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COMMENT ALLIER LA RECHERCHE
ET L'ENSEIGNEMENT

à la mémoire du professeur Georges Levasseur

 

Mon Maître a disparu.

C’est l’occasion ou jamais, pour moi, de me demander ce qu’est un Maître.

Pour être un Maître, il faut d’abord posséder des qualités humaines. Le Professeur Levasseur en était pétri. Dès notre premier contact, le 4 janvier 1960, j’ai pu le constater. Civiliste et historien de formation, je travaillais encore à une thèse de droit civil lorsque je fus nommé assistant de droit pénal général et droit pénal spécial Imaginez combien j’ai pu me trouver désorienté. Or, au lieu de m’inviter sèchement à mettre mes faibles connaissances à jour, comme bien d’autres l’auraient fait, mon premier Patron me demanda, comme s’il s’agissait d’un service personnel, de lui établir un récapitulatif des écrits publiés en droit pénal pendant les trois dernières années ! C’était m’offrir la possibilité de me mettre à niveau en tout honneur. Sa longue fréquentation m’a montré combien il attirait effectivement l’affection, l’attachement, l’amitié. C’est la raison pour laquelle quelques mois de collaboration quotidienne suffirent à établir ma vocation de pénaliste. D’autant que le Professeur Levasseur méritait en outre un profond respect.

Pour être un Maître, il faut à l’évidence avoir l’esprit scientifique ; c’est-à-dire s’attacher à faire surgir la Vérité, plutôt que de rechercher une vaine gloire personnelle. Là encore, le Professeur Levasseur donnait l’exemple. Arrivant un matin à la Faculté, il me dit avoir reçu la veille en fin d’après-midi un coup de téléphone de la Télévision l’invitant à intervenir ce soir même dans un débat portant sur l’extradition. Il avait refusé, en faisant observer qu’il n’avait pas le temps matériel de préparer son intervention. Vous mesurerez son niveau de scrupules, lorsque vous saurez que nous travaillions alors sur la rubrique « extradition » du Juris-classeur ; mais ce n’était pas sur le chapitre en cours que portait l’émission.

Avoir l’esprit scientifique invite aussi à se mettre pleinement au service de la matière que le Destin nous a donné à explorer en vue du bien commun. Lorsqu’il entreprit ce monumental travail sur l’extradition, il commença par extraire de ses dossiers l’essentiel de la documentation qu’il avait réunie, et nous entreprîmes de la classer par thèmes. Quand ces petits paquets de fiches furent constitués nous les laissâmes se regrouper seuls, par affinités naturelles ; il ne restait plus alors qu’à trouver la catégorie rationnelle dans laquelle ils entraient pour connaître leur nom. Dernière phase : ayant observé que le trait dominant de la matière était son caractère linéaire, mon Maître choisit de suivre tout simplement le fil de son déroulement. Quelle leçon, sur le vif, pour l’apprenti que j’étais !

D’un bout à l’autre de ce travail, comme de tous ceux auxquels j’ai assisté, le Professeur Levasseur n’était qu’humilité devant la matière qu’il avait entrepris d’exposer. Est-il besoin d’ajouter qu’il n’était aussi qu’honnêteté intellectuelle ? Aucune tricherie dans l’accomplissement de son travail : il n’aurait pu s’abaisser à user du procédé classique consistant à découper les travaux d’autrui avec des ciseaux , puis à les recoller dans un ordre jamais encore utilisé pour donner à l’ensemble une apparence d’originalité. A ses yeux, un livre ne pouvait être original que s’il pénétrait plus avant que les précédents au cœur de la matière.

Avoir l’esprit scientifique, pour un universitaire, c’est aussi savoir ignorer à bon escient les bornes du programme officiel. Comment enseigner une science humaine en ignorant l’histoire de sa discipline ; alors que l’étude du passé nous apporte comme des travaux pratiques de la vie sociale en grandeur réelle ? Certains pénalistes se bornent à lire ce qu’ont écrit les historiens classiques, mais les plus consciencieux se tournent vers les documents originaux. C’est ainsi que procéda le Professeur Levasseur lorsqu’il souhaita se faire une idée concrète de la procédure criminelle de droit commun sous l’Ancien régime. Je me rappelle encore son étonnement, pour ne pas dire sa stupéfaction, quand il eut achevé l’examen de quelques uns des dossiers complets qui nous sont parvenus : sérieux, compétence, célérité sont les qualificatifs qui revenaient le plus souvent dans les commentaires qu’il me fit. Je détiens encore l’un des résumés qu’il avait effectués ; car il lisait de préférence la plume à la main.

