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ÉLÉMENTS DU DROIT CRIMINEL ROMAIN

Extrait du « Traité élémentaire de droit criminel »
de A. NORMAND  ( Paris 1896 )

L’histoire du droit criminel romain
présente un grand intérêt pour les pénalistes français,
principalement sur le plan de la procédure.

Elle montre en effet comment on est passé
d’une procédure accusatoire,
où l’instruction est menée par un simple particulier
sous le contrôle d’un juge pur arbitre,
à une procédure accusatoire,
où apparaît un accusateur public
et où le juge participe activement à la recherche de la vérité.

Obéissant aux usages et me conformant à la tradition qui veut que, lorsqu’on s’occupe d’institutions juridiques, on remonte à leur source, à leur berceau ordinaire, c’est-à-dire au droit romain, je me propose, avant d’étudier la législation criminelle française, d’esquisser à grands traits les lignes principales relativement à la législation romaine, et d’en donner un aperçu général. On comprend en effet que malgré l’intérêt qui s’attacherait à une étude complète de la matière, on ne puisse donner ici que des notions sommaires sur le droit pénal et la procédure criminelle des Romains.

47. Dans notre droit moderne, toute infraction peut léser un double intérêt, auquel correspond pour le protéger une double action :

1° L’action publique ou pénale, qui tend à infliger au nom de la société une peine au coupable, et à rétablir ainsi l’ordre social troublé par l’infraction ;

2° L’action civile ou privée, ayant pour objet et pour but de faire obtenir à la partie lésée la réparation du préjudice matériel ou moral qui lui a été causé par le fait délictueux. Cette dernière action appartient et est mise en mouvement par la victime de l’infraction, tandis que l’action publique est intentée au nom de la société à laquelle elle appartient, par son représentant, c’est-à-dire par un magistrat du ministère public. Nous verrons plus tard quelles sont les conséquences qui découlent de ce principe que l’action publique appartient à la société et non à l’organe du ministère public, tandis que l’action civile est la propriété de la partie lésée.

48. Dans l’antiquité, on ne connaissait pas cette institution du ministère public.

En Grèce et à Rome, le soin de provoquer la répression des crimes était confié à de simples particuliers, tantôt à la partie lésée, seule, tantôt à tout citoyen armé du droit d’accusation publique, lorsqu’il n’en était pas déclaré incapable ou indigne.

49. Si on voulait comparer ces deux institutions différentes, le ministère public actuel et l’ancien droit d’accusation publique, les enseignements de l’histoire et l’expérience nous apprendraient que trop souvent l’accusateur public, loin de comprendre la grandeur de son rôle et de sa mission, n’avait en vue que son avantage personnel et qu’au lieu d’agir dans l’intérêt de la société en punissant le coupable, il trouvait dans ce droit d’accusation publique, un moyen de se faire connaître, de se mettre en évidence, et de s’ouvrir la voie des honneurs et des dignités, ou suivant les époques, de s’enrichir aux dépens de l’accusé.

Aujourd’hui, au contraire, le représentant de la société est un magistrat impartial, désintéressé, ne devant être exclusivement préoccupé que de l’intérêt social, de la recherche et de la manifestation de la vérité.

Aussi, invoquant le témoignage et l’autorité de Montesquieu, nous conclurons sur le point qui nous occupe en faveur de l’institution moderne du ministère public, qui laisse loin derrière elle cet antique usage de l’accusation publique.

50. Les Romains distinguaient deux espèces de délits : les délits de droit privé delictaprivata et les délits de droit pénal delicta pubtica ou cognitiones extraordinariae, suivant les cas.

Les premiers, qui appartenaient au droit civil, étaient ceux qui ne troublaient pas d’une manière directe l’ordre social et ne lésaient que des intérêts particuliers. Ici la victime du délit avait seule le droit d’agir contre le coupable, exclusivement devant les juridictions civiles dans le principe, et suivant les formes ordinaires de la procédure. En mettant en mouvement une action qui prenait ordinairement le nom du fait générateur de l’obligation, c’est-à-dire ici du délit qui avait été commis, la partie lésée pouvait obtenir une indemnité pécuniaire représentant, suivant les cas, le double, le triple ou le quadruple du préjudice qu’elle avait éprouvé ou de la valeur du corps du délit.

