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LES PRÉSOMPTIONS SIMPLES

(parfois dites présomptions de faits, et de nos jour indices)

Extrait du
Traité théorique et pratique des preuves
en droit civil et en droit criminel
par Édouard BONNIER ( 2e édition, Paris 1852 )

La prise en considération des indices matériels
suppose que soient réunies deux conditions.

D’abord que les méthodes de l’instruction criminelle
aient atteint un certain niveau de rationalité.

Ensuite que les connaissances scientifiques
permettent d’en faire une analyse assez fine pour fournir
des conclusions de nature à emporter la conviction.

Ces deux conditions n’ont été vraiment remplies
que grâce aux fulgurants progrès de la police scientifique ;
elles ne l’étaient encore qu’imparfaitement
lors de la rédaction de ce texte, qui demeure néanmoins
fort instructif au regard de la théorie générale.

PRÉSOMPTIONS

707. Nous avons épuisé ce qui concerne les preuves proprement dites, c’est-à-dire celles qui reposent sur le témoignage de l’homme. Nous arrivons aux présomptions, c’est-à-dire aux preuves qui se fondent simplement sur le rapport qui peut exister entre certains faits constatés dans l’instruction, et d’autres faits qu’il s’agit d’établir : preuves que Bentham appelle circonstancielles. Ici l’intelligence du juge est seule en jeu ; c’est elle qui, sans le secours d’aucun témoignage, tire la conséquence du fait connu au fait inconnu (C. civ. art. 1349).

L’induction est toujours au fond le procédé employé, nous l’avons reconnu (ci-dessus n° 28), dans les preuves proprement dites, aussi bien que dans les présomptions. Mais nous avons remarqué que, le témoignage ayant précisément pour but d’établir les faits litigieux, l’induction qui conduit du témoignage à la vérité de ces faits, est si rapide qu’elle passe inaperçue. C’est le témoignage lui-même qu’il faut examiner avec soin, pour s’assurer qu’il n’a rien de suspect ; mais, une fois le témoignage admis, l’opération intellectuelle qui conduit du témoignage au fait est en quelque sorte instantanée.

Il n’en est pas de même dans les présomptions. Alors non seulement l’existence du fait sur lequel repose l’induction doit être au préalable clairement établie ; mais cette induction elle-même ne repose que sur une probabilité, dont la force peut varier à l’infini. Le lien qui rattache le fait connu au fait inconnu est purement conjectural. Il importe de vérifier avec soin la justesse, souvent plus solide qu’apparente, du raisonnement qui conduit de l’un à l’autre. Aussi la preuve qui se fonde sur des présomptions a-t-elle été souvent nommée artificielle, non qu’elle soit purement arbitraire, mais parce qu’elle est toujours plus ou moins l’œuvre de la raison de l’homme.

708. Nous ne considérons pas toutefois comme présomptions les inductions qui sont fondées sur des lois constantes de la nature. Ainsi, une femme qui serait devenue enceinte en l’absence de son mari, ne serait pas reçue à soutenir, pour se défendre de l’accusation d’adultère, que sa grossesse a été spontanée ; les faits miraculeux ne sauraient être admis dans la pratique judiciaire. Des inductions aussi concluantes ont plus de force que le témoignage même, et se confondent dans l’usage avec l’évidence immédiate. La présomption suppose qu’il y a doute, que la relation de certains effets à certaines causes n’est pas certaine, mais plus ou moins probable.

C’est ainsi que Quintilien distingue (Instit. orat. liv. V, ch. IX) ce qu’il appelle signa en deux classes : Alia sunt quae necessaria sunt, quae Gaeci votant Texmeria, alia non necessaria, quae srmeia. Priora illa sunt quae aliter habere se non possunt, quae mihi vix pertinere ad praecepta artis videntur. Nam ubi est signum insolubile, ibi ne lis quidem est ... Alia sunt signa non necessaria, que, etiamsi ad tollendam dubitationem sola non sufficiunt, tamen adjuncta cœteris plurimum valent.

