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L’AUDITION DES TÉMOINS
( par le juge d’instruction )

Extrait du « Traité de l’instruction criminelle »
de Faustin HÉLIE ( 2e éd. T.IV, Paris 1866 )

Les principes ci-dessous visent le juge d’instruction,
mais ils peuvent aisément être transposés
à l’instruction par la juridiction de jugement.

L’idée principale est que les magistrats
doivent veiller à laisser le témoin exposer les faits
tels qu’ils se présentent à son esprit ;
sans le contraindre autant que possible
à s’exprimer en termes juridiques
et suivant la logique propre du magistrat.

Les propos du témoin doivent être aussi spontanés
que possible, afin que l’on puisse y relever
tant les hésitations que les contradictions,
mais aussi déceler les passages appris par cœur
dont la crédibilité apparaît de ce fait douteuse.

Le magistrat peut simplement intervenir
pour faire préciser certains points :
mais en prenant garde de ne pas
faire perdre au témoin le fil de sa pensée.

RÈGLES GÉNÉRALES DE L’AUDITION DES TÉMOINS

1866 - Le juge d’instruction ne doit point entendre les témoins par forme d’interrogatoire. Cette première règle, enseignée par tous les anciens auteurs, est conforme aux textes de notre Code qui portent que les témoins doivent être entendus et non point interrogés.

Jousse « Traité de la justice criminelle », (Paris 1777, T.II p. 85 n° 23) : Le Juge qui procède à une information, ne doit pas entendre les témoins par forme d'interrogatoire ; mais il doit entendre de fuite la déposition du témoin, & la faire rédiger ainsi qu'il la rend (Arrêt du 23 Juillet 1698, dans l'affaire du Sieur de la Pivardière).

Muyart de Vouglans « Instruction criminelle », (Paris 1762, p.245) : L’information n’étant autre chose qu’une exacte perquisition de la vérité des faits ; pour y bien procéder, il est donc du devoir d’un bon Juge de ne rien négliger de tout de qui peut tendre à la découverte de cette vérité, et par conséquent de n’omettre aucune des circonstances qui peuvent servir à faire décharger l’accusé, comme de celles qui tendent à le convaincre du crime. C’est ce qui a fait dire aux Auteurs que l’information était comme une glace d’un miroir, qui doit représenter les objets tels qu’ils sont, sans les augmenter, diminuer, ni altérer en quelque manière.

ll y a, en effet, une très grande différence entre, l’audition et l’interrogatoire : l’audition laisse librement parler le témoin ; le juge se borne il l’écouter et à recueillir sa déclaration ; l’interrogatoire lui trace la voie qu’il doit suivre, choisit le terrain où il veut le placer, dirige ses réponses et quelquefois les suggère. L’audition suppose une déposition toute spontanée, faite par le témoin dans les termes où il l’a conçue et voulu la faire ; l’interrogatoire suppose une déposition à laquelle le témoin a été conduit par les questions qui lui ont été posées et qui peut être l’expression de la surprise, de l’embarras, de l’inintelligence aussi bien que de la vérité.

Il ne faut pas sans doute établir cette distinction dans des termes trop rigoureux ; il ne faut pas proscrire, en thèse générale, les questions du juge ; nous verrons tout à l’heure que ces questions sont nécessaires pour fixer l’esprit du témoin sur les points sur lesquels il est appelé à déposer, pour le mettre à même d’expliquer ou de compléter sa déposition. Mais, s’il doit lui venir en aide, lui rappeler les faits sur lesquels doit porter sa déclaration, lui signaler les points qu’il oublie ; s’il doit, en un mot, lui mettre sous les yeux l’objet et le cercle de son audition, il ne doit point, par ses interrogations, lui imposer telle on telle réponse, enchainer plus ou moins sa liberté, et l’amener, contre son gré, à donner à ses déclarations une portée qu’elles n’avaient pas.

