LES FONDEMENTS ET LE BUT
DE LA RESPONSABILITÉ PÉNALE
Rapport présenté par Dimitri Drill
Avocat à Saint-Pétersbourg
au Congrès international d’Anthropologie criminelle
tenu à Genève en 1896
Le rapport ci-dessous donne une idée assez exacte
des voies dans lesquels étaient menées les recherches
de la science criminelle à la fin du XIXe siècle.
Certaines d’entre elles ont été profitables,
tel l’accent mis sur la réinsertion sociale des délinquants.
D’autres ont produit des effets regrettables,
tel le rapprochement de l’aliénation mentale et de la délinquance.
Soit que nous considérions uniquement la science du droit pénal, soit que nous envisagions toute l’étendue de la philosophie scientifique, nous ne trouverons guère de question plus obscure, plus compliquée, et de solution plus difficile que la question de la responsabilité pénale, de ses fondements et de son but. C’est un temps lointain et immémorial qui nous a laissé cet héritage, cette conception de la responsabilité pénale, ainsi que cette autre conception, s’y rattachant étroitement, celle de l’imputabilité.
Pour approfondir le caractère essentiel de cet héritage, il faut, avec un soin infini, pratiquer pour ainsi dire des fouilles, et notre investigation démontrera alors l’existence de sédiments et de couches entières, que les siècles en s’écoulant y ont superposés. La conception de la responsabilité pénale germa lentement, se développa graduellement, en ajoutant, dans la suite des temps, des éléments nouveaux aux éléments primaires. Chaque nouvel élément s’organisa petit à petit sous la prédominance de telle ou telle condition de la vie sociale, conditions multiples et dissemblables, et sous l’influence de tel ou tel facteur social, facteurs divers et disparates. Beaucoup de ces conditions et de ces facteurs ont disparu de nos jours, ou sont devenus surannés ; mais nous retrouvons leur survivance dans la conception elle-même qui en garde les traits et les traces. C’est par la conception que le passé lointain garde son empire sur le présent et le retient dans une soumission permanente.
Dans ces époques reculées, quand la consanguinité était le seul lien social, et quand les hommes vivaient en petits groupes consanguins, groupes indépendants et individuels, ce que nous nommons de nos jours « la peine » n’existait que dans les rapports et les relations que pouvaient avoir ces groupes entre eux. S’il arrivait à un membre d’un de ces groupes de faire un affront, ou de porter préjudice à quelque membre d’un antre clan ou groupe consanguin, tous les individus de ce dernier, c’est-à-dire du clan du maltraité, se levaient en masse solidaire et allaient les armes à la main, demander un dédommagement, au groupe consanguin de l’agresseur. Et si ce dernier ne consentait pas à payer le talion juridique de ce temps-là, ou s’il ne parvenait pas à établir une entente amicale avec l’ennemi, entre ces deux groupes hostiles éclatait la guerre privée, à la fin de laquelle, les vainqueurs, qui pouvaient bien être les consanguins de l’agresseur, égorgeaient, exterminaient, pillaient leurs adversaires, pour leur faire le plus de mal possible. Pendant cette guerre privée la fougue vengeresse ne reconnaissait ni frein, ni borne; la force brutale régnait d’une manière absolue, le sentiment de la vengeance et de la colère étant le seul guide. C’est pourtant dans les conceptions de cette époque de guerre privée, de préjudice privé, et de droit de vengeance infligée de main propre, qu’il faudrait chercher l’origine de nos idées contemporaines sur le crime et sur la peine.
Quant aux règlements des rapports entre les membres d’un même clan ou groupe consanguin, en cas d’outrage ou d’affront réciproque, nous en savons très peu. Mais comme l’organisation intérieure était basée sur des principes patriarcaux, il faut supposer que le pouvoir ou l’autorité du chef du clan, et des anciens de la communauté décidait de tout.
