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L'ÂGE ET LA RESPONSABILITÉ PÉNALE
(suivant la science rationnelle)

par J.Ortolan «  éléments de droit pénal »
(4e éd., 1875)

Influence de l’âge
sur les conditions de l’imputabilité et de la culpabilité

 

257. - Les facultés morales de l’homme, pas plus que ses facultés physiques, ne se produisent tout d’un coup. La nature accomplit son œuvre pas à pas, suivant une gradation générale pour l’humanité dans son ensemble, et spéciale pour chaque individu. Chaque jour, chaque moment, dans le cours régulier des choses, amène son progrès.

258. - L’homme en venant au monde, dès le premier jour, a en lui le principe de toutes ses facultés psychologiques ; mais l’exercice ne s’en développe que peu à peu, à mesure que les instruments physiques se développent eux-mêmes.

- L’enfant est un petit être dont l’intelligence nous charme par ses saillies naissantes, par les progrès quotidiens que nous lui voyons faire ; mais quand la raison morale, la notion du juste et de l’injuste sera-t-elle venue ? Quand existera-t-elle dans son entier ? Pour le criminaliste voilà la question.

- Chez l’enfant, il y a bien aussi et de bonne heure un certain libre arbitre, mais plus de force aux impulsions sensuelles, moins d’énergie à la faculté morale qui doit les comprimer. Plus d’une fois, surtout dans ses premières années, quand vous lui croyez une volonté tenace, il n’y a pas en lui de volonté proprement dite, parce qu’il n’y a pas de liberté complète. Comme cela arrive si souvent dans la nature animée au-dessous de nous, il obéit à une sollicitation physique qui prédomine. Cependant, la puissance du libre arbitre se développant chez lui plus tôt que celle de la raison, il est moins nécessaire, en fait, de s’en préoccuper.

259. - La règle scientifique est bien simple : là où l’enfant a agi manquant encore, soit de la liberté et de la raison morale, soit de la raison morale seulement, il n’y a pas imputabilité. Là où il a agi dans l’exercice de ces deux facultés, sans que néanmoins sa raison fût parvenue encore à un développement normal et à une entière maturité, il y a culpabilité moindre. Mais comment faire l’application de cette règle en droit positif ?

260. - Ne pouvant suivre la marche graduelle et quotidienne de la nature, qui varie selon les lieux, les climats, les individus, le genre d’éducation et mille causes diverses, faut-il que le législateur abandonne au juge toute latitude d’appréciation pour chaque inculpé dans chaque cause ? On bien faut-il que, prenant une moyenne suivant le peuple pour lequel il statue, il détermine du moins certaines limites d’âge entre lesquelles les dispositions de la loi pénale varieront ?

261. - Le premier parti peut sembler le plus simple ; mais ce serait là une de ces simplicités apparentes qui n’amènent que complications et inégalités ; ce serait la démission du législateur, et, à la place d’une règle, toutes les variations arbitraires des décisions individuelles. Le parti qui consiste pour le législateur à procéder ici, comme en tant d’autres matières, par des présomptions générales, assises sur des moyennes communes, est donc le meilleur, pourvu que la loi laisse en même temps au juge une latitude suffisante pour tenir compte des nuances particulières de chaque cause.

262. - La science rationnelle a donc à rechercher quelles sont les diverses périodes à distinguer dans le cours du développement humain jusqu’à l’âge où l’homme réunit en lui les conditions voulues pour entrer sous l’application des règles communes et des dispositions pénales ordinaires.

263. - Cela posé, n’est-il pas un âge, n’importe pour le, moment lequel, prenez trois, quatre, cinq ou six ans si vous voulez, n’est-il pas un âge où il est certain que la conception du juste et de l’injuste, en d’autres termes, la raison morale, n’existe pas chez l’enfant, et qu’aucune imputabilité pénale ne saurait avoir lieu contre lui ? Ne serait-il pas ridicule de voir mettre en accusation un enfant qui n’est pas encore sorti de cet âge ? Laissera-t-on en principe au magistrat le droit de le faire, tout en s’en remettant à son bon sens pour ne pas user de ce droit ? Lui laissera-t-on l’hésitation sur la limite à laquelle il devra s’arrêter, d’où le défaut d’unité, les variations individuelles ? Et quel inconvénient y aurait il à fixer cette limite, en la tenant, si l’on veut, plutôt au-dessous qu’au-dessus de la moyenne ? Cette première période s’offre donc tout raisonnablement et presque forcément à la délimitation du législateur.

