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POLITIQUE CRIMINELLE :
PEINES OU MESURES DE SÛRETÉ ?

( extrait du cours de droit pénal général complémentaire )
Du professeur Georges Levasseur
( Les Cours de droit, Paris 1960 )

L’insuffisance des peines, dans la lutte contre la délinquance,
a conduit la doctrine à chercher de nouveaux outils.

Elle les a pensé les trouver avec les « mesures de sûreté »,
présentées comme de simples moyens prophylactiques,
mais qui présentent le danger de dérives totalitaires.

La politique criminelle peut être définie : l’ensemble des moyens qu’un État emploie pour lutter contre la criminalité. Différents systèmes sont concevables pour atteindre ce but ; ils sont d’autant plus variés que les plus importants peuvent être utilisés simultanément en combinaisons multiples de dosage inégal. Chaque État a une politique criminelle, comme il a, dans d’autres domaines, une politique étrangère, une politique financière, une politique sociale, etc.

Chaque État organise de son mieux la lutte contre la criminalité, en fonction de certaines conceptions fondamentales, variables selon les pays, les époques, les régimes. En ce domaine les leçons de l’expérience ont une importance primordiale, et l’on ne peut négliger les résultats obtenus par la politique criminelle des États étrangers ; il convient donc d’être particulièrement attentif aux enseignements du droit comparé. Aussi la politique criminelle d’un État déterminé subit-elle une évolution constante. Dans l’orientation et l’organisation de cette politique criminelle, le gouvernement a sans cesse des choix délicats à opérer ; il doit y procéder en tenant compte du milieu et notamment de l’état de l’opinion, des valeurs morales traditionnelles, du contexte social, politique,, économique, etc… dans lequel cette politique criminelle va s’insérer.

Le but de la politique criminelle est toujours préventif : endiguer la criminalité, lempêcher, dans toute la mesure du possible, de naître ou tout au moins de se développer. Certes, la justice pénale sera faite essentiellement de répression, dont la politique criminelle doit souligner la perspective, mais cette répression en elle-même a un rôle préventif considérable à remplir, et contribue à empêcher des infractions futures de la part du coupable lui-même et de tous ceux qui seraient tentés de suivre son exemple.

Il y a, on le sait, deux grandes séries de mesures auxquelles toute politique criminelle peut faire appel les unes sont dordre général, les autres dordre individuel.

1° Mesures générales

Les mesures générales se subdivisent elles-mêmes en deux groupes bien distincts, celui des mesures de prophylaxie sociale et celui des lois pénales.

a) Les mesures de prophylaxie sociale consistent en une amélioration ou un aménagement des conditions de vie individuelle et sociale, destinées à lutter préventivement contre la criminalité. Elles empêcheront le développement et la conjonction des facteurs criminogènes, empêcheront des infractions qui autrement eussent été certaines, aussi Enrico Ferri a-t-il pu les qualifier de "substitutifs pénaux".

Éclairer les rues, multiplier les rondes de police, fera diminuer le nombre des attaques nocturnes ; lutter contre les facteurs gravement criminogènes que sont l’alcoolisme, le taudis, la désunion familiale, etc... aura des effets moins spécifiques nais aussi certains. Cette branche de la politique criminelle, qui procède par voie générale et anonyme, et dont lefficacité n’est pas douteuse, se situe un peu en marge du droit pénal proprement dit, elle se développe hors de l’activité judiciaire.

b) Les lois pénales, au contraire, dues en principe au pouvoir législatif, et appliquées éventuellement par le pouvoir judiciaire, appartiennent à ce domaine.

Elles jouent, par leur seule existence, un rôle important dans la prévention des infractions, et doivent être organisées et exploitées en ce sens par les pouvoirs publics dans la conduite de leur politique criminelle. Ces lois pénales, elles aussi générales et anonymes, rempliront ce rôle préventif de plusieurs façons.

- d’une part elles éclaireront les justiciables, afin que ceux-ci connaissent avec précision leurs devoirs et leurs obligations les plus impérieuses à l’égard du groupe social ; ainsi instruits, les citoyens risqueront moins d’avoir, par ignorance, un comportement antisocial.