Des guerres longues, fréquentes et acharnées, à la suite de quelque querelle entre clans parents constituant par leur confédération une tribu solidaire, avaient lieu au détriment de la sûreté et de la puissance de la dite tribu, et souvent se terminaient sans procurer la moindre satisfaction à ceux qui avaient subi les premiers torts. C’est pourquoi ces guerres devaient faire naître des tendances à un apaisement. Pour atteindre ce but, l’arbitrage fut le premier expédient auquel on eut recours, et les parties adverses, avant de s’engager au combat sanguinaire, s’adressaient à l’arbitre, qui devait fixer l’importance de la satisfaction à réclamer pour le dommage causé. Si par l’arbitrage on parvenait à trouver un moyen d’accommodement, il s’ensuivait une réconciliation ; la guerre était évitée. Le demandeur recevait la satisfaction fixée par l’arbitre, et l’arbitre recevait une rétribution pour son travail. C’est ici que nous avons à remarquer pour la première fois une conception plus objective de l’évaluation du préjudice privé. En outre, à côté de la satisfaction pour l’outrage il y a un nouvel élément : le payement accordé non seulement à la partie offensée, mais aussi à un troisième personnage, à l’arbitre.
Dans les stades suivants de l’organisation intérieure de la peuplade, le pouvoir des chefs de tribus, des chefs des guerriers, des ducs, s’agrandit et se développa jusqu’à ce qu’ils s’approprièrent le droit qui découle de cette coutume d’arbitrage, le droit, pour eux fort lucratif, de tenir leur propre tribunal et de rendre justice.
Pour les ducs et les chefs, ces émeutes et ces guerres intérieures étaient des faits désavantageux, qui affaiblissaient les forces de la tribu, diminuaient ses moyens de résistance dans la lutte avec d’autres tribus et enlevaient la possibilité d’assujettir ces dernières. C’est pourquoi les chefs commencent à prêcher la paix (Friede zu bannen). Ils défendent à qui que ce soit de prendre l’initiative pour se faire justice à soi-même, de sa propre main ; ils instituent une échelle précise des prix du dommage (Wehrgeld) et, peu à peu, ils parviennent à établir des peines contre tout violateur de la paix, ayant recours surtout à l’intimidation et à la menace pour atteindre leur but. En même temps que le mouvement progressif qui unissait les clans en tribus et toutes les tribus de la même race en un seul peuple, nous voyons naître et grandir une nouvelle conception : celle d’un préjudice porté non seulement à un groupe quelconque, mais à toute la tribu, à toute la nation ; préjudice pour lequel le coupable devient responsable devant tout le peuple, et pour lequel il doit répondre devant les représentants du peuple, les chefs ou les ducs.
Parallèlement à l’amalgamation des clans et à la confédération des tribus, l’influence de la religion et l’autorité de ses serviteurs s’étendent au loin. Le clergé vient en aide à l’ordre social naissant, il prend sous sa protection les règles établies de la vie quotidienne et les maximes admises de moralité publique, et leur donne une sanction religieuse. Au nombre des péchés regardés comme infraction aux commandements divins, le clergé ajoute l’infraction à ces règles établies et à ces maximes de morale, et il exige que toute pareille infraction soit réparée par un châtiment, ou effacée par une pénitence, ou par une offrande expiatrice.
Ainsi, dans cette phase secondaire de l’évolution sociale de l’humanité — la période de la naissance et du développement de l’État sous ses aspects différents — nous voyons que, par degrés lents, les conceptions suivantes se sont fait jour : la conception de la satisfaction comme l’équivalent du préjudice, c’est-à-dire l’idée de leur égalité de valeur, idée qui a demeuré jusqu’à nos jours et qui forme la base de nos peines judiciaires, déterminées à l’avance ; la conception du préjudice privé, envisagé non seulement comme tort fait à un individu et à ses consanguins, mais comme préjudice porté à la société entière, comme violation des lois prohibitives de l’autorité publique, et pour lequel le coupable doit répondre, non seulement devant le demandeur et ses parents, mais devant le représentant du peuple, devant le chef. Puis, à la conception du crime proprement dit vient s’ajouter la conception du crime comme péché, comme infraction aux commandements divins. Toutes ces idées naissantes se rattachent solidement, par marche lente, aux conceptions des âges précédents, et le tout forme un total complexe qui traverse le cours des siècles et arrive jusqu’à nos jours sous les mêmes formes à peu près stationnaires.
