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DE L’ILLICÉITÉ
EN DROIT CRIMINEL FRANÇAIS
par André VITU

Professeur à la Faculté de droit et des sciences économiques de Nancy
(Rapport présenté à l’occasion des 2èmes Journées franco-helléniques
de droit comparé à Nancy en 1984
et publié au Bulletin de la société de législation comparée 1984 pages 127 et s.)

Avant d’aborder le problème de l’illicéité pénale, qui constitue l’un des aspects du thème général proposé pour les 2° Journées franco-helléniques, il importe de trancher un point relatif à la terminologie. Plusieurs termes sont en effet utilisés, en français, pour désigner la notion qui va être étudiée : on parle d’illicéité, d’anti-juridicité, de caractère injuste ; la terminologie est encore plus riche dans la langue allemande. Nous écarte­rons immédiatement le terme d’illégalité, qui semble restreindre le champ de la réflexion à la loi seule ; l’expression « caractère injuste » paraît trop vague ; quant au terme d’« anti-juridicité », transposition littérale des mots germaniques Rechtswidrigkeit ou Widerrechtlichkeit, c’est un néologisme peu satisfaisant. C’est pourquoi il parait préférable de s’en tenir au mot « illicéité », déjà employé en droit civil, et qu’il n’y a pas de raison d’écarter en droit criminel.

Ce point étant précisé, il faut immédiatement remarquer que la notion d’illicéité pénale est ignorée de la quasi-totalité des criminalistes français. Parmi les auteurs qui ont utilisé ce concept en France, on ne peut guère citer que Garraud (1) et Roux (2), ainsi que, plus récemment, mais aussi plus brièvement, Vouin (3) et J.-H. Robert (4). Roux, par exemple, est assez explicite à ce sujet, puisqu’il définit l’infraction comme « l’acte contraire au droit, auquel la loi attache une peine comme conséquence de son accomplissement ». De son côté, Garraud explique que « l’injustice de l’acte est un élément essentiel du délit... ; la notion de l’illicite fait partie du concept même de l’infraction ». Mais les autres auteurs ne font pas référence à l’illicéité et, quand il leur arrive de la mentionner, c’est pour témoigner à son égard de la réticence (5), voire de la méfiance.

Cette attitude de la grande majorité de la doctrine française étonne les criminalistes étrangers. Comment l’expliquer ? Certainement pas par l’ignorance des courants de pensée qui se manifestent dans les pays voisins du nôtre : les travaux publiés dans ces pays sont connus et appréciés chez nous et le Centre français de droit comparé possède une riche bibliothèque d’ouvrages étrangers. Les raisons de la position française sont autres : on peut en discerner trois principales.

On remarquera d’abord que le Code pénal français n’a défini nulle part l’infraction ; dans son article 1er, il s’est contenté de distinguer les crimes, les délits et les contraventions en indiquant que le critère de distinction devait être cherché dans les peines applicables, elles-mêmes divisées en trois catégories. Ce mutisme du Code pénal a empêché les criminalistes français de pousser leurs recherches dans la même direction que la doctrine allemande. Se souvenant de l’arbitraire qui avait sévi sous l’Ancien Régime, ils se sont plutôt préoccupés d’assurer la prédominance du principe de la légalité des délits et des peines par une interprétation stricte de la loi pénale. Et lorsque, vers la fin du XIX’ siècle, la nécessité s’est manifestée d’individualiser les sanctions répressives (6), c’est du côté de la culpabilité que les auteurs ont tourné leurs regards.

A cette première explication, tirée du silence du Code pénal, il faut ajouter un second motif, qu’on découvre dans la formation intellectuelle des criminalistes français. A la différence de ce qui a lieu dans la plupart des pays étrangers, les pénalistes sont, chez nous, des privatistes ; le droit criminel a, de tout temps, été rattaché au droit privé, alors qu’ailleurs il est regardé comme une branche du droit public.

Il suit de là que, pas plus que leurs collègues civilistes, les spécialistes du droit criminel ne se sont préoccupés d’effectuer une analyse semblable à celle que la doctrine allemande mettait sur pied, et dont l’utilité ne leur paraissait pas évidente : droit civil et droit pénal ont longtemps marché dans la même voie de l’ignorance à l’égard de la notion de l’illicéité. Et lorsque, au début du XXe siècle, Planiol attira pour la première fois l’atten­tion sur la notion d’illicéité (7), son effort eut assez peu d’écho chez les civilistes et il demeura pratiquement ignoré des pénalistes.

Un dernier facteur doit enfin être signalé, qui explique, mieux encore que les précé­dents, l’indifférence de la doctrine française à l’égard du concept d’illicéité. Les auteurs français ont tous subi la forte influence de la philosophie cartésienne ; dans leur ensemble, ils ont marqué peu de goût pour le système philosophique issu des travaux de Kant, qui ont au contraire profondément marqué les pénalistes germaniques, chez lesquels l’analyse de l’infraction et, spécialement, de la notion de Rechtswidrigkeit, a été très poussée. Peut-être faudrait-il ajouter qu’aux yeux des juristes français, la mentalité allemande paraît avoir le goût de la systématisation compliquée et même, parfois, obscure. Que l’on ne s’étonne donc pas de la réticence éprouvée par un grand nombre des criminalistes français, même contemporains, à l’endroit des concepts et des notions élaborés outre-Rhin, et qui leur paraissent d’une médiocre utilisation pour la science française. D’ailleurs, les innombrables variétés de positions doctrinales, toutes plus complexes les unes que les autres, ne leur semblent pas plaider en faveur de l’intérêt de ces recherches, plus orientées vers la philosophie du droit que vers la technique juridique. Le fait que les théories allemandes se soient répandues dans de nombreux autres pays, notamment en Italie, en Grèce, en Espagne et en Amérique du Sud (8), n’a pas suffi pour convaincre les criminalistes français de se joindre au mouvement.

Si la notion d’illicéité n’apparaît guère dans les travaux des criminalistes français, cela ne veut pas dire que nous ignorons les institutions que les auteurs étrangers rattachent d’ordinaire à cette notion : il en va ainsi de la théorie des faits justificatifs, c’est-à-dire de ces situations de fait qui font disparaître le caractère illicite des comportements humains infraction­nels ; il en est de même de la théorie de l’erreur ; nous verrons même que l’exercice de l’action civile de la victime devant les juridictions répressives n’est pas sans lien avec le problème de l’illicéité.

Alors se pose la question fondamentale que voici. Si le droit criminel français reconnaît certaines des conséquences de la notion d’illicéité, n’est-­il pas urgent que les pénalistes de notre pays s’emploient à approfondir cette notion et qu’ils tentent de reconstruire autour d’elle la théorie de l’infraction ? Ne faut-il pas qu’ils surmontent leur méfiance et qu’ils entrent à leur tour dans le courant de pensée dont la doctrine allemande a tracé la voie ? Ou bien, au contraire, est-il possible de démontrer que le concept d’illicéité n’est pas indispensable pour fonder juridiquement et solidement l’analyse de la structure de l’infraction ?

Il peut paraître singulièrement audacieux de prétendre répondre, en quelques pages, à la question posée, alors que de nombreux auteurs émi­nents, en Allemagne, en Italie, en Grèce et dans d’autres pays, ont consacré de volumineux travaux à la notion d’illicéité. Notre propos sera beaucoup plus modeste. La démarche qui va être entreprise consistera à envisager si et dans quelle mesure la notion d’illicéité pénale peut avoir sa place dans le droit criminel français, et si, par conséquent, elle peut être à l’avenir un concept utile dont les pénalistes de notre pays trouveraient profit à approfondir le contenu. Dans cette perspective, trois points vont être envisagés dans les pages qui suivent.

Il conviendra d’abord, à l’aide des travaux étrangers, de définir la notion d’illicéité pénale et d’en chercher les caractéristiques. Il faudra ensuite examiner quelles conséquences peuvent être rattachées, parmi les institutions du droit français, à l’illicéité pénale. Enfin, il sera utile d’envisager quelles sont les causes de disparition de l’illicéité pénale. Telles sont les trois parties autour desquelles s’articulera le présent rapport : la notion d’illicéité, les conséquences de l’illicéité et les causes de disparition de l’illicéité, envisagées toutes trois dans la perspective du droit criminel français.

I. LA NOTION D’ILLICÉITÉ EN DROIT CRIMINEL FRANÇAIS

La notion d’illicéité étant presque complètement ignorée de la doctrine française, il n’est pas possible d’en faire une étude, même sommaire, sans se référer aux travaux des auteurs étrangers, en essayant de voir clair dans l’exposé de leurs théories et de chercher ce qui peut avoir quelque utilité pour notre propre système juridique.

