LE CRIMINEL D’OCCASION
Extrait de « Le crime et la société »
de J. MAXWELL ( Paris 1924 )
Docteur en médecine
Substitut du Procureur général près la Cour d’appel de Paris
L’auteur entame ainsi le chapitre de son ouvrage
consacré à la classification des criminels :
« La véritable classification des criminels
les divise en habituels et occasionnels…
L’expérience des criminalistes pratiques en avait pressenti
l’importance car, dans les ouvrages anciens,
on trouve constamment indiquée la distinction entre
les criminels incorrigibles, ayant l’instinct inné du crime,
et ceux qui deviennent criminels sous l’influence
des mauvais exemples, de la débauche, de la paresse.
L’anthropologie criminelle a confirmé cette manière de voir.
L’existence de délinquants incorrigibles est un fait
dont les conséquences pratiques ont un grand intérêt ;
on ne saurait traiter de la même manière
les criminels habituels et les occasionnels. »
I - Principe de la classification
La classification des criminels d’occasion présente les plus grandes difficultés, parce que les variétés que l’on rencontre sont très nombreuses. D’une manière générale, le criminel d’occasion est de tempérament indifférent, quelquefois même bon. Il s’adapte facilement à la vie sociale, et n’y devient réfractaire que si les circonstances l’y amènent. L’occasion est la cause de ses infractions. Il ne faut pas entendre cela dans le sens que toutes les fois que l’occasion s’en présentera, il deviendra criminel; ce serait une erreur ; nous avons déjà vu que, même pour le criminel-né, l’occasion était une cause déterminante ; mais tandis que, pour celui-ci, l’occasion se superpose, en quelque sorte, à un substratum criminel et n’est que la soupape qui livre passage à des activités malfaisantes préexistantes, elle est, pour le criminel non habituel, la cause véritable de l’infraction ; l’expression de criminel d’occasion, employée pour désigner le criminel non habituel, prête à l’équivoque, car dans toute criminalité, l’occasion est un élément actif de l’infraction.
Le criminel non habituel se montre à l’observation comme ne contenant pas en lui-même toutes les potentialités du crime ; elles lui sont dans une certaine mesure extérieures et dépendent des circonstances. Lorsque celles-ci constitueront une stimulation particulièrement forte, l’infraction sera commise. Il est rare que la récidive soit constatée, car il est rare que le stimulus externe ait deux fois dans une vie humaine la même violence ; d’ailleurs les circonstances extérieures ne puisent pas leur force uniquement en elles- mêmes, elles l’empruntent aussi aux sentiments de l’individu ; ces sentiments s’émoussent avec le temps, avec l’âge, avec l’expérience de la vie, qui accoutume aux déceptions.
La criminalité occasionnelle, comme toute criminalité, il ne faut pas l’oublier, est un phénomène mixte, formé d’éléments extérieurs au criminel et d’éléments qui appartiennent à la personnalité de ce criminel. Tous les maris trompés ne tuent pas leurs femmes, toutes les amantes délaissées n’aspergent pas de vitriol le visage de l’infidèle. Il y a chez les criminels de ce genre un facteur individuel qui les détermine à réagir aux griefs dont ils se plaignent par un acte contraire à la loi, une prédisposition particulière à l’infraction; cela n’est contesté par personne (voyez Ferri, « La sociologie criminelle ». p.114 et s.). À certains points de vue, ils ressemblent aux amoraux dont j’ai fait la troisième catégorie des criminels-nés ; on a remarqué, en effet, que chez les criminels non habituels, comme chez les amoraux, c’est souvent moins l’énergie du stimulant interne au crime, que l’absence des fonctions inhibitrices qui se manifeste.
Il existe une différence fondamentale cependant entre la criminalité des amoraux et celle des délinquants dont je m’occupe actuellement ; les amoraux sont surtout des escrocs, souvent des délinquants sexuels; ils sont rarement des assassins ou des voleurs. Les criminels occasionnels sont au contraire enclins au vol et à la violence ; la fraude (faux, abus de confiance) s’observe aussi chez eux. Leur criminalité dénote moins de subtilité, mais souvent plus de violence que celle des amoraux proprement dits.
Il y a plusieurs types de criminels d’occasion ; malgré la variété des combinaisons que forment les deux éléments fondamentaux de leur criminalité, malgré leurs différences personnelles, ils peuvent se grouper en quelques catégories générales.
Cette classification me semble pouvoir être faite d’après le caractère des tendances individuelles que l’occasion rend génératrices du crime. Je choisis ces caractères internes, parce qu’ils peuvent être plus facilement répartis dans un petit nombre de formes générales, répartition qu’il est impossible de faire pour les circonstances extérieures.
Nous avons vu plus haut que les tendances criminogènes, chez un délinquant quelconque, tendances que j’ai appelées positives, par opposition aux négatives, qui sont les inhibitions, avaient une double origine ; les unes naissent dans l’individu, ont une origine interne ; ce sont les besoins physiologiques : abri, nourriture, fonction sexuelle. Les autres sont développées dans l’individu par l’action du milieu ambiant ; ce sont des besoins artificiels. Leur satisfaction n’est pas de l’ordre d’une nécessité, mais bien d’un plaisir. Tel est le caractère des besoins secondaires de ce genre, dérivant de la nécessité de la nourriture et de l’abri (gourmandise, toilette, coquetterie, luxe).
Les besoins artificiels, nés de l’évolution psychologique de la fonction sexuelle ont un caractère différent. Ils ne sont pas nécessaires à la vie, au sens strict du mot, et cependant il existe des cas où l’individu juge leur satisfaction indispensable à sa vie, préférable à elle.
L’énergie de ce sentiment en fait une passion, c’est-à-dire un mouvement de la sensibilité si puissant que les forces de l’individu sont incapables de l’arrêter; toute l’activité est subordonnée à l’impérieuse domination des émotions. La conscience est obscurcie, la volonté dominée ; l’individu devient passif lorsque la passion l’entraîne.
Il ne faut pas toutefois exagérer cette conclusion et lui donner l’importance qu’y attache l’école de Ferri, par exemple. La passivité est relative, l’obnubilation de la conscience est limitée ; on rencontre d’ailleurs tous les degrés, dans la pratique, entre le crime passionnel vraiment impulsif et le crime réfléchi ; les délinquants passionnels sont, en effet, non pas toujours, mais souvent, des dégénérés ; ils sont alors sur ces frontières mal définies qui séparent la santé mentale de l’insanité, dans cette zone mixte où les demi-fous de Grasset ont leur habitat propre.