Dans le cours de l’histoire, cette conception de la peine, avec ses idées intégrantes : la satisfaction, la vengeance, l’intimidation et l’expiation, continue à se développer mécaniquement dans le chemin frayé, et à augmenter ses éléments de cruauté, ses tendances à intimider et à terroriser. Par degrés insensibles, les hommes en viennent à inventer toute espèce de tortures, de supplices et de moyens pour graver sur l’homme, durant sa vie, le cachet de l’infamie : on lui déchire les narines, on lui coupe les oreilles, on expose honteusement le criminel pour le déshonorer aux yeux de la masse et pour tuer l’homme dans l’homme, etc., etc. De pareils procédés réagissent sur la société et, dans le cours des siècles, finissent par susciter dans les esprits un sentiment de répugnance invincible, et même de haine, moins à l’égard du crime que du criminel lui-même, et font de lui un infime et un paria pour toute sa vie.
D’après une loi générale, un chemin une fois frayé tend à devenir une voie permanente, la route de moindre résistance. C’est pourquoi la pratique de la vie ayant hérité des conceptions élaborées par les siècles passés, sous l’influence de beaucoup de conditions sociales qui ont déjà disparu, continua dans les âges suivants, et continue encore de nos jours, à accepter ces conceptions sans hésitation, sans les analyser et sans se douter le moins du monde de leur justesse. Les causes profondément enracinées du crime échappent à son attention, et elle se fie entièrement aux moyens de correction qui lui paraissent d’autant plus sûrs et d’autant plus éprouvés, qu’ils lui ont été légués par l’antiquité.
Les idées philosophiques, sans s’en douter, subissaient de même l’influence de ces jugements héréditaires et, à son tour, en analysant la formation historique de la conception de la peine, la philosophie plaçait sur l’avant-scène l’une ou l’autre de ses parties intégrantes et l’examinait tantôt comme satisfaction, tantôt comme moyen d’intimidation, tantôt comme mesure de justes représailles, c’est-à-dire de rétribution équitable, et ainsi de suite. Avec cela, l’idée philosophique développa la conception de l’imputabilité morale, basée sur l’affirmation que le criminel agit criminellement et immoralement, quoique le fond de son être lui donne la pleine possibilité d’agir tout autrement, et en dépit même des conditions subjectives et objectives, prises dans leur totalité avec lesquelles la vie a pu le placer en lutte. Dominée par cette idée la philosophie lui dit : Tu aurais pu ne pas faire le mal, mais tu le fais ; c’est pourquoi il faut expier ton crime, il faut souffrir, et la somme de tes souffrances doit équivaloir à la somme de mal que tu as fait.
Les temps modernes, s’appuyant sur la puissante aide des idées scientifiques, et sur les moyens d’observation et d’expérimentation élaborés par elles, se sont mis énergiquement à la recherche des facteurs directs et indirects de tout phénomène et, dans ce nombre, des facteurs du phénomène de la criminalité humaine en général et de ses différentes formes en particulier. Les temps modernes se sont posés cette question : Pourquoi et à cause de quoi ? Et en tâchant d’y répondre, ils ont créé une nouvelle tendance dans la science du droit pénal, et cette tendance a eu pour résultat l’école d’Anthropologie criminelle. En faisant des recherches sur le plus ou moins d’affinité de certains phénomènes, cette école a appelé, entre autre, à son aide les observations de la psychiatrie, accumulées pendant des siècles, et s’est mise à faire une étude analytique de la nature du criminel lui-même, en y appliquant les méthodes exactes des sciences naturelles, autant que ces dernières se prêtent à une étude de ce genre. Touchant le côté subjectif du crime, qui dérive des facultés et des propriétés individuelles et particulières du criminel, et s’étant posé la question : Pourquoi le crime a-t-il lieu ? l’école d’Anthropologie criminelle a répondu en indiquant comme facteurs ou comme causes subjectives et déterminantes, des défauts de développement plus ou moins grands, des vices et des anomalies dans la nature physique, aussi bien que dans la nature psychique du criminel, défauts, vices et anomalies qui se sont développés graduellement, lentement et insensiblement sous l’influence de conditions et d’expériences défavorables dans la vie du criminel — ces conditions et ces expériences ayant déjà agi pour la plupart dans la vie des ascendants.