264. - Au sortir de cette période, n’en vient-il pas une autre, faites-la commencer à six, à sept ou à huit ans, peu importe, n’en vient-il pas une autre où vous vous prenez à douter, où vous n’oseriez prononcer d’une manière générale et absolue que l’agent avait on n’avait pas la raison morale ; où, par conséquent, c’est une question à résoudre pour chaque individu dans chaque fait ? Cette période ne doit finir qu’au point où il devient indubitable que l’homme, en règle générale, est arrivé à la notion du juste et de l’injuste dans toutes ses applications. Il n’y a pas de danger pour le législateur à en tenir les limites, tant inférieure que supérieure, plus larges, et à faire porter sur elles tout ce qu’il peut y avoir d’hésitation, puisque en définitive l’intervalle qu’elle embrasse n’est en lui-même qu’un intervalle de doute, durant lequel le juge prononcera.

S’il est reconnu qu’il n’y avait pas chez l’agent discernement suffisant, il n’y aura pas imputabilité, ou du moins pas de culpabilité pénale ; dans le cas contraire l’imputabilité aura lieu, mais la culpabilité sera moindre.

265. - N’arrive-t-il pas une troisième époque, fixez-la à seize, à dix-sept ou à dix-huit ans, à laquelle le doute cesse ? Vous pouvez affirmer que, les choses ayant suivi leur cours régulier, l’agent avait la conception du juste et de l’injuste à un degré suffisant pour constituer l’imputabilité avec la culpabilité pénale.

Mais ici une autre question se présente : quelle relation y a-t-il entre cette époque d’imputabilité certaine en droit pénal et celle de la capacité en droit civil ? la majorité pénale doit-elle coïncider avec la majorité civile, ou doit-elle s’en séparer, et comment se gradue durant cet intervalle la culpabilité ?

266. - On peut dire avec vérité que la notion du mal moral, qui existe dans un délit, arrive plus tôt chez l’homme que celle des intérêts à débattre et à défendre dans les contrats et dans les relations civiles. L’une est la notion du juste, l’autre la notion de l’utile : or, la première, quoique plus spirituelle, est plus simple, plus nette, sujette à moins de méprises, et se présente distinctement chez l’homme avant la seconde. Tel qui n’est pas capable de démêler ce qu’il peut y avoir d’avantageux ou de désavantageux dans un marché proposé, dans une obligation à contracter, dans une aliénation à faire, ni de se garantir des piéges qui lui seraient tendus à cet égard, pourra déjà discerner sans aucun doute que telle action ou telle inaction constitue une violation du droit. Aussi l’âge où commence la certitude d’imputabilité pénale doit-il nécessairement précéder celui de la majorité civile.

267. - Mais dès ce moment la culpabilité est-elle parvenue au niveau commun ? Peut-on faire arriver dès lors cette imputabilité, qui est certaine, avec ses conséquences les plus graves, avec toutes les rigueurs de la loi pénale ordinaire, contre une personne dont la raison n’est pas jugée suffisante pour discerner régulièrement les intérêts ? N’y aurait-il pas en cela contradiction et injustice ? Cette raison n’est pas complète et toute développée, puisque la capacité civile ne lui est pas même reconnue : comment la culpabilité serait-elle pleine et entière ? Bien que la notion du juste domine dans le discernement du délit social, celle de l’utile y est aussi mêlée essentiellement : attendez donc, pour marquer le niveau commun, la plus haute aptitude de culpabilité, que l’une et l’autre de ces notions soient perçues entièrement et exactement par la raison humaine. Nous croyons fermement que, si la certitude d’imputabilité doit précéder la majorité civile, l’application des peines ordinaires ne peut pas avait lieu avant cette majorité. Les trois périodes qui précèdent ne suffisent donc pas, il en faut encore une autre.

268. -  Celle-ci est la quatrième et dernière époque, celle où le développement moral est achevé, où la ligne normale est atteinte, où la culpabilité est pleine et entière : à partir de cette époque la pénalité ordinaire devient applicable.

