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LA RESPONSABILITÉ,
ÉTUDE DE SOCIOLOGIE

de  Paul  FAUCONNET
( Paris 1920 )

Le domaine et les conditions de la responsabilité pénale varient,
non seulement dans l’espace et dans le temps,
mais encore à l’intérieur d’un même système juridique.

Cette plasticité s’explique par des contraintes techniques liées,
tantôt à la préservation de la paix et de l’ordre public,
tantôt au besoin de protection de tel intérêt juridique protégé par la loi.

INTRODUCTION

I

La responsabilité n’est généralement pas étudiée comme une réalité donnée à l’observation. On ne cherche pas à dégager, inductivement, ce qu’elle est en fait. C’est à l’idée de responsabilité que s’attachent philosophes et jurisconsultes : concept extrêmement abstrait auquel ils appliquent une analyse toute logique et dialectique.

Il y a cependant des faits (1) de responsabilité. Ce sont des faits sociaux et, dans le genre social, ils appartiennent à l’espèce des faits juridiques et moraux. L’objet de notre travail est de chercher, dans l’analyse de ces faits sociaux, les éléments d’une théorie de la responsabilité.

Si le substantif responsabilité correspond à un pur concept et non, semble-t-il, à des éléments observables, au contraire l’adjectif responsable intervient comme attribut dans des jugements qui sont des objets d’expérience.

La Cour d’assises qui déclare irresponsable un accusé dément, le juge civil qui rend tel patron responsable du dommage causé par son employé, l’opinion publique protestant que tel séducteur est moralement responsable de l’infanticide pour lequel la fille séduite a été seule condamnée à une peine, prononcent des jugements que nous pouvons appeler jugements de responsabilité. Ces jugements, étant des jugements juridiques ou moraux, ne constatent pas spéculativement un fait ; ils traduisent le sentiment que ceux qui les prononcent ont de ce qui est juste, moralement ou juridiquement obligatoire : par conséquent ils se réfèrent, explicitement ou non, à des règles. Dans nos exemples, la Cour d’assises se réfère à l’article 64 du Code pénal, le juge civil à l’article 1384 du Code civil, l’opinion publique à ce principe communément admis que, si la fille infanticide est seule pénalement responsable, le séducteur qui l’a abandonnée l’est moralement bien davantage. Des règles analogues forment une partie importante de tout droit et de toute moralité : nous pouvons les appeler règles de responsabilité.

Les règles et les jugements de responsabilité sont évidemment des faits : ils tombent sous l’observation, on peut les décrire, les raconter, les situer, les dater. Et ce sont assurément des faits sociaux.

Les articles des codes français qui fixent les règles de la responsabilité légale font partie du système des institutions juridiques de la société française ; ces règles sont elles-mêmes des institutions. Un organe défini les formules : les chambres législatives. Les règles auxquelles se réfère implicitement l’opinion publique ne sont pas d’une autre nature, bien qu’elles soient moins nettement formulées ; notre droit pénal écrit suppose l’existence de règles non écrites, auxquelles il se réfère sans les formuler (2). Tout système de représentations morales qui exerce une contrainte sur les volontés est une règle morale inexprimée. Les règles à formule très précise, les institutions à contours très nets sont les plus faciles à reconnaître et à décrire ; elles se prolongent sous forme de règles de plus en plus vagues, indéterminées, mouvantes, mais dont la nature est, au fond, la même.

Les jugements de responsabilité, énoncés par un tribunal, par l’opinion publique ou par un individu, ne sont pas autre chose que les règles de responsabilité s’appliquant à des espèces ; ce sont les institutions de la responsabilité vivant et fonctionnant : on le voit nettement, quand un organe différencié, un tribunal, assure ce fonctionnement. Sans doute, un jugement de responsabilité peut être indu, illégal ou immoral ; mais c’est encore une manière d’appliquer la règle que de la violer : ce jugement n’est immoral, n’appartient à l’ordre de la moralité, qu’en tant qu’il soutient un rapport avec une règle. De même que les règles, les jugements peuvent ne pas être formulés : la manière dont je me comporte avec telle personne suffit à révéler que, peut-être inconsciemment, je la juge responsable ; mon attitude, mes actes contiennent des jugements implicites, qui, comme les jugements formulés verbalement, sont des applications des règles. Les jugements de responsabilité sont donc eux aussi des faits sociaux.

D’ailleurs nous pouvons maintenant revenir au concept de responsabilité. C’est lui-même un fait social. Il fait partie du système des représentations collectives. C’est le résumé abstrait de toutes les manières collectives de penser et de sentir qui s’expriment en détail dans les règles et les jugements de responsabilité. Il faut seulement remarquer que le concept n’est pas nécessairement l’image exacte des institutions positives. Produit de la réflexion, il peut manifester des tendances juridiques et morales qui, dans l’état actuel des choses, ne s’expriment pas dans les institutions en vigueur. D’autre part, il est une interprétation que la conscience collective se donne à elle-même de ses propres tendances, et cette interprétation peut être inadéquate. Le concept de responsabilité est donc une réalité sociale, en quelque sorte, à la deuxième puissance ; c’est la représentation que la société a de ses propres institutions. Cette réalité est observable dans les propos du vulgaire, des publicistes et des philosophes. En matière pénale, les facultés, les congrès, la presse technique sont les organes théoriques de l’opinion.

