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L’INTERDÉPENDANCE DES ACTIONS PUBLIQUE ET CIVILE

Par R. Garraud
(Traité d’instruction criminelle et de procédure pénale, T.I p. 149)

69. L’étude des actions doit précéder l’élude de l’organisation judiciaire et de la procédure proprement dite, car le pouvoir judiciaire n’agit, en principe, qu’après avoir été mis en mouvement par une action et la procédure trace précisément 1a marche à suivre pour exercer cette action et la faire aboutir.

L’infraction donne naissance, et au droit de la société de punir le délinquant, et au droit de la personne lésée d’obtenir la réparation du dommage que lui a causé le fait. illicite. On appelle action pénale ou publique, le recours à l’autorité judiciaire exercé, au nom et dans l’intérêt de la société, pour arriver à la constatation du fait punissable, à la démonstration de la culpabilité de l’auteur et à l’application des peines établies par la loi. De toute infraction naît une action publique, qui est exercée, au nom de la société à laquelle elle appartient, par un corps de fonctionnaires, remplissant, suivant une expression consacrée et caractéristique, un ministère public. Mais lorsque, indépendamment du mal social qui en résulte, le fait délictueux a causé un dommage à une personne physique ou morale, celle-ci a le droit de poursuivre en justice la réparation de ce dommage : on appelle action privée ou civile, ce recours à l’autorité judiciaire, qui est exercé par la partie lésée et qui a pour objet de procurer la réparation du préjudice éprouvé.

L’analyse des deux rapports de droit qui résultent du délit, et la distinction des deux actions qui y correspondent, constituent des notions aussi simples que précises. Mais lorsqu’on examine les liens qui, à diverses époques et en divers pays, ont été établis entre l’action publique et l’action civile, on se trouve en présence de divers régimes, dont les principaux sont : 1° celui de la confusion des deux actions ; 2° celui de leur séparation absolue ; 3° celui de leur interdépendance ; 4° celui de leur solidarité.

70. Les législations primitives se caractérisent par la confusion entre les deux rapports de droit que nous distinguons aujourd’hui comme résultant du délit, et auxquels correspondent les deux actions publique et privée; elles synthétisent la responsabilité pénale et la responsabilité civile. On voit d’abord, dans la période pré-sociale, l’individu qui s’occupe la fois de s’indemniser, de se venger et de se défendre. La collectivité n’intervient pas. Puis, lorsque le recours à la justice remplace le recours à la force, c’est toujours la victime qui se fait rendre justice.

Cette confusion de l’action publique et de l’action civile a deux conséquences principales. Le procès met toujours en présence, d’un côté la victime, et de l’autre le coupable, et sa marche est la même que la marche, de tout autre procès. Au civil comme au pénal, c’est un particulier qui se plaint d’un tort personnel et en demande la réparation. Dans cette conception des législations primitives, l’intérêt public et l’intérêt privé doivent être satisfaits par la même action. Le droit de vengeance, qui est reconnu à la victime, sert de contrepoids à cette conception barbare du délit.

L’évolution juridique amène, peu à peu, la substitution de la vengeance publique à la vengeance privée et la distinction corrélative de l’action pénale qui en est l’expression, et de l’action en indemnité qui reste réservée à la victime.

71. Déjà, dans notre ancien droit, la séparation des deux rapports est théoriquement réalisée. C’est par allusion au temps passé, et non pour caractériser la situation à la fin du XVIe siècle, que Pierre Ayrault a pu dire: « La partie civile, c’est le vrai demandeur et accusateur ». Jean Imbert est davantage dans la vérité, en assignant simplement, à l’accusation de la partie lésée, l’objet d’une demande en réparation pécuniaire. Et le nom de « partie civile » qui est donné à la victime montre bien que celle-ci n’a droit qu’à une indemnité. Jousse, le principal commentateur de l’ordonnance de 1670, rappelle que, dans chaque crime, il faut distinguer deux intérêts différents, celui de la société et celui de la victime; puis il conclut en ces termes : « Ainsi, dans notre usage, deux sortes de personnes concourent à la punition d’un crime : 1° la partie civile qui demande la réparation de l’offense qui lui a été faite et des dommages-intérêts ; 2° la partie publique qui poursuit la punition du crime et la condamnation à la peine qu’il mérite ».

Cependant, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’ancienne distinction romaine entre les délits publics et les délits privés vient obscurcir la notion sociale de l’infraction. Les délits publics, frappés de peines afflictives, doivent nécessairement être l’objet d’une poursuite criminelle, exercée par la partie civile, et, en cas d’inaction de celle-ci, par le ministère public. Les délits privés, moins sévèrement punis, ne peuvent être poursuivis que sur l’initiative de la partie lésée. Si celle-ci garde le silence, si elle transige, si ayant formé son action, elle s’en désiste, l’affaire est terminée, le ministère public n’ayant pas qualité pour agir d’office.

