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CRITIQUE DE LA THÉORIE
DE LA PEINE JUSTIFIÉE

par J.-A. ROUX
Note sous un arrêt de la Cour de cassation (Chambre criminelle)
du 11mars 1904 (S. 1906 I 201)

Suivant Me Boré (La cassation en matière pénale) :
"En vertu de cette théorie, la Chambre criminelle
substitue un motif légal au motif erroné figurant dans l’arrêt attaqué
et elle déclare justifié le dispositif d’un arrêt de condamnation,
lorsque la peine prononcée est identique à celle que le juge du fond
aurait pu prononcer si l’erreur n’avait pas été commise."

Cette théorie a été fort critiquée en raison de l’usage excessif
que la Chambre criminelle a pu en faire depuis deux siècles ;
elle n’en est pas moins fermement établie en droit positif.
Mais, d’un point de vue doctrinal, il demeure intéressant de voir
quelles critiques peuvent lui être à bon droit adressées ;
surtout de nos jours où l’on peut dans certains cas y déceler
une atteinte au principe de la légalité criminelle.

Par ailleurs, il nous a semblé utile de donner un exemple
de commentaire d’arrêt d’une haute tenue scientifique.

L’arrêt actuel fait application, dans la matière de la révision (voir déjà Cass.crim. 19 nov. 1898, S. et P. 1900.1.295, et la note), d’une importante théorie de la jurisprudence : la théorie de la peine justifiée. On sait en quoi consiste cette théorie, qui a pour base l’art. 411 du Code d’instruction criminelle. Lorsqu’une condamnation prononcée par les juges repose sur une erreur, le pourvoi en cassation doit être néanmoins rejeté si l’imputabilité est exacte et que la peine se trouve être celle du véritable délit. Les arrêts, beaucoup trop nombreux pour être tous rapportés, ont appliqué cette fin de non recevoir dans les hypothèses suivantes :

1° Lorsqu’il y a fausse citation de la loi : par exemple quand les juges, après avoir exactement qualifié l’infraction commise, lui appliquent, au texte qu’il y avait lieu de citer, un texte inapplicable ou abrogé…

2° Lorsqu’il y a erreur sur un élément du délit, sans influence sur la qualification de celui-ci : par exemple, si, dans un délit d’abus de confiance, les juges ont envisagé le contrat violé comme un contrat de dépôt, alors qu’il constituait un contrat de nantissement, ou si, dans une poursuite pour complicité, ils ont pris un mode de complicité pour un autre...

3° Lorsqu’il y a erreur sur le caractère de la responsabilité du délinquant : par exemple, si les juges ont considéré comme complice celui qui a agi comme auteur principal, ou réciproquement…

4° Lorsque l’erreur porte sur un fait étranger au délit, comme, par exemple, si les juges, qui ont fixé la peine, avaient sous les yeux un extrait de casier judiciaire contenant une condamnation non prononcée…

5° Lorsqu’il y a eu erreur sur le nombre de délits commis par l’inculpé : par exemple, quand les juges ont à tort déclaré celui-ci coupable d’infractions dont la fausseté est ensuite reconnue par de cassation...

6° Enfin, lorsqu’il y a erreur sur la qualification par exemple, quand les juges, se trompant sur la nature de l’infraction, ont pris un délit pour un autre, un vol pour un maraudage, une escroquerie pour un abus de confiance, ou réciproquement, ou bien une tromperie sur la qualité de la marchandise vendue pour une escroquerie ou inversement, ou bien encore un faux en écriture privée pour un faux en écriture de commerce...

Dans tous ces cas, d’une manière très ferme, sauf sur le dernier, où elle a manifesté certaines hésitations … la Cour de cassation décide que, si la peine prononcée est celle encourue d’après la loi, il y a peine justifiée et l’on doit appliquer l’article 411 du Code d’instruction criminelle.

Cette théorie est-elle exacte ?

