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L’INDIVIDUALISATION
DE LA PEINE

Par A. LE POITTEVIN
Extrait de
« L’œuvre juridique de Raymond Saleilles »

Depuis plus d’un siècle la doctrine pénale
s’efforce de concilier le principe de légalité,
protecteur de la liberté individuelle,
et le principe d’individualisation de la sanction,
qui vise l’amendement des délinquants éducables
et la mise à l’écart des délinquants irrémédiablement dangereux.

Le présent article pose très clairement
le problème dans toute sa complexité.
En cent ans il n’a hélas guère pris de rides.

Au sens large, individualiser la peine, c’est la faire varier selon le criminel ou le délinquant ; c’est du même coup donner au juge un pouvoir plus ou moins étendu et ce serait, à l’extrême limite, lui abandonner un pouvoir discrétionnaire d’appréciation.

Mais l’individualisation peut se comprendre de différentes façons, suivant que l’autorité judiciaire devra considérer le criminel (et en conséquence déterminer la répression), en mesurant la culpabilité plus ou moins grande qu’il a déposée dans l’acte qu’on lui reproche, ou au contraire en escomptant les probabilités favorables ou défavorables de sa conduite future.

Dans le premier cas, la peine est une sanction proportionnée à la faute du coupable ; elle est comme la rétribution de son crime ; elle prétend faire le juste équilibre avec le fait passé. Dans le deuxième, elle est le remède adapté, en vue du but de sécurité sociale, au danger variable que présentent les activités criminelles : au lieu de rémunérer le fait passé, elle cherche à assurer l’avenir.

Si même, selon la première acception, il s’agit de rétribuer le crime, c’est-à-dire de proportionner une sanction à la culpabilité du criminel, l’individualisation peut encore être pratiquée selon des points de vue très différents.

Tout d’abord les circonstances du crime lui-même, la façon dont il a été perpétré, feront que le criminel sera plus ou moins coupable. La responsabilité pénale varie pour chaque individu à raison des variétés de chaque crime. C’est une individualisation par le côté extérieur des faits criminels ; ou, si l’on peut dire, ce côté extérieur est le reflet de leur noirceur psychologique. Telle serait l’inter- prétation de l’arbitraire des peines dans notre ancien droit. Les peines, disait-on, sont arbitraires en ce Royaume et alors même qu’une Ordonnance avait édicté la peine applicable à un cas déterminé, le juge pouvait, pour mesurer la proportion, librement atténuer, librement aggraver.

Comment, à partir de la loi salique ou d’origines plus antiques, les siècles ont-ils construit cette théorie répressive ; comment elle implique la notion de la responsabilité morale, mais d’une responsabilité égale et d’un égal libre arbitre chez tous les hommes en présence du bien et du mal : c’est ce que le deuxième chapitre de l’ouvrage de Saleilles (« L’individualisation de la peine » - L’histoire de la peine et l’individualisation de la peine) examine d’une manière approfondie, quoique l’auteur n’ait voulu faire, dit-il, qu’un exposé sommaire. Nous n’y insisterons point, parce que la discussion de ce chapitre où tant de notions sont déjà condensées nous retiendrait trop longuement et parce que nous trouverons dans le droit de la Révolution et dans la « théorie classique » le point de départ d’une évolution nouvelle.

Mais si l’on vient à concevoir que tous les hommes ne sont pas également libres de leurs actes, ou que chaque homme n’a pas à tout moment de sa vie une égale liberté de ses déterminations, l’individualisation (toujours considérée comme rétributive de la faute) s’orientera dans un autre sens, en fonction du plus ou du moins de liberté du criminel dans son acte. Elle est alors nettement subjective ; elle aspire à doser l’état de volonté, et les degrés multiples de responsabilité, complète, atténuée, très atténuée. Nous la rencontrerons dans la théorie dite « néo-classique ».

Il faut observer tout de suite que ni l’une ni l’autre de ces individualisations n’est celle de la nouvelle théorie qu’étudie Saleilles, mais bien l’autre individualisation dont nous avons d’abord parlé, celle qui consiste à assurer l’avenir. Aussi bien le mot même d’individualisation ne s’est accrédité qu’en vue de la théorie du but de défense sociale ; on l’a seulement appliqué après coup, pour faire ressortir le contraste, aux systèmes antérieurs.

Empruntons une citation pour définir l’individualisation moderne : «  Si donc on envisage ainsi la peine dans son but, en considérant l’avenir, et en vue de la réalisation de son but, il faut, cela va de soi, que cette peine soit adaptée à la nature de celui qu’elle va frapper. Si le criminel n’est pas un perverti à fond, il faut que la peine ne contribue pas à le pervertir davantage ; il faut qu’au besoin elle le relève et l’aide à se réhabiliter ; et si le criminel est un incorrigible, il faut que la peine soit contre lui, et au profit de la société, une mesure de défense et de préservation radicales. Cette adaptation de la peine à l’individu, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’individualisation de la peine ». Amendable, incorrigible — et non pas coupable à un degré plus ou moins grave... Mais la suite nous donnera des difficultés et des complications. Il nous faut toutefois préciser encore nos débuts.