Malgré cette confusion des rôles, l’ordonnance de 1670 distinguait réellement l’action civile de l’action publique. En effet, soit que le ministère public prît l’initiative des poursuite,, soit qu’il se joignît à la partie privée, lui seul pouvait conclure à l’application de la peine. Sans doute, dans le second cas, la partie civile figurait dans les actes de la procédure ; mais elle provoquait l’accusation plutôt qu’elle ne la dirigeait; elle ne représentait pas l’intérêt public et n’avait d’autre rôle que celui de demander une réparation pécuniaire. On peut affirmer que l’histoire de notre ancien droit, à cet égard, se résume dans l’affaiblissement continuel des droits de la victime et dans le développement et l’affranchissement graduel de ceux du ministère public.

La distinction s’obscurcit dans la loi des 16 et 29 septembre 1791 : les parties privées gagnent tout ce que perd le ministère public, et l’action des particuliers apparaît comme une sorte d’accusation subsidiaire. C’est qu’en effet, on cherche, dans une imitation exotique, celle des coutumes anglaises, une organisation nouvelle du procès pénal. Cependant, on repousse l’accusation populaire et on n’admet pas non plus pleinement l’accusation privée. La partie lésée peut mettre en mouvement le procès pénal ; mais, l’accusation admise, c’est l’accusateur public, fonctionnaire élu, qui la soutient devant le jury de jugement.

Le Code de brumaire ne modifie pas sensiblement ce système. Mais il supprime la distinction, encore existante, des délits publics et des délits privés et sépare, plus nettement encore que ne le faisait l’ordonnance de 1670, l’action publique et l’action civile. « L’action publique [d’après l’article 5] a pour objet de punir les atteintes portées l’ordre social. Elle appartient essentiellement au peuple. Elle est exercée en son nom par des fonctionnaires établis à cet effet ». Et l’article 6 définit l’action civile, celle qui « a pour objet la réparation du dommage que le délit a causé. Elle appartient à ceux qui ont souffert du dommage ».

Sans doute, les droits des particuliers, dans la poursuite, paraissent être les mêmes que précédemment. La dénonciation civique de la loi de 1791 subsiste, dans le Code de brumaire, avec toute son efficacité (art. 87 à 93). Sans doute, les dénonciateur et les plaignants participent toujours à la rédaction de l’acte d’accusation (art. 226 et 227). Mais on sait désormais que la partie privée n’agit plus qu’à fin de dommages-intérêts, et si l’accès des tribunaux répressifs lui est ouvert, c’est en vue de poursuivre la réparation du préjudice dont elle a été victime et non en vue d’obtenir la punition du coupable. Le principe que l’action à fins pénales n’appartient qu’au peuple et aux fonctionnaires qu’il a choisis, est définitivement entré dans le droit moderne : il suppose la reconstitution du ministère public comme agent exclusif de la poursuite. Ce sera l’œuvre de la loi du 7 pluviôse de l’an IX, qui replace le ministère public entre les mains du gouvernement et lui rend ses anciennes attributions.

Désormais, l’idée fondamentale, dont s’inspire le Code d’instruction criminelle de 1808, qui renoue la chaîne historique, est celle de la séparation et de l’indépendance des deux actions civile et pénale, corrélatives à la séparation des deux personnifications qui les exercent, la partie privée et le ministère public, et des deux intérêts auxquels elles correspondent, l’intérêt social et l’intérêt privé. La consécration de cette idée est affirmée dès les premiers articles du Code d’instruction criminelle ; elle est répétée par l’article 10 du Code pénal, d’après lequel : « La condamnation aux peines établies par la loi est toujours prononcée sans préjudice des restitutions et dommages-intérêts qui peuvent être dus aux parties ».

Cette conception résulte évidemment de la nature juridique des deux actions; et il est peu de principes dont le législateur ait poursuivi l’application avec plus de logique, et dont il ait déduit avec plus de sûreté et affirmé avec plus d’énergie les conséquences :

1° En effet, bien qu’elles résultent du même fait matériel -l’infraction-, elles ont cependant une cause juridique différente. L’action publique naît du délit, envisagé comme apportant un trouble à l’ordre social. L’action civile naît du délit, considéré, dans les rapports privés, comme un fait dommageable.

2° Aussi ces deux actions n’ont pas le même objet. L’une tend à l’application d’une peine ; l’autre, à la réparation du préjudice causé.

3° Elles appartiennent à des personnes différentes : l’action publique, à la société, qui, ne pouvant l’intenter elle-même, en délègue simplement l’exercice, non pas à tous les membres du corps social, mais à des fonctionnaires spéciaux ; l’action civile appartient à la personne lésée, au point de vue de sa propriété comme de son exercice.