Ces considérations s’appliquent particulièrement aux crimes passionnels dérivant de l’amour, de la jalousie, de la vengeance. Elles sont moins justes en ce qui concerne un autre genre de crimes passionnels qui n’ont plus pour principe générateur la passion sexuelle ; je veux parler des crimes provoqués par le sentiment de l’honneur.
Ce sentiment est essentiellement relatif, car la conception de l’honneur varie infiniment, suivant les sociétés. On outrage l’honneur conjugal d’un Européen, d’un Musulman, d’un Hindou, en usant de sa femme ; on outrage celui de certains maris esquimaux en refusant d’apprécier les charmes de leur épouse, qu’ils vous invitent à connaître. La relativité des notions humaines touchant à l’honneur n’en affaiblit pas l’énergie ; elles rendent l’homme sensible aux outrages reçus. Le sentiment de l’honneur, celui de l’atteinte portée à ce que l’on considère comme un droit, déterminent la colère et la vengeance, sources de crimes passionnels d’un genre spécial.
La cupidité elle-même peut être d’origine passionnelle ; en réalité, l’argent permet, dans nos civilisations, la satisfaction de tous les besoins et de toutes les envies, de sorte que des crimes qui semblent avoir la cupidité pour mobile peuvent en avoir réellement un autre ; par exemple, le désir de conserver les faveurs d’une maîtresse vénale ou de lui procurer du bien-être, ou encore la nécessité de subvenir aux besoins de quelque être cher à un autre titre, femme et enfants, ou vieux parents.
La courte analyse que je viens de faire montre donc la possibilité de ramener les criminels d’occasion à quelques types principaux, classés d’après les éléments internes de leur criminalité ; ce ne sera pas exactement une classification d’après les mobiles du crime, il ne faut pas s’y méprendre ; ce sera un groupement établi sur les sentiments dont les mobiles sont une conséquence, car le criminel peut se tromper sur la véritable cause de son crime et attribuer à sa volonté criminelle une origine différente de celle qu’elle a véritablement. Le mobile du crime est une apparence dans bien des cas ; il se manifeste dans la conscience, alors que la véritable cause de l’acte est sous-jacente et dépend de conditions psychologiques plus profondes que la conscience personnelle.
II - Classification des criminels d’occasion
On peut donc distinguer, dans les criminels d’occasion, ceux qui commettent l’infraction sous l’influence :
- D’un besoin physiologique.
- D’un besoin psychologique.
Cette distinction nous montre tout d’abord la différence fondamentale qui existe entre ces deux espèces de criminalité occasionnelle. Dans la première, le besoin est réel, sa satisfaction est nécessaire à la vie de l’individu et de sa famille, naturelle ou légale, cela importe peu, ou indispensable à la perpétuation de l’espèce. Dans le second groupe, nous rencontrons des besoins qui n’ont pas ce caractère ; ils sont artificiels, par rapport aux autres, qui sont naturels ; d’où cette conséquence, que la criminalité des premiers types de délinquants est socialement moins grave que celle des seconds, en ce sens qu’elle est plus excusable. La vie sociale comporte en effet, implicitement, la condition que l’individu, membre d’une société, pourra vivre au sein de cette société, dans des conditions équitables. Il y a donc, dans la criminalité du premier type, pour certaines de ses catégories au moins, une sorte de faute sociale, qui diminue la faute individuelle.
C’est ce qu’il est facile de reconnaître en poussant plus loin l’analyse de la criminalité d’occasion.
A - ACTION DES BESOINS PHYSIOLOGIQUES
Les besoins physiologiques qui peuvent être des causes de la criminalité d’occasion, se ramènent à ces tendances d’origine interne sur lesquelles je me suis déjà expliqué. Le plus pressant est celui qui a pour objet l’entretien de la chaleur animale : l’abri et la nourriture.
Se loger, se vêtir, se nourrir, sont d’impérieuses nécessités ; ce besoin peut ne pas être exclusivement personnel au délinquant, il peut être éprouvé par sa famille. Je prends ce mot dans le sens le plus large, car, pour moi, la famille a sa base dans l’union sexuelle et dans ses conséquences. Je ne fais pas de distinction entre la famille légale et la famille naturelle.
1° La Faim
La nécessité de l’alimentation est une occasion assez rare d’infraction ; cependant, on en observe quelquefois des exemples. Il y a, sur ce point, un jugement bien connu de M. Magnaud. (Trib.corr. Chàteau-Thierry 4 mars 1898). Ce jugement décide que la misère et la faim font disparaître le libre arbitre et affaiblissent la notion du bien et du mal ; que spécialement, une mère de famille qui prend un pain chez un boulanger, sous la pression de la misère et de la faim, ne commet pas de délit, parce qu’elle n’a pas eu d’intention frauduleuse. Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel d’Amiens (22 avril 1898), qui, sans adopter les théories de M. Magnaud, a fait bénéficier la prévenue d’un doute sur la réalité de l’intention frauduleuse, c’est-à-dire de la volonté criminelle.
Je suis assez disposé à donner raison au président Magnaud ; si l’existence de la faim est établie, s’il est également démontré que le prévenu n’avait pas d’autre moyen immédiat de satisfaire son besoin d’aliments, je l’absoudrais volontiers ; je reconnais que c’est là une affaire d’espèce et qu’il est difficile de formuler des règles plus précises que celles dont j’ai donné l’idée générale. C’est au juge qu’il appartient d’apprécier les circonstances de chaque cas.
« La faim, pour continuer mes citations de M. Magnaud, n’est une cause d’irresponsabilité pénale que si l’abstention de nourriture est forcée et que si elle est tellement prolongée que l’existence en est compromise. Dans ces circonstances d’une exceptionnelle gravité, dont l’appréciation appartient aux juges, la faim cesse d’être une cause d’atténuation pour devenir une force irrésistible, qui fait disparaître le délit, faute d’une intention franduleuse. (Trib.corr. Château-Thierry, 25 mars 1900). »
Je crois que personne ne contestera la sage humanité d’une pareille doctrine ; mais, pour qu’elle puisse être appliquée sans abus, il est nécessaire que la faim alléguée présente les caractères coercitifs indiqués. C’est ce qu’a décidé le même jugement ; le fait d’entrer dans une auberge et de se faire servir diverses consommations qui n’ont que de lointains rapports avec les objets de première nécessité, constitue le délit de filouterie d’aliments ; « la faim moralement pressante mais encore sans danger, qui a poussé le prévenu, peut seulement faire admettre en sa faveur des circonstances atténuantes ».