La base de la personnalité psychique de l’homme, le fond du tableau de sa vie, se compose de différentes sensations provenant de chaque organe de son corps et de l’unité que forme leur ensemble, c’est-à-dire de la sensation complexe de l’existence qu’a chacun de nous, de la sensation de soi-même, de sa personnalité individuelle à chaque moment donné de la vie. Cette sensation de soi-même fait le fond de l’humeur, et autant son coloris est différent dans de différents individus, autant ces individus diffèrent les uns des autres. Chez les uns, la sensation de soi-même, la plus habituelle, se colore de nuances particulières, de sympathies entraînantes et d’amour pour les hommes. Chez les autres; des ombres de froideur, de dureté et de méchanceté marquent la sensation de soi-même. Chez d’autres encore, cette sensation est nuancée de hardiesse irrésistible, de clarté de sentiments, de bonté et d’empressement vers le sacrifice, sans inquiétude pour soi-même, et ainsi de suite. Pourquoi la sensation de soi-même prend-elle une nuance plutôt qu’une autre ? Là-dessus aucune analyse ne donne de réponse. Les sensations incomplexes formant le phénomène complexe de la sensation de soi-même, sont les atomes indivisibles de la vie psychique. On ne peut pas aller plus loin.
La faculté de penser est un élément supplémentaire, un appareil de luxe pour ainsi dire, qui se développe et se perfectionne graduellement et insensiblement en montant l’échelle de la création. Mais la sensation de soi-même forme la base fondamentale de la vie psychique, et celle-ci nous est incompréhensible sans celle-là. C’est pourquoi il ne faut nullement s’émerveiller si la structure de cette base fondamentale, quoique souvent invisible, se trouve être d’une grande importance pour toute la super-structure. C’est la sensation de soi-même avec ses différentes particularités individuelles qui, pour ainsi dire, soulève vers la surface de la conscience (s’il est permis de s’exprimer ainsi) telle ou telle pensée au lieu de telle autre, et de cette manière détermine le contenu, le sujet des pensées, et leur assigne leur marche d’une façon insaisissable. On remarque que dans la conscience, par exemple, d’un homme générique et dépravé, des idées et des images plus ou moins voluptueuses et scabreuses sont presque toujours présentes, et que c’est de ce côté-là que sa faculté de penser se tourne naturellement. Chez un gourmand, la conscience sera occupée de représentations de caractère homogène avec la sensation de soi-même qui lui est habituelle, et de pensées, de projets pleinement conformes à ces représentations. Un homme ayant la sensation de soi-même ombrageuse et méchante ne pense qu’aux défauts, et ne voit que les mauvais côtés d’autrui, tandis qu’un homme d’une humeur habituellement bienveillante, malgré les fréquents désenchantements de sa vie passée, ne voit que le bien partout, fait tout son possible pour se rendre agréable, et cherche toujours à être utile aux autres.
