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LA PREUVE DES INFRACTIONS

par P.-E. Trousse (Extrait de "Les novelles (corpus juris belgici)"
Droit pénal, ( T. I, Vol. II )
(Éditions Larcier, Bruxelles 1962)

Trois raisons m’ont conduit à choisir cette étude
pour illustrer la théorie des preuves.

D’abord, bien sûr, sa qualité.
Mais aussi le souhait de rendre hommage au professeur Trousse,
l’un des plus éminents pénalistes du siècle dernier.
Enfin le désir d’attirer l’attention de la doctrine francophone
sur la qualité de la doctrine belge,
trop souvent méconnue par les auteurs français,
obnubilés par l’étude de leur propre droit positif.

Les nombreuses coupures ne donneront au lecteur
qu’une faible idée de la qualité de ce travail.

CHAPITRE X  -  LA PREUVE DES INFRACTIONS.

3384. - Observation liminaire.

Une théorie générale des preuves n’a pas été élaborée par la loi pénale. On trouve seulement quelques dispositions éparses dans le Code d’instruction criminelle. C’est ce qui explique que les traités généralement basés sur le commentaire des Codes ne contiennent que rarement un exposé d’ensemble. Cette lacune se remarque aussi dans les volumes sur la procédure pénale. Nous voudrions la combler en nous plaçant du point de vue du fond de la preuve, sans revenir sur les formes de l’administration des différents modes de preuve, l’étude de celles-ci ressortissant plus spécialement de la procédure pénale.

Ce chapitre sera divisé en deux sections : la preuve en général (section I) et les preuves en particulier (section II, non reproduite, le lecteur voudra bien se référer)

Section I. - La preuve en général.

3386. - L’autonomie de la preuve au répressif.

A défaut d’une théorie générale des preuves au répressif, on a d’abord eu recours à la théorie générale des preuves en matière civile. C’était la conséquence de l’histoire du droit. La matière civile a longtemps dominé la discipline juridique et tout naturellement on a transposé dans le domaine pénal les notions et les principes applicables à la première. Il y a d’ailleurs d’incontestables points de contact. Au répressif comme au civil, l’objet de la preuve est la manifestation de la vérité. Il s’ensuit que certaines règles données par l’expérience et la raison comme plus utiles à la manifestation de la vérité, certaines prescriptions commandées par la prudence pour écarter toute illusion nuisible, doivent guider de la même façon le juge civil et le juge répressif. Tels sont, par exemple, les préceptes qui déterminent la force probante des témoignages ou l’appréciation de la con­fiance à accorder aux témoins…

Mais la doctrine et la jurisprudence ont petit à petit dégagé la véritable originalité de la preuve au pénal. Ici, comme en bien d’autres matières, le droit pénal a affirmé son autonomie par rapport au droit civil…

3387.

La première partie de notre étude envisagera les trois points suivants : La charge de la preuve (§ 1), les moyens de preuve et l’appréciation des preuves (§ 2 et 3, non repris ici et auxquels nous renvoyons)

§ 1er - La charge de la preuve.

3388.

Deux règles caractérisent la charge de la preuve au pénal : A) l’indivisibilité du fardeau de la preuve ; B) le rôle actif du juge dans la formation de la preuve.

A) L’indivisibilité du fardeau de la preuve.
3389. – 1°) Principe.

Au pénal, n’y a pas division de la charge de la preuve. Celle-ci incombe entièrement à la partie poursuivante. Le prévenu peut se limiter à un rôle purement passif. Il ne doit donc pas démontrer son innocence. Au contraire, on doit établir qu’il est coupable du fait pour lequel il est poursuivi.

3390. – 2°) Justification.

Cette règle repose sur un principe indiscuté de notre ordre social, in dubio pro reo, tant que la preuve de l’infraction n’est pas faite contre l’accusé, celui-ci bénéficie d’une présomption d’innocence. Cette règle n’est formulée par aucun texte de droit interne, mais différents textes la postulent. Ainsi l’article 347, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle qui fait bénéficier l’accusé de la parité de voix du jury.

3391.

En outre, elle est devenue une règle de droit international positif. Voyez la Déclaration universelle des Nations Unies en sa séance du 10 décembre 1948, article 11-1 ; et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamen­tales, signée à Rome le 4 novembre 1950, article 6-2. Ces deux dispositions sont rédigées en termes équivalents : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente tant que sa culpabilité n’est pas établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées »…

3395. – 5°) Applications du principe.