- d’autre part l’existence des lois pénales produit un effet d’intimidation préventive. Cette intimidation joue, aussi bien sur le plan collectif (notamment par la rigueur des peines inscrites dans la loi et l’organisation efficace de la procédure et des auxiliaires qu’elle utilise ; la peur du gendarme, des juges ou du bourreau fait souvent plus pour la prévention que l’exacte connaissance des devoirs sociaux), que sur le plan individuel. Mais pour que l’effet préventif joue véritablement sur l’esprit du délinquant éventuel tenté par l’infraction, il faut que les peines prévues par la loi pénale soient susceptibles d’avoir cet effet étant donné la personnalité et la mentalité du sujet ; il faut par exemple que la loi l’ait menacé sur un point qui lui est particulièrement sensible ; or si certaines infractions sont surtout commises par une catégorie déterminée de délinquants, d’autres peuvent l’être par des délinquants de tempéraments divers. Il est difficile alors de prévoir toute une gamme de sanctions en fonction de la personnalité diverse des délinquants éventuels, et de concilier pratiquement cette exigence avec celle du principe de la légalité. De telles nuances sont difficiles à introduire dans des mesures générales, elles sont au contraire aisées lorsqu’on utilise des mesures individuelles.

2° Mesures individuelles

Il y a trois grandes catégories de mesures individuelles : les peines, les mesures de sûreté et les mesures d’assistance.

a) Les peines. Les peines ont un caractère rétributif, elles sont fondées sur une faute que l’on reproche à l’individu, et elles ont pour but son intimidation pour l’avenir, ainsi que son amélioration, sa réadaptation à la vie sociale, que l’on s’efforcera d’obtenir par des moyens appropriés à sa personnalité et son tempérament. Mais la considération de la responsabilité personnelle coupable peut limiter la protection dont l’intérêt social a besoin. L’école éclectique du XIXe siècle voulait en effet que la mesure de la répression fût donnée par la formule faneuse : « pas plus qu’il n’est juste, pas plus qu’il n’est utile » ; dans ces conditions le maximum tiré de ce qui est « juste » risquait de ne pas satisfaire à la considération tirée de l’utilité sociale ; la peine était certainement inférieure à ce qu’il aurait peut-être été « utile » qu’elle eût été. Il en est spécialement ainsi, lorsqu’il s’agit d’agissements particulièrement graves pour l’ordre social commis par des individus qui apparaissent comme faiblement, voire pas du tout, fautifs (peut-être à raison de leur état mental). C’est dans ces cas là quapparaît particulièrement utile l’emploi des mesures de sûreté.

b) Les mesures de sûreté. Les mesures de sûreté sont en effet des mesures sans coloration morale ; elles sont prises sans aucune considération de faute chez celui qui en est l’objet, et peuvent, dans ces conditions, intervenir pour protéger la société contre les infractions que risquent de commettre des personnes irresponsables ou des personnes à responsabilité partielle ou atténuée.

c) Les mesures d’assistance. Les mesures d’assistance peuvent avoir un très heureux effet pour empêcher un individu de tomber ou de retomber dans la délinquance. Mais elles se caractérisent par une adhésion spontanée de l’individu et par là même se placent en dehors du domaine du droit pénal ; à partir du moment où l’assistance devient coercitive, les mesures qu’elle comporte doivent être rationnellement qualifiées de mesures de sûreté, et obéir au régime de celles-ci. Il peut néanmoins être intéressant pour les pouvoirs publics d’offrir aux individus la possibilité de recevoir une aide qui leur permette d’éviter la délinquance.

C’est dans le recours aux unes ou aux autres de ces mesures générales ou individuelles de diverses sortes, dans leur combinaison éventuelle à dosages variés, que réside la politique criminelle …

Nous comparerons la peine et la mesure de sûreté au point de vue de leurs buts, de leurs caractères fondamentaux, de leur domaine d’application et de leur technique juridique d’intervention. Nous aurons ainsi l’occasion de constater que, contrairement à ce que l’on prétend parfois, ces deux sortes de sanctions s’opposent foncièrement l’une à l’autre.

Section I - Les buts respectifs des peines
et des mesures de sûreté

§ 1 -  Les buts de la peine

La peine poursuit trois buts. Elle les a toujours poursuivis simultanément, mais, selon les époques, l’accent a été mis plus particulièrement sur l’un ou sur l’autre. Il s’agit du but d’intimidation, du but de rétribution et du but de réadaptation (pour suivre l’ordre chronologique dans lequel ils ont respectivement prédominé).

A -  Le but d’intimidation

le but d’intimidation paraît avoir été le premier but de la peine, celui qui prédominait à la période la plus ancienne. Ceci explique le caractère particulièrement rigoureux des peines de cette époque, surtout pour les actes causant un trouble social sérieux. La peine doit être telle que sa perspective impressionne vivement le coupable éventuel, que son application lui laisse un souvenir cruel, et que le spectacle de cette application frappe profondément l’opinion publique, décourageant les imitateurs éventuels.

