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LES LIMITES THÉOLOGIQUES
DE LA CRÉATION DU DROIT POSITIF

Par Benoît-Dominique de la Soujeole, op.

Cette étude, reproduite avec l'autorisation de l'auteur,
a été publiée par la Revue Éthique (Éditions Eska),
(Revue de recherches interdisciplinaires : philosophie, biologie, médecine, droit, histoire, théologie)
publiée avec le concours de la Société Française de Réflexion Bioéthique (SFRB)
et du Centre d'études Normativité et Risque de l'université de Marne-la-Vallée

La vie en question - n° 22 : Le légal et le moral
(Voir le sommaire de ce numéro 22, à la fin du présent document)

 

 

Le titre de cette contribution nous a été proposé. Après avoir songé à le modifier, nous l'avons maintenu parce qu'il nous permet de bien introduire notre propos. Ce titre est révélateur d'une conception — au moins implicite dans beaucoup d'esprits — qui est très révélatrice de la pensée contemporaine.

Parler des limites (théologiques ou autres) à la création du droit positif signifie en effet souvent une revendication de totalité de la compétence de la loi civile, revendication qui se verrait limitée (contestée) « du dehors » (1). La théologie « comprimerait » en quelque sorte le droit positif, en gênerait, voire empêcherait, le plein essor. Mais nous pouvons déjà répondre que le droit positif a sa consistance propre, et ce n'est pas le limiter que de dire ce qu'il est et, corrélativement, ce qu'il n'est pas, ce qu'il n'a pas vocation à revendiquer d'être. L'homme ne vole pas, faute d'être un oiseau. Nous n'énonçons pas, en affirmant cette vérité d'évidence, une limite de la nature humaine, nous disons la manière d'être de l'homme. Il convient donc, et c'est ainsi que nous comprenons l'objet de notre étude, d'affirmer ce qu'est le droit positif, et c'est en précisant sa nature que l'on pourra veiller à ne pas le violenter, à le respecter par conséquent, et à le protéger contre toute atteinte.

Nous nous proposons donc de rappeler la conception théologique du droit positif. On pense communément que la théologie, qui repose sur la foi, a pour objet l'intelligence la plus pénétrante possible des mystères chrétiens (la Trinité, l'incarnation du Verbe...). Ce n'est pas assez dire. La théologie repose sur la foi, mais celle-ci embrasse toute la Révélation, laquelle contient, non seulement des vérités de soi inaccessibles à la raison humaine (les mystères), mais aussi des vérités dont l'intelligence de l'homme est capable avec ses propres forces. Le concile Vatican I, repris en cela littéralement par le concile Vatican II, rappelle en effet :

La même sainte Église, notre Mère, tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toute chose, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des réalités créées :

Depuis la création du monde, ses perfections invisibles se laissent voir à l'intelligence, par ses oeuvres » (Rm 1, 20) (2).

La Révélation « double » ainsi la capacité naturelle de la raison pour bien des questions. La raison théologique en est la suivante :

C'est bien grâce à cette Révélation divine que tous les hommes doivent pouvoir, dans la condition présente du genre humain, connaître facilement, avec une ferme certitude et sans aucun mélange d'erreur, ce qui dans les choses divines n'est pas de soi inaccessible à la raison » (3).

Notre sujet tenant au droit positif relève de cet ordre d'objets qui de soi n'est pas inaccessible à la raison naturelle. Mais cette dernière, c'est la Révélation qui nous l'apprend, est blessée ; elle n'a pas son intégrité première, elle est sujette à des lenteurs et à des erreurs qui engendrent des manques de fermeté dans la certitude de ses conclusions. C'est pourquoi la Révélation vient en aide à la raison, elle ne se substitue pas à elle, mais la conforte, la corrige, lui permettant de retrouver de quelque façon sa dignité et la valeur de son travail. La foi par laquelle nous recevons la Révélation pour ce qu'elle est, vient donc restaurer et libérer la puissance de vérité logeant dans notre raison.