Si l’on pousse plus loin les observations, on voit qu’aussitôt qu’un changement d’humeur vient de s’opérer, un changement pareil s’opère dans la forme et le sujet de la pensée. L’humeur sombre arrive, et l’homme commence à tourner son attention et ses pensées surtout du côté triste et mauvais de la vie, qui se lève comme un mur devant lui et lui cache tous les bons côtés. Mais lorsque l’humeur gaie arrive et avec elle des pensées joyeuses, les couleurs sombres du monde extérieur subissent un changement complet ; les mauvaises idées disparaissent d’elles-mêmes de la conscience, et roulent au fond de cet abîme de l’inconscient d’où elles avaient été tirées par la mauvaise humeur de tout à l’heure. Mais la grande signification de l’humeur et de la base de l’humeur — la sensation de soi-même — se manifeste encore plus ouvertement quand celle-ci vient à subir des lésions profondes. C’est alors que l’expérience nous démontre qu’un individu peut pour ainsi dire, renaître avec d’autres sentiments, d’autres manières de voir, d’autres appréciations de son entourage, d’autres rapports envers les autres hommes, et que cet individu peut quelquefois devenir littéralement un tout autre homme.
Les capacités intellectuelles sont aussi d’une grande importance pour l’activité humaine, d’abord grâce à l’influence qu’elles possèdent pour restreindre ou pour diriger les impulsions, et secondement, grâce à leur connexion avec la sphère des sentiments. C’est à cause de cette connexion que la pensée peut changer plus ou moins l’humeur de l’homme, mais toujours est-il, que la pensée change l’humeur seulement en tant que telle ou telle image mentale se trouve intimement liée avec tel ou tel sentiment précis et clair, et c’est justement grâce à ce lien intime que cette image possède la possibilité d’éveiller ce sentiment et de le faire vibrer avec force. Une pensée nue (passez-moi le mot) qui ne fait pas vibrer plus on moins fortement un sentiment correspondant dans l’humeur de l’individu, est peu capable de diriger son activité d’une manière efficace. Si, pour une cause ou une autre, la pensée, par exemple, des souffrances humaines ne met pas en vibration les tons du sentiment de la compassion, recelés dans la sensation de soi-même, cette pensée aura rarement la force de pousser un homme à un sacrifice réel ou à une aide active. Une telle représentation ne fait que rester tranquillement pour quelque temps dans sa conscience, sans produire un effet direct, ou bien, elle y est immédiatement supplantée par d’autres représentations, plus solidement enchaînées avec d’autres sentiments qui entrent plus habituellement dans la sensation de soi-même de l’homme en question. Voilà pourquoi nous voyons la même idée identique agir de différentes manières, et quelquefois de manière presque diamétralement opposées, sur différentes personnes, malgré le degré approximatif de leur développement intellectuel.
C’est à regretter que jusqu’à présent on ait très peu étudié, et que de notre temps on étudie encore trop peu, cette sensation de soi-même dans ses parties essentielles aussi bien que dans la diversité de ses nuances chez différentes personnes. On ne s’y adresse pas assez fréquemment pour avoir une interprétation juste des actions de l’homme en général, et de ses actions criminelles en particulier. Et pourtant c’est ici que les décisions qui déterminent l’activité humaine prennent leur source, source toujours exposée aux conditions environnantes. Disons, par exemple, qu’un homme accomplit une action dont la magnanimité et la hardiesse frappent d’étonnement tout le monde. Regardez de plus près, étudiez la question, et vous verrez que cette action était la suite de l’humeur instinctive qui s’est emparée de cet homme et dans laquelle les élans magnanimes vers le bien vibraient fortement et d’où était exclu, en grande partie ou totalement, tout sentiment de peur ou d’épouvante, bien que le danger fût clairement visible pour les autres personnes. Une analyse rigoureuse nous dira qu’une telle action, quoique belle et sublime en elle-même, n’est pas le moins du monde un vrai mérite, mais tout bonnement la suite de l’humeur instinctive ressentie en ce temps-là par ce héros, humeur qui, à son tour, était la suite des particularités de sa structure personnelle, et des différents états éprouvés par sa personnalité.
De même les actions criminelles d’un homme prennent leur source dans les particularités individuelles de sa sensation de soi-même et, à leur tour, ces particularités sont d’un côté un résultat héréditaire et d’un autre côté, un résultat du développement précédent de cet homme, de sa vie personnelle et des différents états éprouvés par lui à des temps différents. Il suffit de rappeler que sous l’influence de ces particularités dans la sensation de soi-même, on pratique même des attentats contre sa propre vie.