Cette exploration dans les ouvrages des criminalistes étrangers per­mettra de tenter, s’il est possible, une définition de l’illicéité susceptible d’être acceptée en France, et, en second lieu, de déterminer les caractéristiques principales de cette notion. On verra alors si le bilan ainsi établi est positif, en d’autres termes s’il est possible de regarder le concept d’illicéité . comme ,un progrès pour le droit français.

A. - A la recherche d’une définition de l’illicéité pénale

a) Pour se diriger dans le labyrinthe des volumineux travaux étrangers consacrés à la notion d’illicéité, il faut utiliser un fil conducteur. Le plus simple est de prendre pour point de départ la définition que l’on donne, en droit civil, de ce que l’on appelle le délit civil. Avec l’article 1382 du Code civil français, il est d’usage dans notre pays de définir le délit civil comme « tout fait humain fautif qui cause à autrui un dommage » : la faute, le dommage et le lien de causalité sont les trois éléments du délit civil. A l’étranger et spécialement en droit allemand (§ 823 BGB) ou suisse (art. 41, Code des obligations), on ajoute, à ces trois éléments, que l’agissement reproché doit comporter en outre un caractère illicite. L’opposition entre les deux sortes de définitions s’estompe, cependant, si l’on observe que, chez un grand nombre de civilistes français, la notion de faute se décompose en deux aspects : elle comprend à la fois un aspect objectif, analysé comme la violation intentionnelle ou non intentionnelle d’un devoir ou d’une obligation préexistante, et un aspect subjectif, appelé tantôt culpabilité, tantôt imputabilité (9). L’aspect objectif de la faute ne serait donc pas autre chose que l’illicéité exigée par les législations germanique ou suisse.

Portons alors notre attention sur cette composante objective de la faute. Comment peut-on la définir ? Selon une perspective qui tend à se répandre parmi les civilistes français et aussi chez certains juristes suisses (10), l’aspect objectif caractérisant la faute civile, consiste, non seule­ment en la méconnaissance, intentionnelle ou non, des devoirs imposés par la loi ou les règlements administratifs (devoirs qui, malgré leur grand nombre, ne suffisent pas à rendre compte de toutes les exigences qui pèsent sur l’homme parce qu’il vit en société), mais plus généralement en la transgression d’obligations non incorporées en des règles écrites, c’est-à-dire en la méconnaissance de ce que des auteurs modernes ont appelé la norme fondamentale de comportement, ou encore la norme générale de civi­lité (11). Dans ces conditions, l’illicéité des agissements imputés à une personne serait, en droit civil, aussi bien une illicéité matérielle ou substan­tielle qu’une illicéité formelle ou, si l’on veut employer d’autres termes, une illicéité par contradiction avec l’ensemble des valeurs sociales ou indivi­duelles garanties par le droit, tout autant qu’une illicéité dirigée contre celles de ces valeurs qui ont été spécialement énumérées par des textes légaux ou réglementaires.

Est-il possible de transposer ces considérations sur le plan du droit criminel ? C’est alors à l’illicéité pénale qu’il faut s’attacher maintenant.

b) En France, il n’existe dans le Code pénal napoléonien aucun texte qui fournisse de l’infraction une définition, à la différence de ce qu’à fait, de son côté, le Code civil dans l’article 1382 pour le délit civil. Il convient alors de se retourner vers les définitions et les analyses que les auteurs étrangers ou français donnent de l’infraction pénale.

Pour les uns, l’infraction est « un fait humain, contraire au droit, coupable, et sanctionné d’une peine ». On reconnaît là cette définition donnée en Allemagne par des auteurs comme Beling, von Liszt, Mezger, et reprise par la quasi-unanimité de la doctrine germanique. C’est elle aussi qui est acceptée en Italie par Delitala, Maggiore, Petrocelli, Alimena, Bettiol, et en Espagne par Jimenez de Asua. Pour d’autres, l’infraction se définit comme « un fait humain commis sous l’impulsion d’une volonté coupable et que la loi sanctionne d’une peine », définition qu’acceptent bon nombre d’auteurs italiens tels que Manzini, Florian, Santoro, Ranieri, Antolisei, Pisapia, Nuvolone, Mantovani, et avec eux beaucoup d’auteurs français ou belges (12). La notion d’illicéité (ou d’antijuridicité) est mise en relief dans la première définition, elle est éliminée dans la seconde.

1. - Examinons alors d’un peu plus près ce qu’est, en droit pénal, cette illicéité qui apparaît expressément dans la première des deux définitions qui viennent d’être rappelées. Pour cela, reprenons les composantes que cette définition de l’infraction met en relief.

Le fait humain, d’abord, n’est pas n’importe quel agissement imputable à une personne physique. Ce premier élément de l’infraction doit être entendu restrictivement comme un fait purement matériel, c’est-à-dire comme une certaine action ou omission, entraînant un résultat donné et liée à ce résultat par un lien nécessaire de causalité. Ce fait humain doit, en outre, être conforme à la description que contient la loi pénale : les auteurs étrangers parlent à cette occasion de typicité pour désigner cette conformité au type abstrait visé par la loi ; en France, nous dirions que le fait humain doit correspondre à la qualification établie par le texte pénal.

A l’opposé, et comme troisième élément, apparaît la culpabilité, qui n’est pas autre chose que la psychologie « reprochable » du délinquant, envisagée soit sous la forme de l’intention, soit sous celle d’une faute non intentionnelle. C’est là que, dans la doctrine allemande, se concentrent les aspects proprement subjectifs de l’infraction.

Entre le fait matériel et la culpabilité, se situe l’illicéité ou anti-juridi­cité, c’est-à-dire, dans la doctrine germanique la plus courante, la contra­diction matérielle, objective, entre le fait et l’ordonnancement juridique ou, pour parler autrement, entre le comportement humain typique et les normes établies par le droit pour garantir la vie sociale et les valeurs (morales ou autres) nécessaires au développement harmonieux de cette vie en société. En termes différents, et pour suivre les auteurs allemands sur leur propre terrain (et notamment Beling), l’anti-juridicité, c’est l’anor­malité de l’action ; ce qui importe donc pour le pénaliste qui examine un comportement humain donné, c’est le caractère normal ou anormal de ce comportement.

Cette analyse de l’infraction à la façon de la doctrine germanique présente sans doute l’avantage d’intégrer, dans la systématisation de la notion d’infraction, l’aspect négatif que constituent les faits justificatifs ; là où il y a légitime défense ou obéissance à un ordre de la loi ou à un commandement de l’autorité légitime, disparaît l’illicéité du comportement humain. Mais des critiques sérieuses peuvent être adressées à cette analyse et l’ont été, notamment, par une partie de la doctrine italienne. Pour l’essentiel, il a été reproché à la conception allemande de faire apparaître deux jugements de valeur successifs sur un même comportement humain : l’un se manifestant à travers l’illicéité et portant sur le caractère anormal de ce comportement, l’autre centré sur la culpabilité et appréciant le caractère blâmable (la « reprochabilité ») de la psychologie de l’auteur : or il est impossible d’admettre une telle division, qui méconnaît l’unité pro­fonde de l’infraction. Ce reproche, l’autre définition de l’infraction prétend l’éviter.

2. - Si l’on accepte au contraire la seconde définition indiquée précé­demment, on ne voit plus apparaître dans l’infraction que deux éléments fondamentaux : l’un qu’on peut appeler l’élément matériel, rassemble tous les aspects extérieurs de l’activité humaine (action ou omission, typicité de cette action ou omission, résultat matériel, causalité), l’autre, auquel en France on donne couramment le nom d’élément moral, qui traduit la psychologie du délinquant.

Or c’est ici que la réflexion des pénalistes peut rejoindre utilement l’analyse faite par les spécialistes du droit civil à propos de la responsabilité civile. Dans cet élément moral de l’infraction, il est possible de distinguer deux choses : un aspect subjectif, qui est étroitement lié à la psychologie du délinquant et qui fait apparaître, en une certaine corrélation avec les tendances profondes de sa personnalité et ses mobiles, le caractère volontaire ou involontaire de son acte, et un aspect plus objectif, qui est la méconnaissance de ce que quelques auteurs du droit civil appellent, ainsi qu’on l’a vu plus haut, la norme générale de civilité (13) ; ce second aspect, ce n’est pas autre chose que l’illicéité pénale.

