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LE PROBLÈME DE LA DÉPÉNALISATION
par Georges Levasseur

Professeur honoraire de l’Université de droit, d’économie
et de sciences sociales de Paris
Rapport de synthèse présenté aux Troisièmes Journées franco-italo-espagnoles
de politique criminelle d’Aix-en-Provence en septembre 1982.

Il m’a été donné d’assister déjà à plusieurs séminaires internationaux où ce sujet était à l’ordre du jour, notamment le Colloque tenu à Bellagio en 1973 par les quatre grandes associations de droit pénal, et j’ai suivi avec beaucoup d’attention les divers mouvements dont la convergence a donné à ce problème son actualité brûlante et son acuité sensible dans chacun de nos pays. La dépénalisation est du reste une idée à laquelle je suis acquis. J’ai même toujours soutenu personnellement que l’idéal du pénaliste conscient de ses devoirs, c’est de voir disparaître graduellement, mais aussi complètement que possible, le droit pénal... C’est à la minceur de son droit pénal que l’on juge du degré de civilisation d’un État, et de l’harmonie entre ses citoyens.

Certes des sanctions sont nécessaires à partir du moment où des obligations existent, où des règles sont posées, car les hommes ne sont pas des anges et les règles qui existent sont souvent indispensables. Le tout est de trouver des sanctions adaptées (et nous n’avons guère fait autre chose ici que d’en chercher). Les branches juridiques les plus anciennes n’ont guère besoin des sanctions pénales : le droit civil par exemple. Dieu sait combien d’obligations contractuelles ou extra-contractuelles naissent à chaque jour, à chaque heure, mais le droit civil a des sanctions qui assurent, dans l’ensemble, une observation ou une réparation suffisante : nullité, inopposabilité, astreinte, dommages-intérêts, exécution forcée, saisies diverses, etc., sans parler des garanties nées de la solidarité, du cautionnement, etc. Il a fallu les troubles dus à la fréquence des divorces pour que l’on ait à créer les délits d’abandon de famille ou de non-représentation d’enfants, et encore la « dédramatisation » du divorce en 1975 a-t-elle quelque peu tari cette source de conflits, ce qui prouve l’utilité de la modification des normes procédurales.

On pourrait en dire autant du droit commercial, qui détenait une sanction particulièrement efficace, la faillite (que l’on a quelque peu étendue aux non-commerçants). Et voyez le problème du chèque (notamment du chèque sans provision) ; en dix ans le législateur français a suivi trois politiques criminelles successives. D’abord, dès le début du siècle, le recours au droit pénal (peines de l’escroquerie), recours qui s’est ensuite accentué avec le développement du chèque et des ventes à tempérament; puis on desserre quelque peu la répression (simple contravention si le montant du chèque ne dépassait pas 1 000 F). Enfin on en est parvenu à une solution beaucoup plus raisonnable : possibilité de régulariser après l’échéance et, pour ceux qui sont incapables de régler leur trésorerie, interdiction de tirer des chèques, interdiction dont le contrôle est confié aux organismes bancaires. C’est précisément là une des alternatives, des formes de dépénalisation, que nous avons entendu citer hier (M. le Sénateur Valliante).

Il est certain, et plusieurs rapports ou interventions l’ont rappelé, que la répression pénale doit être l’ultima ratio des pouvoirs publics. Tout ce que le législateur n’interdit pas sous sanction pénale ne saurait être puni d’une peine, et il ne doit évidemment établir que les « peines strictement et évidemment nécessaires », disait la Déclaration des droits de l’homme de 1789; il en est de même pour les incriminations.

Certes, lorsqu’il se produit de très grands changements économiques ou sociaux, lorsque les pouvoirs publics posent (comme ils l’ont fait de plus en plus depuis 1880), en matière de droit du travail, puis de commerce ou d’économie, y compris la taxation des prix ou la répartition des matières premières, le refus de vendre, les ententes et positions dominantes, etc., aujourd’hui, et demain : consommation, pollution, environnement (domaines évoqués par le Doyen Boulan), des règles contraignantes, imposées par l’intérêt général, en des matières où la liberté des parties était la règle, alors il a fallu recourir, faute de mieux, aux sanctions pénales (qui triomphent des mauvaises volontés les plus endurcies), car d’une part les intéressés n’avaient aucunement l’habitude de ces nouvelles règles, et d’autre part leur application allait directement à l’encontre des intérêts pécuniaires des patrons, des industriels, des commerçants.

Petit à petit, en ces domaines nouveaux, le temps a permis non seulement de s’habituer aux obligations, mais aussi de forger des sanctions efficaces non pénales (je pourrais citer des exemples français en ce qui concerne l’emploi des handicapés ou les règles concernant l’hygiène et la sécurité des travailleurs). C’est là que les juristes doivent apporter leur collaboration active et expérimentée.

Malheureusement, les pouvoirs publics ont cédé à la facilité. Il n’est guère de réglementation, en quelque matière que ce soit (on l’a rappelé), qui ne contienne un article final édictant brièvement que « ceux qui contreviendront aux dispositions précédentes seront punis de...».

C’est, en partie, ce raz de marée législatif, cette inflation pénale envahissante, qui nous a rassemblés ici aujourd’hui.

C’est un vrai sujet de politique criminelle. On sait tout ce que la découverte du véritable sens de cette notion doit à M. Ancel. Sa création du Centre de recherches de Politique criminelle (dont M. Vérin est, entre divers titres éminents, le très actif secrétaire général) a permis des études et recherches en de nombreux pays, et, déjà, de fructueuses confrontations internationales.

Les Journées franco-italo-luso-espagnoles en sont peut-être la meilleure illustration. M. Barbero Santos a fort bien retracé hier après-midi les circonstances et le déroulement des deux premières de ces Journées internationales (j’ai eu la chance d’assister aux secondes, celles d’Avila, qui suivaient celles de Trieste). On ne pouvait trouver pour les Troisièmes un meilleur sujet que celui-ci.