Les inductions de cette dernière espèce, désignées habituellement sous le nom d’indices, que leur donnait déjà Quintilien, sont les seules dont nous ayons à nous occuper. Cette distinction est importante en Angleterre ; car, dans ce pays, c’est à la magistrature, et non pas au jury, qu’il appartient de statuer sur les présomptions qui se confondent avec l’évidence (Blaxland, Cod. rer. ang. P. 500).

709. Les présomptions méritent-elles plus de foi que les témoignages directs ? On peut être tenté de leur donner la préférence, si on se préoccupe du danger de la corruption des témoins, de l’altération des écrits. Mais, si le témoignage muet qu’on puise dans les indices, ne peut être suspect de mensonge comme le témoignage de l’homme, il peut cependant quelquefois être l’œuvre du dol, si l’on suppose qu’une perfide combinaison a préparé à l’avance certains signes, pour faire croire à l’existence d’un délit supposé.

Bien plus, lors même que les indices sur lesquels se fonde la présomption, sont à l’abri de tout soupçon de fausseté, le rapport qui peut exister entre ces indices et la réalité du fait litigieux est souvent très équivoque ; tandis que, la sincérité du témoignage une fois établie, la vérité du fait attesté en ressort avec évidence. Du reste, il est difficile de poser sur ce point des règles générales, la foi des présomptions variant à l’infini suivant les circonstances, et leur réunion leur donnant souvent une force, dontt elles seraient complètement dépourvues, si elles étaient isolées.

710. La question de savoir jusqu’à quel point tel élément connu rend vraisemblable l’existence de telle ou telle cause inconnue, subordonnée par sa nature aux lumières de la raison, dépend en général uniquement de l’appréciation du juge. Mais, dans les cas les plus importants, la loi, voulant assurer la stabilité de certaines positions, et couper court à certaines controverses, a établi des présomptions auxquelles le juge est obligé de se conformer. Il y a donc des présomptions légales, comme des preuves légales.

Ce n’est pas qu’il résulte des présomptions établies par la loi une certitude complète des faits que le juge est obligé d’en conclure ; ainsi, la circons­tance qu’un enfant est conçu pendant le mariage n’est pas une preuve absolue de la paternité du mari. Mais, dans le cours ordinaire des choses, le mariage avec la mère de l’enfant rend la paternité assez vraisemblable pour qu’on ait pu, dans un intérêt de sécurité sociale, établir entre ces deux événements le rapport de cause à effet, sauf le désaveu dans certains cas déterminés.

711. Avant de parler des présomptions auxquelles la loi attache une force toute particulière, occupons-nous des présomptions simples, c’est-à-dire de celles qui sont abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat.

712. Il faut observer que nous n’aurons pas à développer ici les règles d’une procédure spéciale. Les présomptions n’exigent ni l’audition de témoins, ni la vérification d’écrits : elles donnent simplement lieu d’ordinaire à une discussion dans les requêtes ou dans les plaidoiries. La seule instruction à laquelle puisse quelquefois donner lieu la recherche des indices, c’est l’expertise, dont nous avons traité à la fin de la première partie de cet ouvrage.

LES PRÉSOMPTIONS SIMPLES

713. Dans les législations qui abandonnent en toute matière les preuves à l’appréciation du juge, c’est à lui à peser la valeur des indices, comme celle des témoignages, et aucune règle ne vient restreindre a priori la force des présomptions. C’est ce qui avait lieu à Rome : Indicia certa, disait Dioclétien (L. 19, Cod. de rei vind.), non minorem probationis quam instrumenta continent fidem.

Mais dans notre droit, qui soumet à des preuves préconstituées les conventions des parties, il fallait, à peine d’inconséquence, exclure les présomptions, là où on excluait la preuve par témoins, afin de mettre les contractants dans la nécessité de rédiger un écrit. De là le peu d’autorité des présomptions en matière civile, où la plupart des procès se rattachent à des conventions. En matière criminelle, au contraire, où il s’agit presque toujours de simples faits, elles ont une extrême importance, puisqu’elles peuvent souvent motiver une condamnation capitale. Ici, comme pour la preuve testimoniale, il faut s’attacher à la nature des questions, et non pas au caractère de la juridiction saisie ; les présomptions seront admissibles au civil, lorsqu’il ne s’agira pas de dispositions qui doivent être constatées par écrit, lorsqu’on demandera, par exemple, la réparation civile d’un délit ; elles seront, au contraire, repoussées au criminel, lorsqu’il s’agira d’établir préalablement l’existence d’une convention qui devait être constatée par écrit, d’un dépôt, par exemple, dont on alléguerait la violation…

Les présomptions simples en matière criminelle

717. Au criminel, les présomptions, qu’on appelle plus volontiers indices, ont une extrême importance. Les délits étant souvent commis sans témoins, il devient nécessaire de s’attacher aux preuves circonstancielles, quelque inférieures qu’elles soient aux preuves directes.

