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LE POLYGRAPHE,
« DÉTECTEUR DE MENSONGE » ?

Extrait de l’ouvrage de François GORPHE :
« L’appréciation des preuves en justice »(éd. Sirey, Paris 1947)

Dans l’usage du polygraphe, on commence par enregistrer les réactions du sujet pendant quelques minutes, sans poser de questions, afin de déterminer l’effet de l’ambiance, de l’état émotif et de la condition physique du sujet : le polygramme obtenu est considéré comme celui de l’état « normal » pour la durée de l’épreuve. On procède ensuite de diverses façons selon la nature des investigations et l’état de l’information. Si le sujet a déjà eu connaissance des faits de l’espèce, les questions ne sont pas divulguées avant l’épreuve. On lui pose deux ou trois questions indifférentes, puis des questions touchant le délit, mélangées à d’autres indifférentes : toutes doivent être posées brièvement et d’un ton uniforme; il y répond par « oui » ou par « non ». On compare les réactions sanguines, respiratoires et galvaniques répondant aux questions pertinentes, avec celles répondant aux questions indifférentes et les variations obtenues dans la période « normale » de contrôle.

Si, au contraire, le sujet n’a pas été informé des détails du délit ou du crime, on lui explique le procédé et on lui donne lecture des questions avant l’épreuve. Prenons le cas cité par Keeler dans l’Encyclopedia Britannica.

Un cambriolage a été commis la veille. Le voleur a pénétré dans une maison par la fenêtre de la cuisine; il a soustrait dans un coffre-fort une montre Elgin, une bague montée d’un diamant et 24 $. Un individu est suspecté ; on ne lui a pas divulgué la nature ni aucune circonstance du crime. Comme première épreuve, on le soumet à une série de questions touchant différentes sortes de crimes ou délits, après lui avoir expliqué l’opération et lui avoir donné lecture des questions. Voici ces questions :

1° Hier, avez-vous dérobé une automobile ?

2° Hier,. avez-vous commis un vol dans une banque ?

3° Hier, avez-vous, avec un fusil, volé un homme ?

4° Hier, avez-vous cambriolé une maison d’habitation ?

5° Hier, armez-vous falsifié un chèque ?

6° Hier, avez-vous dérobé un chien ?

7° Hier, avez-vous soustrait une bourse ?

A toutes ces questions, le sujet répondit « non ». Mais, depuis le commencement, la courbe de sa pression sanguine monta graduellement, avec une grande irrégularité, jusqu’à la quatrième question, et plus nettement à la suite de cette question; puis, elle devint plus régulière et baissa. La courbe respiratoire baissa et ralentit de fréquence à la suite de cette même question ; puis, après la question suivante, elle augmenta d’amplitude et de fréquence. Ainsi, le sujet, connaissant les questions et leur ordre, accrut de plus en plus sa tension, dans la crainte que l’instrument ne révélât sa dissimulation. A la question cruciale, sa crainte augmenta d’une façon plus spécifique, et il fit un effort conscient pour supprimer les réactions qu’il savait être enregistrées. Après ce point critique, il tut tranquillisé, sa pression tomba, tandis que sa respiration reprit pour compenser le débit d’oxygène produit pendant la période d’arrêt.

Ces mêmes questions, répétées urne deuxième fois, donnèrent lieu à des réponses physiologiques semblables. Puis, on passa à une autre série de questions :

1° Êtes -vous entré par une porte de devant ?

2° Êtes -vous entré par une porte de derrière ?

3° Êtes -vous entré par une fenêtre de devant ?

4° Êtes -vous entré par une fenêtre de la cuisine ?

5° Êtes -vous entré par une fenêtre de la cave ?

6° Êtes -vous entré par une fenêtre du 2e étage ?

7° Êtes -vous entré par une lucarne ?

Le sujet montra une élévation de tension à la quatrième question, par trois fois qu’il fut soumis au même questionnaire. Puis, on lui posa une troisième série de questions concernant différentes sommes de monnaie : à celle mentionnant $ 24, il fit une poussée de tension. Enfin, on lui posa une quatrième série de questions énumérant diverses marques de montres : sa tension monta à celle mentionnant la marque « Elgin ». Sur ces résultats, on lui expliqua le polygramme : voyant les points culminants et les comparant avec les questions, il fit des aveux. Il est permis de penser qu’un innocent, ignorant des faits„ n’aurait pas ainsi donné des pointes spécifiques de tension, jointes à un arrêt de respiration, devant les questions touchant le crime.