J’ai dit qu’il attirait l’attention depuis quinze à vingt ans ; je ne vais pas énumérer toutes les réunions nationales ou internationales qui se sont penchées sur ce sujet. Je parlais tout à l’heure de Bellagio et des quatre grandes associations, hier encore c’était le Conseil de l’Europe (1980).

L’occasion n’était-elle pas unique pour examiner comment ce problème avait été résolu par les codes nouveaux qui se sont multipliés récemment : Code d’Allemagne fédérale, Code autrichien (dont on a souligné à plusieurs reprises ici l’influence, notamment M. Correia) et le tout nouveau Code portugais (on a remarqué avec quelle envie admirative ceux des participants quelque peu mêlés à l’élaboration de nouveaux codes ont interrogé M. Correia sur son secret; il ne l’a pas vraiment livré d’ailleurs). Il faut presque mettre au rang des codes nouveaux la loi italienne de novembre 1981 si riche en matière de dépénalisation. En ce domaine, la France fait figure de parent pauvre; en réalité elle a réalisé tout de même certaines réformes, soumises aux ballottements de la politique, et elle voudrait bien faire davantage puisqu’elle a toujours sur le chantier un projet de nouveau code pénal dont le Garde des Sceaux assure qu’il sera déposé au Parlement le mois prochain (en ce qui concerne la partie générale) et au mois de janvier 1983 (pour la partie spéciale).

On a dit très justement hier que le droit comparé était un des outils indispensables pour construire une « politique criminelle cohérente et réfléchie ». Or, où le droit comparé pourrait-il être plus fructueux qu’en quatre pays qui ont développé une culture puisée aux mêmes sources (romaine et chrétienne), qui respectent pratiquement (et pour cette raison) les mêmes valeurs, qui forment géographiquement un bloc constituant l’essentiel de l’Europe latine et qui vivent aujourd’hui sous des régimes démocratiques qui n’ont jamais été aussi voisins ?

Mais je ne suis pas ici pour féliciter les organisateurs du choix du sujet qu’ils nous ont proposé, mais bien pour faire une synthèse de nos travaux, de nos débats, pour dresser plus simplement un bilan sommaire de nos Journées.

Je pense que ce bilan est extrêmement positif ; nos rapports et nos discussions ont éclairé les divers aspects de cet immense et difficile problème; ils ont fourni des éléments pour formuler les questions essentielles et même pour en esquisser la solution.

Quelles sont ces questions essentielles ?

J’en vois trois et je les formulerai ainsi :

1. Qu’est-ce que « dépénaliser ? ».

2. Pourquoi dépénaliser ?

3. Comment dépénaliser ?

C’est autour de ces trois questions, qui formeront les trois parties de ce rapport, que j’essaierai de grouper ce que nous avons appris, et les réflexions que nous avons pu faire (du moins les miennes).

1. - Qu’est-ce que « dépénaliser » ?

Le mot « dépénalisation » a été pris dans un sens très large. Pour M. Ancel et M. Beria, il s’agit, d’une façon générale, d’un affaiblissement de la réaction sociale qui tantôt abandonne la voie proprement pénale, tantôt la modère, tantôt y substitue d’autres voies, moins traumatisantes et plus efficaces (ce qui se rattache à la recherche des sanctions évoquée plus haut, augmentée de la recherche de meilleurs moyens préventifs, et éclairée par un appel à la criminologie). Forme nuancée de la politique criminelle, dont le trait essentiel est la « désescalade », pour employer un terme à la fois actuel et imagé. C’est là ce que l’on peut appeler « dépénalisation b au sens large et général.

Mais d’autres notions voisines doivent en être rapprochées, car le genre « dépénalisation » comprend plusieurs espèces. Le rapport de M. Ruiz Vadillo les a clairement présentées.

1) Il y a d’abord la « décriminalisation » (nous commençons ici une série de barbarismes entre lesquels les juristes de tous les pays se débattent depuis deux décennies).

Elle consiste à cesser d’incriminer un comportement, tout au moins sous une certaine qualification.

Elle comporte trois variétés :

a) cessation totale de l’incrimination. Le fait n’est plus défendu sous sanction pénale. Il est permis (sauf responsabilité civile, commerciale, administrative, etc.). Une telle décriminalisation ne se conçoit guère en matière d’atteintes à des valeurs fondamentales. C’est là qu’il faut détecter celles-ci, ainsi que le degré d’adhésion que la population leur apporte, sans oublier pour autant l’intérêt général du groupe (n’est-ce pas M. Jimenez Villarejo qui posait cette recommandation : « Incriminer seulement les comportements clairement dysfonctionnels pour l’ordre social, en tenant compte au surplus du fait que cet ordre social est instable et dynamique " ?).

L’inobservation des règles religieuses a cessé d’être incriminée depuis longtemps (après avoir été à l’origine d’une répression particulièrement cruelle).

Aujourd’hui, il s’agit de cesser d’incriminer les infractions à la morale individuelle, notamment dans le domaine des mœurs. L’incrimination de l’adultère est abandonnée : quelles infractions doivent subsister dans le domaine sexuel ? seulement celles qui entraînent un trouble grave dans la société en cause. M. Ruiz Vadillo a cité le « scandale public » ; nous avons connu en France, avec la répression de l’ « outrage à la pudeur », une évolution comparable à celle qu’il exposait. Les formules vagues telles que celles-là permettent aux juges de réduire, avec l’évolution des mœurs, le domaine de l’infraction; mais seul le législateur peut incriminer ou cesser d’incriminer. Il l’a fait en France pour l’homosexualité. Tous nos pays et bien d’autres connaissent le problème de l’avortement, légalisé dans certaines conditions. La prostitution doit être certainement décriminalisée ; il est douteux qu’il en soit de même du proxénétisme, comme l’a fait pourtant le Portugal; mais c’est à chaque pays de mesurer le danger social de chaque comportement. C’est un problème de politique criminelle par excellence ;

b) simple disqualification. Le comportement précédemment incri­miné le reste, mais il ne l’est plus qu’en tant qu’infraction mineure; il se trouve donc puni de peines moins fortes ; tel fut le cas pour l’avortement, en France, en 1923. Il en fut de même pour la bigamie en 1933 ;

c) maintien de la qualification avec peines sensiblement diffé­rentes dans le sens d’une moindre rigueur. Nous en avons de multiples exemples dans le domaine des substituts aux courtes peines d’emprisonnement, domaine que la France s’efforce d’explorer avec beaucoup de constance, mais assez peu de succès.