C’est en ce sens que doit être entendue la règle qui proscrit la forme de l’interrogatoire. Il s’agit moins d’ailleurs d’une forme que d’une règle de conduite pour le juge : ce que veut la loi, c’est que le témoin ne soit point assis sur la sellette comme le prévenu ; c’est qu’il soit libre dans son langage, libre dans ses déclarations ; c’est que la fonction du. juge soit restreinte à les recueillir et non à les dicter, à les rendre claires et précises, si tel est au fond leur caractère, et non à les étendre et à les suggérer.

Cette première règle ainsi comprise, le caractère général de l’audition est nettement tracé. Le juge rappelle au témoin, s’il le croit nécessaire, qu’il doit dire tout ce qu’il sait, qu’il doit à la justice toute la vérité, et, après lui avoir donné lecture soit de la plainte, soit du réquisitoire, ou lui avoir fait connaître succinctement le sujet de l’information, il entend sa déposition. Ce n’est que lorsque le témoin a cessé de parler, que si cette déposition présente des lacunes, des contradictions ou des obscurités, des questions peuvent lui être adressées. C’est là ce que l’on appelle, proprement parler, l’examen des témoins.

L’article 203 de l’ordonnance de 1579 portait : « Enjoignons à tous juges d’examiner les témoins qui seront ouïs pour informations, sur la pleine vérité du fait, tant de ce qui concerne la charge que décharge des accusés ». Si le juge n’avait pas ce droit, la plupart des dépositions; seraient insuffisantes et inintelligibles. Il est nécessaire qu’il intervienne pour faire comprendre au témoin que sa déclaration n’est pas claire, qu’elle se tait sur tel point, qu’elle se contredit sur tel autre. Il doit l’interpeller sur les circonstances qu’il omet, sur le sens qu’il prétend donner à telle expression, sur la certitude qu’il croit posséder de la vérité de tel fait.

1867 - Une seconde règle, qui n’est peut-être qu’un corollaire de la première, mais qu’il est nécessaire de poser séparément, est que le juge d’instruction doit avoir soin de maintenir à chaque témoignage son caractère propre, et, pour exprimer clairement notre pensée, son originalité. C’est là une des plus grandes difficultés de l’examen : il faut que l’interpellation ne gène jamais ni l’indépendance du témoignage ni sa lucidité ; car il est évident qu’il ne peut avoir le caractère d’une preuve qu’autant qu’il est placé à l’abri de toute influence et qu’il est la libre émanation de la conscience du témoin.

Jousse disait à ce sujet : Le juge doit se comporter avec beaucoup de prudence à l’égard des témoins. Si quelqu’un de ces témoins lui parait suspect, chancelant et disposé à ne rien dire ou à déguiser la vérité, soit par faveur ou par crainte, ou par un scrupule déplacé, il lui représentera l’obligation où il est de déclarer la vérité des faits, sans en rien changer. S’il voit que le témoin tergiverse et fasse une déposition évidemment fausse, il peut le reprendre et même lui représenter le danger où il s’expose en faisant une fausse déclaration. Et de même, s’il dépose des choses peu vraisemblables ou extraordinaires et contraires à ce qui arrive communément ou qui se contredisent, il peut le lui représenter, afin qu’il rende cette déposition vraisemblable, ou qu’il concilie les choses qui paraissent se contredire, et que son témoignage devienne concluant. Mais le juge doit éviter de rien suggérer au témoin, et de l’intimider ou séduire pour l’engager à déposer. Il doit lui laisser dire librement tout ce qu’il sait, et sans usera son égard d’aucune promesse ni contrainte, et ensuite faire rédiger sa déposition de la manière qu’elle est faite, sans y faire aucun changement ; autrement il commet un grand crime devant Dieu, et pourrait avec justice être poursuivi et puni sévèrementt comme prévaricateur.