On peut apercevoir, bien qu’elles ne soient pas indiquées dans les arrêts, les considérations qui ont engagé la jurisprudence à édifier la théorie précédente, et qui, l’y ayant engagée, l’ont amenée à lui attribuer une étendue aussi considérable.

C’est, tout d’abord, une considération de raison.

En matière répressive, il convient de casser le moins possible. Si, dans un procès civil, on doit laisser aux deux plaideurs toutes les chances que l’annulation du jugement peut leur ouvrir de faire modifier leurs droits, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit d’un procès pénal Une bonne répression exige la célérité des procédures ; l’humanité, de plus, se refuse à soumettre le condamné, sans de sérieux motifs, au danger d’une annulation, qui, en remettant tout en cause, pourrait aggraver la peine prononcée. L’arrêt de condamnation contient sans doute une erreur. Mais pourquoi casser si elle ne touche pas à l’imputabilité et n’empêche pas la peine prononcée d’être celle du véritable délit ; si les juges que l’on saisirait à nouveau peuvent exactement, quoique sur une autre base, rétablir le jugement attaqué ? Ce serait, pour un purisme inutile, doubler les frais de justice criminelle, prolonger la détention préventive, et énerver la répression en retardant l’exécution d’un châtiment mérité. Pour apercevoir un intérêt à cette annulation, il faudrait discerner les éléments d’un grief, et pour cela apprécier l’influence de l’erreur sur le calcul de la peine.

Or, et c’est une seconde considération, la Cour de cassation ne peut pas faire cet examen. Elle est juge du droit et non pas du fait. Il ne lui appartient, ni de scruter les preuves sur lesquelles les juges ont déclaré l’inculpé coupable, ni de peser les motifs de la sévérité ou de l’indulgence dont ils ont usé à son égard. Dès lors, lorsque la peine a une base légale, si on se plaint de ce que, sans l’erreur commise, le montant de la condamnation aurait été différent, la Cour de cassation ne peut répondre que par un refus d’examen, en alléguant son incompétence (Voir : Faustin Hélie, Traité de l’instruction criminelle, 2e éd., T. 8, n° 3988). Cela est si vrai que, lorsqu’elle peut retenir le pourvoi sans pénétrer sur le domaine réservé aux juges du fait, elle n’a pas hésité à casser leur jugement erroné, quoique la peine demeurât dans les limites de la répression du véritable délit. C’est ce qu’elle a fait dans un certain nombre d’arrêts, que l’on a quelquefois indiqués comme en contradiction avec sa théorie générale de la peine justifiée, et qui sont seulement une limitation et une précision de celle-ci. V. notamment, Cass.crim. 8 mars 1838 (S. 1838-1-804)…

Justifiée par les principes, la théorie de la jurisprudence le serait aussi au point de vue du texte. Celui-ci est l’art 411 du Code d’instruction criminelle, qui est ainsi conçu : Lorsque la peine prononcée sera la même que celle portée par la loi qui s’applique au crime, nul ne pourra demander l’annulation de l’arrêt, sous le prétexte qu’il y aurait erreur dans la citation du texte de la loi. Matériellement, l’article ne comprend que la fausse citation de la loi ; et il y a là une difficulté, qui explique peut être que la jurisprudence ait plus souvent préféré affirmer qu’expliquer l’application qu’elle faisait de l’article 411. Toutefois, comme elle n’a pas toujours agi avec la même autorité dogmatique, on peut discerner les motifs de sa doctrine. Un arrêt du 22 juillet 1858 dit que l’article 411 dispose d’une manière générale, un autre, du 29 novembre 1866 aperçoit un a fortiori à appliquer ce texte dans d’autres hypothèses ; un troisième du 28 février 1867 (Bull.crim. n° 49) déclare que la disposition de l’article 411 n’a pas un caractère limitatif, et qu’il convient de l’étendre aux cas analogues ; enfin, avant ceux-ci, un arrêt des Chambres réunies du 30 mars 1847 (S. 1847 I 313), avait solennellement affirmé que la haute juridiction de la Cour serait gênée si elle devait casser un arrêt qui se soutient par une disposition de loi non-aperçue par les juges.