Pour nous servir, avec Saleilles, d’une terminologie qui nous vient d’Allemagne, ce serait donc (et nous l’avons ainsi supposé) une antithèse complète entre l’ancienne peine rétributive, Vergeltungsstrafe, et la peine appropriée à son but, Zweckstrafe.

Nous devons ici faire une observation. Si l’on oppose ainsi ces deux termes, sans plus ample explication, il semble que la peine-rémunération aurait uniquement pour objet de punir le criminel en vue de quelque théorie expiatrice, et que la loi ou le juge en ordonnant l’expiation n’auraient en perspective aucune préoccupation d’avenir, aucun but de sécurité sociale. Il n’en est pas ainsi.

Nos anciens auteurs avaient parfaitement compris que les lois doivent punir le crime dans un but utilitaire. Seulement ils se justifiaient de penser ainsi utilitairement, parce que, moralement, le criminel avait mérité le châtiment utile à la société. Et, d’autre part, ils concevaient ce but utilitaire, au moins à titre principal, dans la corrélation de la peine avec l’indignation publique et dans son efficacité préventive pour « retenir, comme disait Domat, par l’exemple des châtiments ceux qui n’ont pas de meilleurs motifs pour s’abstenir des crimes ». C’est la prévention collective.

La théorie de l’individualisation nouvelle fait plutôt de la prévention individuelle. Au lieu de viser principalement à empêcher les autres par l’exemplarité, elle se préoccupe directement d’arrêter le même criminel dans la voie du crime, en prétendant l’amender s’il est amendable, en le mettant dans l’impossibilité de nuire s’il ne l’est pas, ou peut-être par d’autres moyens en quelque sorte personnels.

Mais il ne faut pas que ceci nuise à cela. La loi du sursis, ou loi Bérenger, peut être une excellente prévention individuelle : le délinquant qui en est à son premier délit est condamné ; mais si la faveur du sursis lui est accordée, il ne subira pas sa peine, il sera même réhabilité de droit, à la condition de ne pas récidiver pendant un délai d’épreuve qui est de cinq années : il a donc un intérêt majeur à rentrer dans le droit chemin. Mais qui ne voit. — et l’expérience en a fourni la preuve — les inconvénients d’une application trop fréquente ? En abusant du principe, en accordant trop aisément le sursis, contrairement d’ailleurs aux intentions du législateur, on s’expose à affaiblir la loi pénale, puisque les malhonnêtes gens peuvent, en calculant le risque à courir, escompter à tort ou à raison la chance de commettre un délit fructueux sans subir d’emprisonnement, en plus de celle de n’être pas découverts. Il en est qui ont avoué ce calcul comme si l’obtention du sursis devait être d’un usage général.

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A l’opposé de l’arbitraire des peines de l’Ancien Régime, le droit de la Révolution a établi le principe de la peine fixe.

Le législateur détermine la peine nécessaire et suffisante pour chaque crime. Son critérium, ou du moins l’une des bases les plus importantes qui peuvent lui servir dans la construction de l’échelle répressive, est la gravité de l’intérêt social contre lequel le crime entre en lutte. «La véritable mesure des délits, avait écrit Beccaria, c’est le dommage qu’ils causent à la société ».

En conséquence, la loi édicte la peine d’une manière purement objective et même avec un objectivisme tout abstrait ; car elle classe les actes criminels en catégories définies avec leur sanction précise, mais elle ne tolère dans chaque catégorie aucune possibilité d’indulgence ou de sévérité, même eu égard aux variétés matérielles de chaque fait incriminé. Le crime étant prouvé (et c’est le jury qui le déclare), le juge n’a qu’à rechercher la catégorie légale à laquelle il appartient, et par suite le tarif, sans plus ni moins, qui lui est nécessairement destiné : faux en écriture privée, 4 années de fers ; en écriture commerciale, 6 années ; en écriture authentique, 8 années... Et le juge ne peut s’écarter, même d’un jour, du chiffre juridique.

Au demeurant, contre la maxime : les peines sont arbitraires en ce Royaume — deux règles nouvelles sont ainsi érigées : il n’y a pas de peine sans un texte ; il n’y a pas d’autre peine que celle écrite dans le texte.

C’est l’impassible rigidité de la loi à laquelle on suppose que répondra l’impassible inflexibilité des juges et des jurés. Rien n’est plus rebelle à toute individualisation.

L’expérience ne tarda pas à démontrer que cette inflexibilité n’était ni juste, ni pratique. Les jurés ne devaient pas se préoccuper de la peine, qui était l’affaire technique et comme automatique du juge. Mais « toutes les fois que des jurés ont vu une législation inexorable frapper d’une peine précise un délit qui ne leur paraissait pas mériter tant de rigueur, ils n’ont pas voulu, ils n’ont presque pas pu se persuader que cette pensée dût leur rester étrangère : leur conscience, éclairée sur la vérité du fait, s’est trouvée en discorde avec leur conscience, blessée de la disproportion de la peine  » (Target, Observations sur le projet de Code criminel). De là des acquittements manifestement contraires aux preuves les plus évidentes.