2° La Misère
La misère est une cause fréquente d’infractions, car la faim, telle que nous venons de la définir, s’observe rarement dans les affaires criminelles ou correctionnelles. La misère implique l’impossibilité de procurer à soi-même et aux siens les objets nécessaires à l’existence. C’est un cas qui n’est malheureusement pas exceptionnel.
L’analyse des conditions dans lesquelles se produit la criminalité occasionnelle par misère doit rendre très indulgent pour elle. En effet, les tendances sociales actuelles semblent être orientées vers une conception plus, vraie et plus active de la solidarité des membres d’un même groupe. C’est une sorte de retour aux formes anciennes des sociétés, dans lesquelles les biens étaient communs ; retour moderne, sans doute, et qui sera une transaction entre l’individualisme peut-être exagéré des dernières périodes de l’histoire occidentale et le communisme primitif difficile à rétablir. Pour celui qui examine sans parti pris les éléments dont notre société se compose, il parait évident que les droits et les devoirs des individus et de la collectivité sont réciproques ; que l’une ne saurait avoir des droits sans des obligations correspondantes. Comment exiger de tous les citoyens le respect des lois et l’impôt du sang, lorsque la vie matérielle n’est pas assurée à tous les citoyens ? Ceux qui sont dans cette impossibilité de se procurer les choses nécessaires à l’existence dont nous avons fait le trait distinctif de la misère, peuvent, avec une apparence de raison, refuser de remplir des devoirs qui leur sont imposés sans compensation équitable. Ils peuvent dire que la rupture du lien social ne vient pas d’eux, mais du groupe, car le groupe les laisse mourir de misère.
Il n’y a pas d’obligation collective qui puisse primer les obligations que l’on a de vivre et de faire vivre les siens. À un certain point de vue, l’état de misère met celui qui en souffre dans une situation comparable à celle de la légitime défense, ou de la contrainte irrésistible. L’excuse admise pour la faim vaut aussi pour la misère véritable, qui implique non seulement les besoins de l’alimentation de soi-même et des siens, mais aussi ceux de l’abri et du vêtement.
La conscience sociale s’éveille à ces sentiments ; il faut reconnaître que cet éveil n’a d’abord été que le prolongement d’un rêve, car l’une de ses premières manifestations a été de proclamer l’obligation de l’instruction, idée excellente, mais qui était décrétée avant que la condition nécessaire à sa réalisation fût établie, car, pour s’instruire, il faut avoir l’existence assurée. Inévitablement on arrivera un jour à donner d’une manière quelconque à chacun des membres du groupe social les moyens de travailler suivant ses forces et ses aptitudes, afin de lui permettre de vivre. M. Arnauld Dubois, dans son rapport sur le projet de loi relatif aux bureaux de placement, a déclaré qu’on doit pouvoir se nourrir avant d’être obligé de s’instruire (Journal Officiel, annexes, 1892 n°2067).
C’est un problème difficile à résoudre, j’en conviens, mais il se pose depuis longtemps dans l’esprit des sociologues. Le Dr Wylm écrit à ce sujet : Je t’ai dit qu’il fallait d’abord vivre et que nous n’assurons pas la vie à tous nos concitoyens. Écoute une voix lointaine : ce n’est pas celle d’un réformateur téméraire, elle résume tout ce que je te disais de la charité comparée au devoir social : « Quelques aumônes que l’on fait à un homme nu dans les rues ne remplacent point les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé ». Ce n’est pas M. Jaurès, ce n’est pas M. Jules Guesde qui ont écrit cela, c’est Montesquieu, livre XXIII, chap. XIX de l’Esprit des Lois. »
Les criminels occasionnels par misère sont reconnaissables aux caractères suivants : ils ont eu toujoursune bonne conduite, ils ne font pas de dépenses inutiles, ils ne vont pas au cabaret, ils sont bons pères de famille ; ils ne cherchent pas à mal faire, mais ils profitent d’une occasion lorsqu’ils n’ont pas d’autre moyen de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ils commettent exceptionnellement de grands crimes et sont exposés surtout au faux, à l’abus de confiance, à l’escroquerie, aux petits vols. Ils ont en général une psychologie particulière et se reconnaissent à leur imprévoyance, à leur manque d’énergie, à une certaine futilité du caractère. Les plus énergiques, peut-être les meilleurs, commettent fréquemment le suicide ou l’homicide familial ; il ne faut pas confondre les suicides et les homicides familiaux causés par la misère avec les faits du même genre dont certains dégénérés se rendent coupables ; les causes en sont différentes.
3° La Sexualité
La misère et la faim correspondent à la non-satisfaction de besoins nécessaires ; besoins dont la vie dépend, dont le caractère d’urgence est impérieux. Il en est autrement du dernier type de besoin physiologique dont les exigences déterminent la troisième de mes catégories de criminels d’occasion. Je veux parler du stimulus sexuel. Son rôle dans la genèse de la criminalité est moins important que celui de la misère.
L’adultère, que j’ai peine toutefois à considérer comme une véritable infraction, est sa manifestation favorite, j’entends surtout l’adultère masculin. On rencontre encore de véritables criminels d’occasion parmi les auteurs de viols et d’attentats à la pudeur ; il est à remarquer que les attentats commis sur les enfants, particulièrement sur les petites filles, sont souvent dus à des vieillards dont la conduite antérieure a été satisfaisante.
Les crimes dont les vieilles femmes sont les victimes semblent, en général, attribuables à l’excitation sexuelle exclusivement physiologique.
B — ACTIONS DES BESOINS PSYCHOLOGIQUES
À un degré plus élevé de complication, nous trouvons des besoins qui n’ont pas le caractère de nécessité ou d’exigence impérieuse comme ceux que je viens d’énumérer, mais qui cependant exercent sur l’individu une action puissante. Ils dérivent des modifications que la vie intellectuelle apporte aux stimulants d’origine physiologique ; ils n’ont pas la même urgence, quoique leur force soit quelquefois plus grande que celle des excitations dont ils sont l’épanouissement; mais la satisfaction de ces besoins n’est pas une condition nécessaire de la vie, celle-ci peut subsister sans qu’ils soient apaisés. Il en résulte que les criminels d’occasion du genre de ceux qui nous restent à classer sont moins dignes d’indulgence que les autres.
En effet, les nécessités auxquelles ils s’imaginent obéir ne correspondent pas à des exigences naturelles, mais bien à des exigences artificielles. Ces besoins sont factices et sont aux premiers ce que la broderie est à un tissu. Ils se présentent à l’analyse sous l’aspect de sentiments secondaires, élaborés par l’intelligence sur les données fournies par les besoins physiologiques proprement dits.