Il ne suffit pas de remonter dans le temps, il faut également savoir se rendre sous d’autres cieux. Le Professeur Levasseur n’y manqua pas, comme en témoignent ses fréquents séjours dans des nombreuses universités étrangères. Je n’en retiendrai qu’une anecdote. Pendant un séjour au Canada, souhaitant voir comment fonctionnait la détention provisoire en France, d’une part, et dans un pays de culture juridique anglo-saxonne, d’autre part, il étudia un volumineux échantillon de dossiers locaux. Là encore sa surprise fut grande : à même gravité de faits matériels, la mise en détention et la durée d’incarcération se trouvaient fort proches d’un pays à l’autre. Il constatait une nouvelle fois, que des civilisations de même niveau moral et intellectuel connaissent des problèmes proches et ont tendance à les résoudre de manière similaire. Si les différences frappent l’observateur superficiel, les ressemblances sont plus nombreuses, plus importantes et plus instructives ; ce sont elles que retenaient le Professeur Levasseur dans sa recherche des Lois générales régissant le droit criminel.

Avoir l’esprit scientifique, pour un universitaire, c’est aussi savoir s’affranchir des frontières que les divisions artificielles du droit établissent entre ses différentes branches ; frontières qui délimitent dangereusement le champ de chaque spécialité. Cette règle s’impose en particulier aux pénalistes, puisque leur discipline les conduit à intervenir dans tous les domaines du droit. Justement, du fait qu’il dominait avec un égal bonheur le droit pénal et le droit du travail, le Professeur Levasseur a pu faire autorité en matière d’accidents du travail, avec ses notes parues à la Revue de sciences criminelles.

Plus encore, le juriste qui entend connaître le domaine rationnel de la science juridique doit faire l’effort de prendre un peu de recul, un peu de hauteur, en se plaçant du point de vue des sciences sociales prises dans leur ensemble. C’est ce but que poursuivit le Professeur Levasseur en créant, avec le Professeur Carbonnier, un « Laboratoire de sociologie criminelle ». Et c’est dans ce cadre privilégié qu’il a pu approfondir deux problèmes qui lui tenaient à cœur, celui de la délinquance et celui des prisons. Il m’a souvent fait observer avec amertume que l’on avait fait un peu légèrement de l’emprisonnement la peine principale du droit criminel, alors que l’on n’était pas encore parvenu à faire de la prison un lieu de resocialisation. Une fois de plus il ne parlait pas par ouï-dire de ce grave sujet, mais sur la base d’enquêtes personnelles, après de nombreuses visites dans les différentes sortes d’établissements, après d’attentifs entretiens avec des détenus, après des consultations approfondies auprès des hommes de terrain.

A propos du domaine propre du droit, il faisait remarquer que ses méthodes rigoureuses de raisonnement permettent ordinairement de distinguer le juste de l’injuste. Mais, en bon catholique, il ajoutait que si dans un premier temps le juriste doit assurer le triomphe de la justice ; il doit dans un second temps préparer le terrain pour que puisse s’exercer la charité. C’est l’un des principaux messages qu’il s’efforçait de faire passer auprès des étudiants de capacité, de licence ou de doctorat.

Pour être un Maître il ne suffit en effet pas d’être un chercheur, il faut en outre avoir le don de l’enseignement, c’est-à-dire être capable de transmettre à ses élèves les outils et les méthodes qui leur permettront d’aborder d’un pied ferme leur carrière professionnelle. Le professeur Levasseur le savait parfaitement, d’où l’importance qu’il attachait à la formation de ses étudiants. S’il appréciait à sa juste valeur l’importance de ses célèbres précis et manuels, il éprouvait une affection particulière pour « Le droit pénal appliqué », ouvrage qui reflétait à l’état pur sa conception des travaux pratiques universitaires ; son maigre succès commercial stoppa hélas la rédaction des ouvrages déjà en chantier concernant « La procédure pénale appliquée », « Les grands arrêts de la jurisprudence française » et « Le droit pénal spécial ». C’est dire que le public ne connaît pas l’ensemble de sa production.

Le meilleur exemple de son aptitude à l’enseignement est fourni par son cours éphémère de « Droit pénal général complémentaire » (Les cours de Droit, Paris 1960). Partant d’un programme universitaire inepte, il était parvenu à bâtir un cours cohérent animé d’un souffle puissant qui entraînait les étudiants au cœur du droit criminel. Un véritable tour de force qui n’a pas été assez salué en son temps, mais qui reste pour moi un modèle.

A la lumière de ces souvenirs, se pose l’éternelle question : dans un travail scientifique, peut-on mesurer ce qui appartient au Maître et ce qui relève du disciple ?

Le Professeur Levasseur aurait, je pense, apprécié mon dernier article : « La doctrine est-elle une source du droit ? ». Je le lui dédie.

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* Le détail de la carrière et des œuvres du Professeur Georges Levasseur figure dans les « Mélanges de droit pénal et de droit européen offerts à Georges Levasseur », ouvrage coédité par la « Gazette du Palais » et « Litec » en 1992. Me Jean-Gaston Moore, Directeur de la Gazette du Palais, avait souhaité rendre cet hommage à mon Maître après leurs fructueux contacts au sein de l’association « Libre justice ».

Signe de fin