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RÉQUISITOIRE ÉCRIT
RÉDIGÉ SUITE À UN POURVOI EN CASSATION
FORMÉ D’ORDRE DU GARDE DES SCEAUX

(Cour de cassation chambre criminelle 13 janvier 1881)

Le Tribunal correctionnel de Mont-de-Marsan a rendu, le 29 novembre 1880, un jugement qui reprochait au Ministère public de n’avoir pas exercé l’action publique dans un cas d’outrage et de diffamation à l’égard d’un tribunal et de magistrats à raison de leurs fonctions. Les motifs de ce jugement paraissant contenir une critique et une censure des actes du ministère public, M. le garde des sceaux a donné à M. le procureur général près la Cour de cassation l’ordre d’en demander l’annulation pour excès de pouvoir.

M. le procureur général a déposé un réquisitoire écrit ainsi conçu :

Le Procureur général près la Cour de cassation expose que M. le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, l’a chargé, suivant lettre du 3 de ce mois, de demander à la Cour de cassation (Chambre criminelle) l’annulation, en vertu de l’art. 441 C.instr.crim., pour excès de pouvoirs, des motifs d’un jugement du tribunal correctionnel de Mont-de-Marsan, du 29 novembre 1880, dans la partie qui renferme une virulente censure des membres du ministère public près ce tribunal.

La lettre de M. le Garde des Sceaux est ainsi conçue :

Monsieur le Procureur général.

Je vous transmets, ci-jointe, avec la procédure, l’expédition d’un jugement rendu le 29 novembre 1880, par le tribunal correctionnel de Mont-de-Marsan, sur une poursuite dirigée contre le sieur de Massas, pour outrage commis par la voie de la presse envers des magistrats, à raison du leurs fonctions et de leur qualité.

Je laisse de côté le dispositif de ce jugement; mais les motifs qui le précèdent me paraissent devoir être déférés à la Cour de cassation.

Le tribunal de Mont-de Marsan a, en effet, commis un excès de pouvoirs en insérant, dans les motifs, une critique et une censure du ministère public.

Cette censure se rencontre, sous des termes plus ou moins voilés, dans plusieurs considérants du jugement dont il s’agit. Elle est formulée sous une forme non équivoque, notamment dans le passage où il est dit: « qu’il n’est pas possible d’admettre que le prévenu n’ait pas eu l’intention d’outrager les magistrats du parquet de Mont-de-Marsan, en leur attribuant un rôle passif dans des circonstances où leur devoir et le sentiment le plus vulgaire des convenances leur commandaient d’agir directement et d’exercer l’action publique ».

La même censure résulte avec non moins d’évidence des considérants par lesquels le tribunal de Mont-de-Marsan, sous prétexte de justifier l’admission des circonstances atténuantes, reproche au ministère public de n’avoir pas poursuivi des délits d’outrage et de diffamation envers le tribunal.

Plusieurs autres passages pourraient être relevés. Je vous laisse le soin de les faire ressortir et de les signaler à la Cour de cassation. II suffit de constater que, dans leur ensemble, les motifs de ce jugement visent le ministère publie bien plus que le prévenu.

Je vous charge, en conséquence, conformément à l’art. 441 C.instr.crim., de déférer à la Chambre criminelle le jugement précité du tribunal de Mont-de-Marsan, et de requérir l’annulation, pour excès de pouvoir, de ses motifs en tant qu’ils contiennent une critique ou une censure du ministère public.

Recevez, etc…

Le garde des sceaux, ministre de la justice, Signé : CAZOT

 

Pour bien apprécier toute la gravité de l’excès de pouvoir commis par le tribunal de Mont-de-Marsan, il importe de préciser nettement la question sur laquelle ce tribunal avait à statuer.

Le sieur de Massas, rédacteur en chef et gérant du journal le Combat, était traduit devant lui pour outrages envers des magistrats, et notamment envers les membres du parquet de Mont-de-Marsan : De Massas avait-il outragé les membres du parquet en les accusant de ne poursuivre que les justiciables sans sympathie pour les institutions républicaines, et d’assurer, par une inertie calculée, l’impunité aux partisans de la République, quels que fussent leurs méfaits ?

Voilà le point qui était à juger.