Même le sentiment personnel que l’individu a de sa propre responsabilité est certainement aussi, au moins par un certain côté, un fait social. Car l’individu, quand il prend conscience de ce sentiment, ne se réfère pas seulement à. une opinion purement subjective ; il invoque la vérité et la justice. Il prétend se dépasser lui-même et parler, en son for intérieur, au nom de la conscience collective. L’obligation morale, les rites et les dogmes de la religion ont, eux aussi, leurs aspects individuels et subjectifs. Ce sont cependant des institutions. Le sentiment que j’ai de ma propre responsabilité est une application, de caractère particulier, d’une règle sociale de responsabilité. Son analyse intégrale suppose évidemment l’intervention de la psychologie. Mais, à condition de négliger ce qui est purement individuel en lui, ce sentiment, comme cette règle, ressortissent à la sociologie.

Nous venons de déterminer sommairement les faits que nous nous proposons d’étudier. II faut maintenant les définir avec précision, c’est-à-dire constituer le groupe naturel de phénomènes qui, abstraction faite de toute prénotion sur leur nature profonde, ont en commun des caractères très apparents et qui sont sûrement des faits de responsabilité.

II

Dans l’ordre des phénomènes juridico-moraux, les faits de responsabilité occupent une place précise. Les règles de responsabilité font partie intégrante du système de ces faits qu’on appelle des sanctions. C’est quand il s’agit de faire fonctionner ce système, d’appliquer des sanctions, et notamment des sanctions pénales ou morales, que la responsabilité intervient : sans elle le mécanisme des sanctions ne pourrait pas jouer. En effet, les règles et jugements, que nous avons donnés en exemples, prononcent qu’une condamnation, pénale, civile ou purement morale, doit frapper telle catégorie de personnes et non pas telle autre (s’il s’agit de jugements). Est dite responsable la personne que la condamnation doit frapper, irresponsable celle qu’elle ne doit pas atteindre.

Considérons plus particulièrement, le code pénal français : son livre II détermine, non ce que doivent être les peines, ni quelle peine est attachée à chaque crime, mais qui doit être puni, qui ne doit pas l’être, dans quelle proportion doivent l’être les différentes catégories de personnes. Malgré la diversité des formules, tous les articles de ce livre appartiennent à un même type : les articles 59 à 63 prescrivent comment on doit punir les complices ; l’article 64 interdit de punir les déments ou ceux qui ont été contraints par une force à laquelle ils n’ont pu résister. Les articles 66 à 69 (l’article 65 sert d’introduction aux suivants) disent comment on doit punir les mineurs, selon qu’ils ont agi avec ou sans discernement ; les articles 70 à 72, comment, on doit punir les vieillards âgés de plus de soixante-dix ans ; les articles 73 et 74 ont trait à la responsabilité civile. D’autres règles, que les tribunaux appliquent sans que la loi ait jugé à propos de les formuler, appartiennent au même type : par exemple, les règles selon lesquelles ne peuvent être punis, dans notre droit, ni l’animal, ni la personne morale, ni la famille tout entière pour le crime d’un de ses membres ; la règle selon laquelle l’auteur d’un crime ou d’un délit ne peut être puni que s’il a agi avec intention, etc. Dans d’autres sociétés, nous trouvons également des règles qui, bien que différant des précédentes par leur esprit, ressortissent cependant au même type : soit, par exemple, dans le très ancien droit romain, la loi attribuée à. Numa, en vertu de laquelle la consecratio, comminée contre le crime de déplacement des limites des champs, doit être appliquée aux bœufs en même temps qu’à l’homme ; soit encore, chez les Grecs anciens, les règles formulées dans un décret de Teos ou la règle insérée dans une convention d’Athènes avec les Érythréens, qui ordonnent que, pour certains crimes, la peine de mort soit appliquée à la famille de le l’auteur en même temps qu’à lui. Seulement, ici, la règle qui fixe qui doit être puni est confondue dans une même formule avec celle qui détermine le crime et y attache une peine.

Ainsi une législation pénale comprend, outre les règle qui organisent le régime des peines et celles qui attachent des peines définies à des crimes définis (les premières sont groupées dans le livre I, les secondes dans le livre III de notre Code pénal), des règles qui déterminent qui doit être puni. Autrement dit, le choix des personnes qui doivent être punies n’est pas abandonné à l’arbitraire ; il y a des principes de justice qui exigent que les uns soient punis, que les autres ne le soient, pas, qui commandent par conséquent le choix des personnes à punir à l’exclusion de toutes autres. Ce groupe de règles a bien une individualité propre. En proposant de les appeler règles de responsabilité, nous nous référons à l’usage commun de la langue : car la responsabilité est communément entendue comme la propriété qu’a une personne de devoir légitimement supporter une peine ; dans l’usage, les mots responsable et justement punissable sont largement synonymes.

Mais il est possible de généraliser. Si je viole une règle morale sans commettre une infraction légale, par exemple si, en France, j’entretiens des relations sexuelles incestueuses, je serai condamné et puni, non par un tribunal, mais par l’opinion publique, non d’une peine proprement dite, mais d’une réprobation pouvant aller du blâme au lynchage. Un observateur pourrait assurément. dire quelles sont les règles coutumières, tacites, auxquelles obéit l’opinion publique, quand elle décide que quelqu’un doit ou ne doit pas être frappé de réprobation en raison de sa conduite. Ces règles correspondent exactement aux règles de responsabilité du droit pénal, elles appartiennent à un même type : nous les appelons aussi règles de responsabilité.

