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DE L’INSTRUCTION PRÉPARATOIRE
( Introduction )

par Morizot-Thibault
("De l’instruction préparatoire" éd. LGDG, Paris 1906 )

Lorsque le chancelier Poyet préparait cette loi inique qui privait désormais l’inculpé de l’assistance d’un conseil, un homme du roi lui représenta le danger qu’il faisait ainsi courir à la sûreté des sujets : « La loi, lui répondit le chancelier, ne doit pas être faite pour les malfaiteurs ». C’est la même raison qui nous fit, pendant longtemps, négliger la réforme de l’instruction criminelle. C’était un préjugé né de cette sorte d’égoïsme personnel qui pousse à la seule conquête des biens dont nous pouvons jouir. Nous avions remué le pays durant de longues années pour obtenir l’exercice des droits politiques parce que tout le monde avait sa part dans les résultats de la victoire. Quand on montra les défauts de la loi criminelle, la masse des citoyens demeura immobile. « A quoi bon, disait-on, nous occuper de cela ? Nous sommes des honnêtes gens et nous n’aurons rien à démêler avec la justice pénale ». En quoi on se trompait à un double point de. vue.

Les hommes les plus confiants dans leur sécurité ont été souvent trompés dans leurs calculs, parce que personne n’échappe à la menace d’événements qu’il ne saurait prévoir. Nul ne peut assurer qu’il ne commettra pas une faute ou que menacé, un jour, par la main arbitraire du pouvoir, il n’aura jamais à invoquer les garanties protectrices de l’inculpé. Lorsque le chancelier Poyet, accusé de péculat, fut lui-même traduit devant les juges, il demanda l’assistance du conseil qu’il avait supprimée. « Supportez, lui répondit le premier président, la loi que vous nous avez imposée ». L’égoïsme personnel ne saurait d’ailleurs nous guider dans les choses du droit. Les lois ne sont pas faites seulement pour les heureux. Si la justice doit régner dans la société, il importe qu’elle soit la protectrice de tous. Tutrice des grands et des humbles, elle est l’unique sauvegarde des malheureux. « Le plus grand malheur, écrit La Bruyère, après celui d’être convaincu d’un crime, n’est-il pas d’avoir encore à se justifier ? »

Montesquieu montre bien l’importance pour tous des lois criminelles lorsqu’il dit que « La liberté du citoyen dépend principalement de la bonté de ces lois. Quand l’innocence des citoyens n’est pas assurée, la liberté ne l’est pas non plus ». Il explique que la liberté peut être considérée sous deux rapports différents. II y a la politique qui est formée par une certaine distribution des pouvoirs et qui règle les rapports que le citoyen peut avoir avec la constitution. Il y a ensuite la liberté civile qui domine les relations que les particuliers ont entre eux ou avec les représentants de l’État. « Elle consiste, dit le grand publiciste, dans l’opinion que l’on a de sa sûreté ». La sûreté se confond avec la liberté, étant le premier bienfait que celle-ci nous procure. De là vient cette tranquillité qui est la conscience de n’être troublé que lorsqu’on transgresse l’ordre des lois. Elle protège et rassure le citoyen, met au service du plus faible la force publique, assure le règne de la loi et impose des bornes à l’autorité du juge. C’est la plus belle expression de la liberté, et c’est le résultat de la loi criminelle.

Lorsque les Anglais voulurent établir l’indépendance, ils commencèrent par l’introduire à la base de leurs lois en protégeant les citoyens contre le danger des arrestations arbitraires. Le principe de l’habeas corpus, proclamé par la Grande-Charte, fut l’origine de cette liberté bienfaisante qui, montant de degrés en degrés, finit par se répandre dans tout le Gouverne ment. Alors on vit s’établir dans la Grande-Bretagne cet état légal où le citoyen, ayant la garde de lui-même, « toute maison fut considérée comme une forteresse », où la main-mise ne fut autorisée, sur les personnes qu’en vertu d’une présomption grave, où l’homme de police ne fut qu’un agent d’exécution de la loi, où l’inculpé, réputé innocent, put connaître et discuter librement toutes les charges. Le magistrat, puisant dans son indépendance la force de résister à l’arbitraire, trouva dans le respect qu’il inspirait le moyen de protéger la liberté des tous. Dès lors, la loi fut plus puissante que les hommes.

En France, on a trop souvent confondu la liberté avec les formules vagues et trompeuses de la politique ; on a pensé que tout était sauvé lorsqu’on l’eut pompeusement écrite au faîte de nos institutions Cela était bien insuffisant pour assurer la sécurité individuelle, car la liberté ne descendait pas ainsi dans nos lois privées. Un autre mal français a été de trop invoquer l’intérêt social contre celui de l’individu. En disant communément que le premier ne saurait être sacrifié au second, on a été insensiblement conduit à absorber le citoyen dans L’État. S’il est vrai que l’État est fait pour l’individu et non l’individu pour l’État, il importe de ne demander au citoyen que le sacrifice des libertés nécessaires à son bonheur. En étendant arbitrairement la somme de ce sacrifice, on a fait de l’État une conception menaçante qui, détachant son intérêt de celui du citoyen, prendrait, sous le prétexte de le protéger, toute la force de l’oppresseur.