Ce sont là, incontestablement de sérieuses considérations. Si on reprend l’énumération des cas dans lesquels la Cour suprême a fait application de l’article 411, et si on la reprend dans l’ordre dans lequel nous l’avons donnée, il parait impossible de limiter le maintien des jugements erronés au seul cas de fausse citation de la loi, et, une fois sorti de cette hypothèse, de ne pas suivre la jurisprudence jusqu’où elle est allée. Sous prétexte que l’on n’est plus dans les termes de la loi, refusera-t-on d’appliquer l’article 411 à l’erreur sur le contrat, qui constitue le délit d’abus de confiance, ou sur le moyen de complicité ? Mais, si l’on considère ce point, pourquoi ne pas sortir également des termes de la loi dans les autres cas d’erreur, où les mêmes raisons d’ordre général existent pour maintenir la condamnation ?

On le voit, la théorie jurisprudentielle parait fortement assise, ce qui explique le succès qu’elle a eu. Il est à noter cependant qu’elle n’a jamais été acceptée dans ce Recueil, qui l’a toujours combattue. Voir la note de M. Labbé sous Cass.crim. 3 février 1877 (S. 1877.1.184), et la note sous Cass.crim. 5 novembre 1898 (S. et P 1900 I 381).

Essayons à notre tour d’en entreprendre la réfutation.

Avant tout, pour fonder une théorie, il faut un texte. Or ce texte manque à la jurisprudence. L’article 411 parle de fausse citation de la loi, et sous cette dénomination, il est impossible de faire rentrer d’autres erreurs, qui comprennent la citation inexacte de la loi, mais qui comprennent aussi quelque chose de plus ou d’autre, comme la fausse qualification du délit ou l’erreur sur le nombre d’infractions commises par le délinquant. La jurisprudence allègue que l’article 411 n’a pas un caractère limitatif, et qu’on peut étendre sa solution aux cas analogues. Mais, à supposer, ce qu’elle est loin d’établir, que l’analogie se rencontre dans tous les cas où elle a appliqué l’article 411, cela ne serait pas encore une raison, car les fins de non recevoir sont de stricte interprétation, et c’est une fin de non-recevoir que contient ce texte.

Ce n’est pas simplement la lettre de la loi que la jurisprudence méconnaît ; il est à craindre qu’elle en altère de plus l’esprit, en donnant à l’article 411 une importance à laquelle le législateur n’a pas songé. Dans les travaux préparatoires, les parole de Cholet sont précises pour assigner à ce texte un rôle modeste, et en limiter l’emploi à la fausse citation de la loi : Le pourvoi en cassation n’appartiendra à personne si la peine prononcée a été encourue par le condamné, et si l’on ne peut reprocher à l’arrêt d’autre erreur que celle commise dans la citation du texte de la loi (Locré, Législation civile, commerciale et criminelle, T. 27, p. 80). Qu’on ne dise pas que l’article 411 ainsi réduit ne présente plus d’utilité, et qu’il contient une solution évidente, dont l’absence n’eût pas empêché les jugements attaqués de demeurer valables, pas plus que l’absence de cette règle dans le Code de procédure civile n’autorise à annuler les jugements lorsqu’ils renferment une citation inexacte du texte de la loi. Deux raison particulières expliquent que le législateur ait songé en matière pénale à exprimer un point qu’il avait omis d’indiquer dans le Code de procédure civile. Le Code de brumaire an 4 avait exagéré les cas de nullité de jugement ; le nouveau Code, voulant écarter le reproche que l’on adressait à celui-ci, d’obliger, sous de légers motifs à recommencer des procédures dispendieuses, il était utile de déclarer que l’erreur dans la citation de la loi ne rentrait pas dans la fausse application de la loi pénale que mentionnait l’article 456 du Code de brumaire, et que le Code de 1808 retenait encore comme cause de cassation. D’un autre côté, l’erreur sur la citation de la loi, rare en matière civile, où il n’y avait à appliquer que le Code civil, était susceptible de se présenter fréquemment en matière pénale, à cause du maintien de la législation antérieure, et de l’enchevêtrement que ce maintien, seulement partiel, devait produire avec la législation nouvelle, et au milieu duquel les juges pouvaient facilement s’égarer. Il fallait donc rassurer la pratique, et indiquer d’une manière positive que l’erreur qui se bornerait à citer une loi au lieu de la loi applicable n’aurait aucune influence sur la validité du jugement ; le silence eût été une faute.

