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LE PRINCIPE
DE LA LÉGALITÉ CRIMINELLE
ET LA
NÉCESSITÉ DE TEXTES CLAIRS ET PRÉCIS

par A. VITU
(Observations sous Cass.crim. 1er février 1990, Rev.sc.crim. 1991 555)

Le principe de la légalité criminelle, clef de voûte du droit pénal et de la procédure pénale, impose au législateur, comme une exigence logique de sa fonction normative, la rédaction de textes définissant sans ambiguïté les comportements qu’ils érigent en infractions, et les sanctions qui leur sont attachées. La loi criminelle ne peut assurer pleinement et véritablement son rôle de protection contre l’arbitraire possible des juges et de l’administration, sa mission pédagogique à l’égard des citoyens soucieux de connaître le champ de liberté qui leur est reconnu, et son devoir de prévention générale et spéciale à l’encontre des délinquants potentiels, que si elle détermine avec soin les limites du permis et de l’interdit.

Sans être ignorée de la doctrine antérieure à 1950, mais rarement mise en évidence par elle, l’exigence de textes incriminateurs précis est affirmée maintenant par l’unanimité des auteurs français contemporains. De son côté, le Conseil constitutionnel a conféré à cet impératif ses lettres de noblesse en proclamant, en plusieurs décisions publiées depuis une dizaine d’années, «la nécessité pour le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire» (Cons.const. 19-20 janvier 1981, 1982.441, note A. Dekeuwer, JCP 1981.II.19701, note Cl. Franck, L. Favoreu et L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel,4e éd. n° 34 ; 10-11 oct. 1984, L. Favoreu et L. Philip, op. cit. n° 40; 18 janv. 1985, D. 1986.426, note T. Renoux); cette exigence lui est apparue dériver à la fois de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme (« Nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée ») et de l’article 34 de la Constitution de 1958 (« La loi fixe ... la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables »).

Le législateur n’est pas seul concerné par l’exigence constitutionnelle de clarté et de précision : celle-ci vaut également pour les auteurs de textes administratifs, puisque eux aussi tiennent de la Constitution actuelle le pouvoir de créer des dispositions incriminatrices, du moins dans l’ordre des contraventions. Dans leur vie de chaque jour, les citoyens ressentent autant l’effet contraignant des règles d’origine administrative, que le poids des ukases législatifs, et dans l’un comme dans l’autre cas ils ont besoin de savoir ce qu’il faut faire et ne pas faire; l’arbitraire de l’administration est même plus à craindre que celui des juges.

Bien qu’imposée pareillement au législateur et aux rédacteurs des textes administratifs, l’exigence d’une rédaction claire et précise n’est pas assortie de la même sanction selon l’origine du texte en cause. Si le grief d’imprécision ou d’obscurité est dirigé contre une loi pénale, la sanction est imparfaite en ce sens que, si le Conseil constitutionnel n’a pas été saisi avant la promulgation de cette loi et mis en mesure de déclarer inconstitutionnelle la disposition critiquée, la loi devient droit positif et doit s’appliquer: car il n’appartient pas au juge d’apprécier lui-même la constitutionnalité des lois. Au contraire, la sanction de l’exigence constitutionnelle sera plus facile à mettre en oeuvre s’il s’agit d’un texte administratif: le vice d’imprécision peut alors être invoqué contre lui par la voie du recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État ou devant les tribunaux administratifs, ou soulevé par le biais de l’exception d’illégalité (ou d’inconstitutionnalité) devant la juridiction répressive, saisi d’une poursuite fondée sur le texte vicié.

Or, voici que l’occasion a été donnée récemment, à la Chambre criminelle de la Cour de cassation, de mettre en oeuvre l’exigence de textes clairs et précis, dans deux affaires en tous points identiques et concernant des contraventions de police d’atteinte au monopole dans le service des pompes funèbres (Cass.crim.. 1er février 1990, Bull.crim. n° 56 ; et 1 décembre 1990, Bull.crim. n°432, relatif à l’exercice de l’action civile). Aux termes de l’article L. 362-1 (al. 1er) du Code des communes, « Le service extérieur des pompes funèbres ... appartient aux communes à titre de service public » ; ce même article ajoute (al. 2) : « Les communes peuvent assurer ce service, soit directement, soit par entreprise, en se conformant aux lois et règlements sur les marchés de gré à gré et adjudications », De son côté, l’article R. 362-4 du même code s’exprime ainsi : « Indépendamment des peines prévues en cas de récidive à l’article L. 362-12, toute infraction aux dispositions des articles L. 362-1, L. 362-4-1, L. 362-8, L. 362-9 et L. 362-10 est punie des peines d’amende prévues pour les contraventions de la 5e classe ». On se trouve donc en présence d’une de ces combinaisons extrêmement fréquentes, dans lesquelles l’incrimination est légale parce que concernant une matière qui relève du domaine de la loi, ici l’administration et les compétences des collectivités locales (art. 34, Constitution 1958), et la pénalité réglementaire, parce que le législateur a estimé que des pénalités contraventionnelles suffiraient à sanctionner les infractions qui seraient commises sur ce point.

