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LES CAPITULAIRES
DE CHARLEMAGNE

Extrait de
« Histoire de la civilisation en France »
de M. GUIZOT ( Paris 1853 )

Cette étude retient l’attention sous plusieurs aspects ;
nous nous en tiendrons aux trois principaux.

D’abord, elle montre qu’à la suite des grandes invasions
les techniques législatives furent complètement oblitérées.

Ensuite, elle fait ressortir que le fondement
d’une nouvelle législation doit être recherché
dans la règle morale et dans la loi naturelle.

Enfin elle permet de constater que l’absence
de séparation des pouvoirs, notamment
du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel,
conduit à une regrettable confusion des idées,
à un mélange des genres où l’on confond
ce qui relève des fondements de la civilisation
et de ce qui ressort à la gestion quotidienne de la vie sociale.

Vingt et unième leçon

 

J’ai essayé de résumer le règne de Charlemagne et ses résultats, en le considérant dans ses guerres, dans son gouvernement, dans son influence sur le développement intellectuel. Sous le premier point de vue, le tableau que j’ai eu l’honneur de mettre sous vos yeux me paraît suffisant ; il laisse, je crois, sur le rôle des guerres de Charlemagne dans l’histoire de la civilisation en Occident, des idées assez complètes et précises ; je ne pourrais d’ailleurs en dire davantage sans raconter les événements.

Quant au gouvernement de Charlemagne et à son action sur les esprits, ce que j’ai dit dans notre dernière réunion est prodigieusement incomplet, et je puis, sans me perdre dans les détails, serrer d’un peu plus près les faits et les questions. Je vais donc le tenter.

La législation de Charlemagne nous occupera aujourd’hui. Ce qu’il a fait pour le développement intellectuel, l’histoire des hommes distingués qui ont vécu et travaillé sous son influence sera l’objet des réunions prochaines.

On croit communément que le mot «  capitulaires » ne désigne que les lois de Charlemagne. C’est une erreur. On appelle de ce nom, capitula, petits chapitres, toutes les lois des rois francs. Je n’ai rien à dire aujourd’hui des capitulaires, d’ailleurs peu importants, de la première race. Il nous en reste 152 de la seconde … Ces capitulaires sont divisés en articles, qu’on appelle aussi souvent capitula.

Je ne compte ici que les actes des Carlovingiens qui ont régné en France ; plusieurs des descendants de Charlemagne, établis en Allemagne et en Italie, ont laissé aussi des capitulaires ; mais je n’ai point à m’en occuper.

Ceux que je viens de rappeler nous sont parvenus sous deux formes différentes. Nous les avons en autant d’actes distincts, épars dans les manuscrits, tantôt avec, tantôt sans date ; et il en existe un recueil fait dans le cours du IXe siècle, et divisé en sept livres. Les quatre premiers livres furent l’ouvrage d’Anségise, abbé de Fontenelle, l’un des conseillers de Charlemagne, mort en 833 ; il rassembla et classa les capitulaires de ce prince et une partie de ceux de Louis le Débonnaire…

Les capitulaires ont été publiés plusieurs fois. La meilleure de ces éditions est, sans contredit, celle de Baluze, en deux volumes in-folio, (Paris,1677). C’est non- seulement la meilleure, mais, indépendamment de toute comparaison, elle passe pour excellente : « De toutes les sources du droit du moyen âge, vient de dire tout récemment M. de Savigny, aucune n’a été aussi bien travaillée et rendue d’un usage aussi commode que les capitulaires dans l’excellente édition de Baluze ». Elle est, en effet, beaucoup plus complète et plus soignée que celles de Lindenbrog, Pithou, Hérold, du Tillet, etc. Baluze avait rassemblé un grand nombre de manuscrits ; il a publié des fragments et des capitulaires entiers jusque-là inédits, son travail peut être regardé comme une grande et bonne collection de textes ; mais , à vrai dire , c’est là tout son mérite.

Abordons l’examen des capitulaires mêmes.