Les épreuves psychométriques de ce genre ont si bien commencé à entrer dans l’usage policier, judiciaire ou privé, aux États Unis, que, déjà en 1936, on comptait qu’elles avaient été appliquées à plus de 20.000 individus, et que notamment, dans les cinq dernières années, on y avait soumis environ 2.000 employés de banque dans les recherches des auteurs de détournements de fonds. Quatre polices d’États et quatre polices de villes se servent couramment du polygraphe sur les suspects. Quant aux résultats, on ne peut en établir une statistique exacte, car il est impossible de les vérifier tous ; mais dans la mesure où ils ont pu l’être, on estime qu’ils ont été concluants. On indique la proportion approximative de 80 % dans les cas personnels pour les banques et les services publics, et de 62 % dans les cas criminels. Dans trois cas soumis à l’attention de Keeler (qui rapporte les chiffres précités), les individus diagnostiqués innocents ont été ensuite reconnus coupables, mais dans aucun cas n’a été diagnostiqué coupable un individu reconnu ensuite innocent. Dans environ 10 % des cas, les résultats n’ont pas permis un diagnostic précis.

Le polygraphe est couramment utilisé par le Laboratoire scientifique de Recherches criminelles de l’Université du Nord-Ouest à Chicago, tant dans les enquêtes de police que dans les enquêtes privées ou administratives. II a rendu de grands services aux banques pour découvrir les auteurs de détournements. Inbau rapporte que, de 1931 à 1933, environ 45 banques s’en sont servies à cet effet et pour se rendre compte si leurs employés n’avaient pas commis quelques autres irrégularités encore insoupçonnées : tous les employés, du président au portier, furent examinés tout d’abord; le polygraphe indiqua de la dissimulation chez 10 à 25 % du personnel dans les réponses aux questions touchant l’enlèvement de fonds au préjudice de l’établissement ou de clients, et ces indications furent confirmées par les sujets eux-mêmes. Dans un cas, où une banque avait fait examiner ses 56 employés pour découvrir l’auteur d’un détournement de 5.000 dollars, on trouva vingt coupables au lieu d’un, et sur les vingt, neuf avouèrent avoir commis des abus de confiance restés inconnus jusque-là. Dans un autre cas, où six postulants de banque étaient examinés par le Laboratoire précité pour déterminer s’ils ne s’étaient pas rendus coupables d’indélicatesses d’argent ou d’objets au préjudice de leurs précédents employeurs, le polygraphe ne donna une courbe claire que pour un;. pour les cinq autres, il indiqua une dissimulation dans les réponses aux questions pertinentes, et effectivement ils reconnurent avoir détourné diverses sommes d’argent et plusieurs autres articles. Autre cas encore plus récent : dans une des plus grandes banques de Chicago, quelques individus étaient examinés au sujet de la disparition d’une petite somme d’argent; l’un d’eux, dont l’enregistreur indiquait du mensonge dans les réponses aux questions pertinentes, avoua finalement avoir pris 4.500 dollars, dont une partie dans une caisse de secours.

Il serait inutile de multiplier les exemples, qui sont nombreux. Il est à noter que, pour faciliter les opérations et encourager la franchise, les banques ont soin de ne jamais renvoyer un employé ou refuser un postulant à la suite d’un « enregistrement coupable » ou d’aveux de pratiques irrégulières : elles le considèrent comme un « bon risque », non seulement en raison de l’effet salutaire de l’aveu, mais aussi parce qu’il est averti que, dans six mois ou un an, il sera soumis à une nouvelle épreuve semblable et que, cette fois, si le résultat n’en est pas favorable, il perdra sa situation dans l’établissement. L’on aperçoit par là l’intéressant parti qu’on peut tirer de ces appareils, au delà des simples recherches criminelles.

Pour terminer, citons un cas criminel très curieux, rapporté par Baker et Inbau (The Scientific Detection of Crime) et qui montre tout ce qu’on peut arriver à trouver en sachant se servir d’un polygraphe.