Plus tard, sous l’empire, on sentit la nécessité de réprimer d’une façon plus énergique certains délits privés, et dans plusieurs cas il fut permis à la partie lésée d’exercer à son choix contre le coupable, soit l’action ordinaire, soit une poursuite criminelle dans la forme des cognitionesextraordinariae et entraînant des peines spéciales sans pouvoir d’ailleurs cumuler les deux actions.

51. L’action intentée par la victime d’un délit privé, devant la juridiction civile, était qualifiée d’action pénale, en ce sens que, comme on :vient de le dire, au lieu d’aboutir à la simple réparation du préjudice éprouvé, le chiffre de l’indemnité ainsi obtenue était plus élevé, et en second lieu on ne pouvait pas poursuivre les héritiers du coupable, à moins que, l’action ayant déjà été intentée contre le délinquant lui-même, il y eût eu de son vivant litis contestatio, c’est-à-dire que l’instance fut parvenue à cette phase que la formule ci-dessus servait à caractériser.

52. Les instituts de Gaius et celles de Justinien ne citent que quatre délits privés :

1° Le vol simple, furtum ;

2° Le vol commis avec violence, bona vi rapta ;

3° Le dommage causé injustement, damnum injuria datum, délit prévu et caractérisé par la loi Aquilia ;

4° L’injure, injuria.

Mais cette énumération n’est pas limitative, et les ouvrages de droit romain signalent encore d’autres délits privés, notamment le délit de corruption d’esclaves, et le délit consistant à couper furtivement les arbres d’autrui.

VOL

53. Ne voulant pas entrer ici, bien entendu, dans les détails, je me bornerai à indiquer les éléments constitutifs du vol, en disant qu’à Rome, le vol (contrectatiofraudulosa) est le maniement, l’appréhension frauduleuse « et non pas seulement comme en droit français, la soustraction, l’enlèvement d’une chose » contre le gré du propriétaire ou du possesseur et dans l’intention de tirer des bénéfices de la chose même, de son usage ou de sa possession.

Cette définition du vol en droit romain, est plus large que celle du délit de vol dans le Code pénal français, et aujourd’hui certains délits spéciaux, comme l’abus de confiance, n’étaient à Rome, en cas de violation de prêt, de dépôt, de gage, que des variétés de vol.

54. La loi des douze tables punissait très rigoureusement le délit de vol puisque, indépendamment de la note d’infamie qu’encourait tout voleur, le vol manifeste, correspondant dans une certaine mesure à notre flagrant délit, entraînait la peine capitale et le vol non manifeste, la peine pécuniaire du double de l’intérêt qu’avait la partie lésée à ne pas être volée.

À Rome, on entendait par peine capitale. non seulement la mort, mais encore la perte de la liberté ou du droit de cité.

En cas de vol manifeste, l’homme libre était battu de verges et attribué, addictus, comme esclave à la victime du vol ; l’esclave puni de mort, était précipité du haut de la roche Tarpéienne.

La peine capitale ayant paru avec raison au prêteur trop sévère, ce magistrat y substitua une peine pécuniaire du quadruple.

Sans parler ici des procédures bizarres organisées par la loi des douze tables, pour faire des perquisitions chez les recéleurs, disons que dans le dernier état du droit, et longtemps déjà avant Justinien, les recéleurs étaient punis comme voleurs non manifestes, c’est-à-dire de la peine du double.