Au premier coup d’œil, il est impossible de ne pas être frappé de la confusion qui règne sous ce mot ; il couvre indistinctement tous les actes insérés dans le recueil de Baluze ; et pourtant la plupart sont essentiellement différents. Qu’arriverait-il si dans quelques siècles on prenait tous les actes d’un gouvernement de nos jours, de l’administration française, par exemple, sous le dernier règne, et que, les jetant pêle-mêle sous un même nom, on donnât ce recueil pour la législation, le code de cette époque ? Évidemment ce serait un chaos absurde et trompeur ; des lois, des ordonnances, des arrêtés, des brevets, des jugements, des circulaires, y seraient au hasard rapprochés, assimilés, confondus.

C’est précisément ce qui est arrivé pour les capitulaires. Je vais décomposer, sous vos yeux, le recueil de Baluze, en classant, selon leur nature et leur objet, les actes de tous genres qui s’y trouvent : vous verrez quelle en est la variété. On y rencontre, sous le nom de capitulaires :

VARIÉTÉ DES CAPITULAIRES

D’anciennes lois nationales révisées et publiées de nouveau : la loi salique , par exemple.

Des extraits des anciennes lois salique, lombarde, bavaroise, etc., extraits publiés évidemment dans une intention particulière, pour un certain lieu, un certain moment, et à l’occasion de quelque besoin spécial que rien ne nous indique plus.

Des additions aux anciennes lois, à la loi salique, à la loi des Lombards, à celle des Bavarois, etc. Ces additions semblent faites dans une forme et avec des solennités particulières ; celle qui se rapporte à la loi salique est précédée, dans un ancien manuscrit, par ces mots : «  Ce sont ici les articles que le seigneur Charles le Grand, empereur, a fait écrire dans son conseil, et a ordonné de placer entre les autres lois ».

Le législateur paraît même demander plus expressément à ce sujet l’adhésion de la population ; en 803, c’est-à-dire, dans la même année où furent faites des additions à la loi salique, Charlemagne donne pour instruction à ses missi : «  Que le peuple soit interrogé au sujet des articles qui ont été récemment ajoutés à la loi ; ,et après que tous auront consenti, qu’ils apposent auxdits articles leur confirmation et leur signature ».

Des extraits des actes des conciles et de toute la législation canonique : le grand capitulaire rendu à Aix-la- Chapelle en 789, et une foule d’articles répandus dans les autres ne sont rien de plus.

Des lois nouvelles, dont les unes sont rédigées dans des assemblées générales, avec le concours des grands laïques et des grands ecclésiastiques réunis, ou des ecclésiastiques seuls, ou des laïques seuls ; tandis que les autres paraissent l’ouvrage de l’empereur seul, et ressemblent à ce que nous appellerions aujourd’hui des ordonnances. Ces distinctions ne sont pas marquées par des caractères bien précis ; cependant, en y regardant de près, on parvient à les reconnaître.

De pures instructions données par Charlemagne à ses missi, au moment où ils partent pour les provinces, et qui ont pour objet , tantôt de régler leur conduite , tantôt de les diriger dans leurs recherches, souvent de les employer comme intermédiaire, comme moyen de communication entre le peuple et l’empereur. Les actes de ce genre, fort étrangers, en partie du moins, à la législation, sont en grand nombre dans les capitulaires ; des articles d’une tout autre nature s’y trouvent quelquefois mêlés.

Des réponses données par Charlemagne à des questions qui lui sont adressées par les comtes, ou les évêques, ou les missi dominici, à l’occasion de difficultés qui se sont présentées à eux dans leur administration. Il résout ces difficultés, qui portent tantôt sur des matières que nous appellerions législatives, tantôt sur des faits de simple administration, tantôt sur des intérêts particuliers.

Des questions que Charlemagne se propose de faire, soit aux évêques, soit aux comtes, quand ils viendront à l’assemblée générale. Il les faisait évidemment rédiger d’avance, pour se rendre compte à lui-même de ce qu’il avait besoin de savoir et voulait demander. Ces questions, qui sont au nombre des actes les plus curieux du recueil, ont en général un caractère de blâme et de leçon pour ceux à qui elles s’adressent. En voici quelques-unes qui feront juger de la liberté d’esprit de Charlemagne, et de son bon sens ; je traduis textuellement :

Pourquoi il se fait que, soit sur les marches, soit à l’armée, lorsqu’il y a quelque chose à faire pour la défense de la patrie, l’un ne veuille pas prêter appui à l’autre.