2)La dépénalisation au sens étroit du terme. Elle consiste à maintenir l’incrimination, mais à atténuer plus ou moins la répression, la rendant en fait exceptionnelle et plus douce. Tous les rouages de la justice pénale jouent un rôle dans ce ralentissement du rythme répressif :

a) la police, qui ne recherche pas systématiquement certaines infractions tolérées par l’opinion publique;

b) le parquet, qui classe les plaintes et les procès-verbaux quand il a le droit et la possibilité de subordonner la mise en mouvement de l’action publique à l’opportunité des poursuites;

c) le juge, qui se contente de prononcer des peines de principe (et il a, à cette fin, des moyens de plus en plus nombreux) ;

d) les autorités d’exécution, qui disposent de larges pouvoirs (régimes de faveur, réduction de peines, libération conditionnelle, etc.), sans parler de la grâce, ce droit régalien;

e) enfin le législateur lui-même, soit par le moyen de l’amnistie, soit par une décriminalisation totale ou partielle qui consacrera, en droit, la situation de fait.

3) La « déprisonalisation ». J’emprunte ce terme au rapport de M. Jimenez Villarejo, qui redoute que la dépénalisation ne se borne trop souvent à une « déprisonalisation », c’est-à-dire à éviter l’incarcération avec les dangers de désadaptation et de corruption qu’elle comporte.

Elle comprend de multiples variétés et des sous-variétés plus nombreuses encore.

Il existe des institutions qui évitent totalement la prison; c’est le cas un peu partout des amendes, dans certains pays des arrêts à domicile, en France (et ailleurs aussi) de l’absolution prononcée par le juge du siège en dépit de la culpabilité du prévenu préalablement reconnue. Dans ce dernier cas, le juge pourra décider, si certaines conditions sont réunies, que le coupable sera « exempt de peine », formule employée depuis longtemps par le législateur pour signaler les excuses « absolutoires ».

D’autres institutions n’évitent la prison que conditionnellement. Tels sont les cas, bien connus depuis longtemps, et partout, du sursis simple et du sursis probatoire. Tel est le cas aussi, dans un domaine plus restreint et ouvert depuis moins longtemps (notamment en France), soit de la suspension de la sentence, soit surtout de la suspension ou du fractionnement de la sanction prononcée et en cours d’exécution.

Il existe enfin des institutions qui n’écartent pas totalement la prison, mais évitent ses aspects déshumanisants et corrupteurs. Citons les arrêts de fin de semaine (qui ne peuvent être organisés actuellement en France que par le moyen du fractionnement de la peine, mais qui existent ailleurs à titre autonome, comme existe du reste en plusieurs pays, à titre autonome, ce même fractionnement de la peine), et la semi-liberté, bien connue et de plus en plus largement pratiquée. Mentionnons aussi le sharp-short-shock, recommandé parfois pour certains délinquants, par exemple en cas d’infractions routières ou d’infractions économiques. Il est en effet des cas où une peine très brève de prison peut être efficace. M. Nuvolone y a fait allusion.

Mais la « déprisonalisation » peut être obtenue avec une autre forme de dépénalisation, celle qui, sans supprimer les peines d’emprisonnement encourues, permet aux juges des infractions petites ou moyennes de recourir à certains substituts de la prison.

4) Les substituts des courtes peines. Il s’agit, en ce cas, de mesures prononcées par la justice pénale, mais choisies hors de l’échelle habituelle des peines principales. On sait d’ailleurs à quel point, un peu partout, la liste des peines principales est indigente.

Signalons que la France s’est engagée dans cette voie (art. 43-1 et s. C.pén.), et elle l’a fait de plus en plus largement; il convient peut-être de le souligner à l’intention de nos amis étrangers.

La plus importante innovation a consisté à permettre au juge de remplacer l’emprisonnement, prévu par le texte d’incrimination, par une des peines complémentaires prévues par le même texte, et qui serait alors prononcée à titre de peine principale. La même facilité a été accordée pour user, de la même façon, d’une peine accessoire entraînée par la condamnation à raison de la nature de l’infraction commise.

Une seconde innovation a consisté à permettre au juge de substituer à l’emprisonnement certaines sanctions dont on espère un effet dissuasif : privations de droits, confiscations (notamment du véhicule), interdictions professionnelles, et surtout retrait du permis de conduire (même si l’infraction commise n’a aucun rapport avec la circulation routière, à condition cependant de ne pas mettre le coupable hors d’état d’exercer sa profession), ou retrait du permis de chasser (lequel est considéré par la population comme une des conquêtes les plus importantes de la démocratie sur le temps de la féodalité).

D’autres mesures sont en projet en France, par exemple les « jours-amendes » ou le travail au profit de la communauté. A l’encontre des personnes morales sont prévues notamment l’interdiction des marchés avec les collectivités publiques, la mise en tutelle, etc.

Nous trouvons ces listes plus ou moins complètes, voire allongées, dans les pays ici représentés. C’est ainsi que le droit italien ne connaît pas l’utilisation des peines complémentaires à titre de peines principales (comme nous l’ont précisé MM. Pisa et Vassalli) ; il envisage la possibilité d’un accord entre le prévenu et le ministère public pour procéder à une substitution (semi-détention, liberté contrôlée, amendes) à la peine d’emprisonnement. On a fait remarquer qu’il y a là le germe d’une pratique comparable au plea bargaining, qui heurte quelque peu nos conceptions continentales, lesquelles considèrent les règles de compétence comme étant d’ordre public (quoique la pratique française de la correctionnalisation judiciaire fasse assez bon marché de ce principe). Un rapprochement avec la procédure des pays anglo-américains n’est d’ailleurs pas invraisemblable, et le Garde des Sceaux actuel, en France, paraît assez séduit par certaines institutions de ce système.

