Page d'accueil > Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes > Le procès pénal > Les suites du jugement > R. et P. Garraud, Les effets de la chose jugée au pénal sur le procès civil

LES EFFETS DE LA CHOSE JUGÉE
AU PÉNAL SUR LE PROCÈS CIVIL

Extrait du
« Précis de droit criminel »
de R. et P. GARRAUD ( Paris 1934, 15e éd., p. 1154 n° 556 )

L’autorité de la chose jugée ne se présente pas
dans les mêmes conditions selon qu’elle est soulevée
devant un tribunal répressif ou devant un tribunal civil.

Devant un tribunal répressif, elle se manifeste
principalement par l’application du principe
« non bis in idem » qui interdit de juger deux fois
une personne pour les mêmes faits matériels.

Devant un tribunal civil, elle se traduit
par une limitation des pouvoirs du juge civil :
ce dernier ne peut aller contre ce qui a été décidé
certainement et nécessairement par le juge répressif.

DE L’INFLUENCE DE LA CHOSE JUGÉE AU CRIMINEL
SUR LES INTÉRÊTS CIVILS

556 - De l’influence de la chose jugée au criminel sur le civil

Lorsque l’action civile est exercée séparément de l’action publique, la question de savoir quelle influence le jugement de l’action publique exerce sur l’action privée non encore jugée a donné lieu à un débat célèbre entre Merlin et Toullier. Pour l’examiner et la résoudre, ces deux jurisconsultes, se plaçant l’un et l’autre exclusivement sur le terrain de l’article 1351 du Code civil, ont recherché s’il y avait, entre les deux actions, la triple identité d’objet, de cause, de personne. Mais le droit commun dont on trouve le principe dans l’article 1351 C.civ., est sans application pour résoudre la question. Il faut admettre, avec Merlin, mais par des motifs différents de ceux invoqués par lui, que le jugement criminel a, sur l’action civile, née du même fait et non encore jugée, une influence nécessaire, relativement aux points qui sont commune aux deux actions.

Une double considération impose cette solution.

a) Le ministère public, en poursuivant la répression d’une infraction, représente la société et, par conséquent, chacun de ses membres ; ce qu’il a fait juger, au point de vue de l’existence de l’infraction et de la culpabilité de prévenu ou de l’accusé est donc jugé à l’égard de tous. D’autant plus que l’autorité publique, partie dans tout procès criminel, a des moyens plus puissants que, n’en peuvent avoir les particuliers, agissant devant les tribunaux civils, pour faire la preuve de l’existence de l’infraction et de la culpabilité de l’auteur. Ce serait renverser l’ordre des juridictions et l’organisation des tribunaux de répression, établis pour constater l’existence des délits et en punir les auteurs, que de ne pas donner à la chose jugée au criminel une influence nécessaire et forcée sur les intérêts civils, quand le juge pénal les a absorbés et décidés (assorbite e decise, comme on dit en Italie).

b) D’ailleurs, l’autorité que la société réclame pour les arrêts de la justice pénale, et qui, seule, lui permet d’attendre le but à la lois préventif et répressif qu’elle recherche, serait ébranlée, s’il était permis à un particulier de combattre et à un tribunal civil de contredire les décisions d’un tribunal de répression, dans un nouveau procès, qui, bien que tendant à un autre but a pour objet le même fait ; il serait déplorable, par exemple, qu’on pût faire déclarer, au civil, l’innocence d’un homme qui e péri sur l’échafaud ou l’inexistence d’un faux dont l’auteur a été condamné aux travaux forcés.

Ces considérations sont même tellement graves que le législateur aurait pu subordonner l’exercice de l’action civile devant les tribunaux civils à un jugement préalable des tribunaux de répression sur l’action publique. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il aurait fallu, dans un système où l’action publique eût été préjudicielle à l’exercice même de l’action civile, donner à la partie lésée le droit de mettre en mouvement l’action publique devant toutes les juridictions pénales, même devant la cour d’assises, et qu’une telle faculté eût présenté des inconvénients.

Mais pour assurer l’influence de la chose jugée au criminel sur l’action civile, l’article 3 du Code d’instruction criminelle [art. 4 de l’actuel Code de procédure pénale], décide que l’exercice de l’action civile intentée séparément devant les tribunaux civils, sera suspendu tant qu’il n’aura pas été prononcé définitivement sur l’action publique intentée avant ou pendant la poursuite de l’action civile. Cette disposition, qui rend l’action publique intentée préjudicielle au jugement de l’action civile déjà intentée, est la démonstration même de la règle dont elle s’inspire et dont elle dérive ; car si la loi a voulu que l’instance criminelle tînt en suspens l’instance civile, c’est perce que le jugement sur l’action publique doit avoir une influence nécessaire au point de vue du jugement à rendre sur l’action civile. Ce principe paraît, du reste, consacré par la loi, non en termes formels, mais virtuellement, dans un certain nombre de dispositions qui n’en sont que des applications spéciales.

