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LA GRÂCE

J. Flour « Cours de droit criminel »
( Les cours de droit, Paris 1955-1956 )

Idée générale et appréciation

Institution traditionnelle, la grâce peut être définie aujourd’hui comme une dispense d’exécution de la peine, accordée par le Chef de l’État à un individu frappé d’une peine irrévocable.

Sous l’Ancien Régime, le droit de grâce appartenait au roi. Sous la Révolution, le Code pénal de 1791 l’avait supprimé. Mais il fut .rétabli par le sénatus-consulte du 16 thermidor an X, et n’a jamais disparu depuis lors. Il est loin, d’ailleurs, d’être particulier au Droit français. Presque toutes les législations le consacrent.

Ce n’est pas à dire, pourtant, qu’une telle prérogative ait toujours été approuvée, et qu’elle le soit unanimement aujourd’hui.

Sur le plan théorique, on lui a reproché d’être contraire à la séparation des pouvoirs, en permettant au Chef de l’État de paralyser l’exécution d’une décision justice. C’est une objection qui a perdu de sa force aujourd’hui, où la séparation des pouvoirs n’est plus un principe absolu.

De plus, on peut observer - non peut-être sans une subtilité excessive – que la contradiction n’est pas réelle, parce que la grâce laisse intacte la condamnation elle-même et ne porte que sur l’exécution de la peine, qui ressortit traditionnellement aux prérogatives du pouvoir exécutif.

Mais c’est surtout au plan de la politique criminelle que la discussion s’est déroulée.

Il est certain que la perspective d’une grâce possible supprime la certitude de la peine qui est, selon l’une des grandes idées de Beccaria, la meilleure garantie de son efficacité. A quoi l’on peut répondre que cette certitude est devenue inconciliable avec toutes les institutions qui se sont développées au XIXe siècle et qui tendent à son individualisation : circonstances atténuantes, condamnation avec sursis et libération conditionnelle notamment. Il n’y a donc pas de raison d’exclure la grâce, puisque ces autres mesures rendent déjà la peine pareillement incertaine.

Mais cette dernière remarque provoque, à son tour, un déplacement de la controverse. On a prétendu que tous les moyens modernes d’individualiser la peine rendaient justement la grâce inutile, comme faisant désormais double emploi avec eux.

Ce n’est pas encore une critique décisive. La grâce présente, par rapport aux autres instruments d’individualisation, une double supériorité.

Alors que les circonstances atténuantes et le sursis ne permettent de tenir compte que de la conduite du délinquant antérieurement et l’infraction, elle permet de récompenser éventuellement l’attitude qu’il a eue après sa condamnation. Elle rend possible une individualisation de la peine au cours de son exécution.

Et, si ce dernier trait lui est commun avec la libération conditionnelle, elle offre sur celle-ci l’avantage d’être une mesure plus souple, permettant mieux d’humaniser la peine, en tenant compte de facteurs strictement personnels à tel délinquant déterminé.

C’est aussi ce qui lui laisse une utilité à côté de l’amnistie, dont les conditions d’application sont impersonnelles, au moins en règle générale.

Tout ceci permet de conclure que l’évolution d’ensemble du droit pénal a, sans aucun doute, diminué mais n’a pas supprimé l’utilité de la grâce. Il est normal qu’elle ait subsisté ; mais il est souhaitable qu’elle ne soit utilisée que de façon exceptionnelle, et dans des conditions aussi opportunes que possible.

Dans sa réglementation actuelle, un effort a été justement tenté pour atténuer le caractère politique qu’elle risque facilement de prendre. C’est ce que l’on verra en en étudiant les conditions ; après quoi seront déterminés les effets.

§ 1 - Les conditions de la grâce

Les conditions de fond concernent, à la fois, les caractères de la condamnation et ceux de la sanction qu’elle a prononcée.

La condamnation doit, d’abord, être irrévocable, c’est-à-dire ne plus être susceptible d’aucune voie de recours.

Elle doit, d’autre part, être exécutoire, ce qui exclut la possibilité de la grâce au cas de condamnation avec sursis ou de condamnation par contumace.

Ces conditions sont logiquement imposées par l’esprit même de l’institution. Il n’y a aucune raison d’accorder une grâce à un condamné qui, ou bien n’est pas encore exposé à subir sa peine, ou bien dispose encore d’un moyen normal pour échapper à la condamnation.

Quant à la sanction qui a été prononcée, elle doit être une peine véritable. La grâce n’est pas applicable aux mesures disciplinaires.

Il semblerait aussi qu’en vertu de la même idée qui permet de déterminer les caractères exigés de la condamnation, la grâce ne dût être appliquée qu’aux peines comportant, par leur nature, des actes d’exécution matérielle.

Mais, en réalité, elle peut être accordée pour les peines privatives ou restrictives de droits. Notamment, une grâce partielle peut constituer un moyen utile de remédier au caractère indivisible de 1a dégradation civique.