Aujourd’hui encore il est fréquent que l’opinion publique attribue à l’insuffisance des peines le développement de la criminalité. On réclame volontiers la peine de mort : « si on en pendait ou fusillait quelques-uns » ..., « si on guillotinait davantage », etc... le législateur lui-elle n’est pas insensible à ce souci. On peut penser que si la peine de mort est prévue contre les empoisonneurs (art. 301 C.pén.) et contre certains incendiaires (art. 434, al. 1 et 2), c’est parce que les auteurs de telles infractions sont difficiles à découvrir et à confondre. Plus récemment, le législateur a créé de nouveaux crimes capitaux sous la pression de l’opinion publique et dans l’espoir d’intimider les malfaiteurs. Il en est ainsi des incendies ayant entraîné un dommage grave à l’intégrité corporelle (loi du 30 mai 1950 ajoutant un alinéa 10 à l’art. 434) des vols commis à nain armée (L. 23 novembre 1950 modifiant l’art. 381, al. 1), des violences et privations de soins habituelles aux enfants (L. 13 avril 1954 modifiant l’article 312, al. final).

L’idée que le châtiment doit être exemplaire n’a donc pas disparu, quoiqu’elle se soit atténuée ; l’opinion publique ne s’est d’ailleurs pas encore suffisamment rendu compte que l’effet intimidant s’attachait davantage à la certitude du châtiment, à son caractère inéluctable, qu’à sa sévérité. À l’heure actuel de bons esprits doutent sérieusement de l’effet d’intimidation générale attribué traditionnellement à la peine (récemment Thorston Sellin a exposé en France certaines expériences scientifiques faites aux États-unis à sujet) ; par contre il ne parait pas douteux que l’effet d’intimidation spéciale sur le délinquant frappé existe et peut être salutaire (certains individus ne sont effectivement sensibles qu’à la manière forte). L’effet d’intimidation ne s’attache d’ailleurs pas seulement à la peine exécutée, mais parfois aussi à la menace de peine du moment qu’elle est précise et intangible et non seulement comminatoire (condamnation avec sursis simple ou avec sursis avec mise à l’épreuve, libération conditionnelle).

B -  Le but de rétribution

La peine apparaît comme la juste sanction de la faute qui a été commise. Cet aspect rétributif est celui qui, hier encore, apparaissait comme le plus important. Il a toujours existé depuis que le droit pénal est sorti de la phase de la vengeance privée ; c’est en effet cette considération qui a, de très bonne heure, soustrait aux formes normales de la répression les déments ou les jeunes enfants. Le droit canonique avait particulièrement insisté sur cet aspect rétributif ; il avait développé l’analyse de la notion de faute et les conséquences qui en découlent. La condamnation doit frapper un coupable (culpa), et dans la mesure où il est coupable (selon gravité de la faute commise, appréciée dans les limites légales). Les criminels eux-mêmes, qui sont « réguliers » sont parfaitement conscients de ce caractère rétributif, et y sont très sensibles ; l’injustice d’une condamnation les révolte.

C’est à raison du caractère rétributif de la peine que le droit pénal moderne exige dans toute infraction quelle qu’elle soit un élément moral. Pour la même raison le juge dose la peine des divers participants à l’infraction (coauteurs ou complices) en proportion de leur culpabilité respective alors qu’ils sont exposés à la même peine. C’est d’ailleurs pour permettre au juge de tenir un plus large compte de la culpabilité du délinquant que l’on a sans cesse élargi la marge d’appréciation dont il disposait.

Aussi la peine apparaît-elle tournée vers le passé : qu’il s’agisse de l’infraction commise, du dommage social causé, du trouble apporté dans l’ordre public, de la faute de l’auteur, de la responsabilité morale des divers participants, de multiples éléments qui servent de base à l’intervention de la peine se situent dans le passé. On sait que le « repentir actif » ne fait  pas disparaître l’infraction. Il est caractéristique que tous les éléments de l’infraction doivent s’apprécier au jour où celle-ci a été commise.

La peine, du fait qu’elle poursuit un but de répression, de rétribution, doit se préoccuper au premier chef du passé, même si d’autre part elle est fixée également en considération de l’avenir, pour mieux réaliser la réadaptation du délinquant, qui est également l’un de ses buts.