557 - Des conditions et des limites de l’influence
de la chose jugée au criminel sur les intérêts civils

Les considérations d’ordre public qui attribuent à la chose jugée au criminel une autorité absolue sur les intérêts civils ne s’appliquent, dans toute leur force, que lorsque les deux conditions suivantes se rencontrent : il faut que la sentence émane d’une juridiction de jugement, et qu’elle statue sur le fond de l’action publique, c’est-à-dire sur l’existence ou l’inexistence de l’infraction et la culpabilité ou la non-culpabilité du prévenu ou de l’accusé.

a) Les ordonnances ou arrêts des juridictions d’instruction ne peuvent avoir d’influence sur le jugement de l’action civile. D’une part, ces décisions sont rendues après une instruction écrite, secrète, qui est suffisante, sans doute, pour autoriser la juridiction à prendre une décision provisoire, mais qui n’offre pas assez de garanties pour justifier une décision définitive. D’un autre côté, l’autorité de ces ordonnances ou arrêts est circonscrite par leur objet même, qui est de décider s'il y a lieu de mettre l’inculpé en prévention ou en accusation. Sur point, il y a chose jugée, en ce sens que le ministère public peut se dispenser de saisir la juridiction de renvoi : mais, sur tous les autres, il n’y a qu’une décision provisoire, susceptible d’être contredite par le résultat de débats publics et contradictoires. Ainsi, l’ordonnance du juge d’instruction et l’arrêt de la chambre d’accusation, portant qu’il n’y a pas lieu de suivre n’ont aucun effet sur le jugement de l’action civile, quels soient, du reste, les motifs sur lesquels ils seraient fondés. Seulement, dans le cas où l’exercice de l’action devant les tribunaux civils aurait été suspendu, l’ordonnance ou l’arrêt de non-lieu mettrait un terme au sursis.

b) L’autorité attachée à la chose jugée au criminel suppose un jugement des tribunaux de répression statuant irrévocablement sur le fond même de l’affaire, que la décision soit contradictoire, par défaut ou par contumace. Mais le jugement par lequel le tribunal se prononce, soit sur la recevabilité de l’action publique, soit sur un incident de procédure, soit sur l’existence d’une condition considérée isolément du délit, est nécessairement circonscrit par son but restreint : il est rendu pour assurer la marche des débats, sans que le tribunal ait eu l’intention de trancher la question civile qui peut naître ultérieurement du fait distinct ou accessoire qu’il a examiné. Ainsi, de ce que, la cour d’assises a décidé que l’action du ministère public était ou n’était pas recevable, par suite de l’existence ou de l’inexistence de la qualité de Français chez d’auteur d’un crime commis à l’étranger, il n’en résulte nullement qu’au point de vue civil cette qualité existe ou n’existe pas.

Les conditions que nous mettons à l’autorité du jugement criminel à l’égard des intérêts privés déterminent les limites dans lesquelles cette autorité se renferme : elle ne s’applique qu’aux questions qui ont été réellement et nécessairement décidées par une juridiction répressive quelconque et qui se rattachent : 1°/ à l’existence du fait qui forme la base commune de l’action publique et de l’action civile ; 2°/ à la qualification légale de ce fait ; 3°/ la culpabilité ou à la non-culpabilité de l’accusé ou du prévenu. Sur ces points, la juridiction civile ne doit pas se mettre en contradiction avec ce qui a été jugé par le tribunal de répression. Mais, en dehors de ces points limités, sa liberté d’appréciation demeure complète.

Nous allons expliquer ces formules, nécessairement un peu vagues.

558 - De l’influence du jugement criminel
sur les diverses actions civiles qui naissent de l’infraction

L’influence du jugement criminel doit être examinée successivement, soit au point de vue de l’action en réparation du dommage, soit au point de vue des autres actions civiles qui naissent de l’infraction.

I - L’infraction, qui a donné naissance à l’action en réparation, peut être soumise soit à la cour d’assises, soit au tribunal de police simple ou correctionnelle. Ces deux hypothèses ne doivent pas être confondues.

a) La poursuite a lieu devant la cour d’assises : le condamné qui a été déclaré coupable, ne sera plus recevable à soutenir, devant aucune juridiction, soit que le fait n’existe pas tel qu’il a été qualifié, soit qu’il ne lui est pas imputable. L’existence de l’infraction, sa qualification, la culpabilité de l'accusé, ce sont là trois points définitivement jugés : il ne reste plus à la juridiction civile qu’à examiner si l’infraction a réellement causé un préjudice au demandeur et quelle est l’étendue de ce préjudice ; sa compétence, même à ces deux points de vue, peut être limitée par la déclaration du Jury, qui évalue soit la chose qui a été l’objet de l’infraction, soit le préjudice qui est résulté de cette infraction.