Nous allons parler d’abord de l’admissibilité des indices ; puis nous présenterons quelques observations sur leur classification, et sur la manière dont il convient de les discuter.

A) Admissibilité des indices

718. On a reconnu de tout temps que la preuve par indices présente de graves dangers. Nec de suspicionibus debere aliquem damnari divus Trajanus rescripsit, nous dit Ulpien (1. 5, If. de pcen.). D’un autre côté, Gratien permet de se servir indiciis ad probationem indubitatis et luce clarioribus (l. ult. Cod. de probat.). On sait, du reste, que les jurisconsultes romains n’avaient jamais cherché à fixer la limite qui sépare le doute de la certitude. En matière de présomptions, comme en matière de témoignages, ils n’avaient pas la prétention déraisonnable d’enchaîner la conscience du juge par des règles de droit, comme si la conviction légale reposait sur d’autres bases que la conviction morale ; ils ne voulaient que lui donner de sages conseils.

Nous voyons, par les écrits de Cicéron et de Quintilien que les indices jouaient un grand rôle dans les accusations criminelles à Rome. Comme, dans le système des accusations privées, on ne procédait pas à un interrogatoire en forme de l’accusé, on n’avait d’autre ressource, après l’audition des témoins, que la discussion des preuves circonstancielles, discussion qui, par sa nature même, prêtait singulièrement aux effets de l’art oratoire.

719. Dans le système inquisitorial, qui tend à la recherche directe de la vérité, l’examen des indices n’est pas seulement un texte pour les plaidoiries, c’est un moyen d’information qu’il faut combiner avec les dépositions des témoins, et surtout avec l’interrogatoire de l’accusé. Provoquer des explications orales pour éclairer les preuves circonstancielles, au lieu de les discuter purement et simplement in abstracto, c’est là évidemment un progrès sensible en législation.

Malheureusement, un désir exagéré d’arriver à la découverte de la vérité fit employer la voie la moins propre à atteindre ce but, la contrainte physique. Toutes les fois qu’il n’y avait pas confession de l’accusé, ou attestation de deux témoins irréprochables, les indices, quelque graves qu’ils fussent, ne pouvaient pas donner lieu à une condamnation capitale, mais seulement à l’emploi de la torture : singulier scrupule, qui, pour ne pas condamner trop facilement un coupable, courait le risque de faire subir à un innocent un mode d’instruction qui était à lui seul un véritable supplice ! La question préparatoire était une sorte d’épreuve légale, qui avait pour effet, si elle était favorable à l’accusé, de purger les indices. Torturae tanta vis est, dit Farinacius (Quest. 40, n° 1er) ut in ea persistens negando vel non persistens fatendo, quidquid dixeri , puram veritatem dixisse praesumatur.

« Lorsque l’accusé, dit Pothier (Traité de la proc. crim., sect. v, art. 2, § 3), n’a point confessé à la question le crime dont il est accusé, si le jugement qui a ordonné la question ne fait pas réserve de preuves, toutes les preuves et les indices qui étaient au procès contre l’accusé sont purgés par la question ; et, s’il n’en survient pas de nouvelles entre la question et le jugement, il doit être absous ». Cette faculté de réserver les indices est tout ce qu’on peut concevoir de plus arbitraire. Aussi plusieurs auteurs voulaient-ils au moins que le manentibus indiciis ne pût être prononcé que par les cours souveraines : mais l’ordonnance de 1670 (Tit. XIX, art. 2) établit généralement cette faculté pour toutes les juridictions, contre l’avis du président Lamoignon. Lorsque cette réserve n’était pas faite, l’énergie morale de l’accusé, ou même la force de ses nerfs, avait la vertu d’anéantir toutes les charges qui pouvaient peser précédemment sur lui. Si, au contraire, un aveu était extorqué par la torture, cet aveu donnait une fausse sécurité au juge, qui condamnait, sans s’imposer l’obligation de scruter la valeur réelle des indices. Jamais il n’y a eu plus de condamnations injustes que sous l’empire d’une jurisprudence qui défendait de prononcer la peine capitale sur de simples indices. L’histoire si connue de la Pie voleuse n’est qu’un exemple malheureusement trop réel de ces déplorables erreurs judiciaires.