Le Code pénal de 1810 crut remédier à l’inconvénient des peines fixes par la théorie de la peine légale qui met, avec la marge d’appréciation entre un maximum et un minimum, une certaine élasticité dans les échelons de la répression : « C’est dans cette latitude que les magistrats... pesant le degré de perversité de chaque accusé, connaissant parfaitement toutes les circonstances qui peuvent aggraver ou atténuer le fait... fixeront la durée de la peine légale qu’ils doivent appliquer » (Treilhard Exposé des motifs du Code pénal).

Ce ne fut pas assez. Un peu plus tard les circonstances atténuantes, indéfinissables et illimitées, (selon les expressions qui furent employées dans les travaux préparatoires de la révision du Code en 1832), c’est-à-dire laissées librement au jugement du jury, permirent de descendre bien au-dessous du minimum et de l’échelon primitivement réglés pour chaque crime dans les articles du Code.

Il reste alors qu’il n’y a pas de peine sans un texte et que le maximum prévu par le texte ne peut être dépassé : ce sont les garanties contre l’arbitraire du côté de la rigueur ; mais ce maximum, réservé aux cas extrêmes, laisse place, de l’autre côté, à des atténuations considérables. C’est la part très large faite à la proportionnalité de la répression eu égard au coupable, eu égard aux circonstances morales ou matérielles de son action.

La théorie dite néo-classique que nous avons déjà annoncée, appréciant que, par suite de causes diverses, les hommes ne jouissent pas tous d’un égal libre arbitre ou n’ont pas toujours la plénitude de la libre volonté, concluait — au sujet de cette proportionnalité — qu’à des degrés variables de responsabilité devaient donc correspondre des degrés variables de la peine : « Si la force de résistance au mal est susceptible de plus ou de moins, d’après l’état psychologique de l’individu, d’après surtout l’état de son cerveau et de sa santé, il faut que la peine reflète toute cette mesure exacte de l’état subjectif. La mesure de la peine doit être réglée d’après la mesure de la responsabilité... » (Saleilles, ouvrage précité). La sanction se proportionne (s’individualise) à la liberté morale contenue dans l’acte réprimé.

Mais des objections viennent harceler le principe.

Ce serait notamment, d’abord, l’impossibilité scientifique de doser des états subjectifs de liberté morale. Et, de fait, le jury, quand il abuse des circonstances atténuantes et s’il continue d’acquitter trop souvent malgré l’évidence, ne forme pas uniquement sa conviction sur le plus ou moins de liberté afférent au crime, mais bien plutôt sur des impressions, sur le caractère des motifs et des sentiments qui ont inspiré, dominé, l’acte criminel, motifs et sentiments qui (en eux-mêmes) ne soulèvent pas son indignation, ou lui font apparaître le crime comme un accident et non comme la manifestation d’une individualité dangereuse. Il tend ainsi, non toujours, mais par une sorte de sentiment instinctif, à individualiser selon le danger qu’offre le coupable pour l’avenir ; mais faute de trouver dans les lois des moyens suffisants d’individualisation, il rejette au besoin toute peine, si la peine légale, même atténuée, lui semble trop dure ou inadaptée au caractère de l’homme qu’il a ainsi jugé. Et c’est, au reste, le caprice et le hasard dans les appréciations de chaque juré et de chaque jury, au détriment de toute bonne justice.

Ce serait encore, d’autre part, la quasi-impossibilité théorique de sévir plus rigoureusement contre les récidivistes et les criminels d’habitude puisque, dirait-on, leur degré de liberté diminue à chaque action mauvaise, au fur et à mesure que la corruption (non corrigée par le régime défectueux de la prison) émousse la force de résistance au mal.

On sait bien que telle n’est certes pas la thèse de la loi. On sait même que rien de tout cela n’a arrêté le législateur du 27 mai 1885 lorsqu’il a édicté contre les délinquants d’habitude incorrigibles la relégation dans les colonies [peine aujourd’hui abolie], qui est une peine perpétuelle. Et cette peine perpétuelle, qui ne vise plus à mesurer une responsabilité mais à protéger la société en éliminant de la métropole un individu considéré comme dangereux, rentrerait même dans le système de la « peine-but » et individualisée, si son application fonctionnait autrement. En effet, la relégation est nécessairement attachée, comme une peine fixe, à une série, ou plutôt à des séries diverses, de condamnations définies et classées a priori par l’article 4 de la loi de 1883 ; ce n’est donc pas une individualisation véritable, loin de là : il peut exister des délinquants dont le casier judiciaire est en fâcheuse conformité avec les séries légales, bien qu’ils ne soient peut-être pas incorrigibles. La loi, qui statue in abstracto, ne peut par définition même individualiser ; pour individualiser il faut examiner les antécédents, les habitudes, la nature morale de chaque criminel.

Néanmoins cette loi est remarquable ; il faut y voir un indice très caractérisé de l’évolution législative en ce qui concerne la défense sociale contre les malfaiteurs habituels dont on ne pourrait plus, vraisemblablement, attendre dans l’avenir que de nouveaux méfaits. De même que, à l’autre extrême, la loi du sursis (dont nous avons seulement critiqué l’abus) marque une étape, et cette fois vers une individualisation véritable puisque le juge apprécie l’opportunité du procédé, à l’égard du délinquant primaire : au lieu d’une peine rétributive du premier délit, la menace d’une peine conditionnellement prononcée doit, on l’espère du moins, le détourner de la récidive.