Il semble que l’œuvre du tribunal devait se borner à constater, en fait, l’accusation du journaliste et sa criminalité ; qu’il n’avait pas à développer théoriquement, et comme une thèse, l’obligation pour le ministère public de requérir la répression des infractions à la lui pénale, quelles que pussent être la condition et les tendances politiques des infracteurs.

Toutefois les développements de cette thèse auraient pu s’expliquer par la pensée d’établir que la culpabilité du journaliste était d’autant plus grande que les devoirs dont il dénonçait le violation étaient plus impérieux et plus sacrés.

Mais ce n’est pas dans ce but, c’est dans un but tout contraire, que le tribunal a appuyé avec tant d’insistance et d’affectation sur l’esprit qui doit présider à.1’exercice de l’action publique, sur les conditions d’impartialité et d’indépendance que l’intérêt de la société réclame des fonctionnaires chargés de cette action.

C’est pour s’approprier, en l’aggravant, l’outrage qu’il va punir. et qu’il veut atténuer, en s’efforçant de démontrer qu’il a de justes causes et qu’il est, à tout le moins, excusable.

Sous cette inspiration, le tribunal prend à partie les représentants d’un journal républicain qui ne sont pas mis en demeure de se défendre ; il fait leur procès, en leur absence, leur inflige sa réprobation et ses flétrissures ; il énumère, il détaille tous les griefs qu’il a contre eux, épanche avec abondance l’amertume de ses ressentiments. Le tout, pour proclamer que le parquet, si susceptible, quand il s’agit de lui, est coupable d’une indifférence, qui est de la complicité ou qui lui ressemble, quand il s’agit de la Magistrature inamovible. Il dénonce et censure avec vivacité une inaction qui, suivant lui, est la désertion des devoirs dont il avait commencé par tracer un tableau dont l’ampleur est trop significative.

Nous reproduisons le texte entier du jugement pour en faire saisir l’économie, et ne laisser aucune incertitude sur l’intention de dénigrement dont ces dispositions sont empreintes.

(Suit le texte du jugement)

Ainsi, sous le prétexte de motiver l’admission des circonstances atténuantes dont la déclaration n’était assujettie à aucune expression de motifs, le tribunal se livre à une longue suite de récriminations contre un journal dont les représentants ne sont pas en cause ; il s’attaque à des tiers étrangers à la poursuite qu’il est appelé à juger, bien moins pour leur faire subir une condamnation morale, que pour atteindre le ministère public dont il prétend châtier l’inaction.

De pareils reproches eussent-ils eu quelque fondement, quelque prétexte, qu’ils n’auraient pas dû trouver place dans un jugement. Ils auraient pu se produire sous forme d’observations soumises au procureur général du ressort ou à M. le garde des sceaux. Mais ils paraissent aussi injustes qu’intempestifs, et, d’ailleurs, le tribunal eût pu, par une délibération et une plainte, faire appel à l’action publique.

L’art. 6 de la loi du 29 décembre 1875, en autorisant la poursuite d’office pour les offenses envers les tribunaux, n’a pas enlevé aux juridictions offensées le droit de la réclamer ; c’est ce que M. le garde des sceaux Dufaure a très nettement déclaré lors de la discussion de la loi.

Ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation a le devoir d’annuler des considérants qui ont pris le déguisement de motifs d’une déclaration de circonstances atténuantes pour outrager les pouvoirs publics, le parlement, les membres du parquet.

Les arrêts de la Chambre criminelle des 13 juin 1879 (S.1879.1.385) et 5 décembre 1879 (S. 1880.1.93) étaient des avertissements dont le tribunal de Mont-de-Marsan n’a pas tenu assez de compte.

La prise à partie d’un journal qui n’était pas traduit à la barre, qui était moralement condamné sans être entendu, était en elle-même injustifiable ; elle était d’autant plus contraire aux principes qui doivent régler la rédaction des jugements, que le tribunal s’inspirait d’un intérêt personnel et semblait vouloir venger sa dignité offensée.

Mais l’excès de pouvoir qui réclame une sévérité d’appréciation particulière, c’est celui qui consiste à faire peser sur le Parquet de Mont-de-Marsan la responsabilité d’un encouragement, par le résultat d’une inertie systématique, à des insultes envers la Magistrature assise.