Prétendre que le droit de poursuite est supérieur à celui de la défense est une erreur et un péril. Il y a deux choses à considérer dans le droit criminel : l’intérêt de la société et celui de l’inculpé, le besoin d’ordre et le besoin de liberté. On ne peut sacrifier l’un à l’autre parce qu’on ne saurait subordonner la justice à l’autorité ou le droit de conservation à l’indépendance individuelle. Si l’un se confond avec l’ordre et l’autre avec le respect de la personne humaine, ils tiennent par un lien égal à la liberté, et, comme ils sont tous les deux d’ordre social, il importe de les mettre dans une même balance et de les maintenir dans un équilibre constant. L’utilité ne peut être le fondement du droit si on la sépare de la justice. C’est par là que la répression devra, sans perdre l’essence de la sévérité, être organisée avec une modération qui n’est autre que la condition de sa moralité. « On ne peut être juste, si l’on n’est humain », a écrit Vauvenargues.

Lorsque l’inculpé, appréhendé, est conduit pour la première fois devant le juge, l’intelligence humaine, imparfaite, ne peut encore distinguer s’il est coupable ou s’il est innocent. Alors commence une période de doute pendant laquelle la liberté courra le pire danger. Il importe donc que l’inculpé soit alors couvert par la présomption d’innocence et qu’on organise l’instruction criminelle de manière à arriver, sans préjugés, à la manifestation de la vérité. Pour cela il faudra deux choses : une loi libérale et des magistrats qui aient, le sens de la comprendre et la force de la faire respecter.

La liberté étant surtout menacée par les arrestations arbitraires, la loi réglera avec soin les conditions de la main-mise sur les personnes; abrégera la durée de la détention préventive et étendra jusqu’à ses dernières limites les bienfaits de la liberté provisoire. Quand il paraîtra devant le magistrat instructeur, l’inculpé aura, pour les besoins de sa défense, une situation égale à celle de l’accusateur. Aidé d’un conseil, il connaîtra toutes les charges relevées contre lui et il lui reviendra de les discuter librement. Au cours de cette procédure, le juge n’exercera aucune pression ; il évitera les questions captieuses et les détours subtils. Dans la lutte engagée entre l’individu et le pouvoir social, le magistrat devra se rappeler sans cesse qu’il ne doit aucun secours particulier à l’une ou à l’autre des parties et que sa mission impartiale est de rechercher et de faire apparaître la seule vérité.

Mais la procédure ne doit pas être seulement organisée de manière à ce que la vérité puisse se manifester ; il faut encore que le magistrat soit capable de la défendre contre toute influence extérieure. Les lois sont par elles-mêmes inertes et les innovations les meilleures seraient vaines si l’on ne cherchait à connaître la main chargée de les appliquer.

Le pouvoir gouvernemental, ayant la mission de veiller à la sûreté de tous, est par là même investi du droit de traduire devant les tribunaux les particuliers qui la troublent. Le souci d’une justice égale a conduit la plupart des peuples à placer sous le main du gouvernement le magistrat chargé de la poursuite. C’est un bien en même temps qu’un péril. Si le premier besoin de la société est la justice, la justice ne saurait être abandonnée à l’action des partis qui se succèdent au pouvoir. Si les magistrats servaient le pouvoir, il n’y aurait plus de justice, car le juge ne serait plus que l’instrument d’un parti. Si le magistrat devenait l’instrument d’un parti, la liberté serait d’autant plus perdue que l’arbitraire du gouvernement se dissimulerait mieux sous les dehors impartiaux de l’appareil judiciaire.

Lorsque l’individu est placé en face du juge, on convient que l’action du gouvernement doit s’arrêter. Sa mission est remplie ; celle de l’autorité judiciaire commence et la garantie de l’inculpé est qu’il devra sa condamnation non à l’influence du pouvoir social, mais à un jugement conçu à la seule lumière de la vérité, inspiré par la conscience et où le magistrat ne relèvera que de la loi.. De là est née l’inamovibilité qui est non un privilège en faveur du juge, mais une garantie pour les citoyens. Il est arrivé que la démocratie l’a vue avec défaveur et l’a combattue. La question de son existence a été posée au lendemain de chacune de nos révolutions. Ce principe montrait bien sa nécessité alors même qu’il succombait, car la raison de sa suspension ne fut autre que l’obstacle qu’il opposait à des compétitions toujours éveillées et la gêne qu’il apportait à la rancune du parti victorieux. Si l’indépendance du magistrat parait aux yeux de tous les peuples la première condition de la justice, elle devient plus nécessaire encore dans un pays où les citoyens sont aux prises depuis plus de cent années et « où l’impartialité, disait déjà Royer-Collard, est devenue la qualité la plus rare de l’esprit et peut-être la plus difficile des vertus ». Supprimer alors l’inamovibilité est à peu près comme si l’on voulait se passer de justice.

Voilà l’importance de la procédure criminelle-et les règles générales qui dominent son organisation. On ne les a pas toujours comprises. La vérité, liée au développement de la raison humaine, suit une marche lente. « La raison, est un vase à deux anses qu’on peut prendre à gauche et à dextre », a écrit Diogène Laerce. Dans les tâtonnements nombreux que l’humanité s’est imposée pour la saisir, elle n’a porté, pendant longtemps, sur elle qu’une main incertaine. « Il y a des mystères, a écrit Sénèque, qui ne soulèvent pas en un jour tous leurs voiles. Eleusis garde des révélations pour les fidèles qui reviennent l’interroger. Nous nous croyons initiés, et nous ne sommes qu’au seuil du temple. La vérité se cache au plus profond du sanctuaire ; notre siècle en découvre un aspect ; les siècles qui nous suivront contempleront les autres ».

Signe de fin