4° L’action publique peut être exercée seulement contre les auteurs ou complices de l’infraction. L’action civile peut être exercée, en outre, contre leurs héritiers et-contre les personnes que la loi déclare civilement responsables.

5° Les deux actions, différentes dans leur cause, leur objet, leur exercice, le sont aussi par leur mode d’extinction. L’intérêt social peut être satisfait là où l’intérêt privé ne l’est pas, et, à l’inverse, l’intérêt privé peut être satisfait, là où l’intérêt social ne l’est pas. L’amnistie, le décès, laissent subsister l’action civile et éteignent l’action publique. Le préjudice privé eût-il disparu, fût-il compensé et au delà par l’indemnité offerte, le trouble social subsiste toujours.

72. Néanmoins, l’origine commune de ces deux actions exerce une influence traditionnelle sur leurs relations. A trois points de vue particulièrement, l’action publique et l’action civile sont unies par des liens intimes qui constituent une sorte d’interdépendance.

I. L’action privée n’est pas de la compétence exclusive des tribunaux d’ordre civil : elle peut être intentée, en même temps et devant les mêmes juges que l’action publique (art. 3 C.I.C.). C’est là vraiment une règle fondamentale du droit français, une règle qui le caractérise. Par suite de l’accès qui est ainsi donné à la partie lésée devant les tribunaux de répression, pour faire juger son procès civil, le rôle des particuliers, dans le procès pénal, a grandi et s’est transformé. Sans l’avoir voulu et sans l’avoir prévu, on a ouvert, à la victime du délit, un droit d’accusation et d’initiative, non plus subsidiaire, mais parallèle à celui du ministère public. Non seulement, en effet, la loi reconnaît, à la partie lésée, le droit d’intervenir, dans le procès engagé par le ministère public, pour se joindre à son action et se faire l’auxiliaire de l’accusateur; mais elle n’a pu lui refuser, en cas d’inaction du ministère public, le droit de saisir les tribunaux répressifs et de porter, devant eux, tout à la fois, le procès pénal et le procès civil, inséparables, dans ce cas, l’un de l’autre ; par conséquent, elle n’a pu lui refuser le droit d’agir.

Sans doute, que la partie civile intervienne dans l’instance engagée ou qu’elle intente la poursuite à sa requête, elle se borne théoriquement à demander une réparation pécuniaire, la délégation de l’action publique ne lui est pas accordée : mais, en fait, la partie lésée est entendue dans l’accusation et, malgré l’abstention, l’inertie ou la mauvaise volonté du ministère public, elle peut et doit obtenir, dans l’intérêt social comme dans son propre intérêt, la condamnation pénale du coupable.

Deux restrictions viennent, du reste, limiter le rôle des particuliers dans le procès pénal et leur marquer qu’ils n’y figurent que pour ce qui regarde leurs intérêts privés. En effet, si la partie lésée peut introduire le procès, elle ne peut pas le diriger et le mener jusqu’au bout. L’exercice des voies de recours ne lui est ouvert que dans la mesure même de ses intérêts civils (C.I.C., art. 202, §2). Puis la condition qui lui permet d’intervenir ou d’agir à côté ou à la place du ministère public, le passeport qui lui donne accès à l’audience des tribunaux de répression, c’est toujours un intérêt personnel. Par là, se trouve écartée toute accusation populaire, exercée par un citoyen quelconque, dans un intérêt social, ou par une association, dans un intérêt général. A toute personne, à toute collectivité qui n’est pas personnellement et directement intéressée à la répression des délits, la loi française n’ouvre qu’une faculté, celle de provoquer, par voie de dénonciation, l’initiative du ministère public. Mais là s’arrête le rôle des particuliers ou des associations qui ne sont pas victimes mêmes du délit, et le droit de saisir un tribunal, pour le mettre à même d’exercer son droit et son devoir de juger, leur est absolument refusé.

II. L’indépendance des deux actions, exercées chacune séparément devant les tribunaux qui doivent en connaître, ne reste pas absolue. Le procès pénal domine et absorbe le procès civil : en ce sens d’abord que le tribunal civil doit surseoir à statuer sur l’action privée, jusqu’à ce que le procès pénal ait été jugé; en ce sens également que la chose jugée au criminel s’impose au civil et doit être respectée. Ces deux règles, dont l’une, la première, est la conséquence de l’autre, la dernière, résultent de ce que la répression et la réparation sont étroitement liées, le délit ne pouvant être constaté et apprécié, au point de vue de la peine méritée, sans l’être également au point de vue du préjudice occasionné, de telle sorte que nul ne sera mieux à même de statuer sur la réparation que le tribunal qui statuera sur la peine (C.IC, art. 3). II y a là, comme nous le verrons, l’ébauche d’un système qui solidariserait les deux intérêts engagés dans la répression.