Pour excuser les rédacteurs du Combat, le tribunal reprend pour son compte l’accusation que le journaliste a dirigée contre le ministère public, accusation qu’il punit d’une amende de 100 francs, comme délit d’outrage, et, par une inexplicable préoccupation, il ajoute à cet outrage en le fortifiant de son autorité.

Les considérants dans lesquels les obligations du ministère public sont décrites échapperaient, dans leur isolement, à l’application de l’art. 441, C.instr.crim. ; mais, rapprochés de ceux dans lesquels le tribunal a groupé ses griefs contre le journal républicain et contre le Parquet qui a systématiquement refusé de poursuivre, ils forment une partie intégrante de la censure acrimonieuse à laquelle le rédacteur du jugement s’est laissé entraîner; ils semblent même avoir visé plus haut que le procureur de la République, et ils doivent être annulés. comme se rattachant intimement à 1’œuvre d’agression déférée à la Chambre criminelle.

Cette œuvre se continue jusqu’au dispositif depuis les mots : « Attendu, sur ce chef de prévention, que le ministère public est chargé par la loi de la recherche et de la poursuite des crimes et délits » . Toute la prétendue justification des circonstances atténuantes est injurieuse pour les membres du Parquet.

Par ces considérations et celles qui sont développées dans la lettre prédatée de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, le procureur général conclut à ce qu’il plaise à la Cour, chambre criminelle, annuler pour excès de pouvoir, en vertu de l’art. 441, la partie ci-dessus indiquée des motifs du jugement rendu par le tribunal correctionnel de Mont-de-Marsan, le 29 novembre dernier ; - Ordonner qu’à la diligence du procureur général en la Cour, l’arrêt à’ intervenir sera imprimé et transcrit en marge des motifs annulés.

Fait au Parquet, ce 5 janvier 1881.

Le procureur général,

Signé : A. Bertauld

ARRÊT :

LA COUR ;

Vu la lettre du garde des sceaux, ministre de la justice, en date du 3 janvier1881 ;

Vu le réquisitoire du procureur général près la Cour de cassation, en date du 5 du même mois ;

Vu l’art. -441 C.instr.crim. ;

Attendu que de Massas, rédacteur en chef et gérant du journal le Combat, était traduit devant le tribunal correctionnel de Mont-de-Marsan, comme prévenu d’avoir, par des articles publiés dans ledit journal, outragé les magistrats du parquet de ladite ville ;

Attendu qu’après avoir constaté les faits, et déclaré que le prévenu s’était rendu coupable du délit qui lui était imputé, le tribunal, sous le prétexte de rechercher s’il existait dans la cause des circonstances atténuantes, rappelle divers articles publiés dans un autre journal de la localité, qui contenaient, dit le tribunal : « les insinuations les plus outrageantes pour certains de ses membres, et que le ministère public, ajoutait-il, n’avait pas cru devoir poursuivre »; que le jugement ajoute : « que dans ces circonstances, le prévenu a pu être autorisé à croire que, puisque les outrages à l’égard de la magistrature assise étaient impunis, il bénéficierait de la même impunité pour des outrages à l’égard des magistrats du parquet ; qu’il est incontestable, dit enfin le jugement, que cette impunité, accordée aux autres journaux, a provoqué le prévenu à commettre les délits dont il s’est rendu coupable, et que cette situation doit porter le tribunal à user d’indulgence à son égard » ;

Attendu qu’en s’exprimant ainsi, en prenant à partie le ministère publie, en discutant ses attributions et ses devoirs, en critiquant et en blâmant son inaction en présence de-faits prétendus délictueux, le tribunal correctionnel de. Mont-de-Marsan est sorti des limites de sa compétence, et qu’il a commis un excès de pouvoir tombant sous le coup de l’art. 441 susvisé ;

Par ces motifs ;

Faisant droit aux réquisitions du procureur général dans les limites, où elles sont formulées;

Casse et annule, dans l’intérêt de la loi, les considérants du jugement du tribunal correctionnel de Mont-de-Marsan, en date du 29 novembre 1880, rendu sur la poursuite du ministère public contre de Massas, dans la partie concernant les circonstances atténuantes, et jusqu’au dispositif exclusivement ;

Ordonne qu’à la diligence du procureur général, le présent arrêt sera imprimé ; qu’il sera transcrit sur les registres du tribunal de Mont-de-Marsan, et que mention en sera faite en marge du jugement dont les considérants sont annulés.

Signe de fin