Si, au lieu de peines ou de blâmes, il s’agit de décerner des récompenses ou des louanges, la question se pose également de savoir qui doit être justement récompensé, qui ne doit pas l’être. Et il faut bien qu`une règle, expresse ou tacite, la résolve, pour que des récompenses puissent être distribuées conformément aux exigences de la justice. C’est ainsi que des règlements scolaires ne détermineront pas seulement quels sont les succès qui méritent récompense, ni en quoi consiste la récompense, mais aussi quelles conditions un élève doit remplir pour pouvoir, à l’occasion d’un succès déterminé, recevoir une récompense. Une association philanthropique, créant un prix de vertu, dira dans le règlement qu’elle institue quel âge devront avoir, au minimum et au maximum, les personnes auxquelles ce prix pourra être décerné, à quelles professions elles devront appartenir. De même les lois de l’État peuvent décider que, pour recevoir une décoration, un fonctionnaire devra remplir telles conditions, par exemple compter tant d’années de service. Ces règles sont encore du même type que les précédentes : appelons-les aussi règles de responsabilité. À vrai dire, les mots responsable et responsabilité ne sont pas ordinairement employés dans ce sens. Mais nous usons de termes équivalents, comme méritant et mérite ; le contraire du mérite, le démérite, est sensiblement la même chose que la responsabilité ; le verbe mériter s’accommode également des idées de récompense et de peine ; or, mériter une peine, c’est proprement être responsable. Le langage commun révèle donc l’analogie des deux opérations qui consistent respectivement à déterminer qui est justement récompensable et qui est justement punissable.

Enfin l’un des exemples donnés ci-dessus se réfère à une dernière hypothèse : les tribunaux civils décident quotidiennement, qu’une personne qui a subi un dommage illégitime doit être indemnisée par une autre, conformément à des règles qui prescrivent qui doit, qui ne doit pas porter la charge de l’indemnité, lorsque quelqu’un, injustement lésé, a droit à une réparation. Les articles 1382 et suivants du Code civil énoncent des règles de ce genre, qui sont tout à fait comparables à celles que contient le livre II du Code pénal. Nous les considérons, elles aussi, comme des règles de responsabilité, parce qu’elles disent qui doit, qui ne doit pas être condamné.

Le rapprochement de ces différents groupes de règles n’est pas forcé, car les peines, les blâmes de l’opinion, les récompenses et les louanges, les réparations pécuniaires sont également des sanctions. A l’idée de sanction en général correspond celle de responsabilité en général. Toute règle qui détermine à qui une sanction doit être justement appliquée, à qui elle ne doit pas l’être, est une règle de responsabilité.

La plupart des sanctions ne peuvent se produire sans s’appliquer à un être qui en devient le bénéficiaire ou la victime : un châtiment, une récompense ne sont pas concevable, si l’on ne se représente pas un être quelconque qui est châtié ou récompensé. Cet être, point d’application de la sanction, peut être dit le sujet passif ou le patient de la sanction : une règle de responsabilité est celle qui désigne le sujet passif de la sanction, ou encore celle qui prescrit comment le patient doit être choisi pour l’application de la sanction.

Cette définition demande un complément. Dans le droit, pénal, la règle de sanction attache d’abord une peine à un crime, sans considérer qui subira la peine. L’assassinat sera puni de mort (C. p., art. 302), le viol puni des travaux forcés à temps (art. 332) : il semble, à lire ces formules, que le choix du patient ne doive exercer aucune influence sur la détermination peine. Il y a cependant une détermination secondaire de la peine qui se produit seulement quand le patient a été choisi et en considération de ce patient. Le choix du patient réagit sur la sanction et la modifie, qualitativement et quantitativement, dans sa grandeur et dans sa nature. Dans sa grandeur : beaucoup de règles de sanction prescrivent pour un crime une peine qui n’est qu’incomplètement déterminée ; par exemple, pour l’outrage public à la pudeur, l’emprisonnement de trois mois à deux ans et l’amende de seize à deux cents francs (art. 330). Une détermination plus précise est donc ici nécessaire : elle intervient après que le patient a été choisi ou en prévision de ce choix ; selon que le patient sera tel ou tel, le Code prescrit que la sanction sera plus ou moins grande ou laisse aux tribunaux le soin de le décider d’après des règles coutumières ; par exemple le récidiviste sera condamné au maximum, le délinquant primaire au minimum. Bien plus : le choix du patient pourra réagir sur la sanction au point de l’annuler : constatant l’état de démence de celui qui devrait être le patient, le tribunal sera tenu de le dispenser de toute peine. Dans sa nature : le Code pénal prescrit que la peine des travaux forcés sera substituée à la peine capitale, la réclusion aux travaux forcés, l’emprisonnement à la réclusion (art. 463, L. 13 mai 1863), lorsque le jury aura déclaré les circonstances atténuantes en faveur du coupable ; la nature du patient modifie selle de la peine. — De même il arrive que le juge civil, après avoir évalué le dommage causé par un délit civil et déterminé qui doit le réparer, tienne compte de la fortune du responsable pour fixer le montant de l’indemnité. De même encore l’opinion publique atténuera sa réprobation en raison du repentir manifesté par le coupable ou de la sympathie qu’il inspire.