Tel est le tissu constitutionnel, législatif et réglementaire sur lequel, depuis quelques années, s’est développée la « guerre des pompes funèbres », opposant les entreprises concessionnaires ou adjudicataires du service public communal, et d’autres entreprises non attributaires de concessions et venant empiéter sur un monopole qui, à leurs dires, favorise l’exploitation des familles en deuil. Saisie d’un pourvoi contre un arrêt par lequel la cour d’appel d’Amiens avait condamné le dirigeant d’une de ces entreprises contestataires, la Chambre criminelle, par l’arrêt du 1er février 1990 précité, a cassé la décision attaquée en retenant expressément que le texte prétendument violé, l’article L.362-1 du Code des communes, ne contenait aucune incrimination rédigée en termes clairs et précis, et que, de ce fait, aucune peine n’aurait dû être prononcée contre le prévenu.

En effet, à la différence des articles L. 362-8, -9 et -10, auxquels renvoie également l’article R. 36211, et qui contiennent des incriminations aux contours nettement définis (« il est interdit aux entreprises privées de pompes funèbres ... d’employer dans leurs enseignes, annonces, affiches ... des termes ou mentions... » ; « les entreprises privées de pompes funèbres ... doivent faire mention dans leurs enseignes ... des noms des propriétaires... » ; « sont interdites les offres de services... »), l’article L. 362-1 affirme seulement le caractère public du service municipal des pompes funèbres et indique les modalités de son attribution à des entreprises privées. On pourrait, il est vrai, soutenir qu’en créant un monopole au profit des communes et au bénéfice des entreprises qui ont traité avec elles, cet article sous-entend qu’aucune autre entreprise ne peut s’immiscer dans l’activité ainsi réservée, et que toute immixtion est punissable pénalement. Mais on répondra qu’une incrimination ne peut résulter d’un sous-entendu : elle n’a pas alors les contours précis et clairs qu’elle devrait avoir. Une incrimination doit, au minimum, décrire avec netteté un comportement actif ou passif, qui puisse être imputé à un être humain, et dont la composante psychologique ou élément moral ressorte de la définition de ce comportement ou soit impliqué sans hésitation par lui. Rien de tel n’apparaît dans l’article L.362-1 du Code des communes.

Deux points doivent être ajoutés à ce qui précède. Dans son arrêt du 1er février 1990, la Chambre criminelle a relevé d’office le moyen de cassation, tiré de l’imprécision que le demandeur n’avait pas songé à invoquer. D’autre part, la Haute juridiction vise non seulement l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et l’article 34 de la Constitution de 1958 (ce qu’avait fait aussi le Conseil constitutionnel, dans les décisions précitées), mais également l’article 4 du Code pénal, qui proclame la légalité des délits et des peines, et les articles 6-3, et 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (art. 6-3-a : « Tout accusé a droit à être informé ... de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui » ; art. 7 : « Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui ... ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international »), textes qu’il n’appartenait pas au Conseil constitutionnel d’invoquer dans les décisions précitées, puisqu’il est le gardien des seules dispositions d’ordre constitutionnel de notre pays.

Dans le sillage de l’arrêt du 1er février 1990 s’est engouffré le pourvoi en cassation qui a donné lieu au second arrêt de la Chambre criminelle, celui du 13 décembre 1990. Le moyen formulé par le demandeur se référait expressément au principe que « toute infraction doit être définie en termes clairs et précis pour exclure l’arbitraire et permettre au prévenu de connaître exactement la nature et la cause de l’accusation portée contre lui ». La leçon donnée par l’arrêt du 1er février 1990 n’a donc pas été perdue, et il ne serait pas étonnant qu’à l’avenir d’autres décisions s’appuient sur le même argument pour faire tomber des condamnations fondées sur des textes administratifs insuffisamment précis. Comme l’a écrit notre collègue M. Puech (Droit pénal général, n’ 82), les autorités administratives doivent s’attendre à des surprises.

Signe de fin