Il n’est point de juges qui consentent à employer l’intimidation ou la séduction vis-à-vis d’un témoin ; mais plusieurs croient pouvoir, en vue de la justice, employer des questions suggestives ou captieuses. Ces moyens doivent être hautement blâmés, car ils tendent à corrompre la pureté des témoignages, et à donner par conséquent aux décisions judiciaires une base trompeuse. Les suggestions sont dangereuses, dit un éminent criminaliste, en ce que certains témoins y répondent affirmativement, les uns par légèreté et pour être au plus vite congédiés, les autres par timidité ou embarras, s’imaginant toujours que l’inquisiteur, au fait de toute la procédure, sait aussi parfaitement tout ce qui s’est passé, et ne pourrait d’ailleurs pas leur poser des questions aussi précises si le fait lui était demeuré inconnu. D’autres fois, quand le témoin a presque totalement oublié les détails moins importants, il affirme, pour sortir d’embarras, la réalité de certaines circonstances que le magistrat lui relate ; ou encore, lorsqu’il a intérêt à dissimuler la vérité, il saisit l’occasion offerte par la question suggestive du juge pour jeter celui-ci dans une fausse voie (Mittermaïer , « Traité des preuves » p.371).

Les questions subtiles et captieuses entrainent le même danger: La légèreté naturelle de l’homme, l’ignorance de la plupart des témoins et le trouble d’esprit dont ils ne sont pas maitres en présence du juge, ont pour résultat que, sans comprendre toute la portée de la question qui leur est faite, ils donnent des réponses qui, contrairement à leur volonté, sont contraires à la vérité. Quelquefois on est allé plus loin : on a fait entendre au témoin pour provoquer son témoignage, que sa déposition n’apportera aucun préjudice au prévenu ; qu’elle n’aurait pour effet que de confirmer d’autres dépositions sur le même fait ; que dès lors il n’avait pas à s’inquiéter de ses conséquences. C’est là une voie mensongère où le juge ne doit jamais s’engager : il peut rappeler au témoin son devoir, il ne doit jamais se servir de ruses et de: détours pour l’amener à le remplir.

Ainsi, point d’influence d’aucune sorte, point de contrainte, point de pièges habilement tendus dans les questions, point de circonlocutions adroites pour susciter des réponses contradictoires ; l’examen des témoins, fait avec une simplicité qui n’exclut toutefois ni la sagacité ni la clairvoyance, doit tendre sans cesse à maintenir aux déclarations de chaque témoin leur sens vrai et naturel, sens chercher leur faire dire plus ou autrement qu’ils ne disent, ou à les faire tomber dans des assertions qu’ils ne comprennent pas d’abord et n’osent plus ensuite rétracter.

1868 - Le juge d’instruction doit s’attacher à discerner, en dehors de l’affirmation de chaque fait, le mode suivant lequel ce fait est arrivé à la connaissance du témoin, et le degré de certitude qu’il exprime en l’affirmant. Le témoin, en effet, doit compte à la justice non seulement de ce qu’il sait, mais de la manière dont il le sait : Testisdebet reddere rationern dicti sui per sensum corporalem, putà visant vel auditum. Toute la force de la preuve est là.

Les témoins par ouï-dire, c’est-à-dire qui ne font que rapporter ce qu’ils ont entendu, ne peuvent constituer aucune preuve. C’était là l’une des décisions de l’ancienne jurisprudence : Testes de auditu alieno non probant. Ratio hujus regulae quia testis debet deponere de eo quod novit et proesens fuit, et sic per proprium sensum non autem per sensum alterius. Et il en était ainsi, lors même que le témoin affirmait avoir recueilli le fait de la bouche de celui qui l’avait vu : Testisde auditu non probat, etiam si dicat: se audivisse ab eo qui prœsens fuit. L’expérience prouve, en effet, que les faits s’altèrent quand ils traversent plusieurs personnes qui les rapportent les unes d’après les autres ; il n’y a plus dans ces rapports aucune garantie de certitude.

Le témoignage ne peut faire foi qu’autant qu’il s’appuie sur l’observation personnelle de celui dont il émane. La condition essentielle, dit Jousse, est que le témoin dépose de ce qui s’est passé en sa présence, c’est-à-dire qu’il doit déposer du fait comme l’ayant vu ou comme l’ayant entendu de ses propres oreilles, s’il s’agit de choses qui tombent sous le sens de l’ouïe. En effet, il est constant que la certitude qui est nécessaire pour former un témoignage ne peut être produite que par la vue ou par l’ouïe, n’y ayant que ces deux sens capables de recevoir les images des actions et des paroles des hommes, telles qu’elles sont nécessaires pour produire .dans l’esprit une connaissance parfaite. Et toutefois, ce n’est pas assez que le témoin affirme avoir vu ou entendu si, à la distance où il était placé, il est douteux qu’il ait pu voir ou entendre ; i1 est nécessaire alors de constater les circonstances qui pouvaient s’opposer à ce que la perception du témoin fût exacte ou complète.