Dans les deux cas, il est moins question de sanction mesurée (plus ou moins justement) sur l’acte accompli, que de politique (Kriminalpolitik), plus ou moins réussie, pour empêcher la continuation du mal.

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L’école anthropologique italienne, qui commence à la publication du livre de Lombroso en 1876, mais dont les travaux n’ont été propagés qu’un certain nombre d’années plus tard, a supprimé l’idée de sanction. Le crime est un fait naturel ; il est le produit fatal du criminel-né, qui constitue un type distinct dans l’humanité et qui est reconnaissable à ses tares anatomiques et biologiques.

Avec Lombroso lui-même et surtout avec ses continuateurs, la théorie première s’est développée par l’étude des anomalies psychologiques, du manque des sentiments altruistes de probité et de pitié. Elle s’est atténuée ; la fatalité n’est pas toujours absolue ; il existe des degrés entre le véritable criminel-né poussé au crime par une force innée d’où lui vient le plaisir qu’il goûte à mal faire et le criminel d’occasion, le « criminaloïde », qui n’est pas retenu dans l’honnêteté par une répugnance suffisante quand il est poussé par une force extérieure : d’où il suit que le milieu, les causes sociologiques, du moins d’après Ferri qui leur a donné une efficacité très notable, exerceraient une influence salutaire ou néfaste sur celui qui peut être éventuellement destiné par ses anomalies natives à devenir, de criminel en puissance, un criminel de fait et ultérieurement un criminel d’habitude.

Mais de toute façon l’homme est ainsi entraîné dans le déterminisme des causes multiples, individuelles et anthropologiques, et, dans une certaine mesure (cela dé- pend des opinions diverses) extérieures et sociales, dont il subit l’action. La loi de causalité ruine le libre arbitre qui n’est qu’une illusion. En conséquence il ne convient ni de s’indigner contre le crime, ni de punir, au sens ancien du mot, le criminel, ni de chercher une proportion entre une sanction et une culpabilité : car il n’y a pas de culpabilités.

Il faut seulement, après avoir fait l’histoire naturelle du criminel, en déduire la défense sociale appropriée à sa témibilité (du verbe italien temere, craindre), c’est-à-dire au genre et à l’intensité des craintes que ses tares et anomalies nous offrent pour l’avenir en perspectives plus ou moins inquiétantes.

Par suite encore le crime n’est pas la cause du châtiment ; il n’est que l’occasion qui révèle le criminel et nous permet de l’étudier pour fixer la catégorie anthropologique à laquelle il appartient et choisir la réaction de défense opportune contre sa nocuité : mesure d’adaptation au milieu social s’il est, ou s’il est encore, adaptable aux conditions de la vie honnête et paisible en société, mesure d’élimination, telle qu’une ségrégation perpétuelle, s’il ne l’est pas. Même la logique aurait voulu qu’on n’attendît pas cette occasion et que la société fît ainsi l’économie d’un crime, si les anomalies suspectes étaient en effet probantes et caractéristiques d’une fatalité criminelle.

Ce n’était assurément pas la première fois que les notions de responsabilité morale et de sanction étaient contestées en elles-mêmes ou dans leur, application au droit pénal ; mais il ne paraît pas que l’attaque eût jamais eu un tel retentissement, avec de telles conséquences dans la conception de la pénalité, ni soulevé tant d’agitation parmi les criminalistes.

Telle est cependant leur force sociale et leur vérité de fait qu’une autre école italienne, la TerzaScuola, tout en se plaçant aussi sur le terrain déterministe, vint aussitôt affirmer à l’encontre de l’école anthropologique, — non par raison métaphysique, mais parce que le monde se montre ainsi à notre observation -- que la peine se distingue de tous autres moyens défensifs contre le mal par deux caractères spécifiques

En premier lieu elle opère en tant que menace d’un châtiment, menace écrite dans la loi et réalisée contre le criminel actuel, comme coaction psychologique à l’égard des criminels possibles ; — c’est une formule des idées d’exemplarité et d’intimidation.

Elle est appréciée, en second lieu, et ressentie dans la conscience collective comme une sanction ; c’est le sentiment pratique de l’imputabilité de tout acte à son auteur, à moins qu’il n’ait été contraint par une force majeure.

D’autre part, le type du criminel-né, qui était la base du système, est démenti par l’observation. Sans doute il existe assez souvent chez les criminels des signes de dégénérescence, tantôt héréditaire, tantôt acquise ; mais il est impossible de ramener tous ces symptômes à un signe infaillible qui se retrouve chez tous et qui soit forcément la marque de la criminalité. Il y a des criminels très pervertis qui ont la conformation normale des plus honnêtes gens. À l’inverse, et surtout, il y a des gens qui ont le type du dégénéré et qui présentent les déformations lombrosiennes, qui n’ont jamais commis de crimes et n’en commettront jamais. Et d’ailleurs fréquemment ces anomalies sont acquises plutôt qu’héréditaires chez le criminel : elles proviennent de l’habitude du vice ; elles sont le type moral et même physique du métier : cela se voit dans toutes les professions, par la fréquentation même et les habitudes de vie qu’elles impliquent; et pour le récidiviste le crime devient la profession.