720. S’il ne peut plus être question aujourd’hui de suppléer, à l’aide de la torture, à l’insuffisance des présomptions qui militent contre l’accusé, une autre erreur, qui est loin d’être entièrement déracinée, c’est celle qui consiste à prononcer dans le doute, suivant l’expression bizarre de Papon, quelque gracieuse condamnation. Ce moyen terme, aussi contraire à la justice qu’à la logique, bien que repoussé, ainsi que nous l’avons vu, dès 1737 par le chancelier d’Aguesseau, s’est longtemps maintenu dans la doctrine. Nous le retrouvons encore dans Merlin : « S’il n’était question, dit-il, en parlant des délits contraires aux mœurs (Répertoire v° Indices, n° IV ), que de prononcer une peine légère, et plutôt correctionnelle qu’afflictive ou infamante, on ne devrait pas être aussi rigoureux sur les preuves, parce que, quand l’accusé ne serait pas coupable du délit qu’on lui impute, il serait toujours répréhensible d’avoir donné lieu par sa conduite à des soupçons scandaleux ».

On trouve encore ce système, ainsi que la mise hors de cour et le plus amplement informé, dans certaines législations germaniques. Mais il n’y a rien de pareil dans notre droit français moderne, qui ne reconnaît pas de milieu entre la culpabilité et l’innocence. Aussi l’article 727 du Code civil ne déclare-t-il indigne que celui qui a été condamné pour avoir donné ou tenté de donner la mort au défunt, tandis qu’autrefois de simples soupçons suffisaient pour autoriser à prononcer l’indignité. Ce fut ainsi que, dans l’affaire de la Belle Tonnelière, le parlement de Paris déclara, le 3 juin 1766, que l’indignité pouvait résulter d’un simple jugement de plus amplement informé.

721. L’article 342 du Code d’instruction criminelle applique spécialement aux indices le principe moderne, commun à toutes les juridictions, d’après lequel la conviction du juge criminel est en général dégagée de toute entrave: « La loi ne dit point au juré : Vous ne regarderez point comme suffisamment établie toute preuve qui ne sera pas formée de tel procès-verbal, de telles pièces, de tant de témoins ou de tant d’indices » ; elle ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ? ».

722. Les règles tendant à déterminer a priori la valeur des indices comme les autres applications du système des preuves légales, sont incompatibles avec l’institution du jury. On comprend davantage l’utilité de ces règles là où la juridiction criminelle est exercée par une magistrature permanente, surtout là où la procédure est écrite et secrète.

« L’accusé et son défenseur, dit M. Mittermaïer, ne comparaissant point dans la procédure finale, ne peuvent ni contredire les indices, ni prévoir quelles circonstances de détail relatées aux pièces feront sur l’esprit du juge définitif une impression puissante. Celui-ci d’ailleurs leur attribue une valeur qu’elles n’ont souvent point dans la cause ; ou bien il se laisse aller à compter machinalement les indices, au lieu d’examiner le personnage de l’accusé, et de peser l’importance réelle des circonstances. Ici encore, il faut donner la préférence au système du débat oral et public où tout indice à charge est relevé et articulé séparément par l’accusateur ; où raccusé, à son tour, est mis en possession de tous les moyens de produire sa défense sur chaque point de détail ; pendant que le juge, de son côté, considère attentivement sa personne, son attitude, qui lui fournissent d’utiles données, et prononce, en fin de cause, une sentence qu’on peut dire le produit de ses impressions d’ensemble et de détail à la suite du débat tout entier ».

