EXEMPLES D’EXPERTISES MENTALES
Cas extraits de l’ouvrage du Dr Jorda: « Les délinquants aliénés et anormaux mentaux »
(Ed. Montchrestien 1966, p. 154) ;
et repris dans l’ouvrage de MM. Levasseur et Doucet « Le droit pénal appliqué »
(Ed. Cujas 1969, p.242)
PREMIER CAS
Deux experts ont été commis par le juge d’instruction du Tribunal de Perpignan pour examiner M. Robert H..., âgé de 69 ans, inculpé de coups et blessures volontaires.
Cette commission d’experts posait les questions suivantes:
- dire si l’inculpé est atteint d’anomalies mentales psychiques ou physiques de nature à influer sur sa responsabilité et lesquelles ?
- dire, en conséquence, si en responsabilité est entière, atténuée ou inexistante, si l’on doit le considérer comme étant en état de démence, au moment des faits, au sens de l’article 64 du code pénal ?
- de préciser si l’inculpé est dangereux pour lui-même et pour la société et s’il doit titre interné ?
- dire s’il offre une chance de réinsertion dans la vie sociale et par quels moyens ?
Les faits
Robert H... reconnaît les coups qui lui sont reprochés mais il les présente comme un échange de coups et se considère comme ayant été en état de légitime défense. « Il m’a donné un coup de pied, nous dit-il, j’ai répondu par un coup de balai, car j’étais en légitime défense ».
Examen
Robert H... est un homme âgé, de haute taille, légèrement voûté, qui ne présente pas d’impotence apparente à première vue; il se déplace et s’exprime sans difficulté.
On note d’emblée l’attitude hautaine, le regard brillant et la masse des pièces qu’il amène avec lui serrées dans plusieurs dossiers.
Au cours de notre conversation, il ne fait montre d’aucune réticence, mais s’exprime en multipliant les sous-entendus. On note par ailleurs le tremblement émotif croissant, le ton fortement passionnel. D’emblée, il se prétend persécuté, il apporte ce qu’il croit être des preuves verbales et écrites. Il bâtit toute une narration complexe sinon confuse s’étendant sur plusieurs années et mettant en jeu plusieurs personnes...
Pressé de nous expliquer exactement les faits, il s’emporte et déverse son sac de multiples accusations : « On a bouclé ma fenêtre, dit-il, creusé ma cheminée ; ils font du tintamarre. Un procès du 1er avril s’est terminé à notre avantage mais les provocations ont continué. On ressent des gaz, ce sont les propriétaires pour me faire sortir de mon appartement. Ils veulent m’empoisonner ». Puis, aussitôt il se rétracte et nous dit: « Je ne peux pas en parler parce que je ne veux pas avoir une plainte en calomnie, mais vous me comprenez », et il nous produit alors une étude, tapée à la machine à écrire, sur les gaz de combat, étude qu’il parait avoir tirée et schématisée à partir d’un manuel militaire.
Puis à nouveau il s’emporte : « certains gaz, nous dit-il, donnent la dysenterie et c’est mon cas et c’est ce que le prouve » ; il produit alors une copie d’un examen médical assurant l’existence de troubles subjectifs et objectivement d’une colite avec dolichosigmoïde, ce qui est une affection digestive assez courante.
Robert H... continue sur un ton de plus en plue passionnel. II nous dit: « Malgré mon masque à gaz, j’ai été pris, parce qu’ils sont inodores et j’ai écrit au Ministère mais je ne dirai jamais mon avis, vous me comprenez, n’est-ce pas? ».
Robert H... exprime ainsi tout au cours de notre conversation un important délire de persécution à mécanisme essentiellement passionnel et interprétatif en rapport avec la structure paranoïaque de sa personnalité.