Même en écartant le type du criminel-né, mais en conservant avec l’École italienne cette conception que la peine est une sorte de traitement individuel dont la nature et la durée dépendent de la nocuité de l’anormal ou de l’antisocial, il resterait que le crime n’a qu’une valeur symptomatique pour dénoncer une personnalité criminelle et pour servir — avec tous autres symptômes — à un diagnostic judiciaire. Et la conclusion serait donc que la classification ne doit plus être faite entre les crimes et selon leur degré réel de gravité, mais entre les criminels et selon leur genre personnel de criminalité. Dans une logique radicale la règle — nulle peine sans loi, nulle peine plus forte que celle de la loi — n’est plus alors qu’une vieille histoire démodée : elle doit être remplacée par une adaptation scientifique de la défense publique à la nature psychologique du criminel ; et cette adaptation elle-même serait moins l’affaire de juges que de spécialistes et d’experts versés dans ces questions qui ne seraient plus juridiques.

Saleilles ne pouvait certes accepter cette conséquence formidable du renversement de la légalité. La règle : « nulle peine, nul délit sans texte », est la garantie essentielle de la liberté.

Qu’une autorité quelconque puisse faire enfermer et détenir un individu à titre de pénalité, d’amendement, de sûreté publique, sans faits limitativement déterminés par la loi ou, même pour ces faits, au delà de ce qu’éprouve le sentiment de justice distributive dans des limites légales : et c’est finalement pour chacun le risque d’être ainsi atteint par l’arbitraire social soi-disant protecteur de la sécurité de tous.

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La loi conservant donc son rôle nécessaire, il n’en est pas moins vrai que les idées classiques, au point où elles sont parvenues en prétendant mesurer la répression sur la responsabilité, aboutissent à des peines de moins en moins sévères et de durée plus courte si le criminel paraît, par son état psychologique, moins responsable, alors que cet état même peut le rendre plus dangereux. Et à l’inverse les idées de l’école italienne, même réduites et tamisées, s’offrent à parer mieux au danger en préconisant pour chaque criminel, non une sanction proportionnelle à sa responsabilité morale (puisqu’elles en sont la négation) mais une réaction variable avec les genres de nocuité ; selon l’une des propositions de Garofalo : « ... au lieu de mesurer la quantité de mal qu’il faut infliger au criminel, nous essayons de déterminer le genre de frein adapté à la spécialité de sa nature ».

Et Saleilles se pose le dilemme suivant (p. 140) : « C’est qu’en effet nous nous trouvons en présence de deux courants bien opposés : l’un qui ramène tout à l’idée de responsabilité, c’est celui de l’école néo-classique ; l’autre qui ramène tout au déterminisme, c’est celui de l’école italienne. Et il se trouve, par un étrange phénomène d’interversion, que ce qu’il y a de bon dans l’un des systèmes c’est son principe, et ce qu’il y a de mauvais ce sont les conséquences qu’on en tire ; tandis qu’à l’inverse, dans l’autre système, bien des conséquences sont de nature à nous séduire et s’imposent presque ; mais c’est son principe qui nous effraie. » Il ajoute aussitôt : « Ne serait- il pas possible de tenter une conciliation entre le principe de l’un et les conséquences de l’autre ? » La conciliation se présente sous la forme suivante.

La responsabilité est la base de la pénalité. Elle n’en est pas la mesure. La mesure prétendue du degré de responsabilité, avec équivalence du degré de peine, fausse la fonction sociale de sécurité ; le degré de responsabilité n’est pas humainement mesurable. Nous aurons donc à voir comment, sur quelles autres données, il faudrait établir les modes et les quotités de la peine.

Mais, comme premier principe, la responsabilité doit être la base de la pénalité ; avec la notion si admirablement saine de démérite et de sanction. D’où une étude assez longue, comme il convient à la controverse si vaste du libre arbitre et du déterminisme. Il est vrai que la liberté, à laquelle l’auteur est fermement attaché, n’est pas entendue selon la conception « traditionnelle » ; il ajoute que la différence est beaucoup plus dans le mécanisme psychologique que dans le résultat. Mais nous ne pouvons — et ce serait souvent faute de compétence, — reprendre ni apprécier les discussions où se succèdent l’observation du sentiment populaire, la philosophie, la théologie ou l’histoire du droit canonique, avec l’érudition et la subtilité d’analyse accoutumées chez Saleilles. Il est seulement nécessaire, avant d’arriver à son système d’individualisation sur le fondement de la liberté morale, que nous nous efforcions de saisir et de résumer brièvement sa pensée. Encore est-il qu’avec les nuances si délicates et en même temps si importantes que presque chaque page introduit dans l’examen critique des faits de conscience, un abrégé reste toujours approximatif et imparfait.