La charge de la preuve comporte à la fois l’existence des éléments constitutifs de l’infraction (éléments matériels et éléments moraux) et la non-existence des éléments susceptibles de la faire disparaître (causes justificatives, de non-imputation et d’excuse absolutoire)… Cette proposition qui, en doctrine, ne peut faire de doute parce qu’elle est le corollaire immédiat de la présomption d’innocence, ne va pas sans quelques difficultés dans la pratique.

3396. 5°-a) Preuve des éléments matériels de l’infraction. Éléments négatifs.

La partie poursuivante doit faire la preuve des éléments matériels de l’infraction. Sur ce point, il n’y a guère d’hésitation que pour les éléments négatifs énoncés dans le texte d’incrimination…

3398.

Pour qu’il y ait embarras de voirie réprimé par l’article 551 4° C.pén., il faut que l’auteur ait agi sans nécessité ou sans permission de l’autorité compétente. Ce n’est pas au prévenu à établir qu’il avait le droit de passer ou qu’il s’est trouvé dans la nécessité d’embarrasser la voirie. C’est au ministère public qu’il incombe d’apporter la preuve de l’élément négatif.

3399.

On dit parfois, pour prétendre que le ministère public ne supporterait pas la charge de prouver le fait négatif, que pareille preuve serait difficile, sinon impossible… Pourtant, mettre la preuve à la charge du prévenu serait établir une présomption de culpabilité et sanctionner un acte qui lui-même n’est pas incriminé par la loi. Dès lors qu’un élément négatif entre dans la définition légale du délit, il doit être prouvé par le ministère public quelle que soit la difficulté que celui-ci puisse éprouver…

3402. 5°-b) Preuve de l’élément moral.

L’obligation pour la partie poursuivante de faire la preuve de l’élément psychologique ou moral a été maintes fois rappelée par la Cour de cassation, qui a cassé des décisions de condamnation ne constatant pas l’existence de l’intention délictueuse ou frauduleuse.

3403.

Jugé que le ministère publie doit établir que l’auteur du faux a agi dans une intention frauduleuse ou à dessein de nuire. - Cass. 19 oct. 1953, Pas., 1954, I, 122; - Rigaux et Trousse, Les faux en écritures, n° 247…

3405. 5°-c) Preuve des causes de justification et de non-imputabilité.

La doctrine belge a hésité. Nos auteurs classiques, Haus, Nypels et Servais enseignaient que la preuve de la cause de non-imputabilité ou de justification est à charge du prévenu. - Haus, Les principes généraux du droit pénal belge, t. Ier, n° 597; - Nypels et Servais, Le Code pénal belge interprété, t. Ier, éd. 1938, p. 315, n° 7; p. 318, n° 12. - Pour ces auteurs, lorsque la partie poursuivante a établi l’existence de tous les éléments suffisants pour constituer l’infraction. elle a fait ce qu’elle devait. Il appartiendrait désormais au prévenu d’alléguer et de prouver les circonstances exceptionnelles qui font disparaître l’infraction ou ses effets juridiques.

3406.

Cependant, la jurisprudence de notre Cour de cassation et la doctrine récente tirent avec plus de rigueur et aussi plus d’exactitude, à notre sens, les conséquences de la présomption d’innocence en faveur du prévenu. La Cour de cassation a décidé, à de nombreuses reprises dans ces dernières années surtout, que si le prévenu allègue une circonstance qui exclut la responsabilité, et si cette allégation n’est pas dépourvue de tout élément permettant de lui accorder crédit, il incombe au ministère public d’en prouver l’inexactitude. - Cass., 17 mars 1958, Pas., 1, 788; - R. Le-Gros, L’élément moral dans les infractions, n° 391…

3409. 5°-c) Preuve des causes d’excuse.

En ce qui concerne l’excuse absolutoire, il y a même raison de décider. En effet, on doit affirmer que la règle « Reus in exceptione fit actor » n’a, en principe, pas cours en droit pénal. - Bekaert, Théorie générale de l’excuse en droit pénal, n°5 43 à 45; - Garraud, op. cit. t. ler, n°230; - Vidal et Magnol, op. cit., n° 716, t. II, p. 1035…

3410. 6°) Les correctifs pratiques.

Ainsi précisée, la charge de la partie poursuivante en matière pénale peut paraître écrasante. En pratique, elle est fortement allégée.

3411. – 6°-a)

Tout d’abord, la Cour de cas­sation ne va pas jusqu’au bout d’une logique rigide. Elle n’exige pas du ministère public la preuve des éléments constitutifs de l’in­fraction dont l’existence est vraisemblable, tant que le prévenu ne les a pas contestés. - Cass., 10 mars 1958, Pas., I, 758. - Ainsi en pratique, le ministère public ne cherche pas à établir le caractère volontaire d’un acte accompli par un homme normal. - Patarin, op. cit., n° 12. - C’est la raison pour laquelle à notre avis, dans le cas des infractions réglementaires et de la plupart des contraventions, le ministère public ne doit pas faire la preuve de l’élément moral (t. Ier, n° 2242); - LEGROS, L’élément moral dans les infractions, n°s 378 et s.