Dans cette perspective, l’unité fondamentale de l’infraction n’est pas détruite, puisque l’illicéité n’est pas érigée en un élément autonome de l’infraction, et que d’autre part le jugement de valeur porté sur l’activité du délinquant n’est plus dissocié en deux morceaux complètement séparés. Arrivé à ce point de la réflexion, il est donc possible de définir, du moins provisoirement, l’illicéité pénale comme la transgression, en matière pénale, de la norme générale de civilité. Mais alors se pose la question que voici : s’il semble satisfaisant pour l’esprit d’admettre que la même notion, la norme générale de civilité, se retrouve en matière pénale comme en matière civile, conformément à l’unité foncière du droit, n’existe-t-il pas cependant des différences qui donneraient à l’illicéité pénale une certaine originalité et permettrait d’affiner la définition provi­soire qui vient d’être donnée ?

B. - Les caractéristiques de l’illicéité pénale

Sur quelles bases peut-on asseoir une distinction entre l’illicéité civile et l’illicéité pénale ? Toutes deux ont en commun de constituer des méconnaissances de la norme fondamentale de comportement, ou norme générale de civilité, c’est-à-dire de traduire une certaine anormalité dans l’activité de l’individu. Or, c’est précisément à travers cette anormalité que les différences vont apparaître.

D’une part, l’illicéité civile et l’illicéité pénale se séparent en ce qui concerne le degré d’anormalité. D’autre part, elles s’opposent quand on essaie de définir ce qui est constitutif de cette anormalité. De là deux caractéristiques qu’il faut présenter avec quelque détail et qui permettent peut-être de mieux appréhender la notion d’illicéité pénale.

a) Si l’illicéité est conçue, en droit pénal et en droit civil, comme une transgression d’une norme générale de comportement, ce qui peut opposer l’une à l’autre les deux formes d’illicéité, ce n’est pas leur nature, c’est seulement leur gravité (14).

Le degré d’illicéité, en droit civil, résulte seulement d’atteintes à des biens individuels, et ces atteintes peuvent être suffisamment sanctionnées, en raison du dommage subi par la victime, par une remise en état ou par l’obtention d’un équivalent qui, le plus souvent, dans notre civilisation fondée sur l’argent, prendra la forme de dommages intérêts.

Le droit pénal, lui, part de considérations différentes. Il ne se soucie pas (sauf indirec­tement) d’assurer l’indemnisation de la victime, mais bien de promouvoir le respect de l’ordre public. Sans doute l’illicéité pénale suppose-t-elle, comme l’illicéité civile, une transgression de la norme de civilité, un comportement que n’aurait pas eu l’homme soucieux de respecter les droits d’autrui ou ceux de la collectivité. Mais l’illicéité pénale va plus loin car, comme le dit fort bien le professeur Darbellay, elle témoigne de la gravité du comportement incriminé, qui porte plus profondément atteinte aux valeurs protégées, soit par la coutume ou les commandements établis par la religion, pour les civilisations qui ignorent le principe de la légalité (nullum crimen sine lege ), soit par les décisions du pouvoir législatif ou réglementaire, dans les civilisations où s’est développé ce principe.

L’illicéité pénale se caractérise donc par le dépassement d’un certain seuil de tolérance sociale, au-delà duquel le législateur estime nécessaire l’infliction d’une peine, c’est-à-dire la manifestation d’une réaction sociale assez grave pour marquer le caractère inadmissible de la transgression commise et rétablir la suprématie de la ou des valeurs sociales méconnues par le délinquant.

b) Mais l’illicéité pénale ne se sépare pas seulement de l’illicéité civile par son degré de gravité dans l’atteinte à la norme de civilité ; elle s’en différencie également par la définition qu’elle donne des formes de l’atteinte à cette norme. Cette différence, il est vrai, est plus remarquable en droit français que dans la plupart des autres systèmes juridiques contemporains. L’illicéité civile présente en effet, dans le Code civil français, cette particularité d’être complètement atypique, à la différence de ce qui a lieu dans les droits d’origine germanique (droit civil allemand ou suisse) et, plus. encore, dans les droits anglo-saxons. Dans ces législations, le manque­ment à une règle de conduite ne peut entraîner la responsabilité civile de son auteur « qu’à l’égard des personnes que cette règle a pour objet de protéger, et dans la mesure où elle engendre un dommage contre lequel elle a pour but de prémunir la victime » (15). Cette conception, encore appelée théorie de la « relativité aquilienne », a pour résultat de réduire les cas d’application de la responsabilité civile. Mais elle n’a pas et ne peut pas avoir cours en France, en raison du principe absolument général établi par l’article 1382 du Code civil. C’est pourquoi il est logique de parler du caractère atypique de l’illicéité civile en droit français.

Il en va tout autrement lorsqu’on se tourne vers l’illicéité pénale. Celle­-ci est, par essence, une illicéité typique. Elle ne se manifeste pas par la transgression indifférenciée de la norme générale de comportement, comme en droit civil. Le droit pénal français contemporain est en effet gouverné par les exigences du principe de la légalité criminelle, qui impose de n’appliquer les dispositions répressives qu’aux seules atteintes définies comme infractionnelles par le légis­lateur ou par le pouvoir réglementaire. D’où l’obligation, qui est faite aux différents organes de répression (autori­tés de poursuite, juridictions de jugement), de qualifier les agissements retenus contre le délinquant, c’est-à-dire de confronter ces agissements avec les divers types de faits incriminés par la loi pénale.

Alors que, dans l’article 1382 du Code civil, les rédacteurs de cette disposition fameuse ont entendu n’effectuer aucun choix légal entre les attitudes dont les conséquences dommageables doivent être réparées, le législateur pénal a sélectionné un certain nombre de valeurs morales ou sociales qui lui sont apparues essentielles pour la vie communautaire, et dont le respect s’impose à tous à peine de sanctions répressives. Ces valeurs constituent ce que la terminologie pénaliste appelle des biens juridiques, objets de la protection pénale : ainsi en va-t-il de la vie humaine, de l’intégrité corporelle, de la propriété privée, des sentiments de la pudeur ou de l’honneur, de la famille, etc. Toutes les valeurs morales ou sociales n’entrent pas, et de loin, dans les prévisions du législateur pénal. Ou, du moins, il arrive qu’elles n’y entrent que sous certains aspects et dans certaines conditions : ainsi le respect de la vérité, qui prohibe le mensonge, ne devient un bien juridique protégé par la loi pénale que dans les incrimi­nations d’escroquerie, de faux témoignage, de faux en écriture... ; mais le simple mensonge verbal ou même écrit, non envisagé spécialement par le législateur, n’est pas générateur d’illicéité pénale, quelque grave qu’il soit.

Il suit de là que l’illicéité pénale ne peut être, dans notre cadre juridi­que moderne, qu’une illicéité formelle, et non une illicéité matérielle ou substantielle. Toutefois, le système de valeurs retenu par le législateur pénal n’est pas immuable. A l’évidence, des biens juridiques nouveaux naissent à la « vie pénale » au fur et à mesure que la structure de la société va se compliquant : ainsi l’économie nationale, la santé publique, le cadre de vie, la sécurité dans les conditions de travail... sont devenus objets des préoccupations de la législation criminelle. Dans ces conditions, l’illicéité pénale a vu son domaine s’étendre considérablement et ses aspects se multiplier.

Arrivé à ce point de notre réflexion, il paraît possible de préciser mieux la définition de l’illicéité pénale. Celle-ci doit être entendue comme la transgression, manifestée par l’un des agissements définis par une disposition législative ou réglementaire, de la norme de civilité, envisagée à travers l’un ou l’autre des biens juridiques que les pouvoirs publics ont retenus comme dignes de la protection pénale.

Cette définition doit maintenant être explicitée par les conséquences qu’elle entraîne en droit positif.

II. LES CONSÉQUENCES DE LA NOTION D’ILLICÉITÉ

Les quelques auteurs français qui ont utilisé la notion d’illicéité pénale, sous la dénomination d’élément injuste de l’infraction, n’ont généralement pas fait autre chose que d’y rattacher la théorie des faits justificatifs comme une conséquence négative de cette notion. On peut cependant se demander si des conséquences positives ne dérivent pas de l’illicéité, soit dans le domaine du droit pénal proprement dit, soit sur le plan de la procédure pénale.

A. - Les conséquences pénales proprement dites de l’illicéité

Il semble bien que ce soit sur le plan du droit pénal stricto sensu qu’il soit le plus facile de découvrir les aspects de l’illicéité. Sans doute le législateur français, nous l’avons déjà dit, n’y fait jamais aucune allusion expresse, mais l’analyse démontre que la notion peut être découverte, soit à travers les infractions intentionnelles, soit dans le domaine des infractions d’imprudence, soit enfin à propos des infractions purement matérielles.

a) Si l’on suit les explications généralement données, en France, par la doctrine criminaliste classique, l’infraction intentionnelle suppose un élément moral consistant, d’une part, en la conscience qu’a le délinquant d’enfreindre les prohibitions légales et, d’autre part, en la volonté d’agir malgré ces prohibitions. Est donc coupable d’une infraction intentionnelle celui qui accomplit l’acte interdit par la loi en état de « conscience infractionnelle » et avec une « volonté infractionnelle ». On dit qu’il y a, en pareil cas, dol général.