1° La Gourmandise, l’Ivrognerie
La faim et la soif sont le principe générateur de certaines exigences artificielles, dont les principales sont la recherche des plaisirs auxquels le sens du goût sert d’instrument. La gourmandise est la cause d’un grand nombre de fautes commises par les enfants, et, si j’en crois les récits des voyageurs, elle parait jouer un rôle appréciable dans les infractions dont se rendent coupables les gens peu civilisés ; les explorateurs semblent avoir eu souvent à lutter contre cette cause de vols, lors- qu’ils ont dû traverser des régions habitées par des peuplades sauvages. On a déjà rernarqué les ressemblances qui existent entre la mentalité des enfants et celle des sauvages, elles s’étendent à leur criminalité. Dans nos sociétés plus avancées, la gourmandise est rarement une occasion d’infractions, exception faite de certaines filouteries d’aliments.
Les boissons, au contraire, sont une cause active de criminalité occasionnelle ; leur abus la détermine de deux manières, l’une est directe, l’autre indirecte. La première conduit à l’infraction, dans le but de satisfaire le goût qu’a le délinquant pour certaines boissons, notamment les spiritueux. Les liqueurs fortes sont un stimulant auquel l’organisme s’habitue aisément, dont la privation entraîne une véritable gène. Aussi, l’ivrognerie est-elle la cause de menus délits, tels que le vol, l’abus de confiance, l’escroquerie, la filouterie d’aliments. Je parle ici de l’ivrognerie en tant que besoin factice de boire des liqueurs fortes. Il faut distinguer ce besoin acquis et artificiel des impulsions caractéristiques de la dipsomanie, dont les traits essentiels sont différents ; je les ai déjà étudiés. Le domaine de l’ivrognerie et celui de la dipsomanie ne sont pas semblables.
L’action criminogène de l’abus des liqueurs se produit indirectement, lorsque l’infraction n’est pas le résultat du besoin de se procurer des liqueurs, mais bien de l’excitation que détermine leur absorption préalable ; elles agissent alors comme des toxiques, et nous avons signalé l’importance de l’alcoolisme aigu ou chronique dans la genèse de la criminalité.
2° La Gène, la Propriété, le Luxe
La misère est, comme je l’ai dit, l’impossibilité de procurer à soi-même et aux siens les choses nécessaires à la vie ; ces choses nécessaires sont essentiellement la nourriture, l’abri et le vêtement. La nécessité de ces besoins est susceptible de degrés ; nous venons d’examiner les complications dont l’alimentation solide ou liquide est l’origine ; le besoin de se loger et de se vêtir est également la cause de complications psychologiques semblables.
On peut les ramener à deux types principaux ; la conception des choses nécessaires à la vie varie suivant les individus ; ces variations, qu’il n’y a pas lieu d’examiner ici en détail, dépendent de facteurs congénitaux, tels que les goûts personnels, et de facteurs acquis, tels que l’éducation et les habitudes prises. On ne saurait assimiler la privation de ces satisfactions artificielles, à celle des choses nécessaires à l’existence. La vie est compatible avec l’absence de ces satisfactions, qui constitue, non la misère, mais ce que nous appellerons la gène.
Le second type de complications psychologiques élaborées des besoins de se nourrir, de s’abriter et de se vêtir, est la notion de propriété. Cette conception me semble résulter de l’association de la notion des besoins présents et de celle des besoins futurs, de l’appropriation actuelle combinée à la prévoyance.
L’action criminogène de ces deux formes psychologiques des besoins physiologiques dont nous faisons l’analyse détermine des criminalités d’aspect dissemblable.
a) La gène est la cause occasionnelle d’un grand nombre de petites infractions, vols, faux, abus de confiance, escroqueries. Les infractions caractéristiques de ce type sont le détournement d’objets saisis et la banqueroute. Je veux parler des banqueroutes occasionnelles, non de celles qui sont longuement préparées et qui consistent en des dissimulations importantes d’actif ; ces dernières forment une catégorie criminelle plus grave, elles sont ordinairement assimilables à la criminalité financière dont j’ai signalé déjà la nature.
Les infractions rattachées à ce premier type ont un autre caractère qu’il convient de mettre en évidence; elles appartiennent en général à la criminalité urbaine, sauf le détournement d’objets saisis.
b) Le sentiment de la propriété est la cause d’une série très spéciale d’infractions, qui s’observe surtout dans les populations rurales ; ces infractions consistent dans la résistance aux mesures légales d’expulsion prises contre les expropriés.
Elles se présentent sous la forme ,d’outrages et de violences dont les huissiers sont l’objet; contrairement au type précédent, cette forme de criminalité peut occasionner des attentats graves, les dépossédés n’hésitant pas à tuer l’huissier ou l’expropriateur. Beaucoup de ces attentats sont accomplis sous l’influence de troubles mentaux; ils ont été étudiés par les professeurs Lande et Régis (« Délire raisonnant de dépossession »), par Mabille, etc.
c) Une évolution plus avancée de l’élaboration psychologique des besoins que nous étudions au point de vue de la genèse du crime, détermine le luxe ; il se manifeste sous des aspects très divers, luxe de la table, de l’habitation, de 1a toilette et luxes en dérivant. Le besoin du luxe est artificiel, et ne mérite pas l’indulgence dont les nécessités physiologiques peuvent être, dans certains cas, l’objet. Les luxes spéciaux sont assez rarement l’occasion d’infractions, quoique l’on puisse en observer des cas chez certains dégénérés (collectionneurs) ; la toilette fait exception, elle agit surtout sur les femmes et détermine cette sorte de substitut de la criminalité masculine qu’est la prostitution (Lombroso).
Cependant, le luxe, pris au sens général de satisfaction de besoins artificiels, est une grande cause de criminalité occasionnelle, comme de criminalité habituelle, d’ailleurs. Chez les criminels habituels, son action est fort différente de celle qu’on observe chez les criminels d’occasion ; la cause la plus fréquente des infractions de ceux-ci est, en général, l’intensité inusitée de la sollicitation à l’infraction ; le désir de s’assurer les faveurs d’une maîtresse, par exemple ; les cas de ce genre sont assez complexes, et le sentiment sexuel y a fréquemment sa part.
C’est ordinairement par le moyen du faux, de l’abus de confiance, de l’escroquerie, plus rarement du vol, que se manifeste cette criminalité ; il faut faire exception des attentats commis en vue d’hériter : ceux-ci conduisent naturellement à des crimes plus graves.