723. La législation autrichienne de 1833, dont l’application restreinte aux matières qui n’étaient pas soumises au jury par l’ordonnance du 17 janvier 1850, a été de nouveau généralisée depuis l’abrogation de cette ordonnance par les lettres patentes du 31 décembre 1851, formule avec beaucoup de soin une théorie légale sur la preuve au moyen des indices.

Le décret du 6 juillet 1833, modifiant l’article 412, 1ère partie, du Code pénal autrichien de 1803, pose les principes suivants : « L’inculpé qui nie le fait peut être tenu pour légalement convaincu par le concours des indices, mais seulement lorsque les trois conditions suivantes se trouvent conjointement réunies :

I. Il faut que le fait, ainsi que les circonstances qui le constituent délit, soient pleinement prouvés ;

II. Il faut que les indices concourent contre l’inculpé dans le nombre ci-après déterminé ;

III. De la combinaison des indices, des circonstances et des rapports établis par l’instruction, il doit résulter une connexité si directe et si claire, entre la personne de l’inculpé et le délit, que, suivant le cours ordinaire et naturel des choses, on ne puisse pas supposer qu’aucune autre personne que l’inculpé, l’ait commis ».

La première de ces conditions, la constatation préalable du délit, doit être raisonnablement exigée chez nous, toutes les fois qu’elle est possible, c’est-à-dire quand il s’agit des delicta facti permanentis (ci-dessus n° 78).

La troisième est de l’essence de la preuve par indices, qui suppose toujours une conviction bien arrêtée.

Quant à la seconde, dont le développement se trouve dans la suite du décret qui énumère un grand nombre d’indices, et exige en général que ces indices concourent au nombre de trois ; il faut avouer qu’elle est purement arbitraire. Un seul indice peut être décisif ; trois ou même quatre indices peuvent n’avoir aucune force. Le bon sens veut que, comme les témoignages, ils soient pesés, et non comptés. Du reste, la législation autrichienne est conséquente. Elle admet encore la maxime testis unus, testis nullus, et comme les présomptions n’ont pas tout irait la même force que les témoignages directs, elle a cru devoir exiger trois présomptions, pour tenir lieu de deux témoins. Ce n’est là au surplus que la reproduction de la doctrine des anciens interprètes, qui exigeaient que les présomptions fussent au nombre de trois, à moins qu’elles ne fussent extrêmement fortes, cas auquel deux pouvaient suffire (comparer Dumoulin, Coutume de Paris, Titre des fiefs, § 33, glose II, n° 69, et le décret autrichien de 1833, § 6 et 7). Il est fâcheux de voir ces vieilles idées remises en honneur au XIXe siècle (voyez aussi l’ordonnance criminelle de Bade de 1845, art. 261).

724. Le principe, vrai au criminel comme au civil, qui admet les présomptions partout où les témoins sont admissibles, nous a paru souffrir exception lorsqu’il s’agit d’administrer la preuve contraire à certains procès-verbaux. On ne peut alors, aux termes de l’article 154 du Code d’instruction, administrer que des preuves soit écrites, soit testimoniales. Dès lors, les indices ne seraient pas considérés dans cette matière comme des moyens sérieux (ci-dessus n° 517).

Sans doute, il est des cas où les indices à décharge, opposés à un procès-verbal, peuvent être extrêmement graves. Ainsi, supposons qu’un garde champêtre constate un délit ou une contravention rurale, et que le coupable ait dû nécessairement laisser l’empreinte de ses pas sur la neige ;; si la personne désignée dans le procès-verbal établit clairement que les traces que l’on a trouvées ne correspondent nullement à ses pieds ou à sa chaussure ; ne serait-il pas souverainement injuste de maintenir la foi du procès-verbal ? Il y a quelque chose d’arbitraire à exclure ainsi en masse les indices, au lieu de les analyser ; mais tel nous a paru être l’esprit de la législation spéciale.

B) Classification des indices

725. Les anciens criminalistes, et les lois qui ont été rédigées d’après leurs théories, ont donné diverses classifications des indices.

726. On les a divisés d’abord (« Instituts au droit criminel » de Muyart de Vouglans, partie VI, ch. V) en manifestes, prochains et éloignés.

