique et à renouer avec la position qu’elle avait adoptée, en ce domaine, dans son vieil arrêt de 1844.

Voici les éléments de l’espèce qui lui a donné l’occasion de prendre parti. A la suite des relations devenues difficiles avec des gens dont il avait décidé de se débarrasser, un Sieur H... donne des instructions à un nommé A..., qui recrute trois tueurs auxquels il transmet les indications reçues ; les trois hommes exécutent les victimes désignées et mettent le feu au bâtiment où elles vivaient. Au vu des énonciations détaillées décrivant le comportement de H... tout au long de la genèse des faits, la Chambre criminelle approuve la chambre d’accusation d’avoir décidé le renvoi de l’intéressé devant la cour d’assises des chefs de complicité des crimes commis par les tueurs. Mais, en outre, pour répondre plus directement au pourvoi du demandeur qui soutenait que la complicité de complicité n’est pas punissable, la cour ajoute : « l’article 60 du Code pénal n’exige pas que les instructions soient données directement par leur auteur pour que la complicité de celui-ci soit légalement constituée ». Cette formule générale rejoint la position doctrinale majoritaire, qui interprète de façon non limitative l’article 60 et accepte, comme constitutive de complicité, la participation indirecte tout autant que la complicité la plus immédiate.

Arrivé à ce point des explications, deux précisions s’imposent.

1) L’assimilation de la complicité indirecte à la complicité directe ne doit pas être limitée à la seule hypothèse de la fourniture d’instructions, comme on pourrait le soutenir à la lecture de l’arrêt de 1989. Les raisons de décider sont les mêmes pour la provocation, la fourniture de moyens propres à l’action, l’aide ou l’assistance : un provocateur doit être poursuivi même si, moyennant finances, il charge un intermédiaire de recruter l’homme de main qui agira au nom du mandant ; la présence d’un tel intermédiaire ne change rien à la criminalité des agissements du provocateur. Il ne faudrait donc pas tirer de l’arrêt H... le principe d’une limitation propre à réduire l’ampleur de l’article 60 du Code pénal.

2) On dit ordinairement de la provocation, telle qu’elle est définie par l’article 60 en son alinéa 1er, qu’elle doit être « directe ». Le mot prend ici un autre sens que celui qui a été envisagé jusqu’à présent. Quand on affirme que la provocation doit être, non seulement qualifiée (c’est-à-dire résulter de dons, promesses, menaces...), individuelle (autrement dit, adressée personnellement à celui qu’on veut amener à agir), mais aussi directe, on entend par là que cette provocation doit tendre à la commission d’une infraction précise, indiquée avec une suffisante netteté à celui qui agira : le mot « directe » vise alors le point d’application de la provocation, le but final auquel il tend.

Dans la complicité de complicité, le mot « directe » désigne au contraire le lien qui unit l’activité du complice lointain avec l’infraction à commettre.

Les réflexions qui précèdent permettent de ramener à sa juste mesure un autre arrêt récent (Crim. 1er sept. 1987, Bull.crim. n° 308), dont il serait erroné de prétendre qu’à l’inverse de la décision de 1989 il écarte la répression de la complicité de complicité. Dans cette autre espèce, le commanditaire d’un assassinat voulait distinguer, dans l’activité des deux tueurs qui avaient exécuté la victime; le rôle du fournisseur de l’arme, le seul avec lequel lui, le commanditaire, aurait été en rapport, et celui du tireur, auteur véritable et unique du crime : d’où il déduisait l’impossibilité d’être poursuivi-pour complicité de complicité. Mais l’argumentation a été écartée par la Chambre criminelle : celle-ci se retranche derrière les appréciations souveraines de la chambre d’accusation, pour qui les faits démontraient que les deux exécutants étaient co-auteurs de l’assassinat, et le commanditaire leur complice direct. La Cour de cassation ajoute - le point est important - qu’est vain le grief « d’avoir retenu contre le demandeur des faits qui constitueraient une complicité au second degré non punissable légalement ». Entendue dans son sens obvie, la formule ne signifie nullement que la complicité de complicité serait impunissable, mais bien qu’il est inutile d’en discuter en l’espèce, puisque les faits constatés sont tels que le demandeur est bel et bien un complice direct, et non un complice médiat, au second degré, comme il le soutenait. Les mots soulignés n’ont donc pas la valeur d’une affirmation de principe.

II n’existe donc point de contradiction entre l’arrêt du 1er septembre 1987 et celui du 30 mai 1989. Le premier se contente de juger suffisamment motivées les affirmations de la chambre d’accusation, tandis que le second, outre une constatation semblable, s’élève à une affirmation théorique qui méritait d’être soulignée, et qui est de nature à écarter définitivement l’affirmation, trop répandue dans la doctrine, que la jurisprudence de la Cour de cassation demeure incertaine.

Signe de fin