D’où viennent ces continuels procès par lesquels chacun veut avoir ce qu’il voit posséder à son pareil.

Demander à quels sujets et en quels lieux les ecclésiastiques font obstacle aux laïques et les laïques aux ecclésiastiques, dans l’exercice de leurs fonctions. Rechercher et discuter jusqu’à quel point un évêque ou un abbé doit intervenir dans les affaires séculières, et un comte ou tout autre laïque dans les affaires ecclésiastiques. Les interroger d’une façon pressante sur le sens de ces paroles de l’apôtre : « Nul homme qui combat au service de Dieu ne s’embarrasse des affaires du monde ». À qui s’adressent-elles ?

Demander aux évêques et aux abbés de nous déclarer avec vérité ce que veulent dire ces mots dont ils se servent souvent : « Renoncer au siècle » ; et à quels signes on peut distinguer ceux qui renoncent au siècle de ceux qui suivent encore le siècle : est-ce à cela seul qu’ils ne portent point d’armes et ne sont pas mariés publiquement ?

Demander encore si celui-là a renoncé au siècle, qui travaille chaque jour, n’importe par quel moyen, à accroître ses possessions, tantôt promettant la béatitude du royaume des cieux , tantôt menaçant des supplices éternels de l’enfer ; ou bien, sous le nom de Dieu ou de quelque saint, dépouillant de ses biens quelque homme, riche ou pauvre, simple d’esprit et peu avisé, de telle sorte que ses héritiers légitimes en soient privés, et que la plupart, à cause de la misère dans laquelle ils tombent, soient poussés à toutes sortes de désordres et de crimes, et commettent presque nécessairement des désordres et des brigandages.

À coup sûr, de telles questions ne ressemblent point à des articles de loi.

Certains capitulaires ne sont pas même des questions; Mais de simples notes, des memoranda, pour ainsi dire, que Charlemagne semble avoir fait écrire pour lui seul, et afin de ne pas oublier telle ou telle mesure qu’il se proposait de prendre. On lit, par exemple, à la suite d’un capitulaire ou instruction aux missi dominici, de l’an 803, ces deux articles :

Il nous faudra ordonner que ceux qui nous amèneront des chevaux en don fassent inscrire leur nom sur chaque cheval. Qu’il en soit de même pour les vêtements des abbayes.

Il nous faudra ordonner que partout où l’on trouvera des vicaires faisant ou laissant faire quelque chose de mal, on les chasse, et l’on en mette de meilleurs.

Je pourrais citer plusieurs autres textes de ce genre.

10° D’autres articles contiennent des jugements, des arrêts, recueillis sans doute dans l’intention de les faire servir à établir une jurisprudence. Ainsi, je lis dans un capitulaire de l’an 803 ;

De l’homme qui se saisit d’un esclave. Il lui a ordonné de tuer ses maîtres, deux enfants, l’un qui avait neuf ans, l’autre onze ; ensuite, et après que l’esclave a eu tué les enfants, ses maîtres, il l’a fait jeter lui-même dans une fosse. Il a été jugé que ledit homme paierait un wergeld pour l’enfant de neuf ans, un double wergeld pour celui de onze, un triple wergeld pour l’esclave qu’il avait rendu meurtrier, et en outre notre ban.

C’est là évidemment un jugement rendu sur un cas particulier, et inséré dans les capitulaires pour servir de règle dans les cas semblables.

11° On y rencontre également des actes de pure administration financière, domestique, des actes relatifs à l’exploitation des domaines de Charlemagne, et qui entrent à ce sujet dans les plus minutieux détails. Le fameux capitulaire intitulé De villis en est un exemple. Plusieurs articles épars ont le même caractère.