Par ailleurs, l’examen du fond mental de Robert H... nous montre que son intelligence est tout à fait normale, sa mémoire fort satisfaisante ainsi que ses autres facultés intellectuelles proprement dites. II s’agit d’un sujet d’un niveau intellectuel supérieur dont les possibilités s’expriment d’ailleurs dans une activité artistique fort estimée.
L’étude du curriculum vitae de Robert H... apporte quelques éléments complémentaires sur le plan physique. Nous apprenons qu’il a participé à la guerre de 1914 et qu’il a été blessé par des gaz de combat, ce qui peut être rapproché de ses préoccupations actuelles.
Actuellement, l’examen physique ne montre pas de signe pathologique objectif notable, en particulier on ne trouve pas de signe d’une affection neurologique; les pupilles sont souples et réagissantes à la lumière, Il n’y a pas de signe d’une affection encéphalique ou méningée non plus que de stigmate de commitialité.
Etant donné son âge, son état physique peut être considéré comme satisfaisant, cependant il se plaint de troubles subjectifs à type de céphalées, insomnies et douleurs digestives, il sous-entend que ses troubles sont la conséquence de son intoxication actuelle par les gaz que ses ennemis lui envoient.
Discussion
Robert H... présente un délire de persécution important en rapport avec sa personnalité particulière de type paranoïaque, c’est-à-dire présentant à un degré pathologique les caractères d’orgueil, susceptibilité, égocentrisme extrême avec interprétation péjorative de l’attitude d’autrui à son égard. Cette personnalité particulière a toujours entravé son adaptation sociale et a provoqué un mode de vie assez particulier; on remarque en effet qu’il a toujours eu tendance à s’isoler, à entrer en conflit avec ses proches et à fonder son activité socialement valable sur sa sensibilité.
Actuellement et sans doute depuis déjà plusieurs années, ses tendances se sont exaspérées et ont abouti à la construction d’un véritable délire à base passionnelle et interprétative. Robert H... se croit empoisonné par des gaz que lui envoient en cachette ses persécuteurs et, parmi eux, ses propriétaires. Il ne le croit pas, il en est sûr. C’est une donnée a priori et toute son activité va tendre à chercher des preuves, à les trouver envers et contre tous, à les répandre et enfin, à chercher à se défendre sinon à se venger.
Il a montré devant l’un de nous que, par moments au moins, il contient difficilement le colère que lui inspirent toutes les persécutions dont il est l’objet et il est à craindre que dans un de ces moments, il ne es livre à des voies de fait très dangereuses à la moindre sollicitation.
Les faits qui lui sont reprochés sont ainsi en rapport direct avec son délire de persécution, ils sont parfaitement motivés pour Robert H... qui se considère en état de légitime défense et qui n’entend pas se soumettre à ses adversaires.
La dangerosité de ce malade apparaît donc certaine à plus ou moins brève échéance et en l’absence de traitement. Il convient donc de le traiter dés que possible et pour ce faire, étant donné la méconnaissance qu’il a de son état, de l’hospitaliser en milieu spécialisé.
Conclusions
Oui, Robert H... est atteint d’anomalies mentales à type de délire de persécution paranoïaque.
En conséquence, sa responsabilité est inexistante car on doit le considérer comme étant en état de démence au moment des faits au sens de l’article 64 du Code pénal.
L’inculpé apparaît dangereux pour la société et il doit être hospitalisé sous le régime de la loi de 1838.
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SECOND CAS
Rapport d’expertise mentale concernant G..., vingt-cinq ans, détenu, inculpé d’incendie volontaire.
Je soussigné,
Docteur A..., certifie avoir été commis par M. B..., Juge d’instruction du Tribunal de X..., avec mission d’examiner l’inculpé G..., dire s’il était en état de démence au moment de l’acte dans le sens de l’article soixante quatre du Code pénal. L’examen psychiatrique et biologique ne révèle-t-il pas chez lui des anomalies mentales ou psychiques de nature à atténuer dans une certaine mesure sa responsabilité ? A quelle maladie mentale correspondent ces anomalies ?