Quant aux conditions de forme, la grâce est généralement sollicitée par le condamné. Celui-ci forme un recours en grâce qui est adressé au Chef de l’État et transmis à l’une des Directions de la Chancellerie : la Direction des affaires criminelles et des grâces. Mais cette procédure ne s’impose pas. La grâce peut être accordée d’office [au cas de condamnation à mort, en particulier, le dossier est automati­quement transmis au Chef de l’État].

L’affaire est instruite par le parquet général dans le ressort duquel la condamnation a été prononcée. Celui-ci établit un rapport qui donne lieu à un examen par les services de la Chancellerie, avant que tout le dossier parvienne au Chef de l’État.

[Celui-ci, d’après l’article 35 de la Constitution, exerce le droit de grâce en Conseil supérieur de la magistrature, alors que, sous la Constitution de 1875 , le décret de grâce portait simplement le contreseing du Garde des sceaux.

Bien que l’avis du Conseil ne soit pas obligatoire pour le Président de la République, le régime actuel donne donc à la grâce un certain caractère judiciaire, de nature à éviter les abus d’une inspiration purement politique. Par là est d’ailleurs retrouvée, sous une autre forme, une tradition de l’Ancien Droit, où les lettres de grâce, émanant du roi, étaient soumises à l’enregistrement des parlements et pouvaient donner lieu à remontrances].

En principe, le décret de grâce [pris par le Président qui décide en toute liberté] est personnel : il bénéficie à tel condamné, nominativement désigné. C’est ainsi seulement qu’il peut correspondre à l’esprit de l’institution.

Mais il arrive qu’à l’occasion de tel anniversaire ou de tel événement plus ou moins mémorable, soient accordées des grâces générales, profitant à tout un ensemble de délinquants. Même en ce cas, il était autrefois d’usage que les bénéficiaires en fussent individuellement énumérés.

Depuis quelques années, l’habitude s’établit, au contraire, d’accorder des grâces non seulement collectives, mais impersonnelles. C’est-à-dire que les condamnés qui en bénéficient sont déterminés par des conditions purement objectives, par exemple d’après la nature et la durée de la peine qu’ils ont encourue. Ainsi, à la suite de l’entrée en fonctions de l’actuel Président de la République, un décret du 15 février 1954 a accordé une. Remise totale de peine aux délinquants primaires condamnés à un emprisonnement égal ou inférieur à trois mois, et une remise de partielle aux autres condamnés.

Il est certain que de telles mesures sont, en leur. principe, absolument injustifiées, car elles ne correspondent plus à cette ultime individualisation de la peine qui est le seul fondement valable de la grâce. D’autre part, elles entraînent des libérations massives qui ne sont pas dépourvues d’inconvénients.

On remarquera cependant que, d’après ces décrets de grâces collectives, la mesure est parfois suspendue, jusqu’à examen des cas individuels par le Président de la République, à l’égard des délinquants dont la conduite n’est pas jugée satisfaisante par le Chef de l’Établissement pénitentiaire (V. par exemple, Décret du 15 février 1954, art, 5).

On s’est demandé si la décision du Chef de l’État – soit qu’il ait accordé, soit qu’il ait rejeté la grâce – pouvait faire l’objet d’un recours devant le Conseil d’État.

Celui-ci s’est toujours refusé à l’admettre, encore qu’il se soit fondé sur des motifs différents suivant les époques. Il semblait autrefois considérer - c’était tout au moins l’interprétation d’Hauriou - que l’on était en présence ici d’un acte de gouvernement (CE 30 juin 1893, S. 1895. 3. 41 , note Hauriou). Il dit aujourd’hui que l’acte du chef de l’État ne peut être regarde comme émanant d’une autorité administrative, parce qu’il porte sur 1’exécution des peines infligées par les juridictions de l’ordre judiciaire (CE 28 mars 1947, S. 1947. 3. 89, conclusions Celier en sens contraire).

Peut-être, étant donné ce motif, serait-il opportun d’organiser un recours devant les tribunaux judiciaires pour le cas d’irrégularité, notamment pour celui où, sous couvert d’une grâce, la situation du condamné aurait été en réalité aggravée. C’est ce que soutenait le requérant en 1893, car c’était un militaire dont la condamnation à mort avait été commuée en travaux forcés à perpétuité. Or cette peine entraînait la dégradation militaire, que la première n’aurait pas comportée ; elle lui faisait donc perdre l’honneur, qui était pour lui un bien plus précieux que la vie.

Il est possible que, dans l’espèce, une telle prétention ait été contestable. Mais il reste regrettable que le bien-fondé n’ait pu en être examiné.

§ 2 - Les effets de la grâce

Le principe essentiel est, d’abord, que la grâce est dépourvue de tout effet sur la condamnation: Ainsi en est-il, du moins, de la grâce proprement dite. Une variété particulière, dite grâce amnistiante, entraîne au contraire effacement de la condamnation. Mais, en dépit de sa dénomination, elle est une amnistie plus qu’une grâce ; et on la retrouvera à ce titre.