Le discours proprement théologique peut parfaitement, par conséquent, exposer des vérités que le discours proprement rationnel découvre lui aussi. En bien des domaines les conclusions de la droite théologie convergent avec celles de la droite raison. C'est le cas de la question qui nous retient ici. Ce que nous allons affirmer, théologiquement, n'est pas de soi inaccessible à la saine recherche rationnelle, et l'histoire de la pensée, notamment philosophique et juridique, illustre bien des convergences substantielles (4).

Ce n'est malheureusement plus le cas aujourd'hui. Quand le magistère rappelle (ce n'est en rien une nouveauté) que « lorsqu'une loi civile légitime l'avortement et l'euthanasie, du fait même, elle cesse d'être une vraie loi civile ... » (5), il provoque une véritable levée de bouclier, motivée en particulier par un prétendu irrespect intolérant de la théologie vis-à-vis des réalités profanes. Il y aurait, dit-on, ici une prétention de la théologie à limiter la création du droit positif, prétention inacceptable dans une société religieusement pluraliste. Si nous acceptons de dépassionner le débat, nous pouvons avoir quelques chances de montrer qu'il n'en est rien. Nous aurons recours pour cela à l'enseignement magistériel récent qui s'inscrit dans un domaine de la doctrine sociale de l'Église marqué par une remarquable continuité doctrinale (6).

I - Nature de la loi positive

Avant d'exposer ce qu'il convient de comprendre par « loi positive », il faut rappeler ce qu'est une loi au sens le plus général, car c'est à ce plan premier que des divergences interviennent et déterminent toute la question.

1) Qu'est-ce que la loi ?

Partant de ce qui est reconnu par tous, parce que cela se situe à un niveau de généralité tel que tout le monde converge, on peut avancer que dans l'idée commune de loi, en n'importe quel domaine, on entend une certaine régularité qui s'impose à l'action. La loi est une règle, une mesure ; elle est normative. D'où la question de connaître l'origine de cette règle, de cette mesure. C'est sur ce point que l'on rencontre deux grands courants de pensée, selon que l'on attribue la paternité de la régularité à l'intelligence ou à la volonté.

a) Le primat de la droite raison

Cette règle, cette mesure, selon les pensées grecque et romaine comme pour l'Église, ne peut être que d'ordre rationnel parce qu'il s'agit d'une ordination. La loi énonce un ordonnancement nécessaire ou convenant des moyens en vue d'une fin. Toute activité tend vers une fin vers laquelle le sujet se porte en ordonnant des moyens. Et c'est le rôle propre de l'intelligence pratique que de déterminer et cette ordination et cet ordonnancement. La loi est ainsi l'expression régulatrice d'une ordination de moyens en vue d'une fin. Dans l'ordre social cette fin est l'établissement et la distribution du bien commun de la Cité.

Cette approche encore très sommaire de la loi repose cependant sur certaines affirmations anthropologiques qu'il faut mettre en évidence. Il y a une relation précise entre les deux grandes facultés naturelles de l'homme que sont l'intelligence et la volonté. La loi est premièrement une oeuvre de raison parce qu'elle appréhende d'abord la finalité, que ce soit la fin ultime, le bien-vivre, ou les finalités intermédiaires, les différentes réalisations sociales au service du bien-vivre. Toute activité tend vers une fin, et tant cette fin que les moyens mis en oeuvre, doivent être raisonnables. On dit alors que la raison dicte la loi de l'action, en manifeste la vérité.

La fin étant connue et les moyens étant élus, encore faut-il se porter efficacement vers eux. C'est alors que la volonté entre en jeu. Elle est comme cette force motrice qui porte le sujet à entreprendre effectivement l'action. Elle fait passer de l'intention à l'exécution. La volonté n'est pas régulatrice de l'action, elle est elle-même réglée par la raison, mais elle lui donne son efficacité.

En dehors de là, quand bien même il s'agirait de la volonté du « Prince » (l'autorité sociale suprême), il ne saurait y avoir de loi. Si celle-ci n'est pas raisonnable, réglée par la raison, elle n'est qu'un caprice, et la prescription qui ne reposerait que sur elle serait une iniquité (7).