C -  Le but de réadaptation

Une répression qui ne se préoccuperait aucunement d’assurer la réadaptation du délinquant ferait une oeuvre à la fois inhumaine et vaine. Inhumaine parce qu’elle ne devrait comporter logiquement que des peines éliminatrices, vaine parce qu’après l’exécution de la peine le délinquant risquerait fort d’être plus redoutable pour la société qu’auparavant.

Aussi le souci de corriger et d’amender l’individu est-il apparu très vite dans l’histoire de la peine. Le droit canonique a contribué à développer ce souci ; son organisation pénale insistait sur la pénitence et cherchait à provoquer chez le condamné un repentir fécond.

Plus tard le code pénal dénomme « correctionnelles » les peines les plus fréquentes, celles qui sanctionnent les délits ; le vocable est caractéristique, « corriger » ne signifie-t-il pas à la fois punir et redresser ? De même, au début du XIXe siècle, l’École pénitentiaire n’a-t-elle pas mis l’accent, avec une insistance particulière, sur le relèvement et le reclassement du condamné, et sur la fondation de sociétés de patronages aidant à la réadaptation sociale des détenus ?

Aujourd’hui ce souci est devenu prédominant. Mais il se présente sous une forme moins paternaliste qu’autrefois ; on parle, moins d’«  amendement » qui implique une régénération morale, mais, de façon plus neutre, de réadaptation sociale, voire de « resocialisation ».

§ 2 -  Les buts des mesures de sûreté

La mesure de sûreté a uniquement un but de prévention qu’elle s’efforce d’atteindre par le moyen de la réadaptation ou par le moyen de la neutralisation.

Les mesures de sûreté sont des mesures individuelles (à la différence des mesures de prophylaxie sociale qui sont générales) ; ce sont des mesures  coercitives (à la différence des mesures d’assistance qui ne s’appliquent qu’avec le consentement de l’intéressé) ; ce sont des mesures sans coloration morale (à la différence de la peine qui implique  un blâme social) ; enfin, ce sont des meures imposées à certains individus reconnus dangereux pour l’ordre so­cial, et afin de prévenir les infractions que leur état rend très probables.

A -  Pas de but rétributif

Donc la mesure de sûreté n’a aucunement  un but rétributif, à la différence de la peine. Elle tend uniquement à remédier à un état dangereux dont l’intéressé n’est peut-être pas moralement responsable (dément). Cet état dangereux doit se définir comme la probabilité majeure que le sujet commette certaines infractions à la loi pénale si rien n’est fait pour remédier à cet état (c’est cette probabilité d’une infraction future qui amère à traiter les mesures de sûreté dans le cadre du droit criminel).

B -  Pas de but d’intimidation

La mesure de sûreté ne poursuit pas non plus un but d’intimidation ; mais certaines mesures de sûreté imposant à l’individu une gêne considérable peuvent avoir un effet d’intimidation. Cet effet dintimidation, s’il ne doit pas être recherché, ne doit pas non plus être systématiquement proscrit. Il peut être salutaire pour lordre social, du moment qu’il ne constitue pas une menace pour la liberté individuelle. Il n’y a aucun inconvénient à ce que le mineur sache que son comportement l’expose non pas seulement à quelques mois de prison comme le majeur qui aurait commis la même infraction, mais à être placé dans un établissement de rééducation jusqu’à sa majorité.

C -  Pas de but de réadaptation

En principe la mesure de sûreté poursuit exclusivement un but de réadaptation sociale du délinquant en s’efforçant de faire disparaître ou tout au moins d’atténuer l’état dangereux du sujet, en dehors de toute considération de rétribution ni d’intimidation individuelle ou collective, de toute considération relative au trouble social causé, et de toute recherche dune faute à la charge de l’intéressé.

D -  Parfois un souci de neutralisation

Parfois la réadaptation sociale apparaîtra comme une oeuvre de longue haleine et il sera nécessaire de protéger la société en neutralisant l’état dangereux de l’individu par des mesures appropriées.

Aussi certaines mesures de sûreté ont-elles pour objectif dominant la réadaptation du sujet (rééducation des mineurs, mesures curatives, mesures de tutelle), alors que d’autres ont pour objectif dominant la neutralisation de celui-ci (relégation, expulsion, interdictions professionnelles). Certaines peuvent comporter, selon le régime d’exécution prescrit, des modalités poursuivant l’un ou l’autre objectif (interdiction de séjour). Il est possible que la réadaptation ne puisse être sérieusement entreprise qu’après une période de neutralisation préalable.