5) La « déjudiciarisation », appelée aussi « déjuridictionnalisation » et, dans les pays d’Amérique du Nord, « diversion ».

Il s’agit de soulager la justice pénale, en dérivant la procédure vers des voies non répressives; moins traumatisantes, moins stigmatisantes, mais peut-être plus efficaces.

Au nombre de ces procédés de diversion, d’alternatives, on peut citer :

a) la remise à l’arbitrage du soin de régler le différend entre la victime et l’auteur. On organise alors une conciliation sur le chiffre et les modalités de versement de la réparation; on recourt au besoin à une médiation raisonnable si l’accord paraît impossible ;

b) la remise à une juridiction civile du soin de fixer l’indemnisation si une procédure de conciliation préalable a échoué. On s’efforce ainsi de dégager le procès pénal, si celui-ci doit subsister, des complications et de l’animosité dues à la présence de l’action civile ;

c) il est possible également de confier le soin de statuer sur l’action publique (qui prend alors une coloration disciplinaire) à l’autorité administrative qui, dans un cadre fixé par la loi, sanctionnera l’inobservation des règles mineures de la discipline sociale indispensable. Cette solution, qui a eu ses premières applications en Allemagne, est désormais appliquée très largement, ainsi qu’on nous l’a parfaitement montré, par la loi italienne de novembre 1981. Dans l’un et l’autre cas, un contrôle judiciaire s’exerce pour protéger le justiciable contre l’illégalité et contre l’arbitraire ;

d) le soin d’intervenir pour rétablir l’harmonie troublée pourrait d’ailleurs être parfois confié à l’autorité sociale, voire médico-sociale. Ces multiples formes de réaction des pouvoirs publics rentrent toutes, les unes et les autres, dans le domaine de la dépénalisation entendue au sens large.

On fera au surplus deux remarques :

1. La dépénalisation ne touche pas seulement le droit pénal spécial, comme paraissait l’indiquer le Professeur Nuvolone. Elle intéresse aussi le droit pénal général : ainsi en est-il de l’échelle des peines, des possibilités alternatives données aux juges, etc. En France, c’est bien dans la partie générale du Code pénal que ces dispositions sont situées (au moins dans le projet actuellement en discussion, puisque jusqu’ici les sursis figurent dans le Code de procédure pénale pour la raison que la promulgation de celui-ci a permis d’y intégrer des lois anciennes restées extérieures aux codes).

C’est également dans sa partie générale que le récent Code portugais a placé les institutions de dépénalisation, et c’est encore ce qu’envisage de faire le Code espagnol.

2. Peut-on dire que l’on dépénalise quand, par ailleurs, on augmente les peines dans d’autres secteurs, ou l’on y incrimine de nouveaux comportements ? La question a été envisagée et a reçu une réponse positive dans les rapports de MM. Correia, Vadillo et Barbero Santos. On ne manquera pas de rappeler que cette question constitue l’objet essentiel du rapport de Mme Anabeia Rodriguez sur La néo-criminalisation ; on se souviendra aussi des observations présentées sur ce sujet par M. le Doyen Boulan : les juristes ont horreur du vide, ils criminaliseraient par une sorte de compensation.

La réalité est peut-être plus délicate. Il semble qu’en ce cas nous soyons en présence, non seulement d’un travail de dépénalisation, mais de ce que notre collègue, M. Legros, président de la Cour de cassation de Belgique, avait appelé le « déplacement des frontières de la répression », problème général de politique criminelle qu’il fit examiner dans un important congrès tenu à Bruxelles en 1972 et qui a fait l’objet d’une publication emplissant deux volumes d’un total de près de 900 pages aux Éditions de l’Université de Bruxelles.

2. - Pourquoi dépénaliser ?

Dans cette seconde partie, nous nous montrerons beaucoup plus bref. Notre présence ici démontre que nous sentons la nécessité d’une certaine dose de dépénalisation, sauf à savoir combien, sous quelles formes et dans quels secteurs.

Nous avons cependant lu ou entendu les principales justifications de la tendance actuelle vers la dépénalisation.

a) Ainsi M. Jimenez Villarejo met en évidence des raisons tirées d’une part de la sociologie scientifique, en partant de Durkheim, d’autre part de la criminologie critique, et enfin de la théorie générale du droit. Nous l’avons entendu cet après-midi, ainsi que les objections opposées par un disciple de M. Correia.

b) En outre, dès l’ouverture des travaux, M. Ancel nous a exposé lui-même les raisons de cette orientation de plus en plus précise de la politique criminelle. Il me suffira donc de les rappeler sommairement.

Vous vous souvenez qu’il y a d’abord l’inefficacité reconnue du système traditionnel, résultant notamment de la nocivité individuelle et sociale de la prison.

Déjà au Congrès international pénal et pénitentiaire de La Haye, en 1950, M. Cannat avait créé une certaine sensation en proposant froidement le vœu d’abolir toutes les peines privatives de liberté inférieures à deux ans. Confronté immédiatement à la question de savoir par quoi on les remplacerait, il répondit superbement que les pouvoirs publics n’avaient qu’à « faire preuve d’imagination ».

Hier, n’avons-nous pas entendu en écho M. Ruiz Vadillo nous inviter, sur le sujet des substituts des courtes peines, à « prendre l’imagination à deux bras » ?

Nos étudiants, en 1968, voulaient « mettre l’imagination au pouvoir » ; en dépit de près de quinze ans écoulés (ou presque), ils ne semblent pas avoir très bien réussi. Le « changement » n’implique pas forcément l’imagination... (je peux bien le dire puisque j’appartiens actuellement à deux commissions de réforme : Code pénal et Code de procédure pénale).

c) Une troisième raison indiquée par M. Ancel (et je la mentionne avec tristesse) c’est la constatation de l’insuccès du traitement, lequel paraît avoir été la grande illusion du troisième quart du XXe siècle. C’est malheureusement un fait avéré, du moins si l’on prend soin de préciser, comme l’a fait M. Ancel, qu’il s’agit en réalité de l’échec du traitement institutionnel imposé, ce qui permet de conserver la foi au traitement individualisé en milieu libre.