3° L’Amour, la Jalousie, le Chantage
Le besoin sexuel, dès que l’élaboration psychologique en fait cette redoutable passion qu’est l’amour, peut devenir une cause fréquente de criminalité occasionnelle ; l’amour ne recule devant aucun crime pour se satisfaire ;, c’est le maître qui enseigne les pires choses comme les meilleures.
J’ai indiqué l’influence que la femme exerce sur la criminalité masculine ; celle que l’homme exerce sur la criminalité féminine n’est pas moindre. L’attraction sexuelle peut occasionner toutes sortes d’infractions, les unes légères, comme l’adultère; les autres graves, comme l’homicide. Il faut faire une distinction nécessaire entre le besoin sexuel proprement dit et l’amour ; celui-là, ainsi que je l’ai fait remarquer plus haut, pousse le délinquant à la satisfaction immédiate d’un besoin physiologique, provoqué par l’occasion, la rencontre fortuite ; celui-ci est la concentration du désir sur une personne déterminée. Il a, dans la production de la criminalité, une action infiniment plus énergique, infiniment plus variée.
On peut, je crois, ramener les infractions dont l’amour est la cause à deux catégories générales : les unes ont pour objet de s’assurer la possession ou les faveurs de l’individu préféré, les autres tendent à écarter les concurrents.
La première catégorie peut à son tour se subdiviser en deux classes, qui correspondent à des types criminels très différents ; les uns sont des débiles, des passifs, des dominés ; les autres, des énergiques, des actifs, des dominateurs. Cette énergie et cette faiblesse ne sont pas d’ordre physique, mais moral ; des individus doués d’une grande force physique peuvent être moralement classés parmi les débiles.
a) Les dominéssont faibles devant l’amant ou la maîtresse, et commettent des infractions à la loi pénale pour satisfaire aux exigences ou aux fantaisies de celui ou de celle qu’ils aiment ; leur criminalité n’offense pas l’être aimé, mais les tiers ; en général, elle se manifeste par l’appropriation frauduleuse du bien d’autrui, escroquerie, faux, abus de confiance, vol ; cette appropriation frauduleuse a pour but de procurer à la personne aimée la satisfaction de ses besoins et de ses plaisirs. Quelquefois, l’amour entraîne à commettre des crimes plus sérieux ; il est à remarquer alors que c’est généralement l’homme qui subit l’influence de la femme; tel est le cas pour le meurtre commis sur la personne du mari par l’amant, il est ordinairement accompli sur la suggestion de l’épouse.
Les dominateurs cherchent moins à plaire qu’à contraindre, et les procédés qu’ils emploient pour posséder tranquillement leur maîtresse ou leur amant, - car on rencontre des criminels de ce genre parmi les femmes aussi bien que parmi les hommes, quoique ces derniers soient les plus nombreux, - sont empruntés à la méthode forte ; ce sont les menaces, les coups, les violences de toute sorte. On observe ce type criminel surtout dans certains milieux, notamment chez les malandrins des grandes villes.
b) Les infractions dont le but est d’écarter les rivalités gênantes, constituent les crimes ayant la jalousie pour mobile. La jalousie se manifeste sous deux aspects principaux, suivant qu’elle s’adresse à la personne aimée ou à ceux qui sont soupçonnés de lui plaire ou de chercher à lui plaire.
La criminalité qui a cette origine détermine des attentats contre les personnes plutôt que contre les biens. L’homicide n’y est pas rare. Les crimes de cette catégorie sont appelés les crimes passionnels, et ils ont longtemps rencontré une grande indulgence auprès des jurys ; aussi se sont-ils multipliés. Rien n’est moins mérité que cette sorte de faveur faite à des crimes dont le mobile est aussi méprisable que la cupidité la plus vile. Ce mobile n’est autre que l’égoïsme, qui veut assujettir à ses volontés la liberté des autres. À l’analyser avec impartialité, la jalousie est encore plus dommageable que la cupidité, car elle entraîne pour ses victimes des maux plus grands que la simple perte d’argent. On s’accommode mieux d’un voleur que d’un jaloux, surtout d’un jaloux qui veut imposer son contact déplaisant ; le premier dépouille sa proie d’une partie, généralement minime, de ses biens ; le second la prive de sa liberté, ne lui laisse aucun répit, la menace dans son existence même.
Il est facile de s’imaginer le martyre d’une femme, par exemple, qu’un amant détesté contraint à subir d’odieuses caresses. Le destin d’un homme affligé d’une amante qui répugne et qui s’impose, n’est pas meilleur. Le jaloux fait litière de tous les sentiments de la personne à laquelle il cherche à dicter ses volontés, et substitue la satisfaction de son désir égoïste à la dignité et au bonheur de sa malheureuse victime. Il n’y a pas de différence, pour moi, entre le bandit qui demande la bourse ou la vie et le jaloux qui demande l’amour ou la vie.
Le crime passionnel, qui a la jalousie pour mobile, ne m’inspire aucune sympathie ; il est facile à un habile avocat d’émouvoir des jurés en dépeignant le désespoir d’une femme abandonnée ou d’un homme délaissé ; il lui serait aussi aisé d’apitoyer les mêmes jurés sur le sort de l’autre; il lui suffirait de représenter les souffrances insupportables d’une vie commune, l’exaspération croissante des sentiments et de l’antipathie, le développement continu d’une sensibilité perpétuellement blessée. En réalité, c’est à son plaisir seul que le jaloux sacrifie la vie d’autrui.
Le conseiller Lasserre, dans son livre sur « Les Délinquants passionnels et le criminaliste Impallomeni » (Paris, Alcan, 1908), cite, en l’approuvant, la théorie du savant italien sur les crimes dont l’amour est le mobile : « L’homicide commis sur celui qui n’a d’autre tort que d’être un mari gênant, ne diffère pas de l’homicide commis sur un homme quelconque dont l’existence est gênante et dont il est utile de se débarrasser. L’homicide n’en est pas moins déterminé par des mobiles égoïstes, et il est hors de doute que l’agent est dépourvu de sentiments ordinaires de pitié. On se trouve en présence d’un égoïsme redoublé. On prend un mari ou une femme pour les avantages de la vie ; on prend un amant ou une maîtresse pour les autres besoins, et de l’ingratitude et de la duperie on passe à la suppression : la férocité couronne la tromperie ».
Wylm, dans sa « Morale Sexuelle », s’exprime dans le même sens : « Les actes de violence dont la jalousie est le mobile ne sauraient être excusés ; c’est en effet une passion mauvaise, aussi peu digne d’intérêt que la cupidité ou l’avarice dont elle n’est en somme qu’une expression équivalente, mais en termes sexuels ».