Les premiers sont ceux qui ont un rapport nécessaire avec le fait allégué. Dans la théorie des preuves légales, ils ne pouvaient être combattus par la preuve contraire. On donnait ordinairement pour exemple d’indice manifeste, le cas où deux témoins irréprochables déposaient avoir vu l’accusé, ayant à la main une épée nue et sanglante sortir de la chambre où une personne avait été trouvée blessée d’un coup d’épée. Toutefois cet indice est très prochain, véhément, si l’on veut, mais non pas manifeste ; car on pourrait établir qu’il y a eu suicide, ou que l’accusé avait, au contraire, défendu la victime contre le meurtrier qui avait disparu. Un meilleur exemple est celui que l’on tire du chapitre XII des Décrétales, où le délit d’adultère est considéré comme clairement établi, si l’accusé a été trouvé solus cum sola, nudus cum nuda, in eodem lecto. Dans notre législation, qui n’admet pas d’autres preuves que le flagrant délit ou la correspondance, on n’a jamais hésité à considérer ces circonstances comme équivalant au flagrant délit ; car comment les expliquer ? L’accusé aurait mauvaise grâce à soutenir que, nouveau Robert d’Arbrissel, il ne s’exposait à la tentation que pour avoir le mérite d’y résister.

Les indices prochains sont ceux qui ont un trait direct au délit, sans le supposer nécessairement. On en donne pour exemples la saisie d’effets suspects, l’inimitié capitale de l’accusé, l’achat d’instruments propres à commettre le crime, etc.

Les indices éloignés sont ceux qui n’ont qu’un rapport indirect avec le délit, tels que les mauvais antécédents de l’accusé, ou sa fuite. On allait jusqu’à mettre au nombre de ces indices (Muyart de Vouglans, loc. cit.) la mauvaise physionomie de l’accusé, ou le vilain nom qu’il portait. Mais c’étaient là, il faut en convenir, des indices très éloignés.

Les indices devaient être prochains, pour donner lieu à la torture. Aujourd’hui la distinction de ceux qui sont prochains et de ceux qui sont éloignés n’a pas d’intérêt. Mais le juge doit analyser avec soin ces deux dernières natures de présomptions, qu’il doit toujours peser et non compter. Si, au contraire, les indices sont manifestes, comme il n’est pas obligé de croire à un miracle dans l’ordre physique ou dans l’ordre moral, on ne peut l’accuser de légèreté quand il se déclare immédiatement convaincu.

727. Une division assez commode dans la pratique, pour établir en quelque sorte la chronologie de l’accusation, classe les indices en antécédents, concomitants et subséquents.

Les actes préparatoires, les menaces, etc., sont des indices antécédents. Les indices concomitants se puisent dans les circonstances qui accompagnent le délit, dans le fait, par exemple, qu’une arme appartenant à l’accusé aura été trouvée auprès de la victime. La fuite, les tentatives de subornation de témoins, etc., sont des indices subséquents.

S’il est utile de rechercher séparément ces trois classes d’indices, c’est une grave erreur que de vouloir, comme l’a fait le Code criminel de Bavière de 1813 (art. 328, n°1), que ces trois sortes d’indices se trouvent réunies. C’est là exiger une condition souvent impossible, et qu’on doit être obligé d’éluder dans la pratique bavaroise.

728. La fameuse ordonnance criminelle de Charles-Quint, connue sous le nom de Caroline, énumérant les principaux indices, qui pouvaient donner lieu à l’application de la torture, les a classés en indices communs et en indices propres, suivant qu’ils peuvent se rapporter à toute espèce de délit, ou bien qu’ils sont particuliers au vol, à l’empoisonnement, etc.

Les chambres du conseil ou des mises en accusation qui doivent prononcer sur la gravité des indices, peuvent puiser d’utiles indications dans ces règles, dont le décret autrichien du 6 juillet 1833, qui énumère avec soin les indices généraux et spéciaux, peut être considéré comme la dernière édition.

Ceux qui désirent de plus amples détails sur le classement des indices, consulteront avec fruit le livre V des « Preuves judiciaires » de Bentham, consacré aux preuves circonstancielles, où la matière est traitée surtout au point de vue du droit criminel.

C) Discussion des indices

729. Il importe de procéder avec méthode et précision dans la discussion des indices ; autrement, lorsque l’affaire est un peu compliquée, on court le risque de s’égarer.