Les témoins qui ont vu ou entendu n’apportent pas tous, d’ailleurs, le même degré de certitude. Les uns affirment qu’ils ont vu, les antres qu’ils ont cru voir, les autres qu’il leur a paru : chacune de ces formules exprime une nuance différente de la conviction. Il faut nécessairement qu’ils rendent raison de ces différences : pourquoi cette hésitation dans l’affirmation ? Pourquoi cette déclaration plus ou moins chancelante ? Quels obstacles s’opposaient à ce que les organes du témoin aient saisi immédiatement les faits? N’en a-t-il perçu qu’une partie ? N’affirme-t-il les autres que par induction ? Sa déposition est-elle à la fois le résultat de la perception de ses sens et du raisonnement de son intelligence ?

Le juge doit apprécier toutes ces distinctions, car la cause du témoignage donne le degré de sa puissance. Il faut ajouter qu’il doit apprécier en même temps le degré d’instruction du témoin, son indépendance et sa moralité, car ce sont là les éléments de la confiance qu’il mérite : Testium fides diligenter examinanda est : ideoque in persona eorum exploranda erunt in primis conditio cujusque ; utrum quis decurio, an plebeius sit ; et an honestae et inculpatae vitae, au vero notatus quis et reprehensibilis ; an locuples vel egens sit, ut lucri causa quid facile admittat ; vel an inimicus ei sit adversus quem testimonium fert, vel amicus ei sit pro quo testimonium dat.

1869 - Le juge d’instruction peut procéder au récolement et à la confrontation des témoins, il peut procéder à leur récolement en ce sens qu’il peut, s’il le juge utile, les appeler et les entendre de nouveau sur les faits qui font l’objet de l’information. Dans l’ancienne jurisprudence, la ré-audition des témoins avant le règlement de la procédure était interdite ; il était de principe qu’on ne pouvait entendre deux fois un témoin sur un même fait. Si des omissions ou des erreurs se révélaient dans une déposition, il fallait attendre, pour les réparer, le récolement général des témoins dans la procédure extraordinaire. Cette prohibition n’existe plus : lorsque le juge est averti qu’un témoin n’a pas déclaré tout ce qu’il savait, il peut le citer une seconde fois et l’interpeller de compléter ses premières déclarations.

Il peut également confronter les témoins avec le prévenu et leur représenter les pièces de conviction toutes les fois que ces mesures sont nécessaires pour éclaircir les doutes ou pour donner à leurs déclarations une plus grande certitude.

Peut-il confronter les témoins entre eux pour expliquer les points obscurs ou contradictoires de leurs dépositions ? On peut bien, dit Ayrault, les redemander et ouïr séparément deux fois, trois fois, pour voir s’ils se desdiront ou persisteront en ce qu’ils sont variants, sans leur dire et spécifier qu’ils le soient. Mais le faire en la présence les uns des autres et par la lecture des dépositions d’autrui ; leur cotter et apprendre leurs variations et contradictions, afin qu’ils viennent tous à s’accorder et charger d’un pied plus vivement, c’est, ce me semble, faire office d’accusateur, non pas de juge; c’est ne chercher qu’à condamner, non à absoudre. Que le juge, en effet, relève la contradiction des témoins, qu’il s’efforce de les résoudre par des auditions réitérées, il le peut sans aucun doute ; mais peut-il, en mettant les témoins en présence, les avertir de ces contradictions et les provoquer à les faire disparaitre en se mettant d’accord sur les faits ? Ne serait-ce pas enlever au prévenu tout le bénéfice de ces variations ? Car, dit encore Ayrault, qu’est-ce qu’il y a de plus à la défense de l’action que la variation et discordance des témoignages ? C’est le purger à son préjudice que de confronter ainsi les témoins respectivement ; c’est ôter au défendeur l’industrie permise de droit, de pouvoir par interrogatoire surprendre la fausseté ou l’affection des témoins.