DU VOL COMMIS AVEC VIOLENCE
« VI BONORUM RAPTORUM »

55. Ce délit n’est qu’une variété de vol, accompagné seulement de la circonstance aggravante de violence. Ici la partie lésée pouvait à son gré intenter l’action furti ordinaire, ou si elle le préférait, l’action spéciale, vibonorum raptorum, créée par le prêteur et entraînant pendant une année utile contre les auteurs principaux et les complices, une condamnation au quadruple de la valeur de la chose volée, sans s’occuper ici, comme dans le cas précédent, du préjudice éprouvé par la partie lésée, et la condamnation est réduite au simple au bout de l’année.

Le vol proprement dit ne pouvait avoir pour objet que des meubles. On peut voir un cas d’application de cette règle dans la matière de l’usucapion, où il est dit qu’il n’était pas permis d’acquérir par cette voie les choses volées et les immeubles occupés par violence.

DOMMAGE CAUSÉ INJUSTEMENT
« DAMNUM INJURIA DATUM »

56. Aujourd’hui, l’article 1382 du Code civil consacre un principe d’éternelle justice, en décidant que celui qui par sa faute cause à autrui un dommage, doit le réparer.

Cette règle consacrée à la fois, par la religion, par la morale et par la loi positive, n’est que la traduction et la mise en œuvre de cette ancienne maxime : Neminem non laedere, ou de ce précepte chrétien : « ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit ».

A Rome, le délit connu sous le nom de damnum injuria datum, prévu et puni par la loi Aquilia, ne comprenait que le dommage causé injustement dans certains cas et sous certaines conditions déterminées par la loi, qui contenait à cet égard trois chefs qu’il serait oiseux d’analyser ici. Disons seulement qu’une telle étude aurait pour résultat de rappeler la rigueur du droit civil romain et la façon ingénieuse et habile qu’employait le préteur pour faire triompher en définitive la justice et l’équité, en élargissant la sphère étroite du droit civil et en permettant, par des extensions successives, de faire réparer le dommage causé en dehors des conditions prévues primitivement par la loi Aquilia.

DÉLIT D’INJURE
« INJURIA »

57. Le délit d’injure consiste dans des faits matériels ou moraux, multiples et variés, pouvant en général entacher l’honneur et porter atteinte à la considération d’autrui.

Ce délit a été sanctionné d’une façon qui a varié avec les époques et qui a fini par être une réparation pécuniaire avec note d’infamie. Sous la dictature de Sylla, une loi Cornelia, permit à la victime de l’injure, de choisir et d’opter entre l’ancienne action pécuniaire et une poursuite criminelle.

Nous arrivons ainsi aux délits de droit pénal, c’est-à-dire à ceux qui appartiennent plus spécialement à notre sujet.

DÉLITS DE DROIT PÉNAL

58. Les délits de droit pénal appartenant non plus au droit privé, comme les delictaprivata, mais au droit public interne, étaient ceux qui portaient atteinte à l’ordre social.

Pour la poursuite et la répression de ces infractions, il y eut à Rome une organisation judiciaire qui varia suivant les cas et suivant les époques, et des juridictions criminelles connues les unes sous le nom de quaestionesperpetuae, les autres sous le nom de cognitiones extraordinariae, qui méritent surtout d’appeler notre attention.

Tout porte à penser qu’à l’origine les poursuites au criminel furent rares, et que dans le principe la plupart des crimes ou des délits, sauf ceux qui portaient atteinte à la sûreté de l’état ou les crimes atroces, ne donnaient lieu qu’à des réparations pécuniaires demandées et obtenues par la victime de l’infraction.

59. Sans parler du droit du père de famille, qui était armé à l’origine du droit de vie et de mort sur ses enfants, et qui exerçait une juridiction familiale ; sans parler des rois et après eux des consuls, à qui on doit reconnaître peut-être, bien que cela ait été contesté, un droit de juridiction criminelle, l’histoire nous apprend que dans tous les cas à partir d’une certaine époque, les juridictions criminelles à Rome furent le Sénat ou le peuple réuni dans ses comices, s’il s’agissait de citoyens romains et si le crime était de nature à entraîner une peine capitale, c’est-à-dire emportant la mort ou la perte de la liberté ou de la cité, parce que le peuple seul pouvait prononcer cette peine.