Parfois le délinquant a, non seulement conscience d’enfreindre la loi pénale, mais conscience d’un résultat particulier attaché à ses gestes, et il applique sa volonté à l’obtention effective de ce résultat. Alors il y a dol spécial.

Or il apparaît que cette analyse classique de l’intention rejoint, en une certaine mesure, l’explication qui a été donnée précédemment au sujet de l’élément moral de l’infraction dans la perspective d’une élaboration de la notion d’illicéité. Ainsi qu’on l’a vu, l’élément moral comprend à la fois un aspect proprement objectif, la méconnaissance de la norme de civilité, envisagée à travers l’un des biens juridiques spécialement protégés par la loi pénale, et un aspect subjectif, tenant au caractère volontaire ou involontaire de l’acte accompli. Ceci étant, il est aisé de constater que la volonté infractionnelle des auteurs classiques s’identifie à l’aspect subjectif de l’élément moral, tandis que la conscience infractionnelle n’est autre que l’intelligence du délin­quant appliquée à l’aspect objectif de ce même élément moral, c’est-à-dire à l’illicéité pénale : elle est cette illicéité telle que l’a appréhendée et comprise le délinquant au moment d’agir.

La notion d’illicéité pénale peut donc parfaitement s’intégrer dans l’analyse de la structure des infractions intentionnelles. En est-il de même en ce qui concerne les infractions d’imprudence ?

b) Le type le plus achevé des infractions d’imprudence est constitué, en droit français, par les homicides, les coups et blessures involontaires (article 319, 329, et R. 40-4° du Code pénal). L’article 319, texte de base en la matière, s’exprime comme suit : « Quiconque, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou inobservation des règlements, aura commis involontairement un homicide, ou en aura été involontairement la cause, sera puni... ». Toute atteinte à la vie humaine, toute atteinte à l’intégrité corporelle dont s’occupe plus spécialement l’article 320, com­plété par l’article R. 40-4°, causées par l’une quelconque des fautes indi­quées en l’article 319, donnent donc lieu à poursuite, et les commentateurs sont unanimes à penser que, sous le couvert d’une énumération des diffé­rentes fautes possibles, sont en réalité visés n’importe quels comportements dommageables à la vie ou à l’intégrité corporelle : l’énumération se ramène, en fait, à la notion commune d’imprévoyance, voire d’indifférence du prévenu à l’égard des normes de prudence s’imposant à tout être raisonnable.

Il suit de là que, dans le domaine de ces infractions pratiquement très fréquentes, le droit pénal se rapproche fortement de la position adoptée par le droit civil : comme pour l’application des articles 1382 et 1383 du Code civil, le législateur pénal a établi d’une façon vague et indéterminée la référence à la norme générale de civilité ; l’illicéité pénale n’est pas différente, ici, de l’illicéité civile puisque, comme elle, elle englobe toute sorte de comportements dommageables (« tout fait quelconque de l’homme » dit l’article 1382 du Code civil). Ce rapprochement du droit pénal et du droit civil a d’ailleurs été rendu plus sensible encore depuis que, par un arrêt célèbre du 18 décembre 1912 (16), la Cour de cassation a affirmé l’identité de la faute civile et de la faute pénale, et n’a plus abandonné cette solution depuis lors.

Avant d’en terminer avec les infractions d’imprudence, il n’est pas inutile de signaler que l’article 319 précité, en visant l’inobservation des règlements à côté de la maladresse, de l’impru­dence, de l’inattention ou de la négligence, se réfère à la transgression d’obligations incorporées dans des règles écrites et, très spécialement, dans des règlements administratifs - tandis que les quatre autres termes de l’énumération légale concernent la méconnaissance d’obligations non exprimées dans des textes écrits. Ainsi, l’article 319 présente cette particularité de mentionner, tout à la fois, une illicéité matérielle et une illicéité formelle : le fait méritait d’être noté.

La parfaite adéquation de la notion d’illicéité pénale à l’ensemble des infractions d’imprudence se poursuit-elle avec le dernier groupe d’infrac­tions, celles auxquelles la doctrine française a donné le nom d’infractions purement matérielles ?

c) En droit français, l’expression « infractions purement matérielles » désigne un groupe d’infractions, la plupart du temps des contraventions et, plus rarement, des délits correctionnels, pour lesquelles, selon la formule utilisée par la Cour de cassation « il suffit que le fait matériel (prévu par la loi ou le règlement) soit matériellement constaté » pour que l’auteur de ce fait soit puni, et sans qu’il y ait à démontrer contre lui une faute quelconque, intentionnelle ou non (17). Le prévenu ne peut pas s’exonérer en établis­sant qu’il n’a commis aucune faute, ou qu’il était de bonne foi ; la preuve expresse de sa diligence, de sa prudence, ou de l’erreur de fait ou de droit qu’il a pu commettre, ne ferait pas disparaître sa responsabilité pénale. Seule la force majeure, c’est-à-dire l’impossibilité absolue d’éviter l’infrac­tion, lui permettrait de n’être pas frappé par la sanction qui le menace.

On parle parfois à cette occasion de responsabilité pénale « objec­tive », ou de « présom­ption irréfragable de faute », ou encore de « faute contraventionnelle ». Mais est-il possible d’employer encore le mot de « faute » (18) ? Telle est la question qu’il faut se poser, en l’examinant à la lumière de la notion d’illicéité pénale.

Partons à nouveau de l’analyse, faite précédemment, de l’élément moral de l’infraction, qui se décompose en deux aspects, objectif et subjec­tif. Dans les infractions purement matérielles, l’aspect objectif de l’élément moral qui n’est autre que l’illicéité pénale, demeure intact. Le délinquant a pleine conscience de ses obligations envers la réglementation qui s’impose à tout citoyen : si on le questionnait sur ces obligations au moment où il commet l’acte qui va le mettre en état d’infraction, il serait parfaitement capable de dire quel comportement lui impose, à ce moment même, la norme générale de civilité (par exemple, pour l’automobiliste qu’il est, respecter les dispositions établies par le Code de la route et, spécialement, celles de ces dispo­sitions qui concernent le stationnement). L’illicéité pénale n’a donc nullement disparu en ce cas.

Mais si le prévenu ne se conforme pas, en pratique, aux exigences de la norme de comportement qui s’impose à lui, c’est par suite d’un laisser ­aller ou d’une défaillance de l’attention. Or, pour des raisons de stricte discipline collective exigée par le bon ordre public, cette attention aurait dû être présente à tous les instants et, plus encore, être poussée à l’extrême limite de la force majeure. Il suit de là que la faute commise par le prévenu (quelle que soit la nature de cette faute, de négligence ou même intentionnelle) se confond avec le fait matériel : celui-ci révèle l’existence de la faute, et cela d’une façon quasiment irréfutable. C’est pourquoi il est légitime de parler de présomption de faute et, mieux encore, de responsabi­lité pénale objective, marquant ainsi d’une façon convaincante la perma­nence de l’illicéité pénale dans les infractions dites purement matérielles.

Au terme de ce tour d’horizon sur les conséquences proprement péna­les de l’illicéité, il semble bien que cette notion soit apte à expliquer les solutions du droit positif français concernant l’élément moral des diverses catégories d’infractions. L’illicéité pénale prolonge-t-elle aussi son influence du coté de la procédure pénale ? C’est ce qu’il faut maintenant examiner.

B. - Les conséquences procédurales de l’illicéité

La notion d’illicéité peut-elle engendrer des conséquences jusque dans le domaine de la procédure pénale ? La question a surgi en raison de l’attitude adoptée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, concernant l’exercice de l’action civile devant les tribunaux de l’ordre répressif. Il convient d’envisager, à la lumière de la notion d’illicéité pénale, la jurisprudence de la haute juridiction, en distinguant selon que le deman­deur à l’action civile invoque un intérêt non pénalement protégé - ou selon que la situation dans laquelle il se trouve est illégale ou entachée d’indignité.

a) La victime invoque un intérêt non pénalement protégé.

En règle générale, le droit criminel français autorise la victime d’une infraction pénale à porter son action en réparation entre les mains du juge répressif, devant lequel elle se constitue partie civile ; son action se greffe alors sur l’action publique, dont elle devient en quelque sorte l’accessoire. Il est même admis qu’en se constituant ainsi partie civile, la victime met en mouvement l’action publique en même temps que son action en dommages-­intérêts, dans le cas où le ministère public n’aurait pas encore intenté de poursuite. Toutefois, la personne qui se prétend victime ne peut exercer ces importantes prérogatives procédurales que si, en application de l’article 2 du Code de procédure pénale, elle démontre qu’elle a « personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction ».