III. Enfin, le même temps est donné à la partie publique et à la partie privée pour faire valoir leur action, c’est-à-dire que l’action civile est soumise à la même prescription que l’action publique. Ce système d’interdépendance des deux actions est très compliqué dans son fonctionnement et il donne lieu à de nombreuses difficultés tant de législation que de jurisprudence. C’est cependant le plus répandu, mais avec des différences de détail dans son organisation. Le trait commun que l’on retrouve dans toutes les législations qui l’admettent, c’est que la partie lésée a le choix entre la juridiction civile et la juridiction répressive pour y porter son action civile; le reste varie de législation à législation.

73. A ce système s’oppose d’abord celui de l’indépendance absolue. Les deux actions restent sans influence réciproques l’une sur l’autre et sont intentées devant des juridictions différentes. C’est le procédé en vigueur, soit dans les législations d’origine anglo-saxonne, soit dans les législations d’origine germanique.

Dans les Pays-Bas, l’action civile est séparée de l’action publique et ce n’est que par exception que la partie civile, en limitant sa demande à 150 florins, peut intervenir dans l’instance pénale. En Allemagne, on ne peut joindre l’action civile à l’action pénale que dans des cas déterminés, par exemple en cas de lésions corporelles, ou lorsqu’on peut réclamer la busse, cette sorte de composition pécuniaire analogue à la peine privée. Mais c’est dans le droit anglo-américain que se trouve la formule la plus complète de la séparation. L’action civile ne peut être intentée que devant les tribunaux civils ; son exercice peut précéder, accompagner on suivre le procès pénal. Mais l’initiative du procès pénal appartient à tout citoyen (cuivis e populo).

74. Le régime français de l’interdépendance, qui tient le milieu entre celui de la confusion absolue et celui de la séparation absolue des deux actions, a été critiqué par les partisans des opinions extrêmes.

Pour les étatistes, cette conception du rôle des particuliers ferait encore une trop large place à l’action individuelle : on consentirait donc volontiers à sacrifier les droits de la partie civile au profit de l’extension des pouvoirs du ministère public et, en conséquence, on proposerait d’enlever, à la victime du délit, la double faculté, soit de provoquer une information, en saisissant le juge d’instruction, soit de mettre en mouvement l’action publique, devant les tribunaux de police simple ou correctionnelle, en procédant par voie de citation directe.

Pour d’autres, au contraire, il faudrait d’abord associer plus intimement la partie civile à la répression. La séparation, dans ce domaine, du droit civil et du droit pénal, aurait été exagérée, soit par la substitution, pour tous les délits, du système des peines sociales à celui des peines privées, soit par l’extension progressive des pouvoirs du ministère public. On conclurait ainsi volontiers à une solidarisation absolue de l’action civile et de l’action pénale, en exigeant qu’elles soient toujours portées devant le juge pénal qui serait exclusivement compétent pour résoudre, en même temps, la question d’indemnité et la question de peine, et en donnant à la victime un droit d’accusation parallèle ou subsidiaire.

75. Nous retrouverons, au cours de cet ouvrage, ces conceptions si diverses et si opposées. Il importe, cependant, de remarquer combien « le droit pénal moderne a rejeté, dans l’ombre, la partie lésée et la notion de la réparation du dommage, pour laisser apparaître au premier plan le ministère public, exerçant la justice au nom de tous ; au rétablissement pratique du trouble causé, c’est-à-dire à l’obligation d’indemniser la victime, a succédé, comme but essentiel, le rétablissement théorique de l’ordre, c’est-à-dire l’exécution  d’une condamnation à la prison » (Prins).

Un tel système est excessif : la réparation civile, lorsqu’elle est bien organisée, constitue l’un des moyens les plus énergiques de lutter contre la criminalité. Mais si l’institution du ministère public et l’exagération de ses fonctions ont été la première cause ou la première occasion d’une altération profonde de la situation de la victime du délit, si le droit social a condamné la vengeance privée et la faculté de réclamer la peine qui en était le dérivé, si on a fait de l’ancien accusateur une « partie civile », encore faudrait-il assurer et garantir, par des institutions appropriées, la réparation à laquelle a droit la victime (1). C’est sous cet aspect surtout qu’on doit envisager le problème et non sous celui d’une extension des droits de la partie lésée devant les tribunaux de répression ou d’une reconstitution du système des peines privées.

(1) Ortolan avait déjà insisté sur « l’importance qu’il y a, pour la sécurité et pour le bien être social, non seulement à ce que la société inflige une peine publique au coupable, mais encore à ce qu’elle contraigne ce coupable à réparer le préjudice qu’il a causé par son délit ».

Signe de fin