Que reste-t-il maintenant en faveur de la jurisprudence ? Peut-on dire que la théorie de la peine justifiée est une de ces constructions hardies, mais sages en même temps, qui rachètent par le mérite de leurs solutions la témérité de leur fondement ? À prendre la jurisprudence par ce point de vue, c’est peut-être le côté où elle encourt les reproches les plus graves et les mieux mérités. Assurément, il est raisonnable de poser le principe qu’il faut casser le moins possible en matière criminelle ; et il n’y a pas lieu de critiquer la Cour de cassation d’avoir émis une idée aussi sage. Mais cette idée ne doit pas en faire oublier une autre, d’égale importance et de justice non moins grande : c’est qu’il faut annuler les jugements erronés, quoique la peine demeure dans les limites légales, toutes les fois qu’il y a un motif sérieux à le faire.

Or, ce motif, par suite d’une double transformation du droit pénal et des principes directeurs de la pénalité, apparaît dans les quatre dernières hypothèses, où, d’après sa théorie, la Cour de cassation admet la peine justifiée. Il est reconnu qu’actuellement, à la préoccupation ancienne, un peu trop exclusive, de mesurer la peine d’après la gravité du délit, a fait place la préoccupation de faire cette mesure en tenant compte aussi, et non moins, de l’immoralité du délinquant, du danger qu’il présente pour la sécurité sociale. À la suite de ce changement dans les principes de la pénalité, la distinction des délinquants en délinquants primaires et délinquants d’habitude ou de profession a pris une importance qu’elle n’avait pas autrefois, et que des lois récentes, comme celles du 27 mai 1885 et du 26 mars 1891, ont attestée législativement. Le magistrat moderne, au courant de ces théories nouvelles, comme on doit le supposer, ne punira donc pas l’auteur d’un fait délictuel uniquement à raison de la gravité de l’infraction, mais aussi, utilisant le pouvoir que la loi lui a donné de faire varier la peine entre un maximum et un minimum, en prenant en considération le caractère dangereux du délinquant. Peut-on dire dans ces circonstances, que l’erreur, qui suppose à l’inculpé des antécédents judiciaires qu’il n’a pas, lui impute des infractions dont il n’est pas coupable, on lui attribue dans le délit une participation principale, alors qu’il s’est borné à être complice, est une erreur indifférente, qui ne lui cause aucun grief ? Le soutenir, c’est faire échec au bon sens, à la raison et à la justice. Nombreuses sont cependant les déclinaisons de jurisprudence qui l’ont admis.

Affirmer aussi, avec la théorie de la Cour de cassation, que la fausse qualification du délit ne lèse aucun intérêt, c’est avancer, tout au moins en matière de délit, une proposition aventurée. La substitution, en cette matière, de la récidive spéciale à la récidive générale donne à la véritable qualification de l’infraction commise une importance particulière, que ne satisferait point la constatation que la Cour suprême ferait du véritable délit en rejetant le pourvoi. Une opinion différente est indiquée dans un arrêt du 23 juin 1899 (S. et P. 1901-1-254), et peut-être aussi dans arrêt antérieur du 16 février 1899 (S. et P. 1900-1-471). Mais elle est fort contestable. N’est-il pas à craindre, en effet, que l’erreur commise par les juges du fait persiste, du moment que le jugement qui la contient n’est pas réformé, qu’il acquiert l’autorité de la chose jugée par le rejet du pourvoi en cassation, et que les indications du casier judiciaire seront rédigées conformément aux mentions qu’il porte ?