Je ne saurais donc partager l’opinion de certains sociologues sur ce type de criminels. Contrairement à Ferri, je pense qu’ils doivent être punis ; les progrès réalisés par cette criminalité spéciale, depuis quelques années, ont éveillé l’attention publique et le jury se montre moins systématiquement débonnaire qu’autrefois.
Les principaux crimes que la jalousie fait commettre sont les menaces, les violences, l’homicide ; quelquefois, chez les femmes, la castration. Ces crimes ont pour objet soit la personne que le criminel prétend aimer, c’est le cas ordinaire, soit celles dont il redoute la rivalité.
c) La sexualité est la cause assez ordinaire d’une certaine criminalité occasionnelle qu’il faut signaler : le chantage ou extorsion de fonds par menaces. Le criminel ne trouve pas dans ses propres besoins le stimulus au crime ; il lui est fourni par ceux de sa victime. La forme que revêt en général ce genre de criminalité est double, ainsi que je l’ai fait remarquer au sujet de la criminalité congénitale des amoraux. Il faut distinguer les passions hétérosexuelles et homosexuelles.
L’hétérosexualité détermine soit le chantage à la correspondance, auquel les deux sexes sont exposés, soit le chantage au flagrant délit, redoutable pour le sexe masculin, particulièrement pour les hommes mûrs et les vieillards. Le rendez-vous donné par la femme est un piège organisé par elle d’accord avec son mari, plus rarement son amant. L’imprudent amoureux est surpris « en conversation criminelle » et rachète sa vie ou sa tranquillité par des sacrifices variables. Cette criminalité naïve est plus commune dans les districts ruraux que dans les villes, où le chantage s’exerce avec plus de perfection.
L’homosexualité est exceptionnellement la cause du chantage non habituel ; je rappelle ce que j’en ai dit plus haut. J’ajouterai que le chantage d’occasion se distingue du chantage habituel par un caractère très net le professionnel prémédite son extorsion; il fait du chantage un de ses moyens d’existence. L’autre profite d’une occasion, sous l’influence de la misère, de la gène, quelquefois de la simple cupidité. Les passions sexuelles n’apportent pas à ceux qui les satisfont des joies sans mélanges; il y a des compensations désagréables aux plaisirs.
C — ACTION DES ÉTATS ÉMOTIFS
Nous arrivons maintenant à des formes de criminalité qu’il est difficile de réduire étiologiquement à des besoins organiques ; ils dépendent de la persistance de certains états affectifs ou émotifs ; on retrouve ces états dans la série animale, car les animaux sont susceptibles d’aimer ou de haïr.
La colère constitue le point de contact entre ces états affectifs aigus et ceux qui sont chroniques, comme la haine et le désir de se venger.
1° La Colère
On a beaucoup discuté sur le caractère des actes commis sous l’empire de la colère, et la loi en fait une véritable excuse lorsque le motif de l’irritation lui paraît justifié. Tel est le cas de l’homicide commis par le mari sur sa femme surprise en flagrant délit (art. 324 C.pén. de 1810). Dans l’état de nos mœurs, cette excuse ne paraît plus admissible ; l’adultère ne comporte plus la peine de mort et je ne vois pas pourquoi on accorderait au mari le droit de l’infliger lui-même pour le motif qu’il est légitimement en colère. Il y a un autre cas dans lequel la loi semble tenir compte de cette passion et en faire une excuse, plus juste d’ailleurs que la précédente, c’est en matière d’injure (loi du 29 juillet 1881, art. 33) ; la provocation fait disparaître la punissabilité de l’injure entre particuliers.
On peut ramener encore à cette origine une troisième excuse, celle de l’article 325 C.pén., qui prévoit le cas où l’auteur d’un outrage violent à la pudeur est victime d’une blessure qui le prive de ses attributs masculins. Cette excuse peut être invoquée par toute personne, et non pas seulement par la victime de l’attentat, qui bénéficie d’une absolution, tandis que l’excuse de l’article 325 n’est qu’une atténuation. Son principe est bien la légitimité de la colère qui provoque la castration ; c’est ce qu’indiquait le rapporteur de la loi en écrivant, avec le style de l’époque : « Comment ne pas excuser, en effet, la pudeur révoltée qui punit l’audacieux dans la source même de ses provocations ? ».
Exception faite de ces cas, la loi ne reconnaît à la colère aucun effet atténuatif ; depuis la réforme de 1832, les juges peuvent y trouver ,le principe de circonstances atténuantes.
Il y a une grande variété entre les différents individus, au point de vue de la colère ; les personnes qui se mettent facilement en fureur, ou dont la colère atteint certains paroxysmes, sont ordinairement, je ne dis pas toujours, des déséquilibrés, dégénérés supérieurs ou moyens. L’expérience de la vie, l’éducation, la réflexion donnent à tous ceux qui savent en profiter ou en user, l’habitude de se maîtriser ; la persistance de l’aptitude à la colère est l’indice d’un arrêt de l’évolution normale dans le caractère.
Quand cette aptitude atteint un haut degré de développement, elle peut révéler de véritables troubles de l’équilibre mental et revêtir une apparence pathologique ; elle fait ressembler l’homme irritable à l’impulsif ; c’est dans ce cas, assurément, que l’acte exécuté sous l’empire de la colère prend l’allure d’un réflexe ; on observe des actes de ce genre chez les épileptiques, les épileptoïdes, les hystériques. Chez les premiers, notamment, il y a une véritable hyperexcitabilité pathologique ; je la considère comme telle et j’irais volontiers plus loin que beaucoup de psychiatres dans l’appréciation que je porterais sur l’irresponsabilité des épileptiques, en matière d’actes de violence commis sous l’empire de la colère ; cette irritabilité maladive des épileptiques les rend particulièrement dangereux.
Les criminels d’occasion, qui agissent sous l’influence de la colère, commettent des attentats contre les personnes, exceptionnellement contre les biens ; cela se comprend, puisque la colère implique une provocation réelle ou imaginaire ; ces attentats vont de l’injure à la menace, aux violences et à l’homicide.
2° La Haine et la Vengeance
La colère est un état émotif aigu ; on l’a comparée à un ouragan psychologique, comme toute explosion de passion. Elle produit un mode temporaire du sentiment, parce que sa violence est incompatible avec la durée ; elle naît du sens du grief, de la conscience d’un tort immérité ; elle a pour objet l’auteur du grief ou celui qui est responsable du tort dont l’injurié est victime, ou se croit victime. Quand le sentiment dont la colère procède se cristallise, si l’on me permet cette image ; quand l’état émotif devient chronique, d’aigu qu’il était ; quand, en perdant de sa violence, il acquiert de la permanence, il détermine la haine et la vengeance.