3412. – 6°-b)

Lorsqu’il s’agit d’un fait justificatif, elle décide que l’allégation pure et simple du prévenu ne suffit pas pour en­dosser au ministère public la preuve de son inexistence. Elle veut que « cette allégation soit au moins vraisemblable ». Ce n’est pas imposer à l’inculpé la preuve de l’existence de la cause justificative alléguée que refuser de la retenir parce que cette allégation est dépourvue de tout élément permettant de lui accorder crédit. - Cass., 19 janv. 1953, Pas., 1, 354; - Cass., 29 sept. 1952, Pas., 1953, I, 22; - Legros, L’élément moral dans les infractions, nos 382 et 383. - Dans un arrêt du 25 janvier 1960, la Cour de cassation donne les conditions dans lesquelles le prévenu peut bénéficier de la cause de justification qu’il allègue : il faut que son allégation soit appuyée sur des éléments dignes de foi et que son inexactitude n’ait pas été établie. (Pas., I, 596).

3413. – 6°-c)

La charge de la preuve par le ministère public est allégée par la libre recherche des moyens de preuve et aussi par la libre appréciation de la valeur convain­cante de ceux-ci dans le chef du juge. La preuve pourra résulter souvent de présomp­tions de l’homme tirées des circonstances. - Patarin, op. cit., n° 20. - Stricte dans l’exigence d’une preuve, la Cour de cassation se montre, en général, peu rigoureuse pour son administration. Ce n’est que dans les cas d’absence de motifs ou de violation manifeste des règles sur la charge de la preuve, qu’elle censure les décisions sur l’existence de la preuve.

3414. - 6°-d)

Si le prévenu peut adopter une attitude purement passive, il est rare qu’il agisse ainsi, en fait. Généralement il proposera sa défense et ainsi la difficulté sera limitée. - Stefani et Levasseur, Procédure pénale, n° 292. - Dans l’exemple choisi plus haut du passage sans droit sur le terrain d’autrui, la poursuite aura normalement lieu sur plainte de la partie lésée par le passage, et cette plainte sera un indice de l’absence de droit dans le chef de l’auteur du passage. Mais celui-ci excipera éventuellement d’une circonstance quelcon­que qui le justifierait et cette contradiction au cours de l’information judiciaire, voire à l’audience, viendra circonscrire avec pré­cision le point sur lequel le ministère public devra faire la lumière. - Rigaux et Trousse, Les Codes de police, t. Ier, pp. 92 et 93.

3415. - 7°) Les exceptions.

Exceptionnellement, le principe de l’indivisibilité de la preuve pénale ne sera pas applicable.

3416. – 7°-a) Présomptions.

Il en sera ainsi lorsque la définition légale de l’infrac­tion comportera une présomption à charge du prévenu.

3417. - Exemples :

L’article 14 de la loi des 28 février 1882 - 4 avril 1900 sur la chasse punit celui qui est trouvé chassant ne justifiant pas d’un permis de port d’armes de chasse. Dans cette hypothèse, il appartient au prévenu qui a été trouvé chassant, d’écarter la prévention par la preuve positive de ce qu’il est titulaire d’un permis de port d’armes de chasse…

3418.

En cas de diffamation ou d’injures, la loi va même jusqu’à empêcher le prévenu de s’affranchir de la peine lorsque la diffamation ou l’injure est constatée, en lui refusant la preuve de la réalité de l’im­putation injurieuse (C. P., art. 443 et 447). La diffamation est punissable alors même que les faits seraient vrais...

3419.

Contraires à un principe fondamental, ces hypothèses ne peuvent être reconnues qu’en cas de texte clair ou de volonté certaine du législateur…

3420. – 7°-b). Infractions se rattachant à l’exécution d’un contrat.

L’indivisibilité de la preuve au pénal fléchit encore lorsque l’infraction se rattache à l’exécution d’un contrat dont l’existence est déniée ou dont l’interprétation est contestée. En effet, en vertu de l’art. 16 de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du Code de procédure pénale, dans ce cas, les règles de la preuve au civil reprennent leur empire pour l’existence du contrat ou pour son exécution.

3421. - Exemple :

Dans l’infraction d’abus de confiance (C. P., art. 491), la preuve du contrat en vertu duquel la chose a été remise, doit être faite selon les règles du droit civil. Si celle-ci a été régulièrement administrée, il appartiendra au prévenu qui se prétend libéré d’assumer la preuve de sa libération conformément à l’article 1315 du Code civil…

3424. – 7°-c) Preuves privilégiées.