Section II - Les caractères fondamentaux respectifs
de la peine et de la mesure de sûreté

Ces caractères fondamentaux découlent tout naturellement des buts que poursuivent respectivement ces deux moyens de politique criminelle.

§ 1 -  la peine doit avoir un caractère afflictif,
la mesure de sûreté ne doit point en avoir

A -  La peine a et doit avoir un caractère afflictif

La peine a un caractère afflictif, et ceci est parfaitement normal puisqu’elle poursuit un but de rétribution. Elle est un châtiment ; pour la faute qu’il a commise, l’individu se voit infliger une souffrance, une gêne qui marque sa punition. Ce caractère afflictif est plus ou moins marqué selon que le législateur et le juge désirent obtenir un effet d’intimidation plus ou moins fort.

Au contraire le souci de réaliser la réadaptation du coupable, qui est aussi un des buts de la peine (devenu aujourd’hui le but prépondérant), amène à atténuer le caractère afflictif ; c’est un problème délicat qui se pose au juge que de déterminer la dose de souffrance juste qui est utile dans le cas individuel concret qui lui est soumis et de ne pas dépasser la limite où cette souffrance aurait un effet néfaste.

B -  La mesure de sûreté ne doit pas avoir un caractère afflictif

Au contraire la mesure de sûreté tend uniquement à réadapter l’individu, par un certain traitement, une assistance tutélaire ; il n’est pas question de le punir. C’est pourquoi la mesure de sûreté ne doit pas avoir de coloration morale. Elle doit être organisée au contraire de façon à éviter la souffrance, car celle-ci est par hypothèse injuste, et gênera donc davantage la réadaptation recherchée. La primauté doit être donnée aux moyens éducatifs (mineurs), curatifs (aliénés, intoxiqués), d’assistance (liberté surveillée, probation). Mais lorsqu’on doit recourir à des mesures de neutralisation, celles-ci peuvent imposer une gêne grave à la liberté individuelle, et même parfois une souffrance (internement de sûreté, interdiction de séjour, déchéances professionnelles, interdiction de fréquenter certains lieux, etc.).

Il faut éviter tout effet afflictif (une organisation bien appropriée permet souvent d’y parvenir), et dans la mesure où cet effet est inévitable, il faut s’efforcer de la compenser (par des faveurs diverses). Sans doute, une certaine dose d’effet afflictif est à peu près fatale avec les mesures de sûreté les plus graves ; il faut alors se dire qu’il est fréquent que les personnes subissent des souffrances imméritées et qui leur viennent souvent des soins mêmes qu’on leur donne pour améliorer leur état (hospitalisation, maladie, etc.).

§ 2 - La peine doit avoir un caractère infamant,
la mesure de sûreté ne doit point en avoir

A -  La peine implique un blâme social

La peine implique un blâme social, le coupable qui a enfreint les règles posées par l’autorité est désigné à la réprobation publique, et cette réprobation est d’autant plus accentuée que l’acte commis est plus grave et la peine plus forte. Toutes les peines sont et veulent être infamantes (la dénomination de peines infamantes restreinte à certaines peines politiques est d’autant plus mal venue que ces peines sont parmi les moins déshonorantes). Il est nécessaire à l’ordre social qu’elles le soient ; la réprobation de l’opinion publique est une des meilleures armes dont dispose le gouvernement pour lutter contre la criminalité, et son succès serait fort douteux s’il s’en privait.

Mais ce blâme officiel ne doit pas être poussé trop loin ; le condamné qui a exécuté sa peine doit être considéré comme ayant vraiment « payé sa dette à la société » et doit pouvoir reprendre sa place sans supporter perpétuellement le handicap dû à sa faute passée, L’exagération de l’infamie attachée à la condamnation gêne le reclassement de l’individu et met ainsi obstacle à l’un des buts de la peine. (Sur les conséquences juridiques et sociales de la condamnation, voir la thèse de M. Delhom soutenue à Grenoble en 1956).

B -  La mesure de sûreté ne doit pas avoir de caractère infamant

La mesure de sûreté ne doit pas avoir de caractère infamant. En effet celui qui en est l’objet n’est pas considéré comme moralement responsable de son comportement. Il faut que l’opinion publique le considère plutôt comme une sorte de malade à qui l’on applique un traitement. Pour qu’il en soit ainsi, il faut éviter un parallélisme fâcheux entre les peines et les mesures de sûreté et entre leurs modalités d’exécution respectives ; s’il y a, dans las deux cas, privation de liberté, il est nécessaire d’organiser sur un plan très différent les établissements dans lesquels elle est exécutée.