Il existe une différence entre ces deux sentiments, au point de vue psychologique pur ; on peut haïr quelqu’un sans vouloir se venger ; on peut exécuter un acte de vengeance sur un individu déterminé ; sans avoir contre lui une haine véritable ; cette distinction n’a pas un grand intérêt, au point de vue sociologique, car l’aspect objectif de la criminalité occasionnelle par vengeance ou par haine est sensiblement le même. Il est quelquefois assez difficile de distinguer ces motifs l’un de l’autre.
Les infractions qui en proviennent sont nombreuses et peuvent être variées, car la haine est ingénieuse dans ses combinaisons ; en général, cependant, ces infractions consistent dans des attentats contre les personnes, injures, menaces, violences et homicide. Il n’est pas rare que le crime soit dirigé contre un parent, un ancien associé, un copartageant quelconque ; l’origine de la haine ou le motif de la vengeance est alors une question d’intérêt pécuniaire.
L’uxoricide se rattache à cette criminalité ; je parle de l’uxoricide ordinaire, non de l’empoisonnement conjugal dont certaines hystériques ont la spécialité.
On observe moins souvent les attentats contre les biens que ceux contre les personnes, dans ce genre de criminalité ; toutefois, il faut faire une exception pour l’incendie des propriétés d’autrui, qui reconnaît souvent la haine et la vengeance comme sa cause.
Les tribunaux sont assez souvent disposés à considérer comme une circonstance atténuante l’existence d’un motif légitime de vengeance ou de haine ; il est difficile de ne pas être indulgent pour un coupable qui demande à sa propre énergie le secours que la loi ne peut pas toujours lui donner ; malgré l’apparence d’équité que semble avoir ce point de vue, je pense que l’on devrait se montrer relativement sévère pour cette classe de délinquants ; il faut avoir le constant souci de l’ordre social, sans lequel aucune collectivité ne peut vivre ni prospérer ; or, rien ne compromet cet ordre autant que la substitution de la vengeance privée à la protection de la loi ; c’est là un phénomène de régression et une cause active de décadence.
D - ACTION DES SENTIMENTS PSYCHO-SOCIAUX
L’analyse des sentiments, en tant que causes de la criminalité d’occasion, nous conduit enfin à des notions d’une grande complexité ; elles procèdent de l’activité intellectuelle de l’individu qui élabore non plus des éléments purement personnels, mais bien des éléments empruntés à la vie en groupes. Les besoins auxquels correspondent ces sentiments psycho-sociaux n’ont aucun caractère de nécessité physiologique ; quelques-uns d’entre eux sont des conceptions dont la réalité n’est pas démontrée ; d’autres sont le résultat de conventions sociales ou de préjugés qui changent selon les groupes et selon leur degré d’évolution.
1° L’ Honneur
Le sentiment de l’honneur est le premier que l’on rencontre ; il est très difficile de reconnaître son origine véritable, car il a subi d’innombrables transformations et n’offre aucun caractère uniforme; il est très différent à ce point de vue des sentiments psycho-physiologiques dont je viens de faire l’étude sommaire. Ceux-ci se rencontrent partout, car partout l’homme éprouve des affections et des haines ; l’animal est capable de les ressentir également et on cite, dans la psychologie animale, des exemples de vengeances exercées par des chevaux et par des éléphants.
Il n’est pas impossible que les rudiments du sentiment de l’honneur soient observables chez les animaux ; ils le sont certainement dans les groupes humains primitifs. L’universalité de ce sentiment se compense toutefois par sa diversité; Schultze donne des exemples indiquant que la notion de l’honneur va chez les sauvages jusqu’à la plus ridicule fierté ; mais ils conçoivent l’honneur d’une manière particulière.
Dans nos civilisations actuelles d’origine européenne, l’honneur forme un code compliqué, dont les prescriptions chez les différentes nations sont assez semblables. Il ne convient pas d’examiner ici les modalités de ces notions ; il suffit de signaler leur rôle dans la production de la criminalité occasionnelle.
L’outrage fait à l’honneurpeut affecter des degrés divers de gravité ; un soufflet par exemple est plus grave qu’une injure verbale. Cependant, la notion de la gravité de l’outrage varie selon les milieux, et j’ai entendu dire que, dans les groupes de malfaiteurs professionnels, la plus sanglante insulte était l’accusation d’être un indicateur de la police ; j’ai vu des exemples de meurtres commis à cette occasion.
La forme la plus fréquente sous laquelle on observe la criminalité ayant le sentiment de l’honneur pour cause, est l’attentat contre la personne ; il peut être réglementé par la coutume et prendre la forme du combat singulier ou duel, se manifester sous l’aspect de la vendetta corse, Garde-toi, je me garde, ou se présenter sous la forme plus brutale du meurtre et de l’assassinat. En réalité, ces différentes modalités se ramènent toutes à la substitution de la vengeance privée à l’action des lois ; elles sont également condamnables. Nous n’hésitons pas à poursuivre sévèrement un Apache qui aura tué dans un combat, régulier selon le code du duel entre apaches, son adversaire ; pourquoi traiter autrement l’homme du monde qui aura tué son adversaire en duel ? Si on veut faire disparaître cette coutume barbare, il ne faut pas accorder aux duellistes un régime de faveur ; il faut les traiter comme des meurtriers et assimiler les témoins à des complices ; dans le cas contraire, il faut donner aux duels d’apaches la considération qui est accordée aux autres car la loi ne doit pas faire de distinction ; il est nécessaire de la faire respecter par tout le monde sans exception.
La séduction d’une épouse, d’une fille, d’une sœur est encore souvent la cause de ce genre de crimes occasionnels ; quand ils n’affectent pas la forme du duel, ils prennent ordinairement celle de l’homicide ; ils rappellent dans leur exécution les attentats dus à la jalousie ; en réalité c’est une jalousie d’une espèce particulière, plus subtile, plus délicate, mais dont le fondement est encore l’égoïsme ; l’individu outragé dans son honneur ou dans celui de sa famille, obéit à ce qu’il croit être son intérêt particulier, individuel et personnel, ou familial et collectif. Il est nécessaire de réprimer cette criminalité, dont le danger consiste encore dans la substitution de la vengeance privée à la répression légale.
Comme dans le cas de la jalousie, les attentats procédant du sentiment sexuel de l’honneur sont accomplis soit sur le séducteur, soit sur la jeune fille séduite ; cette dernière modalité est spécialement illogique.