Or ces règles, qu’elles soient légales ou morales, écrites ou non écrites, sont trop étroitement liées à celles qui prescrivent comment doivent être choisis les patients pour qu’il soit légitime de les en séparer. Les raisons qui désignent un être comme patient pour une sanction et celles qui déterminent l’adaptation de la sanction à la nature du patient se confondent dans une large mesure. Cela est particulièrement visible, lorsque la modification secondaire de la sanction, en considération du patient, va jusqu’à l’annulation de cette sanction : par exemple lorsque l’assassin auquel devrait être appliquée la peine capitale est déclaré irresponsable, en tant que fou. L’article 64 de Code pénal, qui joue ici, est bien une règle de responsabilité, puisqu’il prescrit que le fou ne doit pas être choisi comme patient. Pourquoi donc la règle qui prescrit, non plus d’annuler, mais d’atténuer la peine, si le patient qui doit la subir, sans être fou, est un dégénéré fils d’alcoolique ou un épileptique (auquel cas il bénéficie des circonstances atténuantes, ne serait-elle pas comptée également parmi les règles de responsabilité ? Les règles qui disent qui doit être patient, qui ne doit pas l’être et celles qui prescrivent comment la sanction doit être modifiée pour s’adapter au patient choisi, ne peuvent pas être, avant toute recherche, nettement distinguées les unes des autres ; elles appartiennent, pour une première observation, à un même groupe naturel dont l’individualité est très distincte.

Nous sommes conduits à formuler ainsi notre définition préliminaire. Les règles de responsabilité sont celles qui prescrivent comment doivent être choisis, à l’exclusion de tous autres, les sujets passifs d’une sanction et comment la sanction doit être modifiée, dans sa grandeur ou dans sa nature, pour s’appliquer à ces patient, la modification pouvant aller jusqu’à l’annulation de la sanction. Est un jugement de responsabilité tout jugement rendu par application de ces règles ; il est juste s’il leur est conforme, injuste s’il les viole. La responsabilité est la qualité de ceux qui doivent, l’irresponsabilité la qualité de ceux qui ne doivent pas, en vertu d’une règle, être choisis comme sujets passifs d’une sanction. II y a des degrés dans la responsabilité : elle varie en plus ou en moins selon que la sanction, pour s’adapter au patient, doit, en vertu d’une règle, s’aggraver ou s’atténuer.

La responsabilité en général correspond à la sanction en général. Mais il y a diverses espèces de sanctions, auxquelles correspondent diverses espèces de responsabilités. Sans prétendre en proposer une classification systématique, il suffira, pour les besoins de notre étude, de distinguer assez grossièrement, d’après des caractères extérieurs, les principales espèces.

1° On distingue communément les sanctions légales et les sanctions morales. L’analyse de leurs caractères permet à Durkheim (3) de les définir ainsi : les premières « ne sont appliquées que par l’intermédiaire d’un organe défini, elles sont organisées » ; les secondes « sont distribuées d’une manière diffuse, par tout le monde indistinctement », ce sont les sanctions de l’opinion. Aux sanctions diffuses, nous rattachons celles par lesquelles l’agent moral prononce, intérieurement, sur sa propre conduite (sanction intérieure ou subjective), sans méconnaître d’ailleurs ses caractères propres.

2° Les jurisconsultes distinguent la sanction pénale et la sanction civile. Durkheim (4) approfondissant cette distinction, a élaboré la notion de sanction restitutive qui « consiste seulement dans la remise des choses en état, dans le rétablissement des rapports troublés sous leur forme normale, soit que l’acte incriminé soit ramené de force au type dont il a dévié, soit qu’il soit annulé, c’est-à-dire privé de toute valeur sociale ». La sanction dite civile n’est qu’un cas particulier de la sanction restitutive, qui comprend encore toutes les sanctions non pénales établies par le droit commercial, le droit des procédures, le droit constitutionnel et administratif, etc. Aux sanctions restitutives, Durkheim oppose les sanctions répressives, qui « consistent essentiellement dans une douleur infligée à l’agent », mais il nous faut, sur ce point, élargir sa classification.

3°. Sanction signifie en effet récompense aussi bien que punition. A côté des sanctions répressives, diffuses ou organisées, il faut mettre les sanctions approbatives, rémunératrices, prémiales (5), diffuses (approbation publique ou intérieure) et organisées (récompenses décernées par des corps constitués, décorations légales, honneurs posthumes officiels, etc.). Ces deux espèces de sanctions, répressives et rémunératrices, forment le groupe des sanctions rétributives, qui s’oppose au groupe des sanctions restitutives.

4°. Il y a enfin des sanctions qui sont à la fois restitutives et rétributives, qui consistent d’une part dans die remise des choses en état, dans une réparation du dommage causé, et d’autre part dans une peine : telle la composition pécuniaire dans les sociétés qui la connaissent. En droit romain, les dommages-intérêts ont souvent encore le caractère d’une peine privée, ce qui est manifeste surtout quand ils dépassent le dommage causé (6). La vendetta a la même dualité de nature que la composition qui en dérive (7). L’une et l’autre peuvent être appelées des sanctions mixtes, et, pour abréger, nous les appellerons quelquefois de ce nom (8).