Il ne faut pas que l’intéressé puisse avoir le sentiment qu’on le punit, ni que, de son côté, le public puisse considérer comme déshonorante la mesure dont cet individu est l’objet. Éviter tout caractère infamant à la mesure de sûreté serait beaucoup plus facile si celle-ci n’était pas liée en général à une infraction ; et si l’examen de l’état dangereux pouvait avoir lieu à la suite d’indices non délictuels ; le système de l’infraction préalable contribue à entretenir une certaine équivoque à cet égard.

§ 3 - La peine a un caractère préfix,
la mesure de sûreté a une durée indéterminée

A -  La peine a un caractère préfix

La peine peut être fixée définitivement par le juge, dans la mesure où il n’a à se soucier que du passé (trouble social, faute morale, etc.) pour procéder à cette fixation. le juge dispose, en effet à ce moment de tous les éléments utiles pour dire le droit et pour doser la peine. La durée de celle-ci est donc déterminée de façon précise, ce qui a l’avantage d’éviter tout arbitraire à ce sujet de la part de l’administration pénitentiaire, qui fait exécuter la peine.

Reste alors à utiliser au mieux le temps fixé par le juge afin de s’efforcer de réaliser également le troisième des buts de la peine, la réadaptation du condamné. Le régime actuel ne permet en aucun cas à aucune autorité d’allonger la peine prononcée par le juge ou de substituer une peine plus élevée à celle que le juge avait choisie, même s’il est évident que son choix a été trop optimiste. Par contre, dans le cas où le juge s’est montré trop pessimiste, il est permis à l’administration d’atténuer la nature de la peine (au moyen de la grâce, par exemple) ou sa durée (grâce, libération conditionnelle, etc.). La tendance actuelle est d’ailleurs de ne pas laisser l’administration effectuer seule cette tâche d’adaptation, et d’y associer le juge, pourvu à cet égard (depuis le code de procédure pénale) de pouvoirs de proposition, et parfois de décision (juge de l’application des peines).

B -  La mesure de sûreté a une durée indéterminée

La mesure de sûreté, au contraire, est foncièrement de durée indéterminée. Sa nature même l’implique. Cette indétermination porte même parfois non seulement sur sa durée mais également sur son espèce. Ni le législateur, ni même le juge, ne peuvent en effet fixer à l’avance le temps nécessaire à la réadaptation de l’individu (la mesure de sûreté n’ayant d’autre part aucun effet rétributif ni intimidant). Tout dépend non seulement de l’état dangereux de l’intéressé au moment où le tribunal se prononce, mais de l’évolution que subira cet état dangereux à la suite de la mesure appliquée ; il faut donc pouvoir ajuster perpétuellement le traitement dont l’intéressé est l’objet à l’évolution que subit son état dangereux.

Les positivistes préconisaient en cette matière une indétermination absolue. Il est curieux de remarquer que c’était déjà le parti auquel s’était arrêté le code pénal de 1810 dans les mesures administratives qu’organisaient les articles 271 et 274 à l’encontre des mendiants (conduits, à l’expiration de leur peine, au dépôt de mendicité) et des vagabonds (mis à la disposition du gouvernement sans indication de durée), et qui constituaient de véritables mesures de sûreté avant la lettre. Lorsque le législateur français a, beaucoup plus tard, commencé à utiliser des meures de sûreté, il les a qualifiées généralement de peines complémentaires, par suite il a été amené à leur appliquer la technique des peines, fixant notamment un maximum (généralement très élevé : la relégation est perpétuelle, le maximum de l’interdiction de séjour était de 20 ans, l’interdiction d’exercer une profession peut être définitive).

Il est certain que le principe de la légalité ne doit pas être écarté dans la mise en œuvre des mesures de sûreté, mais il doit recevoir certains assouplissements. Le choix du juge ne peut être totalement illimité, et les limites apportées doivent être d’autant plus précises que les mesures de sûreté envisagées sont plus pénibles et plus gênantes.

Sans doute n’est-il pas nécessaire de prévoir un minimum (on sait d’ailleurs que, pour les peines, ce minimum a beaucoup perdu de sa rigidité, au point qu’on peut dire que les circonstances atténuantes l’ont pratiquement fait disparaître en matière délictuelle), sauf pour les mesures comportant un traitement qu’une trop grande brièveté rendrait certainement inefficace (on remontre la fixation d’un minimum dans l’art. 207 du Code pénal italien [de 1930], il est variable selon les infractions et selon les espèces ; il en est de même dans les art. 63 et 66 du Code pénal danois, où la durée minima de l’internement de sûreté des récidivistes est fixée à 4 ans).