Dans les cas qui précèdent, la possibilité d’un grief est donc certaine, et la fin de non-recevoir que la théorie jurisprudentielle oppose au pourvoi ne se justifie ni en raison ni en justice. Se justifie-t-elle au moins à cause du rôle et de la situation particulière de la Cour suprême ? C’est ce qu’il reste à voir ; car la théorie de la jurisprudence pourrait encore s’expliquer, si, par ailleurs, elle était critiquable. Le grief existerait ; mais il ne serait pas au pouvoir de la Cour suprême, juge du droit seulement, de le constater et de le faire cesser — Sur ce terrain de la discussion, une distinction s’impose. L’objection, tout d’abord, est sans valeur quand il s’agit d’une fausse qualification du délit, ou d’une erreur sur le caractère de la responsabilité pénale de l’inculpé. La Cour de cassation n’a pas besoin, pour prêter ici l’oreille à la plainte formée devant elle, de pénétrer sur le domaine des juges du fait. Sans empiéter sur leurs attributions, et tout en demeurant dans son rôle, elle peut constater l’erreur de droit commise et lui faire sortir ses effets naturels. La question est, au contraire, plus délicate dans les autres hypothèses. Mais si, d’après ses propres arrêts, la Cour suprême peut annuler le jugement qui a faussement retenu contre l’inculpé la qualité de récidiviste (voir par exemple Cass.crim. 31 mars 1900, S. et P. 1902-1-423), pourquoi n’aurait-elle pas également le droit d’annuler celui qui, dans ses motifs, a fait état d’antécédents judiciaires inexacts, ou d’une fausse qualité de malfaiteur d’habitude, circonstances qui, dans les conceptions actuelles de la pénalité, impriment à la répression un caractère nécessairement plus sévère ? D’où viendrait la différence ? De la loi ? Elle est muette. De l’article 411 ? Il est étranger à cet ordre d’idées. La Cour de cassation a les motifs du jugement devant les yeux, et c’est en reconnaissant leur inexactitude qu’elle déclare la possibilité d’un grief éprouvé par le condamné. Constater cette possibilité, ce n’est pas discuter la peine, mais vérifier les bases de celle-ci, ce n’est pas entreprendre sur les attributions des juges du fait, mais remplir le rôle ordinaire d’une Cour régulatrice.

De la théorie de la peine justifiée, qui a pris dans la jurisprudence des proportions considérables, il ne reste donc que deux cas debout : l’erreur sur la citation de la loi, et l’erreur sur un élément du délit sans influence sur la détermination de celui-ci (voir supra, n° 1 et 2). Nous pressentons immédiatement une objection. Est-ce que l’admission de cette seconde hypothèse à côté de la première n’est pas de nature à compromettre les efforts qui viennent d’être faits pour renverser la jurisprudence ? Si l’on sort dans un seul cas des termes de l’article 411, pourquoi ne pas en sortir dans d’autres, et, d’extension en extension, en arriver au système de la jurisprudence ? Voilà l’objection. En réalité, rien n’est moins fondé. C’est à grand tort que l’on a pris l’habitude de rattacher à l’article 411 la fin de non-recevoir du pourvoi dans hypothèse particulière. L’article 411 n’avait pas à intervenir, mais seulement la règle générale, dont il est une application spéciale, que, pour se pourvoir, il faut justifier d’un intérêt. C’est faute d’intérêt, et non pas en conformité de l’article 411, que le pourvoi doit être rejeté quand l’erreur a porté sur un élément qui ne modifie pas la nature du délit commis. Et dès lors, écartant dans ce cas l’article 411, on ne peut plus s’appuyer sur une prétendue extension donnée à ses termes, pour justifier d’autres développements.

La théorie de la jurisprudence, qui de loin apparaissait motivée sur des raisons considérables, paraît donc, vue de près, précaire et fragile. Loin de la renforcer, comme certains magistrats l’ont proposé, et de supprimer les quelques tempéraments qu’elle contient encore, c’est elle-même qu’il faudrait résolument restreindre et renfermer dans les bornes légales. Une erreur, parce qu’elle repose sur une tradition presque séculaire, ne devient pas, par l’effet du temps, une vérité. L’erreur n’a que trop duré, et on lui a immolé trop de victimes.