La liberté existerait moins ou moins certainement comme acte positif, comme cause elle-même efficiente et immédiate de chacune de nos volitions, qu’à l’état virtuel et comme force de résistance à l’encontre des causes qui pourraient déterminer notre volonté : causes extérieures diverses et surtout causes intimes qui constituent le fond même de notre caractère, idées, sentiments, mobiles, impulsions. Nous ne savons pas si la liberté est le pouvoir d’agir indépendamment de toute détermination antérieure (ce qui serait la faculté absolue de rompre à l’improviste le déterminisme de causes précédentes) ; mais c’est pour l’homme le pouvoir d’agir sur son être moral, d’agir incessamment sur soi pour transformer et améliorer sa personnalité, et pour déterminer, ayant ainsi influé sur ses sentiments, tous les actes qui en naîtront (ce qui est notre liberté, par notre surveillance et notre direction dans le développement de notre personnalité morale).

Nos actions reflètent ainsi notre personnalité telle que nous avons dû la gouverner au milieu des influences qui la conditionnent, sans que, pour tout autant, chacune d’elles ait été effectivement libre, de liberté sûrement positive, à son moment, — et sans que, par exemple, nous puissions rechercher si le dernier méfait d’un récidiviste habitué au crime a été un fait actuel de liberté. Si chacun de nous n’est pas précisément responsable de tel acte particulier, il est responsable de son individualité ou personnalité dont cet acte est à la fois la manifestation et le produit.

D’où encore, quand un acte a été commis à l’encontre de la sécurité sociale, la société a le devoir de tirer de cet acte une sanction méritée par la personnalité d’où il émane ; et elle a le droit de faire de cette sanction un préservatif contre le péril dont cette personnalité, que l’acte a prouvée dangereuse, la menacerait à nouveau c’est le crime que l’on punit, mais c’est la considération de l’individu qui détermine la peine qui lui convient ; il est souhaitable que ce soit pour sa régénération, c’est-à-dire sa libération morale de la criminalité.

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En tenant compte de ces données que l’analyse a ainsi dégagées et réunies, le système pénal devient très complexe, très nuancé.

Il faut distinguer la durée de la peine, et sa nature ou son régime. La durée répond à l’idée de sanction, le régime au but d’individualisation. La durée de la peine se gradue selon la gravité du fait puni ; le régime s’adapte aux personnalités, aux nocuités individuelles.

1. La durée d’abord et l’idée de sanction. Cette sanction elle-même ne consiste pas en une proportion simple ; elle doit combiner deux « unités de mesure », à savoir : une mesure objective d’après la gravité sociale du crime ; une mesure subjective d’après la criminalité que le coupable a mise dans son acte. La première est déterminée par des quantités légales ; la criminalité subjective est appréciée par le juge dans les limites ainsi fixées par la loi ; elle tient d’ailleurs pour la plus grande part à la nature du sentiment qui a inspiré le crime.

Et, à tout prendre, jusque-là, ceci ne différerait guère des procédés actuels.

2. Quant au régime de la peine et au but d’individualisation, la loi doit organiser plusieurs sortes de peines qui correspondront à des classifications de délinquants, selon la nature plus ou moins antisociale de leurs personnalités.

Parmi les différentes ébauches de peines individualisées que présentent déjà les législations, Saleilles étudie longuement la théorie des peines parallèles.

Le Code distingue alors deux pénalités, ou deux échelles de pénalités, telles que sont, en droit français par exemple, les deux échelles distinctes pour la répression des crimes politiques et pour la répression des crimes de droit commun. En droit français, bien que la différence s’explique, entre autres considérations, par le mobile qui a fait agir l’auteur, — parce que le crime politique est censé provenir habituellement d’un sentiment désintéressé, — ce n’est pas là de l’individualisation effective : en principe, la différence est faite (quoiqu’il y ait des controverses juridiques dans lesquelles nous ne pouvons entrer) suivant le caractère intrinsèque du fait, en quelque sorte in rem. Mais supposez, en généralisant quelques textes de législations étrangères, que le juge ait pour un fait quelconque la faculté de choisir entre une peine dite déshonorante et une peine qui ne le soit pas (une custodia honesta), selon le motif qui a guidé le criminel, — ou selon le motif et quelques autres éléments, tels que la cruauté dans l’action : le motif est vil, immoral, le juge prononce la peine déshonorante ; à similitude de fait matériel, il estime qu’un autre délinquant était animé, dans son acte punissable, d’un motif qui n’était pas en soi contraire à l’honneur, et il applique la détention honesta. C’est la peine, entre deux alternatives, individualisée par le motif, qui révèle le fond même de la personnalité dans l’acte puni.

Néanmoins Saleilles ne pense pas que la théorie du motif ou de la peine choisie selon le motif réponde d’une manière satisfaisante et complète aux desiderata qu’il a posés. Il est vrai que le motif peut être compris d’une façon plus ou moins intime ou intensive suivant qu’on le recherche plus près du véritable but final ou dans son rapport avec la mentalité habituelle de l’auteur. Mais le motif d’un acte ne caractérise pas nécessairement le fond de la criminalité de l’agent : le criminel le plus redoutable peut avoir agi dans un cas déterminé sous l’empire d’un mobile honorable. Le motif est une des bases de l’individualisation mais non la seule ; c’est toute la personnalité qu’il faut pénétrer : « C’est par l’individualité tout entière que doivent se faire l’individualisation et la spécialisation de la peine, et non par le fragment d’individualité que le crime peut révéler ».