Qu’on ne trouve pas superflu que je dise en résumé que les particularités de la structure physique, les particularités de ses systèmes organiques, aussi bien que les particularités de leur manière habituelle de fonctionner, forment la base des particularités de l’humeur et de la sensation de soi-même de l’homme. Ces particularités se sont développées graduellement sous l’influence des conditions de la vie prises dans leur ensemble et agissant non seulement pendant le courant de sa propre vie, mais plus encore dans le courant de la vie de ses ascendants. Si les conditions de la vie personnelle d’un homme et celles de la vie de ses ascendants ont été comparativement favorables, la personnalité de cet homme présentera un développement plus ou moins satisfaisant et harmonieux, et les particularités de son habituelle sensation de soi- même et de l’humeur basée là-dessus seront de nature à pouvoir s’adapter suffisamment aux conditions et aux exigences de la vie passée dans la société d’autres êtres humains. Mais, si les conditions de la vie ont été au contraire par trop défavorables, le développement de la personnalité de cet homme sera plus on moins défectueux, mal équilibré, et même peut-être difforme et monstrueux, et la sensation de soi-même qui en dépend, avec son humeur, seront mal adaptées à suffire aux exigences de la vie sociale, et par-là même, seront prédisposées aux actions criminelles et vicieuses dans les conditions d’un milieu donné.
En posant la question de cette manière-là, basée sur une étude scrupuleuse des faits, l’école d’Anthropologie criminelle a radicalement changé les manières de voir héritées de nos ancêtres. Elle a pu démontrer que les phénomènes des maladies mentales, des désordres et des anomalies, et les phénomènes de la criminalité humaine, quoique différents dans la spécification des détails, ne diffèrent ni dans leur essence, ni dans leur fondement. Ceux-ci comme ceux-là, proviennent également des altérations, des dépravations, des désordres et des anomalies de la nature psycho-physique de l’homme ; et ces dépravations, désordres et anomalies sont les résultats de la violation volontaire, ou pour la plupart involontaire, des lois de la vie de l’organisme. Il est évident que les dépravations et les anomalies qui posent les base du développement des maladies mentales d’un côté et des phénomènes du crime de l’autre, ne sont pas des croissances identiques ; elles diffèrent entre elles non seulement dans les degrés de quantité mais aussi dans leurs combinaisons variables. Mais malgré ces différences, ces phénomènes gardent une nature homogène et un caractère analogue. Ces deux catégories de phénomènes sont des phénomènes alliés entre eux, des phénomènes de même parenté — si j’ose employer ce mot pour rendre ma pensée.
Ayant adopté ces vues comme point de départ et s’appuyant sur de riches matériaux déjà rassemblés et basés sur des faits constatés, l’école d’Anthropologie criminelle avança l’opinion que la protection de la société contre le mal du crime doit être le but principal et la base de l’activité de l’État dans sa lutte avec le crime. Ayant indiqué les dépravations et les altérations de la nature psycho-physique de l’homme comme causes subjectives et immédiates de sa criminalité, l’école d’Anthropologie criminelle a aussi indiqué des moyens convenables pour lutter avec celle-ci. Ces moyens seraient, d’un côté, des mesures préventives ou des mesures d’hygiène sociale pour éloigner les facteurs extérieurs de ces détériorations physiques et psychiques de la nature de l’homme — détériorations qui le poussent vers le crime dans des conditions données — et d’un autre côté, des mesures pour agir sur le criminel lui-même et pour éloigner les causes subjectives de la criminalité déjà développées dans sa nature. Mais on va nous demander en quoi doivent consister ces mesures de la seconde catégorie ? La réponse a été donnée plus haut.