Le marchand X... avait disparu en cours de voyage, et comme son itinéraire n’était pas fixe, on ne remarqua son absence que quelques jours après. La dernière fois qu’on l’avait vu, il avait fait monter un étranger dans son automobile. On soupçonna une trahison. Le signalement de la voiture et de l’étranger fut envoyé aux services de police dans les villes et les États voisins. Quelque temps après, Y... fut arrêté pour infraction à la réglementation du commerce. Au poste de police, quelqu’un le soupçonna d’être la personne recherchée au sujet de la disparition inexpliquée de X... : il paraissait, ainsi que sa voiture, répondre à la description donnée. Pour justifier sa possession de la voiture, il produisit un billet de vente, signé précisément par X..., mais marquant que la signature avait peut-être été obtenue par contrainte. Non satisfaites par son explication, les autorités le retinrent pour plus amples investigations. Quand la nouvelle de son arrestation se fut répandue, la police fut informée qu’il était suspecté d’être compromis dans quatre autres cas où les victimes supposées n’avaient jamais été trouvées. On pensa donc qu’il avait employé quelque procédé ingénieux pour faire disparaître les corps de ses victimes.

Amené à un laboratoire, il fut soumis à un polygraphe de Keeler. Comme on s’y attendait, l’enregistreur indiqua de fausses réponses aux questions posées pour savoir s’il avait, ou non, tué l’homme disparu. Mais le problème important était de trouver le corps, car dans une poursuite pour homicide le premier point est de prouver la mort (et, peut-on ajouter, le second point est d’examiner le cadavre). On lui demanda si ses victimes avaient été empoisonnées, tuées à coups de feu, ou noyées, etc... : une réponse spécifique fut enregistrée au sujet de « coup de feu » (précisément un revolver avait été trouvé sous le siège de sa voiture).

Alors on le questionna sur la façon de taire disparattre les corps : « Les avez-vous brûlés? », « Les avez-vous enterrés? », etc... A cette dernière question, il répondit d’une « manière coupable » : il avait donc enterré les corps. Mais où? Où était le corps de X...? De nombreuses questions furent posées pour le savoir, telles que : « prés de la rivière?», « à la voie ferrée? », «dans un cimetière?». La réponse fut spécifique au sujet de « cimetière ». Nouvelles recherches pour préciser le lieu. On montra à Y... une carte de trois États où il avait pu déposer le corps : l’appareil indiqua une fausse réponse concernant l’un de ces États. L’attention se porta donc sur cet État : on se procura une plus grande carte de l’État, qu’on divisa en dix sections. En posant des questions sur chaque section, on parvint à en éliminer neuf. Finalement, la surface à examiner se réduisit à un mille carré et demi (= 2.413 m. 50), où se trouvaient deux petits cimetières. A ce point des investigations, Y... devint si exaspéré qu’il rejeta brusquement l’appareil et se mit à le briser à coups de poing, si bien qu’il le mit hors d’usage.

On examina avec soin le sol des sépultures. Une fosse parut avoir été touchée : on creusa, et l’on trouva à trois pieds sous terre le corps de X... La façon d’opérer de ce criminel pour se débarrasser de ses victimes, était de porter le corps dans un cimetière où il y avait eu un récent enterrement : il creusait la terre fraîchement remuée et il y déposait le cadavre. Il pensait, par cet habile procédé, faire complètement disparaître le corps du délit. Il aurait sans doute calculé juste sans le lie-detector.

Ces faits se passent de commentaire. Un procédé qui, à ses débuts (car tout cela ne remonte qu’à quelques années), permet d’obtenir de tels résultats, mérite incontestablement qu’on y accorde quelque attention. Il n’y a pas de raison pour que ce qui réussit en Amérique ne puisse aussi rendre des services sur notre vieux continent, où dame Justice confond trop tradition avec routine, tandis que les malfaiteurs se tiennent à l’affût de tous les moyens offerts par le progrès scientifique.

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NDLR. L’idée de la détection mécanique du mensonge repose sur cette simple observation que la vérité existe, alors que le mensonge est forgé ; ce qui laisse à penser que ce ne sont pas les mêmes mécanismes cérébraux qui entrent en jeu.

Depuis que les lignes ci-dessus ont été écrites, tant de progrès ont été accomplis que l’on se pose plutôt maintenant la question de savoir à quelles conditions peut être soumise à un examen psychique violant son intimité une personne que la loi présume innocente.

Signe de fin