269. - En résumé, les périodes parcourues dans la marche graduelle du développement moral chez l’homme sont, par rapport à la pénalité, au nombre de quatre, qui peuvent se caractériser, ainsi :

1° Certitude de non-imputabilité ;

2° doute, question à résoudre ; en cas d’affirmative, culpabilité moindre ;

3° certitude d’imputabilité ; culpabilité plus élevée que dans le cas précédent, mais non encore au niveau commun ;

4° culpabilité pleine et entière suivant le niveau commun.

270. - Une première conséquence de l’atténuation de culpabilité, quand culpabilité il y a, durant tout ce jeune âge où les facultés de l’homme n’ont pas encore atteint leur développement normal, doit être sans contredit une diminution proportionnelle de peine. Mais est-il permis de s’en tenir là ? Qui ne voit que c’est ici surtout qu’existe l’espérance de redresser, de diriger, de façonner les esprits et les caractères ; avec cette espérance, le devoir d’y travailler ; le devoir enfin de préparer l’avenir, de former les jeunes délinquants à la vie d’homme fait qui les attend, et à laquelle ils n’ont point encore touché ? De telle sorte que la peine, sans perdre son caractère répressif exigé par la justice, doit être appropriée aux exigences d’une telle situation, organisée de manière que l’élément de correction y domine ; il s’agit donc dans ces périodes de première jeunesse, non pas d’une atténuation seulement, mais bien d’une tout autre nature de peines.

271. - Dans les cas même où le mineur n’a pas agi avec un discernement suffisant pour constituer la culpabilité de droit pénal, et où, par conséquent, au point de vue de la justice répressive, il doit être acquitté, le juge peut reconnaître néanmoins la nécessité d’enlever cet enfant à un milieu compromettant, à une direction constatée vicieuse, afin de le soumettre, dans son propre intérêt, à des mesures qui préparent aussi son avenir par une éducation morale et par l’apprentissage d’un travail professionnel. On ne pourra procéder, il est vrai, à ces mesures que par voie de contrainte : contrainte à l’égard des parents, dont l’autorité sera écartée ; contrainte à l’égard du mineur, qui sera privé judiciairement de sa liberté. Cette contrainte sera suffisamment justifiée, suivant les cas, par le danger, par les mauvaises habitudes on les penchants vicieux qui ressortiront des faits établis ; par la faute du mineur, qui, pour n’être pas une faute à frapper de peine publique, n’en existera pas moins à sa charge ; par la négligence, l’abandon, le mauvais exemple on l’immoralité des parents. Mais ces mesures ne doivent avoir aucun caractère de peine publique : ce qui s’y trouve de répression ne doit être assimilé qu’à une sorte de correction domestique, destinée à remplacer à l’égard du mineur celle de ses parents, qui est reconnue lui faire défaut Elles doivent surtout ne pas être confondues avec les précédentes ; cette confusion serait contraire à la justice, et renverserait les idées de droit, puisque dans les unes il y a acquittement, et dans les autres condamnation.

272. - De ce caractère de la détention du mineur acquitté, nous conclurons que, n’étant pas le résultat d’une condamnation, elle ne devrait avoir rien d’irrévocable ; que le temps marqué par le jugement pour sa durée devrait être considéré seulement comme un maximum qu’elle ne pourrait dépasser, et que, même avant ce temps, un moyen légal d’y mettre fin devrait toujours être ouvert pour le cas où les circonstances changeraient, où la conduite du mineur paraîtrait réformée, où quelque occasion favorable se présenterait pour l’avenir de ce mineur.

273. - La vieillesse ne forme pas une dernière période à établir législativement et en général quant à cette question d’imputabilité ou de culpabilité. Les facultés de l’homme se sont développées, l’expérience est acquise, l’excitation des passions est amortie : la culpabilité, loin d’en être diminuée, s’en augmente peut-être ; voilà d’ailleurs des éléments qui ne peuvent être soumis à aucune loi générale, mais qui rentrent dans l’appréciation individuelle à faire par le juge dans chaque cause.

Que si le grand âge a amené un affaiblissement des facultés intellectuelles, une sorte de retour à l’enfance, il y a là encore un accident individuel, une altération éventuelle, qui appartient, non pas au sujet dont nous traitons ici, mais à celui de l’altération des facultés mentales.

Enfin, si la loi, en raison de la vieillesse et à un certain âge déterminé, modifie l’application de certaines peines, ces modifications ne sont point fondées sur une diminution de culpabilité, mais sur d’autres considérations, que nous aurons à exposer en traitant des peines.

Signe de fin