Au cas de grâce véritable, la condamnation reste donc inscrite au casier judiciaire. Par suite, elle fait obstacle à l’obtention du sursis si le délinquant commet ultérieurement une nouvelle infraction ; et elle compte, au cas de récidive, pour l’aggravation des peines comme pour la relégation.

C’est en quoi la grâce est, dans ses résultats, fort analogue à la prescription : ne touchant pas à la condamnation, elle n’éteint que la peine.

Ses effets sur-celle-ci sont, d’ailleurs, variables suivant les cas. Ils dépendent des termes dans lesquels la grâce a été accordée.

Quant à la peine principale, la grâce peut entraîner une dispense totale de l’exécuter (ou, plus exactement, de continuer à l’exécuter, dans l’hypothèse la plus courante où elle intervient en cours de peine). S’il s’agit d’une peine privative de liberté, le condamné est alors libéré.

Mais, parfois, elle produit seulement une réduction de la peine, valant dispense partielle d’exécution. C’est ce qui est généralement prévu par les décrets accordant des grâces collectives et impersonnelles.

Une hypothèse également courante est celle de 1a commutation de peine, où la grâce consiste à remplacer la peine judiciairement prononcée par une peine moins grave.

Ainsi, [lorsqu’un condamné à mort est gracié, il est évidemment exceptionnel qu’il échappe à l’exécution de toute peine : la peine de mort est, d’ordinaire, commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. Il peut y avoir, d’ailleurs, des commutations successives remplaçant plus tard, par exemple, les travaux forcés à perpétuité par les travaux forcés à temps].

La grâce peut également être conditionnelle. C’est ainsi que, dans les deux cas les plus courants, elle peut être subordonnée à l’indemnisation de la victime ou à l’absence de récidive dans un délai déterminé (V. par exemple, le décret du 15 février 1954, art. 4). L’inobservation des conditions ainsi fixées est sanctionnée par la révocation de la grâce ; mais, faute de texte, elle n’est passible d’aucune sanction pénale (Cass.crim. 6 mai 1953, D. 1953.666).

Il faut ajouter enfin que - suivant un principe posé par l’article 620 C.instr.crim. à propos de la réhabilitation, mais que la jurisprudence tend à généraliser - la grâce vaut exécution de la peine. S’il y a grâce partielle, par exemple, le. condamné est censé avoir subi sa peine, même pour la durée dont il lui a été fait remise

C’est en partant de là que la Cour de cassation a admis, en matière de concours d’infractions ayant donné lieu à pluralité de condamnations, les solutions qui ont été précédemment indiquées et dont on a vu qu’elles sont assez contestables par la logique purement abstraite qui les inspire.

En ce qui concerne les peines accessoires ou complémentaires, la grâce reste, à leur égard, sans effet. Ainsi en est-il, notamment, de l’interdiction de séjour [et de la relégation].

Mais, si c’est là le principe, il signifie seulement que la grâce accordée pour la peine principale ne s’étend pas automatiquement à de telles sanctions. Elles peuvent, au contraire, s’éteindre si elles sont visées par une disposition spéciale du décret (v., pour 1a relégation, Loi du 27 mai 1885, art. 15 - pour l’interdiction de séjour, les textes actuels ne le disent plus formellement, contrairement à l’article 48 ancien. Mais la solution reste certaine).

Encore est-ce une question discutée de savoir si une telle disposition peut être insérée au décret dans tous les cas, ou seulement lorsqu’un texte en prévoit formellement la possibilité. La pratique de la Chancellerie fait, à ce propos, une distinction. Les peine complémentaires peuvent toujours faire l’objet d’une mesuré de grâce . Les peines accessoires ne le peuvent que dans les hypothèses où la loi l’admet expressément.

Il faut ajouter que, parfois, la grâce entraîne, au contraire, une peine accessoire qui n’existait pas jusque là. [Lorsqu’elle s’applique à une peine perpétuelle - soit pour l’éteindre entièrement, soit pour la commuer en une peine temporaire - le condamné se trouve soumis, comme au cas de prescription, à cinq ans d’interdiction de séjour (art. 45 C.pén.)].

Mais, là encore, le décret de grâce peut l’en dispenser par une disposition particulière ; et, sur ce point, le texte est formel.

Il est admis sans conteste que le bénéficiaire de la grâce, qui n’a pas toujours sollicité cette faveur, n’est jamais en droit de la refuser sans motif valable : l’exécution des peines est une question d’ordre public.

Mais il résulte en outre de la jurisprudence qui a été analysée à propos du recours contre les décisions du président de la République qu’il est également impossible de fonder un tel refus sur une irrégularité du décret, notamment sur le fait qu’il aurait, en réalité, aggravé la situation de l’intéressé.

Signe de fin