12° Enfin, indépendamment de tous les actes si divers que je viens d’énumérer, les capitulaires contiennent des  actes purement politiques, des mesures de circonstance, des nominations, des recommandations, des différents terminés. J’ouvre le capitulaire rendu en 794 dans l’assemblée de Francfort, et dans les cinquante-quatre articles qui le composent je trouve :

(Art. 1er) Des lettres de grâce accordées à Tassilon, duc des Bavarois , qui s’était révolté contre Charlemagne.

(Art. 6) Des dispositions sur la querelle de l’évêque de Vienne et de l’archevêque d’Arles, ainsi que sur les limites des diocèses de la Tarentaise, d’Embrun et d’Aix. On lit des lettres du pape à ce sujet ; on décide qu’on le consultera de nouveau.

(Art. 7) Sur la justification et la réconciliation de l’évêque Pierre.

(Art. 8) Sur la déposition du prétendu évêque Gerbod, dont l’ordination était douteuse.

(Art. 53) Charlemagne se fait autoriser par l’assemblée des évêques, et d’après le consentement du pape, à garder auprès de lui l’évêque Hildebold, pour l’administration des affaires ecclésiastiques.

(Art. 54) Il recommande Alcuin à la bienveillance et aux prières de l’assemblée.

N’est-ce pas là de la pure politique de circonstance ? Y a-t-il rien de moins législatif ?

Ainsi, Messieurs, à un premier coup d’œil, par le simple examen de la nature de ces divers actes, et sans entrer encore dans aucun détail sur leur contenu, vous voyez déjà combien est fausse l’idée générale, l’idée commune qu’on se fait des capitulaires : ils forment tout autre chose qu’un code ; ils contiennent tout autre chose que des lois.

CLASSEMENT DES CAPITULAIRES

Pénétrons maintenant, pour en juger de plus près, dans l’intérieur même du recueil ; examinons les articles dont chaque capitulaire se compose : nous y trouverons la même variété, la même confusion ; nous reconnaîtrons pareillement l’insuffisance de l’étude dont ils ont été jusqu’ici l’objet, et la fausseté de la plupart des résultats qu’on en a déduits.

J’ai décomposé en huit parties les soixante-cinq capitulaires de Charlemagne, en classant sous huit chefs, selon la nature des dispositions, les articles qu’ils comprennent. Ces huit chefs sont : 1° la législation morale, 2° la législation politique, 3° la législation pénale, 4° la législation civile, 5° la législation religieuse, 6° la législation canonique, 7° la législation domestique, 8° la législation de circonstance.

Je vais mettre sous vos yeux le tableau complet de cette classification : [dans l’esprit de ce site, il ne nous a pas paru utile de reproduite ces tableaux].

Je reprendrai ensuite chacun de ces chefs, pour vous donner une idée des dispositions qui s’y rapportent …

I – La législation morale. J’ai classé sous ce nom les articles qui n’ont rien d’impératif ni de prohibitif, qui, à vrai dire, ne sont point des lois, mais de simples conseils, des avertissements ou des préceptes purement moraux. En voici quelques-uns :

L’avarice consiste à désirer ce que possèdent les autres, et à ne rien donner à personne de ce qu’on possède, et, selon l’apôtre, elle est la racine de tous les maux.

Ceux-là font un gain honteux, qui, dans une vue de gain et par divers artifices, s’appliquent à amasser toute sortes de choses.

Il faut pratiquer l’hospitalité.

Interdisez-vous avec soin les larcins, les mariages illégitimes et les faux témoignages, comme nous vous y avons souvent exhortés, et comme les interdit la loi de Dieu.

Le législateur va plus loin : il semble se croire responsable de la conduite de tous les individus, et s’excuse de ne pouvoir y suffire :

Il faut, dit-il, que chacun s’applique à se maintenir lui-même, selon son intelligence et ses forces, au saint service de Dieu et dans la voie de ses préceptes ; car le seigneur empereur ne peut veiller sur chacun individuellement avec tout le soin nécessaire, et retenir chacun dans la discipline.