Dans les premiers siècles, le peuple romain s’était montré jaloux et fier de son droit de juridiction, et les comices chacun dans leur sphère d’attribution, les comices par centuries, et dans certains cas les comices par tribus, avec les auxiliaires qui les entouraient, avaient suffi ainsi que le Sénat à leur tâche, avec une population à l’origine relativement restreinte. Mais à mesure que l’État s’agrandit avec la conquête et que le nombre des crimes augmenta en même temps que la population, l’insuffisance des peines pécuniaires et les nécessités des peines corporelles pour assurer une répression efficace, se fit sentir davantage.

Il devenait alors matériellement impossible aux comices et au Sénat de juger eux-mêmes tous les faits délictueux qui leur étaient soumis. Alors très souvent, en fait, ils déléguaient leur juridiction à des magistrats pour prendre connaissance d’une affaire déterminée (quaestio) ; la cause finie, la délégation expirait. On comprit l’importance et l’utilité de la création et de l’organisation de ces juridictions, d’abord temporaires, où l’expédition des affaires était plus prompte que devant le Sénat ou devant les comices. C’est ainsi qu’une réforme législative s’opéra peu à peu dans l’organisation judiciaire, et au lieu de commissions temporaires et nommées en vue d’une affaire déterminée, des lois nombreuses, à partir du VIIe siècle, établirent successivement des commissions permanentes, c’est-à-dire annuelles, pour un genre déterminé de crimes sous le nom de quaestionesperpetuae.

60. Ces quaestionesperpetuae introduisirent de la régularité dans la procédure criminelle.

En effet, les lois judiciaires qui ont organisé les quaestionesperpetuae, forment en général un code pour chaque quaestio . Chacune de ces lois définissait et caractérisait le crime, déterminait la pénalité et faisait connaître la juridiction compétente, l’étendue plus ou moins grande de ses attributions, et la procédure à suivre devant elle. C’est ce qui fit dire plus tard au jurisconsulte français Pierre Ayrault qu’à l’époque des quaestiones perpetuae à Rome, chaque crime eut son magistrat.

On dit quelquefois qu’à Rome les peines étaient arbitraires. Dans tous les cas cette règle ne s’appliquait pas aux crimes faisant l’objet d’une quaestioperpetuae, puisqu’ils étaient sanctionnés par une peine déterminée à l’avance et en général très sévère. Pour ne citer qu’un exemple, je rappelle que le parricide d’après la loi Pompéïa de parricidiis était battu de verges jusqu’au sang, cousu ensuite dans un sac avec un chien, un coq, un singe, une vipère et jeté dans la mer ou dans un fleuve. Ici on pouvait même poursuivre le coupable après sa mort, faire le procès au cadavre.

Dans le principe, les quaestiones perpetuae furent instituées pour des crimes purement politiques.

61. La première établie en l’an 605 de Rome, en vertu de la loi Calpurnia, fut la quaestio pecuniae repetundae, contre la concussion, que Calpurnius Pison, tribun du peuple, fit décréter, et la loi Calpurnia fut suivie de nombreuses lois de repetundis.

On peut citer encore la loi maria de Ambita en 635, qui organisa la quaestio ambitus contre le crime qui consistait dans l’emploi de moyens illicites pour capter les suffrages, et la quaestio peculatus contre le vol des deniers de l’État. La loi Apuleiade majestate minuta, en 652, établit la quaestio de majestate, pour juger les personnes coupables d’avoir porté atteinte à la majesté de la République, etc.

Plus tard, des quaestiones perpetuae furent créées pour des crimes qui intéressaient moins l’ordre public, comme le faux, lex cornelia de falsis, le meurtre, lexcornelia de sicaris, le parricide, lex Pompeia de parricidiis, l’adultère, lex Julia de adulteriis, etc., etc.