Il faut ajouter en dernière raison, comme le fait M. Ancel, la prise de conscience, dans l’opinion des juristes et des praticiens ainsi que des autorités chargées de la décision en matière de politique criminelle, que le système pénitentiaire n’est ni le seul ni le meilleur moyen de réaction sociale dans la lutte contre la criminalité.

Il convient cependant de mentionner deux objections à la nécessité, et surtout à l’urgence, de la dépénalisation.

1. Comment peut-on songer à dépénaliser alors que la criminalité paraît s’accroître (même à s’en tenir à la criminalité apparente) et tend à devenir de plus en plus violente ? A l’égard de la criminalité violente, la loi française du 2 février 1981 de M. Peyrefitte (Sécurité et Liberté) semblait se rallier largement à cette objection.

Mais cette loi est remise en cause; d’autre part, en Italie, les rapporteurs nous ont exposé que le maintien d’un terrorisme particulièrement dangereux et dont tant de magistrats ont été victimes (M. Beria di Argentine nous le rappelait dans son intervention de ce matin si pertinente, et surtout si émouvante) n’avait que faiblement altéré le contenu de la loi 689.

M. Ancel ne s’est pas laissé arrêter par cette objection, ainsi qu’il convenait à l’un des pères fondateurs de la Défense sociale nouvelle. Il en fut de même de M. Roche cet après-midi, à propos des infractions économiques. M. Jimenez Villarejo partage aussi cet avis lorsqu’il rejette la réaction fondée sur le slogan Law and order et affirme que « ce ne serait pas une démonstration de réalisme et de bon sens, mais une marque d’aveuglement irrationnel ». La société, pour être tolérable et accueillante, doit pouvoir être pluraliste et aviser des modes non pénaux de prise en charge de ces déviants qui sont responsables de l’essentiel de la petite et moyenne criminalité. Le même auteur préconise d’ailleurs des modes de socialisation préventive, qui doivent avoir le pas sur les sanctions pénales et sur une « resocialisation » aléatoire menée dans de mauvaises conditions.

2. Une seconde objection, voisine de la première, consiste à dire : « Votre dépénalisation va nuire à la prévention générale que le droit pénal a pour fonction d’assurer ». Là il est aisé de répondre que le problème de la place de la prévention générale dans les plans de politique criminelle a déjà été examiné dans de précédentes réunions du Centre de recherches de politique criminelle fondé par M. Ancel. Je ne vais pas en retracer ici les discussions ni les conclusions, mais je peux dire qu’il y a plus de deux cents ans que Beccaria avait répondu à cette objection, lui qui n’anticipait guère sur la Défense sociale nouvelle, et qui avait un souci manifeste de la prévention générale, lorsqu’il a lancé son célèbre ouvrage pour réaliser précisément la dépénalisation qui s’imposait de son temps.

3. - Comment dépénaliser ?

Ce fut sur ce troisième point que porta l’essentiel de nos débats (il me reste malheureusement fort peu de temps pour en faire le bilan).

Il me semble que les principales observations sur ce problème peuvent être groupées autour de deux pôles : d’une part, l’action dans le domaine du droit substantif, d’autre part, l’action dans le domaine de la procédure.

A. - Action dans le domaine du droit substantif

1. La décriminalisation.

La décriminalisation constitue la forme la plus radicale, encore qu’elle puisse se présenter comme totale ou comme partielle.

a) Décriminalisation totale. Dans ce domaine, le principe de base a été très heureusement exprimé dans le rapport de M. Jimenez Villarejo : « Réduire le répertoire des incriminations à ce qui est strictement indispensable pour obtenir et garantir un niveau acceptable de bien-être social, en renonçant à imposer par la voie de la coaction pénitentiaire des valeurs non universelles, et en faisant disparaître de nos codes certaines fictions » (dans la foulée, l’auteur souhaite même faire disparaître la règle « Nul n’est censé ignorer la loi ", ce qui soulèverait des difficultés non négligeables).

Il est certain qu’à l’heure actuelle le domaine d’élection de la décriminalisation totale se situe dans le secteur de la morale sexuelle, nous en avons déjà mentionné des exemples. Le rapport de M. Fernandez Albor est de ceux qui ont insisté fort justement sur ce point.

b) Décriminalisation partielle. Elle peut s’opérer, nous l’avons noté, soit par disqualification de faits autrefois criminels, soit par simple adoucissement des peines correctionnelles maximales. Ce dernier procédé ne se limite d’ailleurs pas à un abaissement de la peine autrefois encourue, et peut comporter soit des faveurs, telles que l’octroi d’un sursis, soit la possibilité de recourir à des substituts de la peine d’emprisonnement. On notera à ce sujet, en s’inspirant des droits italiens et portugais, la possibilité d’assortir d’exceptions la généralisation d’un tel système. Ces exceptions peuvent tenir, les unes à la nature de l’infraction, les autres à la personnalité de l’auteur. On a remarqué que les infractions ainsi exceptées échappent également souvent aux lois d’amnistie. Le cas s’est d’ailleurs produit en France, où la loi d’amnistie d’août 1981 a écarté de son bénéfice certaines infractions en matière de droit du travail, de droit économique, de droit fiscal, etc.

Il est intéressant, et piquant, de constater que la loi Sécurité et Liberté procède à une dépénalisation en matière de certains vols, incendies, atteintes aux biens, etc. A vrai dire, les auteurs de cette loi s’étaient inspirés, sur les points en question, des travaux (non encore publiés) de la Commission de réforme du Code pénal dans la partie relative au droit pénal spécial. Aussi n’est-il pas envisagé de modifier cette loi sur les points en question.