L’accusé, déclaré non coupable par le jury, peut cependant être condamné à des dommages-intérêts, par le juge civil, à raison du fait pour lequel il a été acquitté. Cette proposition ne saurait être contestée, car elle résulte tout à la fois des textes et des principes : 1°/ Des textes : l’article 358 C.instr.crim. autorise la cour d'assises à statuer sur les dommages-intérêts réclamés par la partie civile, même en cas d'acquittement de l'accusé : à plus forte raison, les tribunaux civils doivent-ils être investis des mêmes pouvoirs, 2°/ Des principes : en effet le verdict du jury ne décide nullement que le fait n’existe ou que l’accusé n'en est pas l’auteur : il répond, par oui ou par non, à une question complexe, qui comprend à la fois l’existence du fait matériel, la perpétration de ce fait par l’accusé, et la culpabilité de ce dernier. Il peut résulter simplement des termes de la déclaration du jury, en admettant même que l’accusé ait commis le fait, qu’il n’en est pas coupable, c'est-à-dire qu’il n’a pas agi dans une intention criminelle. Or, chacun de nous est responsable du dommage qu’il cause, non seulement par son dol, mais encore par sa faute. Le demandeur en Dommages-intérêts pourra donc soutenir, devant le tribunal civil ou devant la cour d’assises, tout à la fois que le fait existe et que l’accusé en est l'auteur. Si cette double preuve est fournie, le tribunal civil ou la cour d’assises fera droit à sa demande. Tout ce que l’on peut et tout ce que l'on doit exiger, c’est que le jugement de l’action privée puisse se concilier avec la déclaration du jury sur l'action publique, et qu’il ne contredise point ce que le jury a souverainement décidé. Or, au point de vue de chose jugée, il n'y a d’acquis que ce qui est affirmé et ce qui est affirmé par le verdict du jury, c'est simplement que l’accusé n’est pas coupable, au point de vue pénal, du fait qui lui a été reproché.

b) Les jugements des tribunaux de police simple ou correctionnelle sont motivés en fait ou en droit, aussi bien sur la déclaration de culpabilité que sur l’application de la peine. Les décisions motivées ne laissant planer aucune incertitude sur les points qui ont été décidés, il sera toujours possible au tribunal civil d’apprécier ce qui a été jugé par le tribunal de répression dans les rapports que peut avoir ce jugement avec la demande qui lui est soumise. Si donc le défendeur a été reconnu coupable par le tribunal de répression, sa culpabilité ne peut être contestée devant le tribunal civil, quel que soit le motif sur lequel est fondée la décision, Lorsque le tribunal de répression a renvoyé le prévenu de la poursuite pour l’un des motifs suivants : - le fait n’existe pas ; - le prévenu n’en est pas l’auteur ; le juge civil doit tenir ces propositions pour constantes et rejeter la demande en dommages-intérêts qui ne peut avoir désormais aucun fondement. Mais, a-t-on dit, les motifs d’un jugement ne font pas partie de ce jugement ; ils en font si peu partie que la juridiction d’appel peut ne pas adopter les motifs des premiers juges tout en acceptant leur jugement. Or, l’autorité de la chose jugée se restreignant au dispositif d’une décision, le juge civil doit être libre d’apprécier la demande en dommages-intérêts, sans avoir à tenir compte des considérations sur 1esquelles les premiers juges ont fondé le renvoi d’instance du prévenu. Cette objection n’a pas de portée. En effet, les juges de police simple et correctionnelle sont appelés à statuer tout à la fois sur le fait et sur l’application de la peine : les déclarations qui décident les questions de fait, qui sont le soutien nécessaire de l’acquittement ou de la condamnation, ne peuvent être considérés comme de simples motifs du jugement, pas plus qu’on ne pourrait considérer les déclarations du jury comme de simples motifs des ordonnances d’acquittement ou des arrêts de condamnation ou d’absolution. En réalité, les déclarations d’un jugement correctionnel ou de police sur la culpabilité du prévenu font partie intégrante du dispositif de ce jugement, comme le verdict du jury fait partie intégrante de l’ordonnance d’acquittement du président ou de l’arrêt de condamnation ou d’absolution la cour d’assises.