62. Les crimes qui n’étaient pas prévus par une loi et auxquels, par conséquent, le système des quaestionesperpetuae n’était pas applicable faisaient, comme par le passé, l’objet de poursuites devant les Comices ou le Sénat, qui pouvaient juger eux-mêmes ou déléguer, comme cela avait lieu le plus souvent en fait, la juridiction au préteur ou à un quaestor particulier jugeant seul, sans l’assistance de juges-jurés, judices-jurati, on disait alors qu’il y avait une cognitio extraordinaria ou crimen extraordinarium.

Ces accusations, ainsi que cela résulte de leur dénomination, devaient être exceptionnelles dans le principe ; mais comme le nombre des lois organisant des quaestiones perpetuae ne correspondait pas au nombre et à la variété des crimes qui se multipliaient avec la population, les cognitiones extraordinariae reçurent une telle extension qu’elles finirent par devenir, pour ainsi dire, la règle et les quaestionesperpetuae, l’exception. Sans entrer ici dans les détails, je me bornerai à faire remarquer que, comme nous l’apprend le jurisconsulte Paul, c’était par voie de crimenextraordinarium qu’on poursuivait ceux qui attaquaient la religion officielle, et que c’est ainsi que furent poursuivis les martyrs chrétiens pendant l’ère des persécutions religieuses

Ce qui caractérisait les cognitiones extraordinariae ou crimina extraordinaria, c’est qu’ici en général le droit d’accusation n’appartenait qu’à la partie lésée, que les consuls, préteurs ou présidents des provinces, jugeaient sans assistance de jurés, que la procédure et que la peine étaient entièrement arbitraires.

Au contraire, nous allons rencontrer d’autres principes suivis devant les quaestionesperpetuae appelées encore judiciapublica, et ce sont ces règles dont l’étude peut offrir un intérêt véritable en les comparant à celles qui sont en vigueur dans notre législation criminelle actuelle.

ORGANISATION ET COMPOSITION
DES « QUAESTIONES PERPETUAE »

63. On rencontre comme éléments entrant dans la composition des quaestionesperpetuae  : le prêteur ou son délégué, judex quaestionis, et les juges-jurés.

Le prêteur préside les débats, mais ce sont les judicesjurati qui jugent. C’est devant le préteur et sous sa surveillance que s’ouvre le débat, c’est lui qui préside au jugement. Les juges qui siégent à ses côtés sont de simples particuliers, pris soit parmi les sénateurs, soit parmi les chevaliers, soit parmi les différentes classes de la société, suivant les fameuses lois judiciaires qui agitèrent tant la république romaine.

Pour être juge, il fallait être âgé de 30 ans au moins et de 60 ans au plus, être domicilié à Rome où dans le rayon d’un mille autour de Rome ; le préteur ne devait choisir que des hommes d’une moralité connue, judicesselecti, ils prenaient le nom de judices jurati, quand ils avaient prêté serment. Pour constituer les juges qui devaient prendre part au jugement du procès, il y avait lieu à une double opération : la composition de la liste annuelle et la composition de la liste du judicium, nous dirions aujourd’hui la liste du jugement.

Le préteur dressait tous les ans une liste de juges qui devaient être appelés à statuer dans les matières civiles et criminelles, judicesselecti, judicesin albo relati, c’est sur cette liste générale qu’on prenait les juges spéciaux de chaque affaire, et dont le nombre était plus ou moins considérable suivant les cas. Le principe était que tout citoyen ne devait avoir que des juges de son choix ; de là le nom de judices editii (juges proposés). Le choix des juges du judicium, se faisait sur la liste annuelle de deux façons, par editio ou par subsortitio. Dans le premier cas, l’accusateur proposait par exemple un nombre de juges double de celui qui était nécessaire pour le jugement; l’accusé pouvait en récuser la moitié, mais ce système, on le conçoit, était dangereux pour lui. Dans le second cas, c’était le tirage au sort sur tous les noms de la liste annuelle qui permettait de composer la liste du judicium. L’accusateur et l’accusé avaient le droit de récusation sans indication de motifs.