Dans le cas où l’aliénation paraîtrait établie, indiquer si l’inculpé est dangereux pour lui-même ou pour les autres, s’il peut trouver dans sa famille les soins nécessaires et être surveillé, s’il est dangereux au point d’être interné immédiatement dans un asile d’aliénés ? Est-il en état de pourvoir à sa propre existence, demeurant qu’il n’est dangereux ni pour lui, ni pour les autres ? L’aliénation mentale n’est-elle pas simulée ?
Après avoir pris connaissance des pièces du dossier et examiné l’intéressé, j’ai consigné mes observations et mes conclusions, en mon honneur et conscience, dans le présent rapport dont j’atteste le contenu sincère et véritable ;
Rappel des faits
G... congédié par son patron le lundi a vainement cherché de l’embauche chez les cultivateurs du voisinage, en s’arrêtant assez fréquemment dans les cafés. Le mardi soir, inquiet d’avoir à quitter le lendemain le logis où son ancien employeur l’hébergeait, il a mis le feu à la grange de celui-ci.
Renseignements
G... n’est pas mal noté mais les témoins insistent sur ses habitudes d’intempérance qu’il reconnaît lui-même. Le Maire dit : (fiche de renseignements 9-2-55) « qu’il s’enivre tous les dimanches depuis quelque temps » et « qu’il lui a toujours paru un peu faible de caractère, n’était pas beaucoup à fréquenter des camarades, paraissait un peu sournois »; cependant ce magistrat municipal ajoute : « Je suis stupéfait qu’il ait pu commettre cet acte ». De même le conseiller général du canton, maire de B., dit : « L’acte qu’il a commis dernièrement m’a énormément surpris, et pour mon compte personnel, j’ai la conviction que cet enfant, congédié comme je l’ai appris, a agi dans un moment de découragement et d’égarement ».
Dans l’ensemble G... est considéré comme un bon ouvrier, courageux et travailleur, honnête et consciencieux, auquel on reproche seulement de se livrer à des abus éthyliques surtout depuis l’été précédent; alors qu’auparavant il se contentait des quelques excès le dimanche ; il s’est mis à boire aussi en semaine. La famille a révélé qu’un grand-père maternel avait été interné; d’autre part il a été fait état par certains témoins d’une tentative de suicide que l’intéressé affirme peu sérieuse.
Examen physique
G... est solidement charpenté, de type longiligne (73 kg pour 1,80 m); mais relativement peu musclé pour un homme habitué aux travaux des champs; la sangle abdominale est plutôt faible; le thorax peu étoffé et les membres un peu grêles. Le teint est pâle, le foie, percutable sur cinq travers de doigts, n’est pas douloureux à la palpation. II ne vomit que les lendemains d’ivresse, et éprouve dans les mêmes circonstances des crampes musculaires. Les réflexes ostéotendineux et photomoteurs, et le tonus musculaire sont normaux. L’examen du cœur et des poumons ne met en évidence aucun signe de lésion ou de dérèglement fonctionnel.