Quant au maximum, les auteurs préconisent en général le recours à un maximum simplement indicatif, et susceptible d’être reporté ; lorsque ce maximum (fixé par la sentence du juge ou même par le texte de la loi) se trouve atteint, un nouvel examen de l’état dangereux de l’individu doit obligatoirement intervenir, et seules des raisons très graves et très impérieuses, la certitude d’une infraction prochaine et grave en cas cessation de toute mesure, peuvent alors justifier une prolongation de la mesure en cours, pour une durée généralement brève. Tel est le système adopté par l’art. 22 de la loi belge du 9 avril 1930 dite « loi de défense sociale » ; il en est de même dans l’art. 66 du code pénal danois concernant les récidivistes (durée maxima de 20 ans, avec prolongation possible de 5 en 5 ans).

En France, les principales mesures de sûreté organisées, ouvertement comme telles, sont les mesures de rééducation imposées aux mineurs ; elles ont une durée maxima puisqu’elles ne peuvent se prolonger au-delà du jour où l’intéressé atteint l’âge de sa majorité civile (21 ans accomplis). Par contre, la loi du 15 avril 1954 qui permet de prendre des mesures contre les alcooliques dangereux pour autrui, si elle limite en principe à 6 mois la. durée du placement dans un établissement de désintoxication, permet de prolonger le traitement pour une durée égale s’il n’a pas donné au bout de ce délai les résultats attendus (art. 7). Les projets élaborés par le Centre français de défense sociale concernant les délinquants aliénés ou anormaux, ou les multirécidivistes, s’engagent également dans la même voie.

§ 4 - la peine a un caractère définitif,
la mesure de sûreté est révisable

A -  La peine a un caractère définitif

La décision qui prononce une peine devient définitive à l’expiration des voies de recours ; elle bénéficie alors de l’autorité de la chose jugée. Aucune modification judiciaire ne peut désormais l’atteindre, sauf pourvoi en révision ouvert dans certains cas exceptionnels. où l’erreur judiciaire paraît probable. La grâce ou la libération conditionnelle n’ont aucun effet sur la condamnation ; la peine inscrite au casier judiciaire et qui entraînera contre le condamné les incapacités et peines accessoires qu’elle comporte, restera la peine prononcée et non pas la peine effectivement exécutée.

Ce caractère définitif et irrévocable de la peine est indispensable dans le cadre d’une justice pénale rétributive ; elle est en harmonie avec l’orientation de cet aspect de la peine vers le passé.

B -  Les mesures de sûreté sont révisibles

Au contraire les mesures de sûreté sont essentiellement révisibles, susceptibles de toutes sortes de modifications après qu’elles ont été prononcées. Elles doivent être en effet continuellement adaptées à l’évolution de l’état dangereux sur laquelle elles ont pour rôle d’agir.

Quand une mesure de sûreté est prononcée par une juridiction répressive à la suite de l’infraction commise par un délinquant, cette mesure ne peut intervenir (d’après le droit positif commun) qu’autant que la participation du prévenu à cette infraction est bien établie ; la décision judiciaire qui constate cette participation a autorité de la chose jugée et devient définitive à l’expiration des voies de recours, mais la mesure de sûreté prononcée à cette occasion pourra être modifiée ultérieurement (de préférence par l’autorité judiciaire). En effet l’état dangereux constaté chez le délinquant peut et doit s’atténuer (si la mesure ordonnée a été bien choisie) ; en ce cas il convient de substituer à cette mesure, dès qu’elle n’apparaît plus indispensable, une mesure moins gênante mais aussi efficace. Si au contraire on constate que l’état dangereux s’aggrave, il faut pareillement modifier la mesure prise et la remplacer par un mesure mieux adaptée, même si elle doit être plus gênante que la précédente, du moment que cette nouvelle mesure intervient dans le cadre tracé par le législateur.