L'accord philosophique sur ces données primaires était large autrefois. L'Église maintient cette sagesse formulée avec clarté par S. Thomas d'Aquin (8). La récente encyclique Evangelium vitae, après Pacem in terris le rappelle :

« Les lois qui autorisent ou favorisent l'avortement et l'euthanasie s'opposent, non seulement au bien de l'individu, mais au bien commun et, par conséquent, sont entièrement dépourvues d'une authentique validité juridique (...). Lorsqu'une loi civile légitime l'avortement ou l'euthanasie, du fait même, elle cesse d'être une loi qui oblige moralement (9).

La philosophie moderne, dont les origines peuvent se situer dès la fin du Moyen-âge a opéré un renversement dont nous sommes aujourd'hui les héritiers. C'est ce qu'il convient de présenter maintenant.

b) Le primat de la volonté

La Déclaration des droits de 1789 stipule dans son article VI : « La loi est l'expression de la volonté générale ». C'est la conception volontariste de la loi. Celle-ci ne nie pas le travail intellectuel nécessaire à l'établissement d'une loi, mais ce qui constitue formellement la loi devient son caractère socialement contraignant. On fait valoir qu'avant l'intervention de la volonté qui impère, l'énoncé n'est qu'une assertion, un conseil, une indication. Cet énoncé est valable s'il est vrai, mais il demeure comme suspendu dans son efficience tant qu'il ne reçoit pas la force impérative. Le vouloir intervient pour le rendre obligatoire, et c'est seulement à ce moment que l'énoncé devient loi. Autrement dit, ce qui fait qu'une loi est une loi est le caractère obligatoire imposé par la volonté de celui qui a autorité  (10).

Historiquement, la conception intellectualiste et la conception volontariste se sont comme chevauchées à la fin de l'Ancien Régime et au XIXe. On tenait alors qu'il fallait se soucier de savoir si la directive imposée comme loi était raisonnable. Mais à partir de la fin du siècle dernier et surtout au XXe, la vision volontariste a supplanté la conception intellectualiste. Ce fut le principe de toutes les tyrannies et de tous les totalitarismes. A l'arbitraire d'une volonté individuelle s'est substitué l'intérêt de la nation, du parti, d'une classe sociale..., mais c'est toujours la même chose. Et cela demeure aujourd'hui une tentation redoutable pour toutes les sociétés.

Le nœud de la question pourrait être énoncé de la façon suivante : le caractère obligatoire de la loi commence-t-il avec le vouloir de l'autorité législative, ou réside-t-il plus en amont ? S'il se place dans la seule volonté de l'autorité, la loi s'applique aux sujets de l'extérieur, par la contrainte (la menace de la sanction). Or nous tenons, au contraire, que l'intelligence saisissant une vérité pratique, en raison même du réalisme de cette vérité, énonce déjà des exigences normatives. Autrement dit, la directive rationnelle contient déjà l'obligation et la volonté intervient seulement pour la rendre efficace, pour passer à l'acte. Par exemple, la circulation automobile, de soi, requiert un certain nombre de règles communes de conduite afin qu'il n'y ait pas d'accident (rouler à droite, priorité à droite...). Ces règles sont déterminées par l'autorité sociale avec une certaine latitude (on pourrait tout aussi bien rouler à gauche...), mais l'existence de ces règles et leur caractère obligatoire résultent d'une nécessité inhérente à la vie sociale (dans mon jardin je roule comme je l'entends...) que la raison découvre et honore. Si ces règles n'avaient pas de sanction, elles n'en seraient pas moins nécessaires et obligatoires. Cela nous conduit maintenant à préciser ce qu'est la loi positive.

1) Qu'est-ce que la loi positive?

La définition la plus simple serait de dire que la loi positive est l'acte de cette autorité particulière qu'est le législateur. C'est cependant manifestement insuffisant. Si seul le législateur peut édicter une loi, tout acte du législateur n'est pas une loi. Il peut voter des motions (comme la motion de censure de l'art. 49-3 de la Constitution), des mises en accusation devant la Haute Cour, des déclarations diverses (comme l'autorisation de déclarer la guerre ou de mettre en application la procédure de l'art. 16 de la Constitution...). Il faut donc préciser, parmi les divers actes du législatif, quels sont les actes proprement législatifs. Et l'on revient de nos jours souvent à la conception volontariste selon laquelle est loi l'acte par lequel le législateur entend obliger tous les citoyens. Le critère est ainsi « matériel » (l'autorité) et intentionnel (l'intention d'obliger). Cette intention d'obliger est précisée : il faut l'intention d'obliger toute la collectivité sociale. La loi est générale et impersonnelle. Elle porte en effet sur la vie de la collectivité comme telle afin que l'action ordonnée des sujets favorise le bien commun.