Ajoutons que la dépénalisation peut se faire non seulement en offrant au juge des peines de substitution, mais aussi en lui permettant de ne prononcer aucune peine tout en reconnaissant la culpabilité du prévenu, ce que lui permettent de faire des institutions telles que l’absolution judiciaire ou le pardon judiciaire déjà mentionnés précédemment.

2. La dépénalisation au sens restreint.

Cette dépénalisation résulte, nous l’avons dit, du fait que la réaction sociale utilise toutes les facultés d’indulgence mises à la disposition des autorités publiques afin de minimiser la répression, en attendant que le législateur intervienne pour adapter la règle pénale à l’évolution de la situation. Un tel procédé, largement utilisé dans le passé et à l’heure actuelle, peut toujours être mis en oeuvre avec succès.

Ce freinage systématique de la répression peut se faire aux diverses étapes de la procédure répressive. La police ferme les yeux ou manque de dynamisme; le parquet classe sans suite ou correctionnalise; le juge se borne à prononcer une peine de principe, etc. C’est par ce phénomène sociologique spontané que se fait continuellement l’adaptation du droit pénal à la situation de fait, en attendant que l’évolution soit suffisamment avancée pour que le législateur vienne modifier les normes.

3. Le transfert des compétences(diversion).

Certains comportements constituent en réalité des actes d’indiscipline sociale qui ne justifient ni la solennité ni l’infamie de l’intervention de la justice répressive. Il faut certes laisser subsister (au moins dans une large mesure) la réglementation et les obligations qui en découlent, mais il conviendrait de confier à d’autres que les juges répressifs le soin d’infliger les sanctions, lesquelles ne devront pas être des sanctions pénales; elles devront se situer essentiellement dans le domaine pécuniaire ou professionnel.

a) On pense le plus souvent à procéder à un tel transfert de compétences au profit des autorités (et peut-être des juridictions) administratives.

Nous avons connu, et connaissons encore, les sanctions administratives en droit français. Elles s’étaient développées au cours de la Deuxième Guerre mondiale, notamment pendant la période du Gouvernement de Vichy; elles comportaient de lourdes sanctions pécuniaires, des privations de droits, fermetures d’établissements et même des privations de liberté sous forme d’internements. Elles ont laissé un assez mauvais souvenir. Il en existe encore, moins graves il est vrai, notamment en matière économique et en matière fiscale. Leur champ d’application a été limité, et le régime actuel ne soulève cependant pas un grand enthousiasme.

Je crois que la France serait néanmoins prête à considérer la solution adoptée par l’Italie sur le modèle allemand. Moi-même, critiquant la réforme française de 1958 en matière de contraventions, j’exposais que j’eusse plus volontiers accepté une réforme différente, qui eût été inspirée du modèle allemand. Je note d’ailleurs que le projet de réforme du Code pénal, dans son état actuel, prévoit la suppression de toute peine privative de liberté en matière de contravention (en accord avec une décision du Conseil constitutionnel remontant à 1973), ce qui, à mon sens, obligera à rechercher une solution voisine de la solution italienne, car le procédé de l’amende forfaitaire et celui de l’ordonnance pénale ne suffiront pas à sanctionner suffisamment toutes les contraventions (certaines seront probablement élevées au rang de délits).

Mais la solution italienne suffira-t-elle à triompher des préjugés français ?

La discussion qui a eu lieu ici devrait beaucoup y aider.

Ce droit para-pénal reste néanmoins un droit répressif. Et M. Nuvolone a tenu à souligner que tous les principes fondamentaux du droit répressif seraient respectés : légalité, non-rétroactivité, présomption d’innocence, droits de la défense, procédure contradictoire (n’oublions pas que la Cour européenne des droits de l’homme exige l’égalité des armes, même en matière de procédure disciplinaire).

A vrai dire le point de vue de M. Nuvolone est peut-être optimiste. M. Ruiz Vadillo, M. Vassalli, M. Beria et l’un des orateurs, M. Siniscalco (spécialiste du droit pénal administratif) se sont montrés plus réservés. L’atmosphère du droit public n’est guère favorable à la défense des libertés individuelles.

Il est vrai qu’il doit y avoir un contrôle judiciaire; il faut même signaler qu’au Portugal c’est un juge de l’ordre judiciaire qui se prononce en première instance sur les infractions devenues infractions administratives.

Seule l’expérience des années à venir nous permettra de savoir si cette justice para-pénale est fiable pour les droits de l’homme.

b) Le transfert de compétence peut être effectué au profit d’organismes (même judiciaires) de droit privé.

Bon nombre d’infractions ne causent qu’un faible trouble social, ne révèlent qu’une faible dangerosité du délinquant, et il est souvent possible de réparer facilement le préjudice qu’elles ont entraîné pour la victime. Le coupable lui-même est disposé à y satisfaire et il en a fréquemment les moyens matériels.

Un effort de conciliation, de transaction privée entre les parties permettrait donc assez souvent de faire l’économie d’une intervention répressive. Au cas où la négociation échouerait, un arbitrage (privé ou judiciaire) permettrait d’aboutir à une solution acceptée de part et d’autre.

Il faut se défier cependant de la justice privée, même lorsque les sanctions appliquées sont purement pécuniaires. N’est-ce pas un système analogue qui fonctionne déjà en matière de vol dans les grands magasins, ou de fraude dans les transports ? Or l’expérience a révélé que certaines précautions sont à prendre pour éviter l’arbitraire, voire le chantage ; ne conviendrait-il pas qu’une autorité publique soit appelée à homologuer les transactions ainsi intervenues entre les parties ?

c) Le transfert de compétence pourrait également se faire à des instances sociales. On peut penser à ce sujet soit à des services admi­nistratifs, soit à des organismes du secteur privé philanthropique contrôlés par l’État. Ces instances pourraient même fort utilement se situer dans le domaine médico-social. En France, ce serait vraisem­blablement les directions départementales de l’Action sanitaire et sociale qui pourraient prendre en charge une partie dé ce qui, aujour­d’hui, écrase le fonctionnement de la justice pénale.