La classification parallèle des espèces de la responsabilité offre quelques difficultés de nomenclature. Tous les jurisconsultes distinguent la responsabilité pénale ou juridique (civile ou pénale) de la responsabilité morale : nous pouvons rapporter la responsabilité juridique aux sanctions organisées et la responsabilité morale aux sanctions diffuses (en y comprenant la responsabilité de l’agent moral devant sa propre conscience). — On distingue aussi la responsabilité pénale de la responsabilité civile, puisque, pour un même acte, ce sont souvent deux personnes différentes qui sont responsables devant la loi civile et devant la loi pénale : mais cette opposition n’est pas assez générale et nous devons distinguer la responsabilité rétributoire de la responsabilité restitutoire, qui correspondent respectivement aux sanctions rétributives et restitutives (9). Nous pouvons convenir d’appeler mixte la responsabilité qui correspondrait à la sanction mixte, à la fois civile et pénale. Enfin, nous référant à ce que nous avons dit plus haut du mérite, nous appellerons démérite la responsabilité qui correspond aux sanctions répressives (c’est la responsabilité au sens le plus habituel du mot), et mérite ce qu’on pourrait appeler aussi responsabilité rémunératoire ou prémiale.

III

Nous n’étudierons pas ici la responsabilité civile ni, plus généralement, celle que nous venons d’appeler restitutoire. Historiquement elle s’est différenciée de la responsabilité pénale, avec laquelle elle est d’abord combinée dans la responsabilité mixte. En même temps, elle devient plus étrangère à la responsabilité morale : le droit restitutif abonde en règles compliquées qu’ignore l’opinion diffuse. La responsabilité restitutoire devrait faire l’objet d’un travail distinct de celui que nous entreprenons, plus techniquement juridique, et postérieur (10).

Au contraire toutes les espèces de responsabilité rétributoire, comme toutes les sanctions rétributives, sont, dès le principe, et restent toujours étroitement apparentées. Juridiques, moraux ou religieux, les mérites et les démérites naissent et varient dans ses conditions très voisines et souvent identiques. Ils ne peuvent être sociologiquement étudiés, comme les sanctions rétributives auxquelles ils correspondent, que si l’on éclaire perpétuellement, les uns par les autres, les faits religieux, les faits juridiques et les faits moraux. Notre analyse aura pour objet principal les institutions pénales dans leurs rapports avec les institutions religieuses et morales. Nous toucherons nécessairement à la responsabilité mixte, dans la mesure où elle est pénale.

Une théorie de la responsabilité supposerait une théorie des sanctions. L’institution de la responsabilité pénale règle le fonctionnement de l’institution de la peine. La première s’appuie sur la seconde et perdrait toute raison d’être, si elle en devenait indépendante. Une règle de responsabilité ne prescrit pas absolument ce qu’il faut faire, mais ce qu’il faut faire quand on doit appliquer une sanction. Phénomène d’ordre essentiellement physiologique, la responsabilité n’apparaît que si l’on observe la vie juridique et morale en plein mouvement, le système des sanctions pendant qu’il fonctionne. C’est là, d’ailleurs, ce qui fait à la fois la difficulté et l’intérêt de notre sujet. Saisir la responsabilité dans sa réalité sociale est chose malaisée ; elle semble toujours échapper et se volatiliser en idées et sentiments vagues et inconsistants. Les règles de sanction offrent à l’analyse un objet autrement défini et résistant. La peine, par exemple, est une institution qu’on isole sans difficulté des autres, tandis que l’idée de la responsabilité définie comme institution déconcerte nos habitudes et semble faire violence au langage. D’autre part, la responsabilité n’a pas d’organes propres : ce sont les mêmes organes sociaux qui appliquent les règles de sanction et, à l’occasion de cette application, les règles de responsabilité. L’organisation des tribunaux répressifs, les institutions de la procédure pénale et les institutions pénitentiaires sont impliquées dans les faits de responsabilité pénale. La théorie sociologique des sanctions, œuvre très vaste qui reste à accomplir, devrait donc, nous le reconnaissons, précéder la théorie de la responsabilité. Nous ne nous dissimulons pas qu’il y a des inconvénients à commencer par cette dernière et à l’isoler. Nous serons obligés de réduire et de simplifier la description des faits, de toucher en passant, sans les décrire, à des faits essentiels d’organisation judiciaire, ou de procédure. Nous réserverons volontairement de gros problèmes que nous côtoierons sans cesse. Malgré tous ces inconvénients il nous a paru possible de proposer une analyse du fait social de la responsabilité pénale et morale, analyse provisoire, qui tend surtout à faire apparaître ce caractère social, généralement méconnu.

En imposant des sanctions, les sociétés agissent, elles se meuvent. Leurs actes sont déterminés par des représentations et par des émotions, leurs mouvements procèdent de forces. Quelles sont ces représentations, ces émotions, ces forces ?

Toute règle et tout jugement de responsabilité se réduisent en somme à deux termes, un sujet et un prédicat : X est responsable. La détermination du sujet consiste en un choix. Le législateur, le tribunal se consultent pour désigner un être qui, à l’exclusion de tous autres, devra subir la sanction. Dans cette sélection, ils éliminent comme irresponsables, tous ceux qui leur paraissent inhabiles à servir de patients. L’élimination peut être générale : faute de responsable, la sanction restera alors inapplicable. Si un patient est désigné, une question secondaire de dosage est posée et résolue. Dans cette sélection et dans ce dosage, interviennent bien des considérations diverses. Les unes sont positives et concourent à affirmer, à étendre, à aggraver la responsabilité ; les autres, négatives, antagonistes, sont des facteurs d’irresponsabilité ou de moindre responsabilité. Quelles sont ces considérations ? Nous chercherons à analyser le mécanisme de cette sélection et à en découvrir la loi.