En s’appuyant sur cette disposition légale dont elle a interprété restric­tivement les termes (et spécialement les mots « personnellement » et « directement »), la Chambre criminelle s’est efforcée de limiter les constitutions de partie civile devant les juridictions répressives. Cet effort s’est manifesté dans de très nombreuses occasions, dont il n’est possible de présenter ici que les aspects principaux (19).    

Ainsi la Cour de cassation a refusé l’exercice de l’action civile aux créanciers de la victime - ou à des tiers qui se présentent comme des ayants-cause particuliers ou qui se prétendent subrogés dans ses droits, ou cessionnaires de ces mêmes droits, ou encore à des personnes qui ne peuvent invoquer qu’un dommage par ricochet, ou également à des person­nes morales (syndicats professionnels, associations sans but lucratif) qui voudraient user trop largement des prérogatives que le législateur leur a concédées pour la défense des intérêts collectifs dont elles ont la charge. Mieux encore, par un mouvement dont les premières manifestations remontent à 1959, la Chambre criminelle déclare irrecevables les actions civiles exercées à l’occasion d’infractions à des dispositions législatives d’in­térêt général (20) : ces dispositions, par exemple celles qui concernent le droit pénal économique, n’ont pas été instituées, dit la Cour de cassation, en vue de protéger les intérêts particuliers de telle ou telle personne envisagée individuellement, mais uniquement à des fins d’intérêt général ; même si la victime soutient qu’elle a subi un préjudice matériel indiscuta­ble, la Chambre criminelle la déclare irrecevable à agir devant le juge pénal, car son action ne peut être portée que devant une juridiction civile.

Cette jurisprudence a été l’objet de nombreuses critiques doctrinales, critiques d’autant plus vives que les positions adoptées par la Cour de cassation n’ont pas toujours été marquées par une suffisante stabilité, ni par une cohérence parfaite. On a particulièrement attaqué l’illogisme de la jurisprudence pénale et la volonté de la Chambre criminelle d’« étrangler » l’action civile pour mieux faire obstacle à des interventions trop nombreu­ses des victimes prétendues devant les juridictions répressives.

Mais, au-delà de ces critiques qui demeurent malgré tout superficiel­les, est-il possible de justifier cette jurisprudence restrictive en ayant recours à la notion d’illicéité pénale ? Certains auteurs ont tenté de le faire (21), en se servant de la théorie de la « relativité aquilienne » déjà mentionnée précédemment. Selon cette théorie, qui est liée de près à la notion d’illicéité, « si l’infraction qui fait l’objet de poursuites pénales est une infraction à une norme protectrice des intérêts privés, l’action en réparation doit être réservée à ceux que la norme violée tendait à protéger, et cette action ne peut avoir pour objet que la réparation des dommages visés par la règle » (22). Et si, d’autre part, l’infraction commise porte atteinte à une législation instituée dans l’intérêt général (ordre public économique ou ordre public classique), la personne privée à qui cette infraction a porté préjudice ne peut pas en réclamer réparation devant le juge pénal, puisque la norme violée n’avait pas pour objet de protéger des intérêts particuliers (23).

Les explications qui précèdent prennent toute leur valeur et révèlent leur portée exacte si l’on réintroduit dans le raisonnement la notion d’illi­céité pénale. Cette dernière étant définie comme la transgression de la norme générale de civilité, envisagée à travers l’un ou l’autre des biens juridiques que le législateur a retenus comme dignes de la protection pénale, il faut rechercher dans chaque cas, pour chaque texte incrimina­teur, quel est le bien juridique protégé par la loi pénale. L’illicéité pénale étant, par essence, une illicéité typique, il serait illogique d’étendre la protection voulue par la loi à d’autres biens juridiques que ceux que le législateur a voulu garantir par telle ou telle incrimination - et par consé­quent il serait anormal de déclarer recevables, devant le juge pénal, des demandes d’indemnité fondées sur la violation d’intérêts juridiques diffé­rents de ceux que l’infraction poursuivie a lésés. Admettre toute autre solution serait confondre l’illicéité pénale, qui est typique, avec l’illicéité civile dont la nature, en France du moins, est d’être atypique.

Une difficulté demeure et elle est parfois très épineuse. Elle est de savoir discerner, à travers les différentes dispositions légales d’incrimina­tion quels biens juridiques le législateur a entendu assortir de la protection pénale. La recherche est même d’autant plus délicate que certaines infractions portent atteinte à plusieurs biens juridiques à la fois (cas des « délits pluri-offensifs », pour employer une expression propre aux criminalistes italiens), mais elle s’avère indispensable : elle seule permet de saisir et de comprendre, dans leur essence profonde, les incriminations dont est tissé l’ensemble du droit pénal spécial.

b) La victime se trouve dans une situation illégale ou entachée d’indignité.

Plus encore que dans les hypothèses précédentes, la jurisprudence de la Cour de cassation s’est révélée hésitante, lorsque la situation de la victime de l’infraction est marquée d’illégalité ou d’indignité. Bien que l’illicéité pénale soit sous-jacente dans les deux cas, distinguons l’une de l’autre ces situations.

1. - Longtemps, on retenait en France pour principe qu’était irreceva­ble à agir en justice la victime d’une infraction, lorsque le dommage qu’elle invoquait n’avait pas été causé à un «  intérêt légitime juridiquement protégé » selon la formule qui avait cours. Ainsi la fiancée ne pouvait pas réclamer réparation du préjudice que lui causait la mort accidentelle de son fiancé (car on peut toujours rompre des fiançailles unilatéralement et à tout moment), ni la concubine obtenir des dommages-intérêts pour l’homicide par imprudence de son compagnon (le concu­binage présentant un caractère immoral ou, à tout le moins, irrégulier), ni l’enfant adultérin agir valablement contre le responsable de la disparition de son père (la filiation adultérine étant génératrice, jusqu’à une date récente, d’une situa­tion inférieure, bien différente de celle créée par la filiation légitime ou adoptive).

Mais cette position rigoureuse, que la Chambre criminelle avait tantôt rejetée, tantôt acceptée, s’est fortement atténuée. Un arrêt rendu par la Cour de cassation en Chambre mixte le 27 février 1970 a admis à agir en justice une femme se prévalant du dommage causé par la mort accidentelle de son concubin. De son côté et dans des arrêts plus récents, la Chambre criminelle a estimé que le caractère adultérin du concubinage ne devait plus être un obstacle à la demande en réparation, à l’inverse de ce qu’elle avait pourtant jugé quelques années auparavant (24).

L’actuelle liberté des mœurs et l’abrogation de l’incrimination correc­tionnelle d’adultère en 1975 peuvent expliquer ce mouvement jurispruden­tiel. Mais il est vraisemblable que l’existence d’un intérêt légitime juridiquement protégé n’a pas totalement disparu ; autrement dit, l’illicéité pénale de la situation invoquée permettrait, actuellement encore, de faire obstacle à certaines demandes de dommages-intérêts : ainsi que l’a fort heureusement remarqué Mlle Viney (25), il serait étonnant que la solution favorable aux concubins puisse être étendue, en jurisprudence, à un « ménage » d’homosexuels, ou à l’associé d’une victime avec laquelle il gérait un trafic illicite rémunérateur.

2. - Il est des cas où la victime a elle-même participé, directement ou indirectement, à l’infraction dont elle souffre. On s’attendrait alors à ce que lui soit refusé le droit de se présenter devant la justice pénale pour obtenir des dommages-intérêts : sa situation immorale, illicite, devrait la rendre indigne de s’adresser au juge. Or, assez curieusement, la Cour de cassation lève, au pénal, la barrière qu’on voudrait dresser devant cette victime : ainsi a-t-il été jugé que la pros­tituée peut réclamer réparation à son souteneur poursuivi pour proxénétisme, la victime d’une escroquerie aux fausses pièces d’or (à une époque où toute transaction sur l’or était prohibée, du fait de la guerre) se retourner contre l’escroc, la famille d’une femme, morte de manœuvres abortives auxquelles elle s’était prêtée, agir contre l’avorteur, le récepteur de mauvaise foi d’un chèque sans provision réclamer des dommages-intérêts à l’émetteur de ce chèque (26).