On peut encore observer d’autres cas dans lesquels l’honneur agit comme cause criminogène ; ils sont plus rares que les précédents.
2° La Religion
Le sentiment religieux est quelquefois une cause de criminalité occasionnelle ; il ne détermine pas de graves infractions ; j’en ai indiqué des exemples en montrant la différence qui sépare la criminalité et la moralité.
Quand il atteint une énergie plus grande et pousse à l’exécution de véritables crimes de droit commun, comme l’homicide, il devient pathologique et se ramène au délire mystique.
3° La Superstition
À côté du sentiment religieux, je placerai les idées superstitieuses ; la superstition n’est pas une cause criminogène à négliger ; son action est très variée ; elle peut être le point de départ de crimes divers.
L’assassinat et le meurtre peuvent être dus à la superstition ; j’ai eu à observer des cas de ce genre ; les populations du Médoc, par exemple, sont très crédules ; un paysan aisé, atteint de quelque maladie, consulta une somnambule qui lui déclara qu’il souffrait du mal donné ; elle lui fit une description de l’auteur de l’envoûtement, description dans laquelle le paysan reconnut une de ses voisines ; persuadé, comme les gens de son entourage, que la mort de la sorcière était le seul moyen de sauver sa propre vie, ce malheureux tua d’un coup de fusil la femme qu’il soupçonnait. Ce cas n’est pas isolé.
Certains viols et attentats à la pudeur sont dus à la croyance que des rapports avec une vierge guérissent de la syphilis ; cette superstition existe en Allemagne comme en France.
Enfin, la crédulité du public est la cause occasionnelle d’une multitude d’escroqueries, dont les diseurs de bonne aventure, les mages, les somnambules, les cartomanciens se rendent coupables, aidés en cela par la superstitieuse complaisance de leurs victimes.
La superstition explique beaucoup d’usages incompréhensibles chez les criminels ; l’habitude qu’ils ont de satisfaire leurs besoins dans les maisons où ils ont commis leur crime semble dépendre de la croyance qu’ils échapperont par ce moyen aux recherches de la justice.
4° La Criminalité politique
La vie sociale détermine enfin un dernier groupe d’infractions, d’une nature particulière, les crimes et délits politiques. Ils procèdent d’éléments psy- chologiques assez voisins de ceux qui forment le trait fondamental du sentiment religieux, mais s’en distinguent par une réalité objective plus certaine.
Ils peuvent s’observer sous les formes les plus variées et présentent tous les caractères imaginables, comme tous les degrés de gravité possibles. Il est quelquefois malaisé de distinguer le criminel politique d’occasion du criminel habituel, la récidive étant difficile à relever dans la statistique française, en raison des amnisties régulières dont bénéficient les infractions de ce genre ; cependant, une distinction est possible.
Les délinquants politiques sont presque toujours des agités, ou plutôt des suractifs ; il est rare qu’un équilibre mental parfait soit l’une de leurs vertus. Ils se font en général remarquer par leur intelligence, leur volonté, leur courage, quelquefois leur audace. Ils ont une grande valeur sociale, à certains points de vue, car ils sont ordinairement des agents de progrès. Ces caractères se rencontrent surtout chez les délinquants politiques habituels ; ils sont moins fréquents chez les occasionnels, ceux-ci subissent une impulsion plutôt qu’ils ne la donnent.
Les premiers sont les artisans de la grande criminalité, attentats contre les personnes, complots, excitations à la révolte ; les seconds se livrent isolément à des actes d’agression futiles, coups de canne, participation aux manifestations, cris séditieux, etc. Lorsque les délinquants occasionnels font partie d’une foule, ils peuvent commettre les crimes les plus graves ; la criminalité des foules est, en effet, caractérisée par sa gravité ; il semble que la foule criminelle ne se constitue pas uniquement par l’addition des éléments criminels qu’elle renferme, mais qu’elle les porte à une puissance supérieure ; les foules accomplissent des actes de barbarie dont leurs composants seraient individuellement incapables ; on en a de nombreux exemples historiques ; plus récemment, l’assassinat de M. de Monéis, en 1870, à Hautefaye (Dordogne), brûlé vif par la foule qui le prenait pour un espion, et celui de l’ingénieur Watrin, montrent de quoi sont capables les groupements populaires.
Les individus qui commettent, lorsqu’ils sont réunis, de pareils crimes, sont ordinairement des criminels occasionnels ; aussi la responsabilité de ceux qui excitent les foules est-elle grande ; on peut penser que le législateur, en ne punissant pas sévèrement les provocations aux attentats, fait preuve d’une médiocre connaissance de la psychologie collective… Le problème que soulève la criminalité collective est un des plus délicats de la sociologie criminelle et il mérite d’être complètement étudié… [suivent des développements qui relèvent du droit positif de l’époque où l’ouvrage a été écrit, et nous éloigneraient de la science criminelle]
On peut résumer la classification des criminels, telle que j’ai essayé de l’établir, dans le tableau suivant. On observe, dans la classification des criminels que je propose, une gradation dans l’urgence physiologique du besoin qui provoque l’infraction, chez le criminel d’occasion bien entendu. Des catégories 8 à 10 nous trouvons des besoins naturels, dont la satisfaction est nécessaire à la vie; dans les autres, nous rencontrons des besoins artificiels ; leur satisfaction a plus ou moins le caractère d’un simple plaisir, d’un préjugé, d’un sentiment qui n’ont aucun rapport de nécessité avec le maintien de la vie.
CRIMINALITÉ D’HABITUDE |
congénitale |
1° Aliénés criminels |
2° Criminels-nés (Lombroso) |
||
3° Amoraux |
||
4° Vagabonds, mendiants |
||
acquise |
5° Pervertis |
|
6° Débiles |
||
7° Excités |
||
CRIMINALITÉ D’OCCASION |
par besoin physiologique |
8° Faim |
9° Misère |
||
10° Sexualité |
||
par besoin psychologique |
11° Alimentation, ivrognes |
|
12° Abri, vêtement |
||
- Gêne |
||
- Propriété |
||
- Luxe |
||
13° Sexualité, l’amour |
||
- Dominés |
||
- Dominateurs |
||
- Jalousie |
||
- Chantage |
||
par état affectif |
14° Colère |
|
15° Haine |
||
16° Vengeance |
||
par sentiments psycho-sociaux |
17° Individuels |
|
- L’honneur |
||
18° Collectifs |
||
- La religion |
||
- La politique |
||
- Les sectes |
||
- La superstition |
La classification de Lombroso, type des classements modernes, se trouve réunie en tableaux dans les Archives d’anthropologie criminelle, 1886, p. 173 et s.