Mais le choix n’est pas arbitraire. Ce sont des raisons morales, des considérations de justice qui le déterminent. Autrement dit, la délibération sociale, consiste à examiner si des raisons de convenance morale, des forces morales contraignantes la poussent à affirmer ou à nier de tel sujet le prédicat responsable. En définitive, c’est le sens qu’une société attache à ce mot qui l’oblige à formuler ses règles et ses jugements. Si elle sent vivement qu’il y a lieu à responsabilité et que certains être en sont comme colorés, elle les désigne sans hésitation comme patients. Si elle hésite, si elle est troublée par la crainte de commettre une injustice, soit dans un cas d’espèce, soit (comme il arrive aujourd’hui quand les théoriciens discutent dans les congrès et dans la presse) en règle générale, c’est que son sentiment est obscur et confus. Elle se replie alors sur soi-même, fait un effort d’attention, cherche à prendre conscience de ce qu’elle sent réellement. Nous nous demanderons quels sont les éléments, les facteurs de ce sentiment et de cette représentation, comment ils naissent dans la conscience collective et d’où provient le conflit de tendances dont souvent elle est le théâtre. Sous un autre aspect, cette question est d’ailleurs la même que la précédente. Le mécanisme du choix doit s’expliquer, en dernière analyse, par la nature des représentations qui commandent ce choix.

IV

Tel étant le problème, l’histoire comparative est la seule méthode qui puisse nous permettre de le résoudre. L’examen approfondi de l’institution de la responsabilité dans une seule société, à un seul moment de sa vie, ne nous en découvrirait ni les éléments, ni, a fortiori, les causes. Pour analyser, il faut comparer. La comparaison des cas semblables fait apparaître des types définis et révèle souvent les forces sociales dont il procèdent. Un historien contemporain, par exemple, a tenté, à l’aide de l’histoire comparative, de définir et d’expliquer l’évolution de la responsabilité collective de la famille en Grèce, dans ses rapports avec l’évolution de la cité, luttant contre la famille pour la dissoudre et substituant un droit pénal public au régime originaire de la vendetta. La comparaison de cas très différents fait apparaître le fond commun et permet par suite de dissocier ce fond des caractères surajoutés qui, souvent, le masquent. Ainsi l’École anthropologique d’histoire des religions, en rapprochant des institutions morales qui nous sont familières la législation du tabou, nous permet de découvrir, sous les raisons que nous nous donnons à nous-même pour rendre compte de notre conception de la faute, des raisons d’un tout autre ordre, conscientes dans des sociétés dites primitive : l’explication du mécanisme de l’inculpation, dans ce qu’il a de commun aux sociétés inférieures et aux sociétés les plus élevées en organisation, doit être cherchée dans des croyances qui, sous des formes différentes, sont communes aux uns et aux autres, tandis que les traits différents seront rapportés aux caractères par où les  civilisations diffèrent.

Tant qu’il s’agit des variations de la responsabilité, l’emploi de la méthode historique ne soulève aucune objection. Puisqu’elle évolue, tout le monde s’accorde à reconnaître que cette évolution doit avoir des lois et ne peut relever que de causes sociales, - lois et causes que permet seule d’atteindre l’histoire comparative. Mais dès qu’il s’agit, au contraire, du fond universel de l’institution, du fait élémentaire de responsabilité, qui persiste toujours identique à lui-même sous les modifications évolutives, les historiens perdent confiance dans leur méthode et, explicitement ou tacitement, ils renvoient le problème à la philosophie. Avec le philosophe, ils assigneront pour fondement, à ce fait élémentaire, la nature humaine pré-sociale ou extra-sociale, la nature biologique et psychologique de l’individu. Même, ils accorderont parfois au métaphysicien que le principe moral de la responsabilité est en dehors de la nature. De ce point de vue, il y aura, entre les variations de la responsabilité d’une part et ses caractères invariables de l’autre, une hétérogénéité radicale, comme si les faits sociaux se jouaient à la surface de la surface de la nature humaine sans la modifier dans son fond. Ainsi s’explique que l’histoire puisse faire cause commune avec une philosophie abstraire, métaphysique ou empirique, mais non historique de l’homme ; elle admettra qu’il y a une responsabilité vraie, fondée sur la nature des choses, que les jugements de responsabilité, sous l’influence des circonstances sociales dans lesquelles ils sont émis, déforment en l’exprimant. De là à penser que le progrès consiste dans l’élimination graduelle de ces caractères sociaux surajoutés ; que la responsabilité vraie, cherchant à se réaliser peu à peu dans toute sa pureté, est la vis a tergo qui produit l’évolution, il n’y a qu’un pas, et il est facilement franchi par l’historien. Il se contente, en général, de l’idée commune, plus ou moins épurée, que nous nous faisons aujourd’hui de la responsabilité, postule qu’elle a toujours obscurément inspiré les hommes, et borne son rôle à l’histoire des vicissitudes qu’elle a traversées avant son triomphe actuel.