N’est-ce pas là de la pure morale ? De telles dispositions sont étrangères aux lois des sociétés naissantes et à celles des sociétés perfectionnées : ouvrez la loi salique et nos codes ; vous n’y trouverez rien de semblable ; ils ne s’adressent point à la liberté humaine pour lui donner des conseils ; ils ne contiennent que des textes formellement prohibitifs ou impératifs. Mais, dans le passage de la barbarie primitive à la civilisation, la législation prend un autre caractère ; la morale s’y introduit, et devient, pendant un certain temps, matière de loi. Les législateurs habiles, les fondateurs ou les réformateurs de sociétés, comprennent tout l’empire qu’exerce sur les hommes l’idée du devoir ; l’instinct du génie les avertit que, sans son appui, sans ce libre concours de la volonté humaine, la société ne peut se maintenir ni se développer en paix, et ils s’appliquent à faire entrer cette idée dans l’âme des hommes par toutes sortes de voies, ils font de la législation une sorte de prédication , un moyen d’enseignement.

Consultez l’histoire de tous les peuples, des Hébreux, des Grecs, etc. , vous reconnaîtrez partout ce fait : vous trouverez partout, entre l’époque des lois primitives qui sont purement pénales, prohibitives, destinées à réprimer les abus de la force, et l’époque des lois savantes qui ont confiance dans la moralité, dans la raison des individus, et qui laissent tout ce qui est purement moral dans le domaine de la liberté, entre ces deux époques, dis-je, vous en trouverez toujours une où la morale est l’objet de la législation, où la législation l’écrit et l’enseigne formellement. La société franco-gauloise en était à ce point lorsque Charlemagne la gouvernait ; et ce fut là une des causes de son étroite alliance avec l’Église, seule puissance capable d’enseigner et de prêcher alors la morale.

Je comprends aussi sous le nom de législation morale tout ce qui est relatif au développement intellectuel des hommes ; par exemple, toutes les dispositions de Charlemagne sur les écoles, les livres à répandre, l’amélioration des offices ecclésiastiques, etc.

II – La législation politique. C’est une des parties les plus considérables des capitulaires ; elle comprend deux cent quatre-vingt-treize articles. Je range sous ce chef :

Les lois et mesures de tout genre de Charlemagne pour assurer l’exécution de ses ordres dans toute l’étendue de ses États ; par exemple, toutes les dispositions relatives à la nomination ou à la conduite de ses divers agents, comtes, ducs, vicaires, centeniers, etc. ; elles sont nombreuses et sans cesse répétées.

Les articles qui ont pour objet l’administration de la justice, la tenue des plaids locaux, les formes qui doivent y être suivies, le service militaire, etc.

Les dispositions de police, qui sont très variées, et entrent quelquefois dans les plus minutieux détails ; les provinces, l’armée, l’Église, les marchands, les mendiants, les lieux publics, l’intérieur du palais impérial, en sont tour à tour l’objet. On y rencontre, par exemple, la tentative de fixer le prix des denrées , un véritable essai de maximum :

Le très pieux seigneur notre roi a décrété, avec le consentement du saint synode, que nul homme, ecclésiastique ou laïque, ne pourrait, soit en temps d’abondance, soit en temps de cherté, vendre les vivres plus cher que le prix récemment fixé par boisseau, savoir : le boisseau d’avoine, un denier ; d’orge, deux deniers ; de seigle, trois deniers ; de froment, quatre deniers. S’il veut le vendre en pain, il devra donner douze pains de froment, chacun de deux livres, pour un denier ; quinze pains de seigle, vingt pains d’orge et vingt-cinq pains d’avoine, du même poids, aussi pour’ un denier, etc.

La suppression de la mendicité et la taxe des pauvres y paraissent également :

Quant aux mendiants qui courent dans le pays, nous voulons que chacun de nos fidèles nourrisse ses pauvres, soit sur son bénéfice, soit dans l’intérieur de sa maison, et ne leur permette pas d’aller mendier ailleurs. Et si l’on trouve de tels mendiants, et qu’ils ne travaillent point de leurs mains, que personne ne s’avise de leur rien donner.