B. - Action dans le domaine de la procédure

Cette action, découlant d’une volonté de dépénalisation, doit être dominée par la considération des intérêts de la victime : considération de sa protection, de sa défense, de son indemnisation.

Il est caractéristique de souligner que l’actuel ministre de la Justice en France, M. Robert Badinter, a tenu, à diverses reprises et de façon insistante, à mettre l’accent sur cette orientation indispensable de la justice répressive (déclarations dans des congrès, entretiens télévisés, interviews avec les journalistes ,etc.).

L’action en ce sens est susceptible de prendre différentes formes.

1. On peut d’abord concevoir d’élargir considérablement la catégorie des infractions pour lesquelles la mise en mouvement de l’action publique est subordonnée à la décision de la victime, à une plainte de sa part. Il pourrait en être ainsi chaque fois que le comportement de l’auteur s’est révélé davantage nuisible aux intérêts de sa victime qu’au maintien d’un ordre social harmonieux.

En droit français actuel, les infractions de ce genre sont assez rares; la loi du 11 juillet 1975 a fait disparaître de leur liste l’adultère de la femme et l’entretien de concubine dans la maison conjugale par le mari, il reste surtout la diffamation, l’atteinte à la propriété intellectuelle et l’atteinte à l’intimité de la vie privée.

Beaucoup de droits étrangers étendent beaucoup plus largement cette catégorie (ainsi le Code pénal iranien antérieur à la révolution islamique). L’opinion publique comprendrait assez bien une extension de ce genre. A chaque audience correctionnelle où l’on juge un délit de vol ou de violences, ne voit-on pas souvent la victime, citée comme témoin, s’étonner de la comparution qu’on lui impose et dire : « Je ne comprends pas pourquoi ce procès se poursuit; j’avais porté plainte au lendemain de l’infraction, mais depuis lors j’ai retiré ma plainte (le plus souvent par suite de la réparation du dommage) et je ne m’explique pas pourquoi on évoque encore cette affaire qui, pour moi, est terminée ». Bien sûr, la victime commet là une regrettable confusion entre l’action civile (sur laquelle il lui appartient de transiger) et l’action publique (qui n’appartient qu’à la société représentée par le ministère public), mais cela démontre qu’une réforme serait parfaitement possible et bien acceptée par l’opinion publique. La victime a reçu le droit de porter plainte, on peut songer à élargir son droit de ne pas porter plainte ou de retirer sa plainte, et par là de mettre obstacle au déclenchement ou au déroulement de l’action publique.

Une telle réforme faciliterait les règlements transactionnels auxquels il était fait allusion il y a quelques instants.

Personnellement, j’ai toujours pensé qu’une action en ce sens était concevable et praticable ; il n’y a pas de doute qu’elle s’insérerait rationnellement dans une politique de dépénalisation.

A cet égard, ce qu’a réalisé récemment la législation italienne pourrait être, pour le législateur français, une source d’inspiration précieuse.

2. L’indemnisation de la victime.

L’indemnisation de la victime devrait constituer une priorité dans une politique criminelle équitable.

Il n’y a pas de doute que cette indemnisation est prise en considération par le juge lorsqu’il est amené à fixer la peine du coupable. La réparation du dommage, effectuée postérieurement à l’infraction, constitue une circonstance atténuante dont le juge ne manque jamais de tenir compte dans son appréciation de la pénalité. Les auteurs de la loi Sécurité et Liberté avaient pensé diminuer la peine encourue en cas d’indemnisation de la victime. On leur a fait remarquer que cette disposition (qui apparaissait choquante en opérant une discrimination selon les ressources des auteurs) n’ajoutait rien au droit existant; aussi se sont-ils contentés de dire, par l’article 467-1 du Code de procédure pénale, que « la réparation volontaire, en tout ou en partie, avant le jour de l’audience, des préjudices causés par l’infraction peut être retenue comme une circonstance atténuante, compte tenu des facultés contributives du prévenu ».

Cependant le législateur lui-même est intervenu de façon plus précise non pas seulement pour inciter le juge à modérer la peine, mais même à en exempter le prévenu dont la culpabilité a été reconnue. Cela a été le cas de la loi française du 11 juillet 1975 établissant les articles 469-1 à 469-3 du Code pénal. Le tribunal peut exempter le prévenu de peine (ce que nous avons appelé l’absolution judiciaire) si le dommage causé est réparé et, en outre, si le trouble résultant de l’infraction a cessé et si le reclassement du prévenu est acquis. Si ces trois conditions ne sont pas réalisées, mais qu’il apparaît qu’elles sont susceptibles de l’être dans un avenir proche, le tribunal, tout en statuant sur la culpabilité et éventuellement sur l’action civile, peut ajourner le prononcé de la peine jusqu’à un délai qui ne peut dépasser un an (art. 469-3).

Certains ont pu objecter à cette législation qu’elle favorisait les délinquants riches. Si un fils de famille a commis un délit, il sera facile aux siens d’indemniser la victime, d’obtenir des media que le trouble causé à l’ordre public ne soit pas amplifié, et de fournir au coupable un emploi qui témoignera de son reclassement. On peut donc s’interroger sur l’opportunité d’élargir et de généraliser une disposition de ce genre.

Je pense personnellement que le problème n’est pas insoluble. Il faut parvenir à mettre les délinquants les plus démunis à égalité avec ceux qui disposent de ressources suffisantes. A cet égard, on peut penser que les œuvres privées pourraient être appelées à prendre plus de place et à déployer davantage d’activité. Suffisamment développées, elles pourraient être admises à cautionner certains délinquants, en s’appuyant au besoin sur certaines communautés de base la commune, le quartier, l’entreprise. Il convient en effet de développer la solidarité communautaire. Les pouvoirs publics français semblent commencer à s’engager dans cette voie en appelant les communes urbaines à contribuer à leur propre sécurité par une action davantage préventive que répressive.