Mais cette jurisprudence, issue d’arrêts rendus entre 1943 et 1953, a été abandonnée dans d’autres décisions plus récentes. Ainsi d’autres arrêts des années 1968 et 1969 ont finalement rejeté l’action du récepteur d’un chèque qu’il sait être sans provision, tandis que, par une décision de 1967, la Chambre criminelle a déclaré irrecevable la constitution de partie civile d’un inculpé qui invoquait le préjudice découlant pour lui des faits incrimi­nés auxquels il avait lui-même participé (escroquerie, abus de confiance et infractions à la législation sur les sociétés) et du chef desquels il était personnellement poursuivi. Ici encore, la notion d’illicéité pénale, appli­quée dans l’ordre procédural, permet d’expliquer ces solutions.

Telles sont les conséquences que la notion d’illicéité entraîne sur le plan du droit pénal proprement dit et aussi en matière de procédure pénale. Mais ces conséquences s’évanouissent parfois, lorsque l’illicéité pénale disparaît. Les causes de disparition de l’illicéité pénale méritent d’être examinées à part.

III. LES CAUSES DE DISPARITION DE L’ILLICÉITÉ PÉNALE

Un acte objectivement contraire à la loi pénale n’est pas toujours répréhensible. Il arrive que, pour des raisons variées, son caractère illicite disparaisse et qu’il échappe à toute condamnation. Cette situation se produit surtout quand se manifeste un fait justificatif ; mais elle peut aussi se révéler, sous d’importantes réserves, dans l’hypothèse de l’erreur.

A. - L’illicéité pénale et les faits justificatifs

Aux yeux des criminalistes partisans de la doctrine allemande de l’anti­juridicité, la notion d’illicéité pénale trouve sa consécration, même dans les législations qui prétendent l’ignorer, sous la forme négative des faits justificatifs ou causes de justification. On entend par faits justificatifs des situations objectives, indépendantes de la psychologie du délinquant, qui neutralisent la réaction punitive contre l’infraction pénale et entraînent des dérogations particulières à l’appli­cation des textes répressifs généraux : en pareil cas, selon les articles 327 et 328 du Code pénal, il n’y a plus « ni crime, ni délit », ni non plus de contravention.

Quels faits justificatifs le droit pénal français admet-il, et comment expliquer la notion de justification ?

a) Le tableau des faits justificatifs admis par le droit français.

Il est nécessaire de dresser rapidement le tableau des faits justificatifs admis par le droit positif français, afin de comprendre comment se pose le problème général de la justification et son lien avec la notion d’illicéité. A côté des cas légaux de faits justificatifs, on peut distinguer des faits justifica­tifs d’origine jurisprudentielle.

1 - Les faits justificatifs d’origine légale.

Le plus classique, le plus connu des faits justificatifs prévus par la loi pénale est la légitime défense. Les articles 328 et 329 du Code pénal en ont limité l’application aux homicides et aux coups et blessures volontaires commis pour se défendre soi-même ou défendre autrui contre une agression physique injustifiée. Mais la jurisprudence a étendu le domaine de la justification à la défense rendue nécessaire par toutes sortes d’agressions physiques (par exemple : défense contre des atteintes à l’intégrité sexuelle), par des agressions d’ordre moral (atteintes à la moralité d’en­fants) ou même par des agressions contre les biens, sous la réserve, en ce dernier cas, des décisions restrictives de nos tribunaux concernant la défense des biens par l’emploi d’engins automatiques (27). De son côté, la doctrine a toujours pensé que la défense peut se manifester autrement que par des violences dirigées contre l’agresseur, par exemple par la sous­traction de l’arme dont il menace la victime, ou par la privation momenta­née de la liberté de l’agresseur en attendant que la police vienne procéder à son arrestation.

De toute façon, il demeure que la riposte à l’attaque doit être nécessaire et, surtout, proportionnée à l’intensité de l’agression. Un abus dans la défense exclurait sa légitimité et pourrait tout au plus permettre de faire appel à l’excuse atténuante de provocation (articles 321 à 326 du Code pénal) ou à l’emploi de circonstances atténuantes.

Un autre fait justificatif important est prévu par l’article 327 : il s’agit de l’ordre de la loi et du commandement de l’autorité légitime. L’acte accompli en exécution d’un tel comman­dement, appuyé lui-même sur une disposition légale, ne peut être regardé comme une infraction : car la loi ne peut ordonner, par l’intermédiaire d’une autorité régulièrement instituée, et en même temps punir si l’on exécute ce qu’elle exige qu’on fasse.

Comme en matière de légitime défense, l’article 327 ne vise que l’homi­cide, les blessures et les coups. Mais là encore le texte a été étendu à d’autres infractions : par exemple aux violations de domicile ou de correspondance, aux bris de clôture, aux arrestations... D’autre part, on admet dans la pratique qu’à l’ordre de la loi, il faut assimiler la permission de la loi (28) et même la permission de la coutume ; ainsi sont justifiées : la correction légère infligée par des parents à leur enfant, et les violences exercées dans l’exercice de certains sports (boxe, rugby), pourvu que ce soit dans le respect des règles du jeu.

Ordinairement les deux conditions (ordre de la loi, commandement de l’autorité) se trouvent réunies. Mais il arrive que l’ordre de la loi se manifeste seul et suffise à justifier celui qui lui obéit. Ainsi sont légitimés le médecin qui déclare à l’autorité sanitaire certaines maladies contagieuses (article L.11 et suivants du Code de la santé publique), le juge d’instruction qui met en détention provisoire un inculpé, ou le simple citoyen qui, de son propre mouvement, procède à l’arrestation d’un délinquant surpris en état d’infraction flagrante (article 73 du Code de procédure pénale).

A côté de ces deux hypothèses à portée générale, il est d’autres faits justificatifs dont le domaine d’application est très limité. On citera, dans cet ordre d’idées : l’article 35 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la presse, qui justifie le délit de diffamation, lorsque les faits imputés à la victime sont exacts, les Lois des 27 septembre 1941 et 21 janvier 1942 qui justifient le délit de violation de sépulture lorsqu’il est commis à des fins de recherches archéologiques exécutées dans un but scientifique, les divers textes concer­nant les immunités judiciaires (par exemple l’article 41 dela loi de 1881 précitée, concernant l’immunité de parole des avocats), les articles 357-1 et 357-2 du Code pénal qui admettent l’exonération du délinquant pour­suivi pour abandon de famille lorsque son attitude a pour origine des « motifs graves ». A ces hypothèses permanentes, on peut ajouter des cas d’une utilisation extrêmement localisée dans le temps : ainsi en va-t-il de la qualité de belligérant, en application des normes de droit international de la guerre, ou encore du cas qu’avait prévu une Ordonnance du 6 juillet 1943, rendant légitimes toutes les infractions accomplies sous l’occupation allemande « dans le but de servir la cause de la libération de la France ».

2 - Les faits justificatifs d’origine jurisprudentielle.

Parmi les faits justificatifs créés par la jurisprudence, il faut citer tout spécialement l’état de nécessité. On suppose qu’une personne se trouve dans l’obligation de commettre volon­tairement une infraction préjudiciable à autrui, pour échapper à un danger qui la menace ou pour sauver une tierce personne d’un danger imminent. Le danger dont il s’agit ne résulte pas d’une agression humaine (sinon il y aurait légitime défense), mais de circonstances nées de l’environ­nement physique (état de misère poussant une mère de famille à voler du pain pour nourrir ses enfants, attaque par un animal furieux qu’on est obligé d’abattre pour se protéger, incendie d’une maison qui impose de briser des portes pour délivrer les habitants menacés de périr...).

Dans la législation française, l’état de nécessité n’est connu qu’à tra­vers quelques dispositions extrêmement limitées : l’encombrement de la voie publique (article R. 38-1 du Code Pénal) et l’abattage d’animaux domestiques appartenant à autrui (article R. 40-9° du Code Pénal) accomplis « sans nécessité », ainsi que l’interruption de la grossesse motivée par la situation de détresse de la mère ou la sauvegarde de la santé (article L. 152-1 et suivants du Code de la Santé publique) (29).

Non sans des difficultés et des réticences nombreuses, la jurisprudence a finalement reconnu que l’état de nécessité constitue un fait justificatif autonome, opérant de façon objective à l’instar de la légitime défense ou de l’ordre de la loi (30), et pouvant s’appliquer dans toutes les situations dans lesquelles l’être humain ne peut échapper à une situation grave, voire périlleuse, qu’en commettant une infraction. Dans la pratique, les tribunaux ont calqué les conditions d’application du fait justificatif tiré de l’état de nécessité sur celles de la légitime défense : danger actuel ou imminent, caractère nécessaire de l’infraction qui est commise, exigence que le bien sauvegardé ait une valeur au moins égale à celle du bien sacrifié.