Lorsque le nombre fixé pour l’affaire était atteint, les juges prêtaient serment de juger suivant les lois. Il y avait, comme on le voit, une certaine analogie entre les règles suivies à Rome et les règles actuelles, pour arriver à la composition du jury chargé de statuer sur le sort de l’accusé. Je rappelle qu’en droit romain les juges jurés avaient la plénitude de juridiction ...

PROCÉDURE ANTÉRIEURE AUX DÉBATS

64. Tout citoyen pouvait se porter accusateur, excepté les magistrats, les mineurs, les personnes notées d’infamie, les affranchis à l’égard de leurs patrons, les femmes, mais ces dernières pouvaient agir pour faire punir l’assassin de leurs parents.

L’accusation pouvait atteindre toute personne, mais les magistrats en charge ou les absents, reipublicae causa, ne devaient pas être poursuivis avant la fin de leur magistrature ou leur retour. L’accusateur, après avoir obtenu l’autorisation du magistrat, ut sibi liceret nomen deferre, et après avoir fait connaître le nom de l’accusé et la nature du fait incriminé prêtait serment, perseveraturumse in crimine usque ad sententiam, serment sanctionné par des peines sévères établies contre le praevaricatio et le terjiversatio (loi 1, § 1 d, ad senatuc turpill).

On voulait prévenir ainsi, par des peines rigoureuses et une grave responsabilité pour l’accusateur, toute collusion entre lui et l’accusé, tout abandon de l’accusation ; aussi bien que les accusations qui ne seraient qu’un acte de haine et de vengeance contre l’accusé.

L’affaire était ensuite mise au rôle, si je puis ainsi dire, avec inscription du nom de l’accusateur et de l’accusé ; le préteur fixait le jour de la comparution devant le judicium publicum, cette fixation s’appelait la diei dictio. On accordait souvent à l’accusateur et à l’accusé un délai étendu ; c’est ainsi que Cicéron dans le procès contre Verrès qu’il poursuivait pour concussion, demanda et obtint un délai de 110 jours pour aller recueillir en Sicile les éléments de son accusation.

Ce délai était employé par les parties adverses à réunir les moyens d’attaque et de défense. L’accusateur était complètement maître de ce que nous appelons aujourd’hui l’action publique, c’était à lui qu’était confié le soin d’assurer la répression du crime. Il procédait à tous les actes d’instruction, il obtenait pour accomplir son œuvre une commission du magistrat, une lex, qui l’investissait pour toutes ses recherches d’une partie de la puissance publique, et il pouvait contraindre les particuliers à lui obéir. L’accusé, de son côté, avait le droit de suivre l’accusateur soit par lui-même, soit par un mandataire et de contrôler ses actes d’instruction, de manière à préparer sa défense.

Pendant l’instruction, l’accusé restait ordinairement en liberté sous caution. Toutefois, dans le dernier état du droit, le magistrat pouvait, suivant les circonstances, ordonner la détention préventive. La position d’accusé entraînait certaines incapacités. Ainsi un citoyen accusé ne pouvait briguer une fonction publique ; mais comme il arrivait qu’on dirigeait des accusations calomnieuses contre des candidats, uniquement pour gêner leur candidature, on reconnut aux accusés le droit de poser leur candidature, à la condition de faire juger le procès ayant l’élection.

J’ai déjà apprécié ce droit d’accusation publique et signalé ses inconvénients en le comparant à l’institution du ministère public, qui faisait l’admiration de Montesquieu, et que la plupart des nations de l’Europe ont empruntée à notre organisation judiciaire. Nous avons déjà constaté que le mobile de l’intérêt public et du bien général n’inspira que rarement l’accusateur public dans l’antiquité en Grèce et à Rome, et que loin d’être impartial et désintéressé, il n’agissait le plus souvent que dans un intérêt de vengeance, d’ambition ou de cupidité.