Sans doute cette solution serait-elle préférable à celle qui mettrait ce poids de l’indemnisation de la victime à la charge de l’État, en soulignant que la défaillance des services de police est à l’origine du dommage puisqu’elle a permis la réalisation de l’infraction. Certes des précédents existent déjà en droit français et on en trouve de nombreux exemples dans le droit comparé récent. Non seulement il existe un Fonds de garantie automobile qui indemnise les victimes d’accidents de la circulation lorsque l’auteur de ceux-ci n’a pas été identifié ou est insolvable (loi 31 décembre 1951) et qui est subrogé à la victime en cas de recours contre l’auteur, mais la loi du 3 janvier 1977 et le décret du 3 mars 1977 ont institué un recours en indemnité contre l’État au profit de certaines victimes de dommages corporels résultant d’une infraction (art. 706-3 à 706-13 C.pr.pén. et R. 50-1 à R. 50-28 C.pr.pén.). La loi du 2 février 1981 a élargi un tel recours (qui n’assure d’ailleurs pas une réparation intégrale) aux victimes de vols, escroquerie ou abus de confiance (art. 706-4 à 706-13 C.pr.pén.).

On peut donc concevoir de recourir à un système d’indemnisation par l’État, au besoin par l’intermédiaire d’une caisse spécialisée. Le problème serait alors d’assurer l’alimentation d’une telle caisse; mais il n’est pas interdit de penser (par analogie avec la Caisse des indemnités que le projet de Code pénal de 1934 envisageait d’instituer) que l’on pourrait affecter à cette fin les amendes considérables qui peuvent ou pourront être prononcées dans le domaine pénal ou para-pénal du monde des affaires, de la répression économique et de la criminalité en col blanc.

3. Enfin l’attention doit s’attarder un instant sur le système adopté par le droit italien de 1981, qui prévoit la possibilité de limiter la répression à une peine de substitution en cas d’accord en ce sens entre le ministère public et l’auteur de l’infraction. Il y a là un système qui n’est pas sans ressembler à la pratique du plea bargaining à laquelle il a été fait allusion tout à l’heure. Il existe, en droit anglo-américain, d’autres hypothèses de négociation entre l’auteur et la partie poursuivante, d’autres options offertes à la personne poursuivie (coupable ou non coupable; choix d’une juridiction avec ou sans jury), dans ce système où les règles de compétence ne sont pas d’ordre public. Ce sont des pratiques qui offrent des avantages certains, mais qui ne sont pas non plus exemptes d’inconvénients. Nous avons signalé tout à l’heure que le ministre français de la Justice ne serait peut-être pas opposé à l’adoption de certains traits d’un tel système.

Évidemment cela supposerait des études approfondies de droit comparé qui n’ont pas encore été portées à un point suffisant, mais ce n’est pas le moment de nous engager maintenant dans cette voie qui paraît mériter, à elle seule, un ou plusieurs autres colloques de politique criminelle comparables à celui-ci.

Au terme de celui qui vient de se développer, que pouvons-nous conclure du bilan que nous venons d’esquisser ?

Conclusion

La dépénalisation doit être organisée. Elle le sera dans une mesure et sous des formes probablement voisines dans les quatre pays participants, et peut-être aussi dans quelques autres, affrontés au même problème.

Il faut attirer sur plusieurs points l’attention de ceux qui auront à promouvoir les réformes ou à les appliquer.

1) Il sera indispensable d’organiser des garanties suffisantes pour réaliser aussi bien la défense des intérêts du délinquant ou para-délinquant que celle des intérêts de la victime. La législation italienne et le Code portugais s’y sont efforcés; leur modèle devra être examiné avec soin.

2) Il conviendra de ne pas se borner à débarrasser le juge répressif du fardeau sous lequel il est écrasé. Rappelons-nous les remarques pertinentes de M. Beria di Argentine. Gardons-nous bien de transférer à d’autres organismes l’incapacité d’expédier une tâche trop lourde sous laquelle l’autorité judiciaire pénale traditionnelle est en train de succomber.

3) Il ne faut certes pas (tout le monde a semblé d’accord sur ce point) abandonner le but de réinsertion sociale, même si ce but doit être poursuivi par d’autres moyens. Dans cette recherche d’une réinsertion, il ne faut pas oublier cependant que celle-ci n’implique pas une hypothétique réadaptation de l’homme à une société dont nul ne sait au juste ce qu’elle sera dans dix ans ou même dans cinq ans.

Sans doute serait-il temps, au lieu de contraindre l’homme à s’adapter à une société future aléatoire, et trop généralement à une société passée, et au mieux à une société présente et fragile, de rechercher les moyens d’adapter à l’homme cette société dont une voix autorisée a dit qu’elle était criminogène... Ici, le champ des recherches est vaste...

4) Pour une telle réadaptation, encore plus délicate que celle qui était tentée hier et qui, pour diverses raisons, n’a pas donné tous les résultats qu’on en attendait, il ne faut pas oublier (et la législation italienne a fait une large place à cette considération) que le concours de l’intéressé est indispensable au succès de l’opération, et il faut s’efforcer de l’obtenir par des moyens variés. M. Ancel n’a pas manqué de souligner à juste titre cette exigence impérieuse.

5) Enfin, et en liaison avec la considération précédente, je veux faire une place à la suggestion de M. Jimenez Villarejo qui préconise l’utilisation de « sanctions positives et stimulantes » ; il s’agit de « techniques stimulantes qui amènent les citoyens à se conduire non seulement conformément aux règles, mais aussi en dépassant les prescriptions de celles-ci par des comportements qui, étant socialement utiles, recevront toujours une évaluation positive, même en dépit de leur caractère apparemment déviant ». Ainsi serait constituée, dans un droit pénal enrichi, une fonction de promotion, ayant pour objet de stimuler plutôt que de réprimer.

Peut-être est-ce là une utopie ; néanmoins, à plus court terme, l’observation des barrières et garde-fous indiqués précédemment serait de nature à nourrir cet espoir que plusieurs d’entre nous, et ils l’ont dit à la suite de M. Ancel, persistent à entretenir, même s’ils sont résignés à ne pas voir cet espoir briller de tous ses feux avant qu’eux-mêmes ne soient partis pour un monde meilleur.

Signe de fin