On s’est souvent demandé si le consentement de la victime pouvait être haussé au rang des faits justificatifs. Avant de répondre à cette question, il faut exclure de la discussion les infractions dans lesquelles la loi punit l’atteinte frauduleuse ou violente à la disposition d’un droit (vol, fraudes, viol, séquestration arbitraire) et, par conséquent, accomplies contre la volonté de la victime : lorsque la victime consent à l’acte, l’un des éléments constitutifs de l’infraction disparaît et le droit pénal n’a plus matière à intervenir (31).

Ceci précisé, le droit pénal français se montre très généralement hos­tile à l’admission du consentement de la victime parmi les faits justificatifs ainsi les tribunaux ont-ils condamné le duel, l’euthanasie procurée à un malade incurable et sur sa demande, et les interventions pseudo-chirurgica­les pratiquées sur des adeptes de théories néo-malthusiennes et destinées à les rendre stériles (32). L’ordre public et l’intérêt général interdisent que l’être humain puisse disposer librement de biens qui sont hors commerce (la vie, l’intégrité corporelle). Si cependant les activités médicales, chirurgi­cales ou sportives sont juridiquement justifiées, ce n’est nullement par l’effet du consentement du malade ou du sportif, c’est par la permission de la loi ou des usages, ainsi qu’on l’a vu précédemment.

b) Le fondement juridique des faits justificatifs.

Comment fonder rationnellement ces causes de justification ? La controverse n’est pas close à cet égard (33). Pour certains auteurs, les faits justificatifs s’expliqueraient par l’idée que le mobile du délinquant est honorable ou désintéressé, ou encore légitime. D’autres préfèrent invoquer la contrainte : celui qui se défend contre une attaque injustifiée ou qui obéit à l’ordre de la loi serait psychologiquement contraint d’agir comme il l’a fait. Mais ces explications sont ordinairement repoussées : en droit français, le mobile n’est jamais ou presque jamais pris en considération pour l’appréciation de la responsabilité pénale (34) ; quant à la contrainte, elle suppose que l’intéressé a perdu toute liberté d’agir et, de ce fait, elle ne peut pas expliquer tous les faits justificatifs, notamment pas ceux qui supposent réflexion (par exemple l’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitime, ou aussi certaines hypothèses d’état de nécessité).

Aussi, délaissant ces explications subjectivistes, la doctrine la plus couramment admise en France préfère adopter une conception objective la responsabilité pénale est exclue, parce que l’élément légal de l’infraction est lui-même neutralisé (il n’y a « ni crime, ni délit », disent les articles 327 et 328 déjà cités). Poussant plus loin l’analyse, un auteur moderne (35) a soutenu que toute loi d’incrimination cesse de s’appliquer lorsque sa raison d’être n’a plus d’objet (ubi cessat ratio legis, cessat lex) : c’est ce qui a lieu lorsque l’acte apparemment délictueux est socia­lement utile, ou du moins socialement indifférent ; mais cette neutralisation de l’incrimination n’af­fecte pas sa validité générale, qui demeure entière dans les cas normaux.

Cette explication rejoint celle qui se déduit de la notion d’illicéité pénale. Quand se manifeste un fait justificatif, la norme générale de civilité demeure intacte, car la loi continue d’interdire, d’une façon générale, les comportements qui portent atteinte à cette norme. Mais l’acte accompli par la personne qui obéit à l’ordre ou à la permission de la loi, ou qui se trouve en état de légitime défense ou pressée par la nécessité, ne franchit nullement, en dépit des apparences, ce seuil de tolérance sociale au-delà duquel le législateur estime nécessaire le pronon­cé d’une peine. En d’autres termes, la transgression de la norme de civilité n’est qu’apparente, car le bien juridique atteint s’est vu retirer, temporairement, toute protection pénale. Un fait justificatif fait disparaître de la scène juridique, pour quel­ques instants, le caractère de bien légalement protégé à cette valeur morale ou sociale que le délinquant apparent a heurtée. La norme de civilité n’est donc pas véritablement lésée par la personne que couvre un fait justificatif.

B. - L’illicéité pénale et l’erreur

A la différence d’autres codes européens, plus récents que lui, le Code pénal français est complètement muet au sujet de l’erreur. C’est à la doctrine et à la jurisprudence qu’il faut s’adresser pour avoir des explica­tions concernant les conséquences de l’erreur sur la respon­sabilité pénale (36). La doctrine courante oppose l’erreur de droit et l’erreur de fait.

a) L’erreur de droit n’a aucun effet sur la responsabilité pénale, affir­me-t-on très généralement en France, et cette position se concrétise en un adage connu : «  nul n’est censé ignorer la loi » (nemo censetur ignorare legem). Peu importe que l’erreur soit commise par une personne vivant depuis longtemps dans notre pays ou par un étranger qui ne se trouve sur notre sol que depuis quelques heures - ou encore qu’il s’agisse d’une erreur portant sur l’existence ou la portée d’une disposition pénale ou, au contraire, d’une règle extra-pénale comportant des incidences pénales, que l’erreur soit due à l’ignorance de l’auteur du fait, à sa négligence à s’in­forme, ou même à l’impossibilité effective de connaître exactement le droit applicable. L’adage «  nemo censetur... .» établit, non pas une présomption de connaissance de la loi, présomption tout à fait irréaliste, mais bien une véritable fiction, aux conséquences souvent injustes ; à ce titre, il a été souvent critiqué.

C’est pourquoi, de toute part, les pénalistes français estiment qu’il faudrait imiter certains codes étrangers (allemand, autrichien, grec, polo­nais, suisse, etc.) qui écartent la punis­sabilité d’un comportement infractionnel, lorsque son auteur n’a pas pu éviter l’erreur commise et a cru à la légitimité de l’acte accompli (37). Cette erreur initiale, invincible, ne pui­sant pas son origine dans une faute antérieure de l’intéressé, doit faire disparaître l’imputabilité, car elle détruit, disent les uns, la connaissance que l’on a du caractère punissable de l’acte et, selon d’autres, la volonté d’agir contrairement à la loi.

Si l’on veut faire référence à la notion d’illicéité pénale, on dira qu’en pareil cas le prétendu délinquant ignorait qu’il existât une norme de comportement sanctionnée pénalement, et qu’il s’était trouvé dans l’impossibilité d’en connaître l’existence. Dans l’élément moral de l’in­fraction, tel qu’il a été rappelé précédemment, l’aspect objectif fait défaut et il n’existe plus cette transgression, sciemment accomplie, de la règle de civilité, qui constitue l’illicéité pénale du fait.

Mais malheureusement, en présence d’une erreur invincible, la Cham­bre criminelle de la Cour de cassation reste actuellement très rigoureuse elle refuse d’admettre l’effet exonératoire de cette sorte d’erreur. Elle avait paru se départir un peu de sa sévérité dans des arrêts de 1951, 1956 et 1958, mais elle est revenue, à partir de 1961, à sa position initiale. Il semble donc bien que, seul le législateur pourrait briser cette barrière jurisprudentielle et accueillir officiellement la notion d’erreur de droit.

b) Envisageons maintenant l’erreur de fait. Ses conséquences sont extrêmement variables.

1. - Dans les infractions intentionnelles, elle fait parfois disparaître totalement l’infraction, lorsqu’elle en détruit l’un des éléments constitutifs (cas de la personne qui, au restaurant, se trompe de manteau ; cas du garçon qui, trompé par la physiologie de sa partenaire et croyant avoir affaire à une adulte, a des relations sexuelles avec une fille âgée de moins de 15 ans) : l’auteur du fait n’a pas eu l’intelligence de son acte, la culpabi­lité pénale disparaît, l’illicéité pénale fait défaut. On pourrait toutefois objecter, du moins dans le second exemple cité, que l’intéressé aurait pu se renseigner sur l’âge exact de la jeune fille et que, pour ne l’avoir pas fait, sa faute ne fait pas disparaître l’illicéité de son geste.

Dans d’autres cas, l’erreur modifie la nature de l’infraction : si, par plaisanterie, quel­qu’un fait le geste de tirer avec un fusil de chasse qu’il croit déchargé et tue celui qu’il vise, il n’y a pas de meurtre, mais homicide par imprudence. L’erreur de fait exclut le dol, mais le remplace par une faute d’imprudence ; en d’autres termes, l’illicéité pénale est seulement transformée.

Il arrive même parfois que l’erreur de fait n’ait aucune conséquence sur l’existence de l’infraction. Il en va ainsi de l’erreur commise sur l’identité de la victime. Le meurtrier qui tire sur A, croyant être en présence de B, demeure un meurtrier ; la jurisprudence n’accepte pas que l’on décompose la situation en une tentative de meurtre sur B, et en un homicide par imprudence sur A : il y a une infraction unique. En effet, le coupable avait conscience que, par son geste, il allait enlever la vie à cet être humain qui était présent devant lui (quelle que fût son identité), et il a voulu expressément le geste meurtrier : l’illicéité pénale se trouve entièrement réalisée en pareil cas.