Nous arrivons ainsi à une classification tripartite des délinquants : —les incorrigibles, dont l’incorrigibilité a d’ailleurs comme marque première le nombre et la gravité des délits et n’est même considérée que comme une probabilité pratique, car « nous garderons encore l’espoir d’un relèvement possible » ; —les individus pour lesquels, au contraire, on doit directement espérer et rechercher le reclassement social ; —ceux enfin pour qui la question de moralité et d’amendement ne se pose même pas, « qui n’ont pas besoin qu’on leur refasse une conscience et une âme nouvelles » ; la répression n’est à leur égard qu’une simple sanction, visant à l’intimidation pour éviter le retour ou l’imitation de leur délit.

Et symétriquement trois ordres de peines que l’on peut ainsi qualifier : peines de sûreté, peines de réforme, peines d’intimidation.

Ce n’est pas tout cependant. Il y a des cas qui, par leur nature, ne doivent pas se prêter à de telles répartitions et sont en dehors de ces appréciations individualisées : « on ne saurait tolérer qu’un criminel politique, sous prétexte que ce ne serait pas un honnête homme, pût être soumis au régime des malfaiteurs ordinaires ».

Et, d’autre part, il y a des individualités qui constituent des types spéciaux par la nature ou l’origine de leur criminalité, ayant donc besoin de régimes spéciaux tels que nous en trouvons l’établissement ou l’essai dans quelques législations ou dans des projets de lois : les asiles pour buveurs et alcooliques, les maisons de travail pour vagabonds, les détentions à système mixte (moitié hôpital et moitié prison) pour les « névrosés, dégénérés, tous ceux pour qui l’on parle de responsabilité limitée ».

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Tout cet ensemble ne va pas sans difficultés pratiques. Elles tiennent à l’organisation des diverses sortes de peines et surtout des peines de réforme. Mais la théorie elle-même se complique encore ; et voici notamment deux observations.

Le choix judiciaire d’une peine selon « l’individualité tout entière » du délinquant, selon son caractère, son amendabilité... est assez problématique et présente des chances d’erreur. À moins que l’autorité n’intervienne en cours d’exécution de la peine pour rectifier, selon l’expérience, le choix primitif qui peut être erroné. Ce seront alors, ou bien les sentences modifiables, ou bien les individualisations administratives, selon que le tribunal lui-même, ou l’administration pénitentiaire, aura compétence pour décider le passage d’un régime à un autre.

La deuxième observation est une véritable et intéressante objection.

S’agissant d’une peine de réforme qui s’adresse à un amendable et doit l’amender, cette peine doit cependant, nous l’avons vu, être déterminée dans sa durée selon la gravité du délit : le juge condamne pour un certain temps, soit un an ; c’est ce que, suivant le terme technique, on nomme une sentence préfixe.

Il est vrai que déjà, dans nos lois, existe la libération conditionnelle, anticipée, récompense et épreuve : récompense de la bonne conduite constatée dans la prison, épreuve sous condition de bonne conduite après la sortie ; l’administration peut ainsi devancer la date judiciairement fixée, elle ne pourrait la dépasser. — Mais si l’amendement que doit produire la peine (puisque tel est ici son but) n’est pas encore réalisé au jour final qu’impose la condamnation ?

Les Américains ont créé les sentences indéterminées (la science les a, depuis lors, beaucoup et vivement discutées en elles-mêmes et dans leurs applications possibles) ; le délinquant est en quelque sorte confié au Reformatory jusqu’au jour inconnu a priori où il pourra, suffisamment amendé, être rendu sans crainte à la vie libre : la durée s’individualise ainsi après coup à l’épreuve et selon le résultat. Il est vrai que l’indétermination de la durée, contre la logique du système mais par crainte d’abus pratiques, est seulement relative, c’est-à-dire limitée par un maximum légal ; ce maximum est d’ailleurs très long et varie selon le délit. Néanmoins le juge ne préfixe plus la durée de la détention.

On voit alors l’objection. Indépendamment, au point de vue du droit public, du danger d’arbitraire de la part de ceux qui ouvriront la porte de sortie à la date indéterminée qu’ils ont mission d’apprécier, — l’antithèse de deux principes devient pressante : l’amendement, s’il est but, demande un temps incertain d’avance, indéterminé ; mais la peine, même celle d’amendement, puisqu’elle est une sanction, doit durer seulement un temps déterminé, et déterminé au moment même où la justice a mesuré la gravité de l’acte puni. L’amendement tardif déborde alors la sanction. L’amendement précoce la supprimerait, à moins qu’on n’admette un minimum qui limite encore, de ce côté, l’indétermination relative.