Si c’est vrai que dans les cas de maladies mentales, comme dans les cas de criminalité, les causes immédiates et subjectives, d’un côté, des phénomènes maladifs, d’un autre, des tendances à commettre le crime, se cachent dans les altérations plus ou moins différentes entre elles, plus ou moins grandes et, de la nature psycho-physique de l’homme, si cela est vrai et que nous admettions l’affinité des fondements, c’est évident que les moyen de lutte contre les phénomènes des deux catégories ne peuvent pas être et ne doivent pas être d’un caractère complètement opposé. Autrement dit : le traitement des aliénés et l’activité de la répression pénale, quoique différents dans leurs moyens et dans leurs détails, doivent avoir le même principe analogue et la même idée pour guide. Dans l’une de ces deux catégories de phénomènes, comme dans l’autre, avant tout il est nécessaire d’examiner et de déterminer les causes subjectives et immédiates, qu’il s’agisse de maladie ou de crime. Ensuite, appuyant sur les particularités des causes agissantes, il faut choisir les moyens les plus conformes au but, pour réagir sur ces causes ; il faut appliquer ces moyens sans animosité et sans irritabilité, comme on aurait appliqué tout autre moyen pour éloigner tout autre facteur nuisible, agissant d’une manière nuisible dans les phénomènes du monde qui nous entoure. Dans le traitement des aliénés, nous voyons qu’avec les moyens d’amener une majoration de l’état organique, on a recours encore à un certain régime moral et à des procédés pédagogiques conformes aux particularités constatées dans la nature de l’individu sous traitement; et nous voyons que tout cela se fait dans le but unique de la guérison on de l’amélioration d’un état de santé. Un principe analogue doit se retrouver dans la répression pénale.
En exprimant cette idée, je suis pourtant loin de vouloir affirmer que le phénomène de l’aliénation mentale et le phénomène du crime soient des phénomènes identiques. Ce n’est nullement mon idée de ne pas faire de distinction entre la sphère de la maladie et la sphère du crime. Je trouve au contraire que ce serait un procédé irrégulier et nuisible que celui de vouloir les confondre ou les mettre ensemble. Je veux seulement indiquer l’affinité de ces deux sphères, dans l’une desquelles, selon une tradition séculaire et par malheur existant encore de nos jours, nous avons à faire avant tout et principalement avec le crime lui-même, mais non pas avec le criminel. Si on parle de celui-ci, c’est pour le considérer en homme abstrait, non comme le criminel qui existe actuellement et fait partie d’un grand nombre dont chaque unité porte ses propres traits individuels, et par-là même réclame pour lui des moyens particuliers, capables de réagir sur les ressorts individuels de sa personnalité. C’est de cette tradition séculaire du crime à part du criminel que proviennent nos déterminations arbitraires arrêtées à l’avance, nos sentences qui disent que pour tel ou tel crime - crime pour lequel tout le monde doit porter le même degré de responsabilité - il faut subir tant d’années de prison, tant d’années de travaux forcés, et ainsi de suite.
C’est évident que la manière de poser la question, adoptée par l’école d’Anthropologie criminelle, doit produire une révolution complète dans nos vues sur les fondements et le but de la responsabilité pénale. Les conceptions de la vengeance, de la satisfaction et de la terrorisation n’y trouvent plus de place et sont remplacées par la conception de mesures salutaires destinées à réformer et refaire l’éducation des deux côtés également de la nature de l’homme — de sa psycho-physique. En outre, par cet exposé de la situation, la question de la responsabilité pénale et de l’imputabilité de tel ou tel individu se trouve elle-même supprimée. Le tout aboutit, au contraire, au meilleur choix des moyens pour la régénération du criminel, d’un côté par le traitement dans le sens littéral du mot, d’un autre, par des mesures pour sa réformation.