L’acte d’accusation, qui est la base de la procédure au grand criminel, doit aboutir à des conclusions bien nettes, énumérant chacune des charges qui pèsent sur l’accusé, et les moyens à l’appui de ces charges. Il doit faire ressortir les inductions que l’on peut tirer du fait allégué, puis démontrer comment ce fait lui-même est établi, tandis que trop souvent on procède au hasard, en insistant sur des circonstances insignifiantes, autant que sur celles dont la justification serait décisive.

Dans l’indictment anglais, la partie poursuivante est obligée de préciser en termes techniques les faits incriminatifs qu’elle allègue. Mais on tombe dans un excès opposé, en introduisant un style solennel, dont l’indictment ne peut s’écarter à peine de nullité. Il y en eut un d’annulé le 10 août 1824, aux assises de Hereford, parce qu’on s’y était servi des mots assises générales, au lieu de ceux de grandes assises : ce qui rappelle trop le système des actions de la loi, où un plaideur succombait en agissant de vitibus succisis, parce qu’il avait nommé les vignes, au lieu de parler d’arbres en général (Gaïus , Comm. IV, § 11).

On pourrait, sans tomber dans cette exagération, éviter le vague qui a été quelquefois reproché avec quelque fondement aux actes d’accusation français. Les faits une fois bien articulés, comme le sont ceux dont on demande à faire la preuve dans une enquête civile, cet acte deviendrait le cadre dans lequel devrait se mouvoir le débat. On aurait soin, à mesure qu’on interrogerait les témoins, de faire ressortir les conséquences de telle ou telle déposition, en mettant toujours en relief le rapport du fait attesté avec la culpabilité qu’il s’agit d’établir.

730. En second lieu, il convient de détacher le fait principal des faits accessoires, afin d’établir le premier séparément, sauf à fortifier ensuite la preuve qui en résulte, à l’aide de la démonstration des autres. En s’abstenant de suivre cette marche, on s’expose à commettre des pétitions de principe. Ainsi, dans une affaire de complot, on cherche souvent à établir le complot même à l’aide d’une foule de circonstances de détail, qui isolément seraient insignifiantes. Puis, lorsque l’accusé répond que ces circonstances n’ont pas la portée qu’on leur attribue, on prétend en établir la criminalité à l’aide du complot, qui pourtant n’a pas été préalablement démontré, et qui dès lors ne repose lui-même que sur la réunion de ces circonstances.

Les Anglais appellent constructive offenses les délits qui résultent ainsi d’une réunion d’éléments qui, pris isolément, seraient innocents. Un Anglais accusé d’un délit de cette nature, disait qu’il ne concevait pas comment avec dix mille morceaux d’un cheval blanc on pouvait faire un cheval noir. Quand on veut établir un de ces délits complexes, il faut justifier spécialement de l’existence du fait principal, autour duquel les faits accessoires viennent se grouper; autrement, les indices légers, quelque multipliés qu’on les suppose, ne sauraient faire corps, et le mot de l’Anglais deviendrait applicable.

Enfin une troisième observation qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’aucun anneau ne doit pouvoir se détacher de la chaîne qui, dans l’induction, rattache les circonstances connues au fait générateur de la culpabilité. Ainsi, la vente que l’accusé aurait faite de ses habits, loin du lieu où le crime aurait été commis, ne saurait être une circonstance inculpative qu’autant qu’elle aurait eu lieu peu de temps après la perpétration du délit; faite longtemps après, elle s’expliquerait beaucoup mieux par d’autres motifs que par la crainte d’être découvert. Il faut donc toujours pouvoir établir qu’il existe une relation non équivoque entre le fait que l’on prouve et la culpabilité qu’il s’agit de démontrer ; car, si un seul anneau vient à échapper, toute la chaîne se brise.

Du reste, l’avocat, qui veut s’exercer à la discussion des indices, ne doit pas se contenter d’étudier les règles théoriques de la matière, dans les livres du droit et dans les ouvrages de rhétorique ; il doit consulter surtout les chefs-d’oeuvre du barreau ancien et moderne. Le plaidoyer de Cicéron pro Milone a toujours passé pour un modèle en ce genre.

Signe de fin