Les dispositions relatives à la police intérieure du palais donnent une singulière idée des désordres et des violences qui s’y commettaient :

Nous voulons et ordonnons qu’aucun de ceux qui servent dans notre palais ne se permette d’y recevoir quelque homme qui y cherche un refuge et s’y vienne cacher, pour cause de vol, d’homicide, d’adultère ou de quelque autre crime : que si quelque homme libre viole notre défense, et cache un tel malfaiteur dans notre palais, il sera tenu de le porter sur ses épaules jusqu’à la place publique, et là il sera attaché au même poteau que le malfaiteur ... Quiconque trouvera des hommes se battant dans notre palais, et ne pourra ou ne voudra pas mettre fin à la rixe, supportera sa part du dommage qu’ils auront causé, etc.

Les capitulaires contiennent une foule de dispositions analogues ; la police avait évidemment, dans le gouvernement de Charlemagne, une grande importance.

Je range aussi sous le chef de législation politique tout ce qui tient à la distinction des pouvoirs laïque et ecclésiastique, et à leurs rapports. Charlemagne se servait beaucoup des ecclésiastiques ; ils étaient, à vrai dire ; son principal moyen de gouvernement ; mais il voulait s’en servir en effet ; et non se mettre à leur service : les capitulaires attestent sa vigilance à gouverner le clergé lui-même et à le contenir sous son pouvoir. Vous avez vu, par quelques-unes des questions qu’il se proposait d’adresser aux évêques, dans les assemblées générales, à quel point il en était préoccupé.

Il faut enfin, ce me semble, rapporter à la législation politique les dispositions relatives à l’administration des bénéfices concédés par Charlemagne; et à ses relations avec les bénéficiers. C’était, à coup sûr, une des plus grandes affaires de son gouvernement, et une de celles sur lesquelles il appelle le plus assidûment l’attention de ses missi.

Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer que le caractère général de toute cette législation politique, dans ses diverses parties, c’est un effort continuel, infatigable, vers l’ordre et l’unité.

III – La législation pénale. Celle-ci n’est guère en général que la répétition ou l’extrait des anciennes lois salique, ripuaire, lombarde, bavaroise, etc. La pénalité, la répression des crimes, des abus de la force, est, vous l’avez vu, l’objet presque unique, le caractère essentiel de ces lois. Il y avait donc moins à faire sous ce rapport que sous tout autre.

Les dispositions nouvelles que Charlemagne a quelquefois ajoutées ont en général pour objet d’adoucir l’ancienne législation, surtout la rigueur des châtiments envers les esclaves. Dans certains cas cependant, il aggrave la pénalité au lieu de l’adoucir ; lorsque les peines, par exemple, sont entre ses mains un instrument politique. Ainsi la peine de mort, si rare dans les lois barbares, revient presque à chaque article dans un capitulaire de l’an 789, destiné à contenir et à convertir les Saxons ; presque toute violation de l’ordre, toute rechute dans les pratiques idolâtres, sont punies de mort. Sauf de telles exceptions, la législation pénale de Charlemagne a peu d’originalité et d’intérêt.

IV - La législation civile n’en offre guère davantage. En cette matière aussi les anciennes lois, les anciennes coutumes continuaient d’être en vigueur ; Charlemagne avait peu à s’en mêler. Il s’occupa cependant avec soin, et sans doute à l’instigation des ecclésiastiques, de l’état des personnes, surtout des rapports des hommes et des femmes. Il est évident qu’à cette époque les rapports de ce genre étaient prodigieusement irréguliers, qu’un homme prenait et quittait une femme sans scrupule et presque sans formalité. Il en résultait un grand désordre dans la moralité individuelle et dans l’état des familles : la loi civile était par là fort intéressée au redressement des mœurs, et Charlemagne le comprit.

De là le grand nombre des dispositions insérées dans ses capitulaires sur les conditions des mariages, les degrés de parenté, les devoirs des maris envers les femmes, les obligations des veuves, etc. La plupart de ces dispositions sont empruntées à la législation canonique ; mais ne croyez pas que leur motif et leur origine fussent purement religieux : l’intérêt de la vie civile, la nécessité de fonder et de régler la famille, y avaient évidemment beaucoup de part.