Compromet-on, en parlant ainsi, l’ordre social ? On a paru le craindre, et l’on a, pour consolider la théorie branlante de la peine justifiée, agité surtout le spectre des délits commis par les financiers, ou l’abus de confiance, l’escroquerie, le délit de la violation de la loi de 1867 sur les sociétés, s’entremêlent de si près qu’il est difficile de fixer en pratique la nature du délit. Si l’erreur sur la qualification du délit n’est pas couverte par l’article 411, c’en est fait, a-t-on dit, de la sécurité sociale : on se jette dans le recommencement, peut-être sans fin, des procédures pénales. — La crainte n’est pas fondée. Rien n’est compromis parce que, si on écarte l’article 411, il reste la règle générale que, pour rendre un pourvoi admissible, il faut justifier de l’existence d’un intérêt. Or, le condamné, qui prétendrait que le délit a été faussement qualifié ne justifie pas, par là, l’existence de cette condition. Présentement, il n’éprouve aucun préjudice, si la peine prononcée, principal et accessoire, correspond à la peine du véritable délit. Éventuellement, il n’éprouverait de préjudice que s’il était récidiviste, en étant condamné pour la première fois pour un délit qu’il n’aurait pas commis réellement Mais ce préjudice éventuel, il ne peut l’invoquer devant la Cour de cassation, car il faudrait pour cela qu’il rechute, or, nemo auditur turpitudinem suamallegans . Toute la partie la théorie de la peine justifiée, qui est relative à l’erreur sur la qualification du délit, peut donc, en principe, subsister, alors que du moins, comme l’avait déjà indiqué M. Labbé dans sa note sous l’arrêt de cassation du 3 février 1877, précité, les limites en maximum et minimum de la peine prononcée et de la peine du véritable délit se confondent, et que les deux peines sont identiques. Nous n’aboutissons cependant pas complètement au même résultat que notre maître vénéré, et, même pour cette catégorie d’erreur, il y a un certain intérêt à fonder le rejet du pourvoi, non sur l’article 411, mais sur les principes généraux. Si on le fonde, avec M. Labbé, sur l’article 411, on écarte aussi bien le pourvoi que formerait le ministère public que le pourvoi du condamné ; car ce texte dispose d’une manière générale : nul ne pourra, dit-il. Si on le fonde simplement sur les principes généraux, on n’écarte plus, dans les limites de la doctrine précédente, que le pourvoi du condamné ; et on laisse intact le pourvoi du ministère public, qui peut avoir intérêt, depuis les modifications apportées par la loi du 26 mars 1891 au Code pénal, à faire donner au délit commis sa nature véritable.

Mais est-ce là une solution mauvaise, une solution dangereuse, qui mette en péril la sécurité sociale ? Qui le soutiendra raisonnablement ? Le ministère public n’agira-t -il pas prudemment, balançant les frais qu’occasionnerait une annulation, et les chances d’une rechute, qui justifierait la demande de cette annulation ? — Il est exact, au contraire, q u’à restreindre l’article 411 à ses termes, on autorise le recommencement des procédures, quelle que soit la personne qui forme le pourvoi, le condamné ou le ministère public, quand l’erreur porte sur le nombre des infractions commises par l’inculpé, sur le caractère de sa culpabilité, ou sur de faux antécédents judiciaires qui lui ont été attribués (voir supra, n. 3, 4 et 5). Mais qui osera encore ici prétendre qu’admettre le pourvoi dans ces hypothèses, c’est énerver la répression pénale ? Recommencer les procédures, ce n’est pas affaiblir celle-ci, mais lui rendre son prestige, et lui conserver sa dignité ; car c’est se refuser à couvrir du nom d’une vaine théorie une véritable erreur judiciaire ; et ce point prime tout.

Signe de fin