2. - S’agissant des infractions non intentionnelles, il est de règle en France que l’erreur commise est sans effet sur leur punissabilité : l’élément moral demeure intact. Ainsi le chasseur qui tire dans un fourré où il a cru apercevoir un gibier et qui blesse ou tue un autre chasseur, sera jugé et condamné pour homicide par imprudence. La règle de civilité lui imposait de respecter les consignes de prudence applicables à toute action de chasse l’erreur commise prouve à l’évidence que cette règle a été méconnue et l’illicéité de l’acte reste entière.

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Au terme du présent rapport, on peut se demander s’il a été suffisamment répondu à la question posée dans l’introduction : la notion d’illicéité a-t-elle quelque intérêt pour le droit criminel français ? Faut-il en entre prendre résolument l’étude et l’appliquer, s’il y a lieu, aux réalités du droit positif de notre pays ? La réponse semble devoir être que la notion n’est pas inutile, si elle n’est pas absolument indispensable, et elle peut éclairer d’un jour nouveau certaines conséquences, de fond ou de forme, de notre droit. Il serait donc souhaitable que des travaux plus poussés que ne le sont les lignes qui précèdent, établissent un bilan précis et, peut-être, ouvrent la voie à une nouvelle construction de la notion d’infraction pénale. Mais il est indispensable d’opérer avec prudence : pas plus que les autres branches du droit, le droit criminel ne tolère les évolutions trop brutales.

 


NOTES

(1) R. GARRAUD, Traité théorique et pratique du droit criminel français, 3e éd., I, 1913, p. 214 ; du même auteur; Précis de droit criminel, 15e éd., 1934, n° 36-4°, p. 81.

(2) J.-A. ROUX, Cours de droit criminel français, 2e éd., I, 1927, pp. 86-87.

(3) R. VOUIN, Manuel de droit criminel, 1948, p. 148.

(4) J.-H. ROBERT, « L’histoire des éléments de l’infraction », Rev. sc. crim. 1977, p. 269 et s.

(5) R. MERLE et A. VITU, Traité de droit criminel, 5e éd., I, 1984, n° 403.

(6) R. SALEILLES, De l’individualisation de la peine, 2e éd., 1909.

(7) M. PLANIOL, « Etudes sur la responsabilité civile », Rev. crit. lég. etjurispr. 1905, p. 283 et s. La question a été reprise plus tard par d’autres civilistes ; v. notamment G. MARTY, «  Illicéité et responsabilité », Mélanges JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, p. 339 et s., et les auteurs cités aux notes suivantes.

(8) JIMENEZ DE ASUA, Tratado de derecho penal, 2e éd., III, 1958, n° 1244 et s ; du même auteur, « L’anti-juridicité », Rev. intern. droit pén., 1951, p. 273 et s.

(9) Sur cette analyse et les difficultés qu’elle soulève, J. GHESTIN, Traité de droit civil, t. IV, Les obligations, la responsabilité (conditions), par Mlle G. VINEY, 1982, n°441 et s.

(10) Mlle G. VINEY, op. cit., n° 445 et s.

(11) J. DARBELLAY, Théorie générale de l’illicéité, 1955 ; M. PUECH, L’illicéité dans . la responsabilité civile extra-contractuelle, 1973, p. 50 et s.

(12) En Belgique, J. CONSTANT, Traité élémentaire de droit pénal, 1965, I, n° 98.

(13) Nous rejoignons ainsi la position adoptée en Suisse par le professeur J. DARBELLAY, op. cit., p. 98 et s.

(14) En ce sens J. DARBELLAY, op. cit.,p. 99 et s.

(15) Mlle G. VINEY, op. cit., n°441.

(16) Civ. 18 déc. 1912, S. 1914, 1, 249, note R. MOREL, D. 1915, 1, 17, note L. S.

(17) Un exemple servira à illustrer la notion d’infraction purement matérielle : lorsqu’un automobiliste a laissé sa voiture stationner sur un emplacement interdit, sa responsabilité pénale est automatiquement établie ; il n’y a pas à démontrer que cette infraction est imputable à la volonté délibérée ou à la négligence du conducteur.

(18) V. à cet égard A. LÉGAL, «  La responsabilité sans faute », Mélanges Patin, 1966, p. 144 et s.

(19) Sur cette jurisprudence, v. spécialement G. STEFANI, G. LEVASSEUR et B. BOULOC, Procédure pénale, Dalloz, 12e éd., 1984, n°172 et s ; R. MERLE et A. VITU, op. cit., 3e éd., II, n° 891 et s. ; Mlle G. VINEY, op. cit., n°83 et s.

(20) La Cour de cassation a considéré que n’étaient établies qu’à des fins d’intérêt général les incriminations concernant l’ordre économique (infractions relatives aux prix, atteintes à la libre concurrence, délit de vente avec primes, infractions fiscales...), l’urbanisme, l’environnement (pollution de rivières), l’implantation des débits de boissons, la non révélation de crimes, la rébellion contre les agents de l’autorité, l’outrage aux bonnes mœurs, le délit de fuite après un accident de la circulation.

(21) M. PUECH, op. cit., p. 283 et s.

(22) M. PUECH, op. cit., p. 285 et s.

(23) M. PUECH, op. cit., p. 291 et s.

(24) Sur l’évolution de la jurisprudence, très fluctuante, Mlle G. VINEY, op. cit., n° 272 (texte et notes).

(25) Mlle G. VINEY, op.cit,. loc. cit.

(26) Sur cette jurisprudence, R. MERLE et A. VITU, op. cit., II, n°912-2° (texte et notes).

(27) Une des conditions d’application de la légitime défense est l’exigence d’une riposte proportionnée à la gravité de l’attaque. Or cette proportionnalité ne peut être appréciée que par la personne attaquée, au moment même de l’agression, tandis qu’un appareil automatique (par exemple un piège explosif) répond aveuglément à l’incitation qui le déclenche, quelque faible et peu dangereuse que ce soit l’agression.

(28) Ainsi l’article 378 du Code pénal permet aux médecins et autres personnes des professions médicales de dénoncer les avortements illicites dont elles ont eu connaissance, ou les sévices commis sur des enfants de moins de 15 ans, mais il ne leur en fait point obligation.

(29) L’interruption volontaire de la grossesse est permise à tout moment, si la grossesse met en péril grave la santé de la mère (et a fortiori sa vie) ou s’il apparaît que l’enfant à naître sera atteint d’une affection particulièrement grave et estimée incurable au moment où le diagnostic est établi (art. L. 161-12 C. Santé pub.). L’interruption n’est possible que dans les dix premières semaines de la grossesse, si la femme se trouve placée, du fait de son état, dans une «  situation de détresse », la femme étant seule juge de son propre état de détresse.

(30) Longtemps la jurisprudence (notamment celle de la Cour de cassation) n’avait voulu voir dans l’état de nécessité qu’une manifestation d’une des causes subjectives d’irresponsabilité : la contrainte (art. 64 du Code pénal), ou le défaut d’intention délictueuse, dont l’effet exonératoire résulte explicitement ou implicitement des dispositions légales.

(31) Encore faut-il que le consentement soit valable et donné en connaissance de cause. C’est pourquoi demeurent punissables : 1° les relations sexuelles avec un mineur agé de moins de 15 ans (consentement présumé sans valeur : art. 331, alinéas 1er et 3 C. pén.) ; 2° l’escroquerie, les choses escroquées ayant été remises à la suite de l’emploi de moyens frauduleux qui ont trompé la victime (art. 405 C. pén.).

(32) Crim. 1er juill. 1937, S. 1938, 1, 193, D.H. 1937, 537.

(33) Sur ce point, v. en dernier lieu G. ROUJOU DE BOUBÉE, Essai d’une théorie générale de la justification, Annales de l’Université des Sciences sociales de Toulouse, 1982, p. 11 et s.

(34) Le mobile permet seulement d’éclairer la personnalité du délinquant, afin de permettre la fixation de la sanction qui doit être prononcée contre ce dernier.

(35) G. ROUJOU de BOUBÉE, op. cit.

(36) En dehors de la bibliographie abondante citée par les ouvrages récents, v. M. PUECH, L’erreur en droit pénal, Annales de l’Université des Sciences sociales de Toulouse, 1982, p. 85 et s ; S. PLAWSKI, L’erreur de droit, ibid., p. 131 et s.

(37) En ce sens, l’avant-projet de Code pénal publié en juin 1983 (art. 33) : « N’est pas punissable celui qui, par suite d’une erreur de droit qu’il n’était pas en mesure d’éviter, a cru que l’acte accompli par lui n’était pas une infraction  ».

Signe de fin