Examen mental
G... est calme, réservé et peu expansif; il donne l’impression de ne pas s’extérioriser facilement mais n’en a sans doute pas souvent l’occasion. Ses explications sont brèves, peu détaillées. mais précises et adéquates; il n’a sûrement pas l’habitude de beaucoup parler. Cette manière d’être a pu parfois le faire prendre pour moins intelligent qu’il ne l’est en réalité. Cependant sa conversation et ses réponses aux épreuves d’intelligence et de jugement confirment l’impression des gens qui le connaissent bien, en particulier celle de son instituteur; il est loin d’être un arriéré. D’ailleurs il a obtenu facilement le C.E.P. et continue de lire; d’autre part, comme l’avait prévu son maître, il avait réussi à devenir un ouvrier estimé et stable (il est resté sept ans et cinq ans dans deux de ses places); la boisson a été la cause de son renvoi par M. P... ;
Il ne présente pas de symptômes de maladie mentale en évolution; pas d’altération du cours de la pensée, pas de phénomènes psychosensoriels, ni d’idées délirantes. En particulier, il ne s’est pas mis en tête que son patron lui voulait du mal. Il n’a pas non plus interprété le refus des autres cultivateurs de l’embaucher comme un complot dirigé contre lui. Il était ennuyé d’avoir perdu son travail et son logement, un peu découragé de ne retrouver ni gagne-pain ni gîte; mais il s’agissait là de réactions normales qui n’ont pas donné naissance, d’après les dire de l’inculpé lui-même, à un état mélancolique. Cependant, il a plutôt, semble-t-il, une tournure d’esprit qui le prédispose eu pessimisme, sans avoir jamais présenté d’état dépressif. Il n’est ni obsédé ni impulsif. Son curriculum vitae n’est pas celui d’un déséquilibré; il reste longtemps dans ses places et ne se fait pas remarquer par des troubles de comportement. Il affirme qu’il n’a jamais présenté de crises nerveuses, ni maintenant ni dans son enfance ; les quelques maladies bénignes qu’il a contractées n’ont pas été compliquées de troubles nerveux.
L’alcoolisme est d’autant plus facile à mettre en évidence qu’il l’avoue. Cependant il supporte bien l’alcool et ordinairement l’ivresse n’entraîne chez lui rien d’autre que quelques réactions hépato-digestives et un peu de céphalée le lendemain. A jeun i1 n’éprouve pas la sensation de besoin, et le sevrage imposé par son incarcération n’a provoqué chez lui aucun malaise. En tout cas les abus éthyliques n’ont provoqué ni affaiblissement intellectuel ni psychose délirante.
Tout en cherchant du travail, il avait bu; c’est en route qu’il a eu l’idée de se venger en mettant le feu. « A jeun, je ne l’aurais pas fait, dit-il, il fallait avoir bu ». Il a cependant le souvenir de tous les faits et gestes qui ont abouti à l’incendie de la grange de son patron. Il semble d’ailleurs de bonne foi et n’oublie pas les détails, qu’il n’était pas inconscient et qu’il avait conservé une coordination motrice suffisante; il n’est pas passé par la cour pour ne pas se faire repérer; il a pu enjamber le grillage sans s’empêtrer et repartir à bicyclette.
Appréciation médico-légale
G... est d’un niveau intellectuel moyen et ne présente aucun signe de psychose. Depuis l’an dernier surtout, il se livre à des excès éthyliques principalement le dimanche. L’alcoolisme n’entraîne cependant pas chez lui de troubles de l’humeur et du caractère, ni affaiblissement intellectuel, ni phénomènes psychosensoriels, ni onirisme. II est d’un naturel renfermé et les conditions dans lesquelles il vivait ne favorisaient pas l’extériorisation des sentiments. II s’agit là de caractéristiques de la personnalité qui ne constituent pas de véritables anomalies mentales mais une de ces manières d’être qui font l’originalité de chaque individu.
Après avoir erré à la recherche du travail sens en trouver, après avoir bu plus que de raison, découragé et aigri, il a mis le feu à la grange de son patron. II est vraisemblable que l’action excitante de l’alcool a favorisé l’éclosion de ce projet, au moins sa réalisation, en relâchant comme d’ordinaire les freins éthiques naturels d’un homme qui a toujours fait preuve d’une bonne moralité. II s’est montré assez conscient pour exécuter son acte avec un minimum d’adresse et pour en fixer le souvenir de façon précise. II ne se trouvait pas dans un état pathologique. En conséquence, il doit répondre de ses actes devant la Justice.
Conclusions
1°/ G... n’était pas en état de démence, au sens de l’article soixante quatre du Code pénal, au moment des faits qui lui sont reprochés.
2°/ G... ne présente pas d’anomalies mentales ou psychiques de nature à atténuer sa responsabilité.