Cette mesure était en conséquence interdite dans l’ancienne jurisprudence : On ne peut, dit Muyart de Vouglans, confronter les témoins aux témoins ; ce serait ôter à l’accusé le moyen de se justifier, en empêchant les contradictions où ceux-ci pourraient tomber dans leurs dépositions, étant entendus séparément. Cette règle, conforme au texte de l’article 73 du Code d’instruction criminelle, doit être maintenue dans notre pratique.

RÉDACTION DU PROCÈS-VERBAL DE L’INFORMATION

1870 - La loi a attaché avec raison une haute importance à la rédaction du procès-verbal de l’information. Elle a voulu qua ce procès-verbal reproduisit les dépositions des témoins dans toute leur vérité ; elle a voulu les protéger contre toute altération soit au moment où elles sont recueillies par l’écriture, soit après leur consignation écrite ; de là les précautions qui font l’objet des articles 76, 77 et 78 du Code d’instruction criminelle.

Nous examinerons d’abord l’esprit général qui doit présider à cette rédaction, ensuite les formes matérielles destinées à la rendre authentique.

En thèse générale, le procès-verbal doit être la reproduction textuelle de la déclaration du témoin. Il importe, en effet, pour imprimer à cette déclaration son caractère vrai, de lui conserver son langage, ses locutions plus ou moins affirmatives, ses expressions plus ou moins impropres, en un mot sa véritable physionomie ; la revêtir de formes nouvelles, la traduire dans une langue plus correcte, c’est risquer d’en altérer le sens. Ce que la justice recherche, ce n’est pas l’élégance des mots, c’est leur vérité ; ce qu’elle demande au procès-verbal, ce n’est pas une analyse claire et précise de l’enquête, c’est cette enquête elle-même avec ses prolixités et ses contradictions. Bentham veut même que le procès-verbal rapporte non seulement les discours, mais encore les incidents caractéristiques, comme les gestes, les exclamations, les lenteurs affectées à répondre et les autres symptômes qui font juger de la déposition des témoins.

Cette règle, que nos anciens praticiens enseignaient déjà, a été plus d’une fois indiquée. N’oubliez pas, dit M. Gaillard, que le plus communément les juges d’instruction commettent souvent cette faute : la déclaration du témoin, quels que soient son âge, son éducation, sa position sociale, est toujours consignée dans un style correct et tort épuré, comme si la grossièreté du langage et les locutions vicieuses du témoin pouvaient être imputées au juge... Il résulte de cet abus à peu près général qu’au lieu de trouver dans la première information la déclaration du témoin, on n’y trouve plus que la manière dont le premier juge a saisi le sens de celte déclaration. On ne manque pas, à la vérité, de donner lecture au témoin de sa déclaration ; il a la faculté de faire rectifier les erreurs qui s’y seraient glissées. Mais si le témoin est un enfant, un homme du peuple, saisira-t-il toujours la différence de ce qu’il a dit avec ce qu’on lui a fait dire ? Ne croirait-il pas manquer de respect au juge d’instruction en demandant qu’on fît quelque changement à ce qui est écrit ? N’est-il pas vrai d’ailleurs que ce qui l’occupe uniquement, c’est le désir de sortir de la chambre d’instruction ? Pourquoi donc n’écrirait-on pas la déposition du témoin absolument dans les mêmes termes qu’il l’exprime ?