Enfin, la charge de la preuve est déplacée au préjudice du prévenu lorsque la loi a attaché une force probante particulière à certains modes de preuve utilisés par la partie pour­suivante, par exemple, les procès-verbaux faisant foi jusqu’à preuve contraire ou jus­qu’à inscription de faux.

3425. - 8°) - Conséquence de la passivité du prévenu dans l’administration de la preuve.

Puisque la charge de la preuve repose entièrement sur la partie poursui­vante, et que le prévenu peut se cantonner dans une attitude purement passive, il ne peut être question de sa collaboration dans l’administration de la preuve. Le prévenu a toujours le droit de se taire. C’est d’ailleurs pour cette raison que doctrine et jurisprudence repoussent les modes de preuve qui touchent à l’inviolabilité de la personne…

3428.

Cependant, certaines législations spéciales ont érigé en infraction, sous l’ap­pellation de refus d’exercice, les entraves mises aux recherches des autorités de police. Voir encore le refus sans motif légitime d’un prélèvement sanguin constitué en infraction par la loi du 15 avril 1958 modifiant le Code d’instruction criminelle, la loi du 1er août 1899 sur la police du roulage et l’arrêté-loi du 14 novembre 1939 relatif à la répression de l’ivresse, articles 2-3.

3429.

En outre, il ne faut pas perdre de vue l’incidence de la libre appréciation des preuves conjuguée avec la recevabilité de la preuve par indices. Le prévenu qui adopte une attitude négative pourra éven­tuellement pâtir de l’opinion que son atti­tude causera dans l’esprit des juges. Sans doute, on a pu légitimement s’inquiéter du danger de substituer l’intime conviction au défaut de preuve suffisante pour servir en pareil cas de fondement à la condamnation…

B) Le rôle actif du juge dans la formation de la preuve.
3432.

Au pénal, l’instruction de la cause est l’œuvre de la justice elle-même. Au stade du jugement, le juge reste actif il a, à tous moments, le droit et même l’obligation de prendre d’office les mesures qu’il croit nécessaire à la formation de sa conviction. - Braas, Procédure pénale, t. 1er p.368. - Suivant l’expression de Garraud, le juge répressif va au-devant de la preuve, il se met d’office en enquête (op. cit., t. 1er, n°266). Il doit suppléer d’office aux moyens de défense si l’inculpé néglige de les faire valoir...

3433.

Cette mission du juge répressif n’est formulée à titre de règle générale par aucune disposition du droit positif (comp. avec le Code de procédure allemand, § 155, al. 2; § 244, al. 2). Mais elle résulte du caractère inquisitoire qui domine notre procédure pénale. Elle est, du reste, exprimée dans plusieurs textes mais pour la matière des assises (voyez notamment CIC. art. 268 : « Le président (de la Cour d’assises) est investi d’un pouvoir discrétionnaire, en vertu duquel il pourra prendre sur lui tout ce qu’il croira utile pour la manifestation de la vérité; et la loi charge son honneur et sa conscience d’employer tous ses efforts pour en favoriser la manifestation ». Voyez. aussi CIC. art. 269 et 303).

3434.

Dans les limites des faits qui leur sont déférés, les juridictions répressives jouissent d’un droit d’initiative qui ne peut jamais être vinculé par les prétentions des parties. - Rigaux et Trousse, Les problèmes de la qualification Rev.dr.pén.., 1948-1949, p. 728. - Cependant lorsque la preuve est administrée par un procès-verbal valant jusqu’à preuve contraire, la renonciation par le prévenu à son droit de prouver le contraire, entraîne pour le juge l’obligation d’accorder foi au procès-verbal. - Rached, De l’intime conviction du juge, n ° 147.

3435.

C’est ainsi que les juridictions répressives peuvent recourir à des moyens de preuve autres que ceux qui sont postulés par les parties ou à l’encontre même de leurs conclusions. Par ailleurs, en matière pénale, les faits, même avoués, doivent être établis. Le juge doit vérifier la vérité de tout élément, la pertinence de tout moyen de preuve. C’est l’intérêt social qui exige une exacte constatation des faits et justifie du même coup le droit et le devoir d’initiative du juge, comme d’ailleurs du ministère public. On rappelle que nous n’examinons pas ici la procédure de l’administration de la preuve. Donc nous n’abordons pas le problème de savoir comment le juge doit procéder lorsqu’il doit lui-même obtenir un complément de preuve. Il suffira de dire qu’il doit lui-même procéder à l’instruction supplémentaire ou en confier le soin à un de ses membres.

Signe de fin