Cependant, si les variations de la moralité sont sociales et ont des causes sociales, comment la moralité, dans ce qu’elle a d’invariable, ne serait-elle pas, elle aussi, sociale et n’aurait-elle pas sa cause dans la constitution commune à toutes les sociétés ? Si diverses que soient les civilisations, il y a quelque chose qui est la civilisation. Cet élément immuable, la sociologie l’étudie dans le même esprit que les variations qui se manifestent au cours de l’histoire. Et il n’y a en effet aucune raison, si l’on écarte les idées préconçues, pour procéder autrement. À travers toutes leurs modalités secondaires, les règles de la responsabilité consistent toujours et partout dans une sélection de sujets qui paraissent investis d’une dignité ou d’une indignité spéciales. D’une comparaison embrassant les types sociaux les plus éloignés, et notamment les sociétés où nous vivons et celles qui en diffèrent le plus, nous voulons tirer une définition et une explication de ce fait essentiel de choix.

Ainsi, c’est au problème ordinairement abandonné à la philosophie que nous prétendons appliquer la méthode de l’histoire. Nous aurons toujours en vue le principe de la responsabilité tel qu’il vit actuellement dans notre conscience, l’institution qui nous paraît fondée en raison. Et si notre recherche s’attache plus souvent à des faits dont des consciences collectives très différentes sont le théâtre, ce n’est pas qu’elle change d’objet. C’est que nous réussissons mieux à nous connaître, en sortant de nous-même par introspection, et que les circonstances nous permettent souvent de déceler, dans des sociétés différentes, le jeu des forces qui agissent également dans celles où nous vivons, mais à notre insu. Par contre, les institutions de sociétés très différentes, dans la mesure où elles nous sont inassimilables ; nous paraissent seulement fondées historiquement. En rapprochant des nôtres ces institutions primitives, nous parviendrons à comprendre pourquoi les secondes sont autre chose que des bizarreries archéologiques. Efforçons-nous d’apercevoir comment la nature de notre civilisation commande notre conception de la responsabilité, tout comme la nature d’autres civilisations commande des conceptions différentes : par là même nous atteindrons le contenu social du fait universel de la responsabilité.

L’étude de l’évolution, des caractères secondaires qui apparaissent dans certains types sociaux et disparaissent dans d’autres, n’est donc pas notre objet propre. La responsabilité, on le verra, est tantôt objective, tantôt subjective, tantôt collective, tantôt individuelle. L’explication de ces variations a été déjà poussée assez loin par les historiens du droit : ce n’est pas à elle que nous nous attacherons. Certes leur importance n’est pas moins grande que celle des caractères universels. Nous les appelons secondaires parce qu’elles viennent spécifier et compliquer diversement un fait primaire, et non parce qu’elles sont négligeables. Mais c’est sur le fait fondamental que se concentra notre analyse. Même quand nous aborderons l’étude de quelques formes secondaires, c’est sur lui que notre attention continuera à se fixer. Nous chercherons à le retrouver sous les modalités qui le dissimulent. Nous étudierons moins l’évolution elle-même que ce qui, au cours de l’évolution, reste constant.

Par suite on ne trouvera pas dans cet ouvrage une histoire de la responsabilité, ni dans une société particulière, ni en général dans une série de sociétés. Nulle part nous n’aurons à présenter le tableau synthétique et concret de l’institution de la responsabilité dans une société donnée. Il s’agit pour nous d’analyser un phénomène complexe, d’en distinguer, par abstraction, les divers éléments. Nous chercherons, pour y réussir, les faits démonstratifs, là où nous les trouverons. C’est une obligation pour nous de rapprocher des faits très hétérogènes, empruntés, les uns à des sociétés inférieures, les autres à des sociétés très élevées en organisation. Ce rapprochement seul peut faire apparaître ce qui leur est commun.

Cependant nous avons limité notre champ d’observation. Sauf exception, nous n’y avons compris que des sociétés dont nous avons pu, dans des documents sûrs, étudier en détail les institutions pénales et religieuses. Nous ne cherchons pas des faits inédits : tous ceux que nous utiliserons sont bien connus, et, croyons-nous, ne seront pas contestés (11). Dans leur interprétation, nous pouvons nous écarter des historiens qui les ont décrits, mais, pour les établir et les rattacher aux civilisations qui les fournissent, nous avons mis à profit les travaux de ces historiens. Nous avons ainsi cherché à réduire au minimum les inconvénients des larges comparaisons qui s’imposent à nous et à satisfaire, dans la mesure de nos forces, aux légitimes exigences de la critique historique.

Dans une première partie, nous décrirons les principaux groupes de faits que nous aurons à interpréter ensuite. Dans la seconde, après avoir discuté quelques idées doctrinales dont il est indispensable de marquer l’insuffisance, nous tenterons d’esquisser une théorie générale de la responsabilité, en analysant ses conditions, sa nature et sa fonction. La troisième partie traitera, dans la mesure où le commande notre dessein, de quelques-unes des formes secondaires de la responsabilité : nous indiquerons dans quel sens elle évolue et comment, tout en restant toujours ce qu’elle est dès l’origine, elle en arrive à prendre les caractères que nos sociétés lui reconnaissent.