Nous citerons encore les paroles suivantes, que nous empruntons à un discours de rentrée : La minutieuse exactitude des procès-verbaux révélera jusqu’à la fermeté ou à l’hésitation des témoignages. Si, par un artifice de style, l’accent même des paroles pouvait passer dans leur rédaction, cela ne serait que mieux ; car les écritures ont toujours quelque chose de mort et d’incomplet qui fait que la vérité n’est vivante et entière qu’aux débats. Quelques magistrats ont cru que leur obligation se bornait à rendre fidèlement le sens des déclarations, qu’il leur était permis d’enlever les incorrections du langage et de polir une naïveté quelquefois grossière. Ils pensaient que des procès-verbaux rédigés avec soin et élégance attiraient et fixaient mieux l’attention. C’est une erreur. Chacun doit parler son langage. Quand on corrige, on résume, on affaiblit. Souvent la vérité jaillit d’une expression vulgaire, et souvent il y a dans une parole brusque, que la correction condamne, une éloquence qui persuade : les témoins, les inculpés ont le droit et le devoir d’être eux-mêmes. Laissez faire la nature ; n’ôtez pas au fanatique ses expressions hardies, à l’homme que la jalousie dévore ses accents passionnés, à l’innocent sa parole simple et reposée ; que, votre instruction soit un miroir où se réfléchisse la réalité ; c’est un devoir qui demande, pour être accompli, plus de talent que n’en exigerait une rédaction savante et concise.

1871 - De là plusieurs conséquences. La première, et la plus importante, est que le juge, pour conserver à la rédaction du procès-verbal toute sa vérité, doit se garder de se former aucune opinion sur la culpabilité ou l’innocence du prévenu, sur la vérité ou la fausseté de tel ou tel fait, avant que l’instruction ne soit terminée. Car une opinion formée à l’avance se reflète, même à son insu, sur tous les actes de la procédure ; elle les associe à ses tendances ; elle attribue aux paroles, aux gestes, à l’accent des témoins un sens particulier ; elle ne cherche partout que des motifs de se fortifier ; elle néglige ou ne voit pas tout ce qui lui est opposé. La plus entière impassibilité est nécessaire pour rédiger un procès-verbal qui doit, comme un miroir, reproduire tous les faits, sans les augmenter ni les diminuer en quoi que ce soit.

Or, comment le juge qui a un parti pris, un avis arrêté sur la prévention, protégera-t-il avec les mêmes scrupules la limpidité des dépositions contre toute influence, contre toute pression ? Ne sera-t-il pas porté, contre son gré, à leur donner un sens qui lui convient ou à les faire plier, par ses interpellations ou sa rédaction, à l’interprétation qu’il croit être la vérité ? Un esprit exempt de toute préoccupation peut seul conserver aux faits leur caractère vrai.

Une autre conséquence, mais celle-ci est purement matérielle, est que, dans la rédaction des dépositions, le juge doit faire parler les témoins à la première personne, comme s’ils dictaient eux-mêmes leur témoignage. Raconter ce que le témoin a dit, au lieu de le faire parler lui-même ; écrire que le témoin dépose que tel jour, à telle heure il a vu telle chose, au lieu de lui faire dire tel jour, à telle heure, j’ai vu, est un usage bizarre qui nuit à la précision et à la clarté de la déposition écrite. Comparez deux dépositions identiques, dont l’une est rédigée à la première personne et l’autre à la troisième, et vous reconnaîtrez la justesse de cette observation. Il semble d’ailleurs que le témoin que l’on fait parler directement est plus intéressé à surveiller l’exactitude de la rédaction de sa déposition. Lorsque le juge d’instruction parle en son nom, le témoin peut penser que l’exactitude devient l’affaire de ce juge et qu’elle n’est plus la sienne : il peut penser qu’il n’est responsable que de ce qu’il dit en son propre nom (Mangin).

Enfin, une troisième conséquence est que le procès-verbal doit exactement recueillir non seulement les paroles mêmes du témoin, mais les circonstances incidentelles qui les ont accompagnées ; si elles ont été dites spontanément ou en réponse à une question, et quels ont été les termes de cette question ; si elles n’ont été prononcées qu’avec hésitation ; si, après avoir été énoncées, elles ont été d’abord rétractées, et n’ont été rétablies que sur l’observation du juge. Il est évident que le procès-verbal qui ne réfléchit pas toutes ces nuances de la déposition, tous ces incidents qui ne pourraient en être élagués sans la tronquer, n’est pas l’image fidèle du témoignage oral…

Signe de fin