Si le tribunal de répression a simplement déclaré que le prévenu a agi sans intention, et que celui-ci ne soit renvoyé de poursuite que pour ce motif, le tribunal civil pourra certainement le condamner à des dommages-intérêts ; à notre avis, il pourrait aussi le faire, si le prévenu était renvoyé de toute poursuite pour insuffisance de preuve, ou parce que le fait n’est pas prévu par la loi pénale. Ainsi, un jugement du tribunal correctionnel, relaxant le prévenu d’une poursuite dirigée contre lui pour escroquerie ou abus de confiance, par ce motif que les faits imputés ne réunissent pas les caractères de ce délit, n’empêche pas que ces mêmes faits puissent être articulés et établis, devant la juridiction civile, à l’appui soit d’une demande en dommages-intérêts, soit d’une demande de la nullité de la convention pour dol.

II - Nous venons d’examiner, dans ses rapports avec l’action en dommages-intérêts, l’autorité du jugement rendu au criminel ; mais cette autorité s’étend non seulement l’action en réparation, mais aux autres actions civiles qui peuvent naître de l’infraction, par exemple à l’action en séparation de corps ou en désaveu, fondée sur l’adultère ; à l’action en nullité du mariage, fondée sur la bigamie ; à l’action en nullité de convention fondée sur une escroquerie, etc. Si la constatation des faits qui donnent ouverture à une action de cette espèce résulte certainement et nécessairement d’un jugement criminel, la partie qui fonde son action sur ces faits est dispensée de les prouver. et le juge civil est obligé de les tenir pour constants.

Nous trouvons dans la loi même des applications de cette solution. Citons-en deux : a) L’article 463 C. instr.crim., porte que, « lorsque des actes authentiques ont été déclarés faux en tout ou en partie, la cour ou le tribunal qui aura connu du faux ordonner qu’ils soient rétablit, rayés ou réformés, et du tout il sera dressé procès-verbal ». Il semble qu’il faille conclure de cette disposition que la condamnation pour faux en écriture établit l’existence du faux, non seulement contre le condamné, mais encore contre les tiers. Ainsi, lorsque l’accusé a été condamné pour avoir fabriqué un faux testament, la pièce doit désormais être tenue pour fausse vis-à-vis de tous ; elle ne peut plus être invoquée par les légataires, bien qu’ils n’aient pas été appelés au débat. À l’inverse, l’acquittement de l’accusé, poursuivi pour fabrication d’un faux testament, impliquant seulement la négation de l’intention criminelle de l’accusé, sans rien décider quant à la vérité du testament, n’empêche pas que toute personne intéressée puisse soutenir, devant les tribunaux civils, la fausseté de cette pièce. b) L’arrêt qui condamne un accusé pour avoir altéré ou détruit la preuve d’un mariage légalement célébré en constate, l’existence, au regard de toutes les parties intéressées, qu’elles aient ou qu’elles n’aient pas figuré dans l’instance criminelle, car, aux termes de l’article 198 C.civ., l’inscription de cet arrêt sur les registres de l’état civil assure au mariage, à compter du jour de la célébration, tous les effets civils, tant à l’égard des époux qu’à l’égard des enfants issus du mariage. Or, si les parties qui ont figuré dans l’instance étaient les seules à pouvoir invoquer cet arrêt, il eût été inutile d’ordonner qu’il fût inscrit sur les registres de l’état civil, car les parties peuvent toujours, indépendamment de toute inscription, en obtenir une expédition.

559 - Résumé

En résumé, pour résoudre la difficile question de savoir quelle est l’autorité de la chose jugée au criminel sur les intérêts civils, nous pensons qu’il faut écarter tout à la fois les systèmes qui exagèrent et ceux qui restreignent cette autorité.

I - Ce serait l’exagérer que d’étendre cette autorité au-delà de ce qui a été nécessairement et certainement décidé par le juge criminel, c’est-à-dire l’existence du fait matériel, sa qualification, la culpabilité, du condamné. Il ne faudrait pas l’appliquer, en effet, soit aux faits autres que ceux qui entrent dans la composition du délit, soit aux faits mêmes qui composent le délit considérés isolément du délit. C’est par application de cette restriction que la solution des questions soulevées accessoirement ou incidemment devant les tribunaux de répression n’a pas, au civil, l’autorité de la chose jugée : par exemple, le jugement ou l’arrêt qui condamne pour parricide ou pour banqueroute n’établit pas, avec l’autorité de la chose jugée, la filiation du parricide ou la faillite du banqueroutier. En un mot, les tribunaux civils conservent leur entière liberté toutes les fois qu’ils ne décident rien d’inconciliable avec ce qui résulte nécessairement de la décision criminelle.

II - Ce serait restreindre cette autorité que de donner effet au jugement criminel par rapport seulement aux personnes y ont été parties, La chose jugée au criminel a une autorité absolue et non relative  : elle lie les juges civils qui ne peuvent contredire directement ce qui a été nécessairement et certainement décidé. Les personnes civilement responsables, les parties civiles, qui n’ont pas été assignées, ou ne sont pas intervenues devant le tribunal de répression sont liées par la décision dans la mesure de ce qui a été jugé.

Signe de fin