NOTES :

1. Quand on parle aujourd'hui d'étudier la responsabilité d'après les faits, on pense aux faits que la psychiatrie et l'anthropologie criminelle ont mis en lumière. Mais il y a là une confusion. La psychologie normale ou pathologique est compétente pour décider si telles catégories d'hommes (voire si l'homme en général) ont les qualités requises pour être jugés responsables, à supposer que la responsabilité soit préalablement définie. Mais quand il s'agit de savoir si la responsabilité est la liberté, ou la « témibilité », ou l'intimidabilité, ou autre chose encore, ce n'est pas l'étude des faits psychologiques qui pourra fournir la réponse. C'est une question, si les fous sont intimidables ; c'en est une, toute différente, si la responsabilité consiste dans l'intimidabilité. Une analyse purement psychologique ne pourra jamais conduire, par elle-même à la détermination de l'idée de responsabilité. Car la responsabilité est manifestement une chose juridique ou morale. Si on suppose qu'il n'y a ni droit ni morale, jamais la psychologie ne sera amenée à parler de responsabilité, mais seulement de personnes, de volontés normales ou malades. Le problème de la responsabilité est une question de justice : le résoudre, c'est élaborer une théorie de la justice, du droit, de la moralité. Généralement les théories de ce genre consistent exclusivement dans une dialectique de concepts ; mais si elles sont inductives, il faut que les faits qu'elles interprètent soient du même ordre que les résultats qu'elles visent, donc qu'ils soient des faits moraux et juridiques. Des historiens, tels que Löffler et Glotz, des ethnologues, comme Westermarck, ont bien abordé l'étude de la responsabilité du même point de vue que nous. Ils ont apporté des faits abondants, bien établis, souvent bien expliqués. Personnellement nous leur devons beaucoup. Nous leur reprocherons seulement (cf. chapitre III, p. 203) de n'avoir pas renouvelé les doctrines antérieures autant qu'on aurait pu l'espérer. La notion de responsabilité reste au fond chez eux ce qu'elle était aux mains des philosophes et semble commander l'interprétation des faits plutôt qu'être régénérée par leur étude.

2. Par exemple il n'y a pas de règle écrite qui définisse la culpabilité ni prescrive comment on doit l'apprécier ; qui dise en quoi consistent les circonstances atténuantes ; la loi s'en remet ici à la conscience des jurés et des juges, c'est-à-dire à l'opinion morale.

3. De la Division du travail social, 2e éd., Paris, F. Alcan, 1902, p. 33.

4. Loc. cit.

5. Ortolan (Éléments de Droit Pénal T.1, p. 101) propose le terme de rémunératoire pour la responsabilité-mérite ; de la Grasserie (Des principes sociologiques de la criminologie, p. 28) oppose le droit prémial au droit pénal.

6. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, p. 393 sqq.

7. La filiation des deux institutions est reconnue. Cf. entre autres : Girard, loc. cit. ; Steinmetz, Ethnologische Studien, T. 1, p. 406, sqq. ; Glotz, p. 103 sqq. ; Kovalewsky, p. 268 sqq., etc. Dans la composition, c'est le caractère de sanction restitutive qui est le plus apparent, dans la vendetta, le caractère de sanction rétributive, mais il est facile d'établir le caractère rétributif de la première, le caractère restitutif de la seconde. Pour la composition, la cause est entendue. La vendetta apparaît comme sanction restitutive notamment lorsque la famille de la victime, au lieu de tuer le meurtrier, l'adopte. Cf., pour des exemples, Steinmetz, I, p. 439 sqq. ; Glotz, p. 162 ; Kovalewsky, p. 203-204.

8. Il n'y a pas lieu de faire une place à part aux sanctions divines, d'outre-tombe, religieuses : ce sont seulement des sanctions rétributives, administrées par des autorités spéciales, les dieux, les prêtres. — Les sanctions dites naturelles sont des sanctions rétributives qu’on suppose administrées par la « Nature », conçue comme une Providence. Enfin les sanctions « métaphysiques » (par exemple l'identification de la vertu et du bonheur dans le souverain bien) sont elles aussi des sanctions rétributives, dans la mesure où elles gardent le caractère de sanctions.

9. L'idée de responsabilité est apparentée à celle de garantie ; on dit : répondre d’une dette, d'un engagement, répondre de quelqu'un. Mais il n'y a pas là une espèce nouvelle de la responsabilité. Le garant est un sujet passif désigné d'avance pour supporter la sanction, prévue pour le cas où serait violée la promesse expressément ou tacitement intervenue. De même la responsabilité contractuelle, distinguée par les civilistes de la responsabilité délictuelle, n'est qu'un cas particulier de la responsabilité restitutoire : elle se rapporte aux sanctions que provoque la violation d’un contrat valable, qui est « la loi des parties ».

10. Nous rappelons les travaux d'Emmanuel Lévy : son analyse si originale des phénomènes juridiques, et notamment celle qu'il a donnée de la responsabilité civile, s'attache, comme la nôtre, à décrire les représentations et forces collectives qui sont le contenu et le ressort des règles de droit. — Voir notamment : Responsabilité et Contrat, Paris, 1899, (Extrait de la Rev. crit. de législ. et de jurisp.) et notre compte-rendu de ce travail dans L'Année Sociologique, t. III, Paris, 1900, p. 425.

11. Ces société sont principalement : quelques tribus australiennes, les Iroquois, les Ossètes, les Kabyles du Djurjura, la Chine, Israël, l’Inde brahmanique, la Perse Avestique, la Grèce, Rome, les Germains, l’Europe moderne et surtout la France.

Signe de fin