V. La législation religieuse. J’entends par législation religieuse les dispositions relatives non au clergé, aux ecclésiastiques seuls, mais aux fidèles, au peuple chrétien, et à ses rapports avec les clercs. C’est par là qu’elle se distingue de la législation canonique, qui ne porte que sur la société ecclésiastique, sur les rapports des clercs entre eux. Voici quelques dispositions de législation religieuse :

Qu’on se garde de vénérer les noms de faux martyrs et la mémoire de saints douteux.

Que personne ne croie qu’on ne peut prier Dieu que dans trois langues, car Dieu est adoré dans toutes les langues, et l’homme est exaucé s’il demande des choses justes.

Que la prédication se fasse toujours de telle sorte que le commun peuple puisse bien comprendre.

Ces dispositions ont en général un caractère de bon sens, de liberté d’esprit même, qu’on ne s’attend guère à y rencontrer.

VI - La législation canonique est celle qui occupe, dans les capitulaires, le plus de place. Rien de plus simple : les évêques étaient (j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire) les principaux conseillers de Charlemagne ; c’étaient eux qui siégeaient en plus grand nombre dans les assemblées générales ; ils y faisaient leurs affaires avant tout. Aussi ces assemblées ont-elles été en général considérées comme des conciles, et leurs lois ont-elles passé dans les recueils de canons. Elles sont presque toutes rédigées dans l’intérêt du pouvoir des évêques.

Vous vous rappelez qu’à l’avènement de la race carlovingienne, l’aristocratie épiscopale, bien qu’elle eût prévalu, était dans une complète dissolution : Charlemagne l’a reconstituée ; elle a repris, sous sa main, la régularité, l’ensemble qu’elle avait perdus, et elle est devenue, pour des siècles, le régime dominant de l’Église. Je vous en entretiendrai plus tard avec détail.

VII - La législation domestique ne contient que ce qui est relatif à l’administration des biens propres, des métairies de Charlemagne. Un capitulaire tout entier, intitulé De villis, est un recueil de diverses instructions adressées, à différentes époques de son règne, aux employés de ses domaines, et qu’on a rassemblées à tort sous la forme d’un seul capitulaire. M. Anton a donné, dans son Histoire de l’agriculture allemande au moyen âge, un commentaire très curieux sur ce capitulaire et sur tous les détails domestiques qui s’y rencontrent.

VIII. La législation de circonstance est peu considérable ; douze articles seulement appartiennent à ce chef, et j’en ai tout à l’heure cité quelques-uns.

Je borne ici, Messieurs, cet exposé beaucoup trop bref sans doute, et pourtant plus détaillé, plus précis, je crois, qu’on ne l’a fait encore, de la législation de Charlemagne et de son objet. Je dis législation, pour me servir du mot dont on se sert communément ; car il est clair qu’il n’y a rien là de ce que nous appelons un code, et que Charlemagne a fait, dans ses capitulaires, tout autre chose que de la législation. Ses capitulaires sont, à vrai dire, l’ensemble des actes de son gouvernement, des actes publics de tout genre par lesquels s’est manifestée son autorité. Il est évident que le recueil qui nous reste est fort loin de contenir tous ces actes, et qu’il nous en manque un grand nombre. Il y a des années entières pour lesquelles nous n’avons point de capitulaires ; on remarque, dans ceux que nous possédons, des dispositions qui se rapportent à des actes que nous n’avons plus. Le recueil de Baluze est un recueil de fragments ; ce sont des débris mutilés, non de la législation seule, mais de tout le gouvernement de Charlemagne. C’est là le point de vue dans lequel devra se placer quiconque voudra faire des capitulaires une étude précise, les comprendre et les expliquer.

Pans notre prochaine réunion, nous commencerons à nouss occuper de l’état des esprits à la même époque, et de l’influence de Charlemagne sur le développement intellectuel.

Signe de fin