Rossi, à une époque où le terrain de la pénalité n’avait pas été remué comme il l’a été sous tant de formes depuis une trentaine d’années, mais où l’école pénitentiaire, sans faire les distinctions actuelles, inclinait à voir partout l’amendement, Rossi écrivait, en résumé, que la peine doit être utilisée pour la réforme individuelle du condamné, mais que ses caractères essentiels sont d’ordre plus général : l’action de la crainte, la satisfaction morale de la conscience publique, le sentiment de sécurité qui dérive de l’application des lois pénales...

Quels que soient les procédés d’individualisation, il conviendra toujours de se souvenir aussi qu’une répression rigoureuse est la garantie de la sûreté publique. Saleilles n’a pas oublié l’exemplarité nécessaire de la loi pénale, et au surplus ce n’était pas le but direct de son étude. Mais il a observé très exactement, nous l’avons vu plus haut, que si le jury, notamment, se laisse aller à des excès d’ailleurs capricieux d’indulgence et d’acquittement, cela tient parfois à ce que la nature de la peine lui répugne eu égard à la nature de l’individu. Il n’y a pas que cela qui abaisse la répression ; mais il y a de cela. Il en est de même de l’abus du sursis en police correctionnelle. Il faudrait espérer que des peines réorganisées et différenciées, — par rapport aux mobiles, à l’amendabilité ou autrement, — donneraient sur ce point satisfaction aux jurés et aux juges et qu’ils ne craindraient plus dès lors, n’ayant plus à critiquer le régime de la pénalité, d’en admettre une suffisante durée.

Mais de toute façon, l’idée de sanction et d’exemplarité par la sanction est une idée salutaire et protectrice. Dans chaque verdict ou jugement il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas : ce qu’on voit, c’est la clémence que le juge ou le jury croit devoir octroyer au coupable ; ce qu’on ne voit pas, ce sont les répercussions sociales. Car toute indulgence, même explicable, envers un criminel incite à l’imiter ; elle fortifie la tentation du mal dans l’esprit de quiconque croira se trouver dans les mêmes conditions que lui pour suivre son exemple. Et si l’indulgence, quand elle sait garder la mesure, est humaine et légitime, il ne faut pas qu’elle aille jusqu’à fausser la justice répressive en montrant que les menaces de la loi s’annihilent ou s’émoussent dans la réalité pratique : c’est ainsi qu’on fait des sociétés amorales, indifférentes à la morale comme au respect des lois.

La théorie de Saleilles n’a pas été présentée comme un système définitif. Il l’a dit lui-même (voir notamment, préface de la deuxième édition, p. III). Mais les législateurs et les criminalistes semblent s’orienter effectivement, en général, vers les peines individualisées. On en peut discuter les formes et les modalités. En tout cas ils s’attaquent volontiers, d’un côté ou d’un autre, à des catégories déterminées d’individualités criminelles.

Il est désormais entendu que les criminels d’habitude doivent être traités à part, avec des détentions prolongées. Assez récemment les Anglais ont fait une loi des plus intéressantes sur les habitual criminals. Aussi bien ils ont aussi institué un système pénitentiaire réformateur pour les jeunes de 16 à 21 ans (young offenders), le système Borstal. C’est du reste la même loi qui réunit les deux institutions sous un titre commun qui, malgré le contraste, leur convient à merveille : loi sur la prévention du crime (Prevention of crime Act, 1908, Reformation of young offenders ; detention of habitual criminals).

Nous venons de dire les jeunes, et non pas seulement les mineurs. Car pour les mineurs proprement dits du droit pénal, jusqu’à seize ou même (dans certaines législations) dix-huit ans, un mouvement de plus en plus accentué tend déjà universellement à substituer, selon les cas toutefois et avec de grandes variétés dans les lois des différents pays. les mesures éducatives aux mesures répressives : ce qui ne doit ni signifier faiblesse ni exclure les sanctions nécessaires. L’avenir nous montrera, du reste, si la société sait réagir comme il convient contre une criminalité juvénile, et même infantile, inquiétante, dont il faudrait peut-être avant tout tarir les sources premières : mais c’est une autre question.

Saleilles s’est souvent inspiré des travaux de Von Liszt et de l’Union internationale de droit pénal dont Von Liszt est l’un des fondateurs. Celle-ci, dès ses débuts, avait visé les récidivistes d’habitude et leur état dangereux : « en ce qui concerne les délinquants d’habitude incorrigibles, l’Union estime qu’indépendamment de la gravité de l’infraction, et quand même il ne s’agit que de la réitération de petits délits, le système pénal doit avant tout avoir pour objectif de mettre ces délinquants hors d’état de nuire le plus longtemps possible ».

Mais ceci, d’abord, a besoin d’être précisé ; d’un autre côté et depuis lors, la notion de l’état dangereux s’est étendue ; il y a d’autres dangereux que les récidivistes : dangereux par leurs habitudes de vie qui sont blâmables et méritent une peine de réforme, dangereux par leurs défectuosités mentales qui peuvent atténuer leur démérite sans diminuer le péril autour d’eux et qui appellent une sorte d’internement d’assistance. Les plus récents congrès de l’Union recherchent les formules d’application sans les avoir encore dégagées, car l’écueil de l’arbitraire est à redouter si des textes ne précisent les cas où un individu peut être détenu - quelle que soit l’étiquette de la détention.

Signe de fin