La plupart des législations admettent cette révisibilité dans les deux sens : art. 208 du Code pénal d’Italie, art. 70 et 75 du Code pénal danois, art. 28 de la loi belge du 9 avril I930. En France les décisions prises à l’encontre des mineurs délinquants placés sous le régime de l’éducation surveillée (Ordonnance du 2 février 1945 art. 27 et ss.) peuvent être modifiées dans les deux sens ; l’incident à la liberté surveillée expose l’intéressé à toutes les mesures de sûreté compatibles avec l’âge qu’il a atteint (et qui ne sont peut être pas les mêmes que celles que le juge pouvait choisir lors du jugement précédent). Il en est de même pour les modifications que l’on peut porter aux modalités d’exécution de l’interdiction de séjour (art. 46, al. 3 du Code pénal modifié par la loi du 18 mars 1955) ; le Comité consultatif peut proposer au Ministre de l’Intérieur de modifier dans un sens ou dans l’autre l’arrêté intervenu (remplacement des mesures de surveillance par des mesures d’assistance ou vice versa, sursis à l’interdiction de certains lieux ou révocation de ce sursis, modification de la liste des lieux interdits etc. (Cf. Levasseur, Revue de science criminelle 1956, p. 23 et s.).

Section III - Le domaine d’application respectif
des peine et des mesures de sûreté

Les mesures de sûreté regardent uniquement et exclusivement vers l’avenir (empêcher l’infraction future hautement probable). les peines regardent en partie vers l’avenir (réadaptation sociale du délinquant), mais elles regardent aussi (et autrefois surtout) vers le passé (trouble social causé, intimidation, rétribution).

Les peines supposent une responsabilité morale (liée à l’idée de faute), les mesures de sûreté ne s’en préoccupent pas mais découlent de l’état dangereux présenté par l’intéressé (risque majeure d’infraction prochaine).

Les mesures de sûreté sont choisies exclusivement en fonction de la personnalité du sujet, les peines le sont largement en tenant compte de cet élément mais sans faire abstraction d’autres considérations.

§ 1 -  Domaine d’application quant aux personnes

A -  Les personnes justiciables des peines

Doivent faire l’objet de peines, à la suite des infractions qu’elles ont commises, les personnes ayant une certaine dose de responsabilité. Ces peines sont alors choisies, d’une part en fonction du trouble social causé (apprécié en premier lieu par le législateur puis, de façon plus concrète, par le juge), d’autre part en fonction de la faute commise par le délinquant (appréciée par le juge en tenant compte de la personnalité du coupable).

Les peines prononcées contre ces personnes auront ainsi un effet rétributif, un effet intimidant (prévention individuelle et prévention collective), et un effet réadaptateur (cet effet soulève des problèmes de science pénitentiaire).

B –  Les personnes justiciables des mesures de sûreté

Les personnes justiciables des mesures de sûreté sont celles pour lesquelles les peines sont inapplicables ou inefficaces. L’inapplicabilité tient au fait que l’élément moral requis pour l’incrimination de l’infraction fait défaut (cas des déments, par exemple) ou que l’élément matériel n’est pas encore réalisé (cas de mesures intervenant ante delictum). L’inefficacité tient au fait que la personne aurait besoin d’un traitement spécial à la place de la peine ou en supplément à la peine (mineurs, anormaux, délinquants à responsabilité atténuée, délinquants devenus aliénés après l’infraction, récidivistes et délinquants d’habitude, inadaptés vagabonds et mendiants).

Tout état dangereux qui ne paraît pas susceptible d’être amélioré par l’application d’une peine au sens classique, appelle une mesure de sûreté alors même que la responsabilité morale du sujet est entière (d’où le retrait du permis de conduire, l’interdiction d’exercer certaines professions, l’expulsion, etc.).

§ 2 -  Domaine d’application quant aux activités

Les peines sanctionnent les infractions à la loi pénale ; les mesures de sûreté ont pour but d’empêcher telles infractions hautement probables.

En fait le droit positif, par souci de la liberté individuelle, fait rarement intervenir les mesures de sûreté ante delictum de sorte que, en pratique, ce sera généralement le comportement délictueux de l’intéressé qui conduira à lui appliquer, en fonction de sa personnalité, l’une ou l’autre forme de réaction sociale.

On s’est parfois demandé cependant s’il ne conviendrait pas de « déclasser » certains agissements antisociaux en les sanctionnant systématiquement par des mesures de sûreté plutôt que par des peines. On a proposé de le faire, par exemple, pour certains agissements contre lesquels la société a besoin d’être protégée alors que l’opinion publique se refuse encore à les frapper de la réprobation qui entoure les infractions, et pour lesquels la sanction pénale paraît assez mal adaptée : délits artificiels, délits fiscaux, délits économiques (y compris les manquements à la réglementation du travail). On a même proposé de traiter sur ce plan la répression des agissements politiques.

Signe de fin