PROCÉDURE DES DÉBATS

65. Au jour fixé pour les débats, l’audience s’ouvrait au forum. Le préteur entouré de ses licteurs était assis sur sa chaise curule. Au-dessous de lui, en demi-cercle, étaient rangés sur un plan inférieur, les juges-jurés, en face d’un côté, l’accusateur avec ses témoins ; de l’autre, l’accusé revêtu d’habits sordides pour exciter la compassion, avec ses témoins, ses parents et ses laudatores. La foule de citoyens entourait l’enceinte et formait comme une ceinture autour du tribunal, corona concessus cinctus.

L’accusateur avait le premier la parole, il indiquait les preuves et en discutait le mérite à l’avance ; après lui, l’accusé ou ses défenseurs prenaient à leur tour la parole. Après les plaidoiries venait l’altercation ; c’était une espèce de dialogue entre les avocats qui avaient le droit de se poser des questions auxquelles il fallait répondre sur le champ, cela suppléait à la réplique. On passait ensuite à l’examen des preuves ; mais plus tard, et c’est ce que fit Cicéron dans son procès contre Verrès, la déposition des témoins précéda les plaidoiries au lieu de les suivre.

66. Des preuves — Les principaux moyens de preuve consistaient dans les témoignages et les écrits. Toute personne pouvait être témoin, sauf les impubères, les gens notés d’infamie, ceux qui avaient été condamnés dans un judiciumpublicum. Les témoins prêtaient serment et étaient interrogés, non par le président ou les juges, comme aujourd’hui, mais par les parties ou par les avocats, qui avaient le droit de presser les témoins ; c’était même là où se déployait leur habileté. On peut également rappeler ici la règle qui était universellement admise dans notre ancienne législation : testis unus, testis nullus, ou, comme dit Loysel : « Voix d’un voix de nun ». Mais à Rome, à la différence de ce qui se passa plus tard en France sous le régime des preuves légales, quel que fut le nombre des témoignages le juge n’était pas lié, enchaîné, il conservait son entière indépendance et pouvait statuer suivant les inspirations de sa conscience.

Une autre preuve empruntée aux Grecs et admise également à Rome fut l’emploi de la torture. Les esclaves seuls la subissaient sous la république ; mais sous l’empire, depuis l’introduction des crimes de lèse-majesté, les hommes libres y furent soumis comme les esclaves. Il est inutile d’insister pour prouver qu’un semblable moyen de provoquer la manifestation de la vérité était inique, et pour combattre une semblable mesure il suffit d’invoquer le sentiment d’humanité, qui ne veut pas qu’on inflige la torture à un accusé qui peut être innocent ; j’ajoute qu’on doit attacher peu de valeur à des aveux arrachés par la souffrance.

L’accusé avait une ressource destinée à lui attirer la faveur des juges ; il pouvait faire entendre des laudatores, qui venaient exalter ses mérites et ses vertus ; cela correspondait un peu à la preuve par cojuratores, que nous rencontrerons bientôt dans le droit germanique.

PROCÉDURE POSTÉRIEURE AUX DÉBATS

67. Après la clôture des débats, il restait à procéder dans les cas ordinaires au vote, sauf s’il y avait lieu à de nouvelles plaidoiries. Dans le principe, les juges votaient à haute voix ; à partir du septième siècle, le vote fut rendu secret par les lois cassia et coelia. Chaque judex recevait une tablette sur laquelle il inscrivait l’une des lettres suivantes : A (absolvo) ou C (condemna) ou N. L. (non liquet), suivant qu’il voulait absoudre, condamner ou déclarer qu’il n’était pas suffisamment informé, et demandait une nouvelle information (ampliatio). Chacune des trois solutions ci- dessus était admise à la majorité absolue ; en cas de partage, il y avait lieu à un acquittement.

Un bulletin blanc comptait pour la condamnation. L’accusateur qui faisait condamner l’accusé avait droit à une récompense, ce qui produisit les délateurs ; en cas de calomnie, il encourait certaines peines. L’acquittement n’était définitif que s’il n’y avait pas eu collusion entre l’accusateur et l’accusé, car alors d’autres citoyens auraient pu reprendre l’accusation.