Les partisans des idées héréditaires sur le caractère et la nature des mesures de répression pénale vont certainement se récrier contre nous et diront qu’avec nos soins pour le criminel et notre suppression de la peine, envisagée comme satisfaction ou expiation, nous nous rendons coupables de la plus grande injustice envers les gens honnêtes et innocents, et qu’avec cela, nous minons toutes les bases sur lesquelles repose l’autorité de la répression pénale, et qu’enfin, nous compromettons la sûreté publique. Mais n’oublions pas que les criminels appartiennent à une catégorie d’hommes à natures brisées, défectueuses et mal équilibrées. Où est donc l’injustice des mesures salutaires, destinées à soutenir et à relever ceux qui tombent ou à faire rebrousser chemin à ceux qui marchent droit à la ruine ? Est-ce que nous ne faisons pas tous la même chose en donnant aide et soutien aux faibles de ce monde, à ceux à qui les forces de résistance ont manqué dans la bataille rangée de la vie.
N’oublions pas non plus la part que la société elle-même a prise au développement du crime dans son milieu où existent, protégés et alimentés par elle, des conditions et des états de vie qui offrent un démenti complet aux lois de la vie même et qui produisent par degrés, quelquefois consé-cutifs, les natures défectueuses et vicieuses, les futurs criminels. Chaque être humain, et dans le nombre chaque criminel, arrive au monde doué déjà de certains germes, de dispositions naturelles que son être n’a pas élaborés, mais qui lui ont été forcément transmis. Le développement ultérieur de ces germes, qu’il a hérités avec le jour, dépend des conditions environnantes qui, bonnes ou mauvaises, à l’insu de sa volonté et de ses désirs, scellent du cachet indélébile de leur influence tout son développement futur.
Au commencement, ce futur criminel, qui s’apprête déjà au crime, est un petit être faible, dépourvu de raisonnement, privé de toute possibilité de comprendre et d’apprécier parmi les phénomènes de la vie les idées que nous appelons : le bien et le mal, la vertu et le vice, d’après leur signification vraie. L’âge de la compréhension arrive, mais alors il se trouve que les influences par lesquelles il a dû passer l’ont déjà façonné d’une manière assez positive et déterminée et, quand il se met à agir, son activité est conforme aux particularités déjà déclarées de sa nature. Quand sa dépra- vation ne faisait que commencer, lui-même ne faisait rien encore de criminel dans le sens exact du mot. Sa dépravation était, d’un côté, un résultat héréditaire, d’un autre, un virus avec lequel son éducation l’a inoculé, à l’insu de sa volonté et contre ses désirs. Mais une fois parvenue à un degré de développement assez mûr, cette dépravation devient la cause immédiate et nécessaire de sa criminalité. Où était donc la société et que faisait-elle au moment où il fallait agir sur ce futur criminel qui s’apprêtait déjà au crime, quand il fallait agir pour l’accommoder à la vie sociale ?
N’oublions pas, enfin, que par la cruauté et l’intimidation et par les moyens semblables on peut créer des bêtes plus ou moins féroces, mais non pas régénérer les hommes destinés à vivre et à agir ensemble dans une société d’êtres humains. Car les criminels, à l’exception d’un très petit nombre de suppliciés, doivent rentrer et vivre dans la société à la fin de leur terme de peine. Sous ce rapport, ce serait extrêmement instructif et utile de jeter un regard rétrospectif sur l’histoire du traitement des aliénés. Les ouvrages du savant Pinel nous apprennent que, de son temps on traitait les aliénés comme des criminels, et qu’on les faisait passer par toute espèce de cruautés. Depuis le temps de Pinel, la science a bien agi ; elle explique la nature des maladies mentales, et elle a donné an traitement des aliénés un caractère conforme au but. Et nous voyons que les cas de guérison sont devenus beaucoup plus nombreux, et que la société est mieux sauvegardée contre les actes nuisibles et malfaisants des aliénés qu’elle ne l’était avant.
Étudier la nature des causes profondes et individuelles, des maladies et des crimes, pour les guérir, les améliorer et les éloigner, se servir de moyens conformes au but, c’est-à-dire de moyens d’un caractère correspondant à la nature de ces causes, voilà le principe général et prédominant vers lequel nous sommes amenés par une étude consciencieuse des faits dans le domaine de la psychiatrie, comme dans celui de la criminalité.