68. Comme on a pu le voir par les détails qui précèdent, la procédure des quaestionesperpetuae ou judiciapublica reposait sur quatre idées essentielles, dont les unes s’éloignent et dont les autres, au contraire, se rapprochent de nos idées modernes :

1° Le droit d’accusation pour tous les citoyens, sauf pour ceux qui étaient déclarés incapables et indignes ;

2° La procédure orale ;

3° La publicité des débats ;

4° Le jugement par jurés.

Cette procédure des quaestiones perpetuae fut en faveur surtout sous la république romaine ; c’est dans cette période de l’histoire qu’on assiste à leur création, à leur évolution, à leur développement ; mais sous l’empire, de nouveaux principes, de nouvelles idées, se firent jour et s’introduisirent dans la législation, et on vit peu à peu les quaestiones perpetuae tomber en désuétude, et faire place aux cognitionesextraordinariae. On a fait observer que les principales causes qui amenèrent le discrédit de l’institution des quaestiones perpetuae, et qui favorisèrent les cognitiones extraordinariae ou criminaextraordinaria, furent :

1° La corruption éhontée exercée sur les juges, comme nous l’affirment tous les historiens ;

2° La charge très lourde qui résultait de l’obligation de siéger comme juges, dès que ces fonctions furent accessibles à toutes les classes de citoyens, au lieu d’être un droit exclusif pour les patriciens et les chevaliers, et le moyen d’assurer leur prépondérance politique ;

3° L’incompatibilité de ces réunions populaires, et de ces discussions au forum, avec un gouvernement despotique et ombrageux, qui devait préférer, à ces juridictions jalouses de leur indépendance, un tribunal composé d’un juge unique placé directement sous l’autorité des empereurs.

Aussi, sans insister sur l’attribution faite par Tibère au Sénat de la connaissance des crimes politiques et de lèse-majesté, sans parler d’une juridiction nouvelle, la cognitio caesaris, on vit la juridiction du praefectus urbi, grandir à mesure que celle des judices setecti diminua, et presque toutes les causes criminelles furent portées devant lui à son prétoire (auditorium), et dans les provinces devant le président et les defensorescivitatum.

Dioclétien ne fit donc que consacrer législativement une révolution depuis longtemps faite dans les mœurs, en abolissant l’ancien ordo judiciorum, tant en matière criminelle qu’en matière civile, et en substituant à la procédure ordinaire, la cognitio extraordinaria.

69. Ces changements donnèrent naissance à trois principes nouveaux en matière criminelle :

Le premier fut le droit d’appel au tribunal du prince (sacrum auditorium), qui était admis dans toutes les affaires criminelles, sauf de rares exceptions.

Le second, ce fut l’intervention du magistrat dans l’inquisitio, le rassemblement des preuves, lorsque l’accusateur public venait à faire défaut.

Le troisième consista à recueillir les preuves par écrit au moyen de procès-verbaux résumant les interrogatoires des accusés et les dépositions des témoins.

Cette introduction de l’écriture dans la procédure, fut la conséquence nécessaire de l’admission du droit d’appel, comme cela a lieu aujourd’hui devant nos tribunaux de première instance, où on recueille par écrit notamment les dépositions des témoins en vue du droit d’appel, et pour permettre à la juridiction supérieure de pouvoir statuer sans entendre de nouveau les témoins, quand cela est possible.

Si on veut rappeler ici le principe qui a inspiré le droit pénal des Romains, on peut dire que c’est l’idée d’intimidation, combinée accessoirement avec l’idée de correction, d’amendement. Les peines sont en général sévères comme on en a vu un exemple pour le crime de parricide.

Telles furent les règles qui étaient en vigueur à Rome dans le dernier état du droit, lorsque l’invasion des barbares vint détruire l’empire d’occident, et introduire des éléments nouveaux de population et de législation, dont la réunion et la fusion avec l’ancien élément produira plus tard l’unité de population et de législation en France.

Signe de fin