Cette définition moderne contient bien des éléments valables. Mais il est aisé de s'apercevoir qu'elle fait abstraction du contenu de la loi. Toute prescription générale en vue du bien commun portée par l'autorité suprême est une loi. La conception intellectualiste précisera : si l'acte de l'autorité suprême va contre le bien commun, cet acte est comme dégénéré ; il ne mérite pas le nom de loi. Nous sommes là au cœur de la question : qu'est-ce que le bien commun ? C'est par rapport à lui que l'acte maté­riellement législatif est jugé, et ce jugement est toujours nécessaire.

L'Église qui enseigne ici, rappelons-le, une sagesse qui n'est pas de soi inaccessible à la raison naturelle, énonce que par bien commun il faut entendre « l'ensemble des conditions sociales qui permettent tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres, d'atteindre leur perfection » (11). Ces « conditions sociales » sont de divers ordres. Il y a les conditions matérielles (nourriture, habillement, logement, santé corporelle...), et les conditions qui tiennent à la nature spécifique de l'homme (éducation, information, participation à la vie publique...), lesquelles sont de plus en plus reconnues comme des droits et devoirs fondamentaux.

Au plus haut point, le bien commun comprend les questions proprement morales. La perfection humaine « naturelle » que la loi doit servir en « gérant » le bien commun comprend à titre essentiel l'aspect proprement moral de la vie de l'homme, ce par quoi la vie de l'homme est spécifiquement humaine. La loi se doit, pour servir le bien commun dans toute son extension, et notamment en ce qu'il a de spécifiquement humain, d'être une régulation des moeurs. Cette régulation ne descendra pas dans le détail des situations particulières à certaines catégories de personnes, elle reste au plan général de la société en sa globalité. C'est ici, inévitablement, toute une conception de l'homme et de la perfection de sa vie qui est engagée, et elle l'est toujours. On voit bien, par exemple, que le projet moral des sociétés dites de consommation est assez pauvre conceptuellement (l'homme est conçu comme consommateur de biens et de loisirs), mais il existe et les lois le véhiculent. Il est impossible que les lois civiles soient indifférentes à ce plan de la réalité. Quelles que soient les déclarations de « tolérance » ou de « neutralité » morale du législateur, ses actes législatifs procèdent toujours d'une certaine idée de l'homme à favoriser, et cette pensée est, de soi, globale. La loi qui réglemente la circulation routière, pour « technique » et neutre moralement qu'elle apparaît, s'inscrit dans un ensemble plus vaste qui a sa cohérence : la promotion de la consommation de véhicules (et de kilomètres...) dans laquelle on voit un bien à promouvoir. Ainsi, en raison même du projet de société dans lequel toute loi positive s'inscrit pour le servir et le protéger contre toute atteinte, la loi a toujours une connotation morale. C'est ce dernier point qui nous conduit à évoquer le fond de la question à traiter.

II - La question de la loi positive et de la loi morale

La loi positive n'est pas de soi une loi morale ; mais, comme nous l'avons souligné, la loi positive s'inscrit toujours dans un projet social qui procède d'une certaine conception de l'homme. Par là, la loi positive a toujours un fondement moral et une incidence morale.

Au n° 71 de l'encyclique Evangelium vitae, le pape rappelle une doctrine des plus classiques, partagée par les grandes traditions juridiques de l'humanité : « le rôle de la loi civile est certainement différent de celui de la loi morale et de portée plus limitée  ». Quel est ce rôle différent ? La différence ne loge pas dans la finalité. Loi morale et loi civile concourent au bien commun de la Cité et au bien particulier de chacun de ses membres. Elles doivent pour cela aller de concert, elles ne peuvent s'opposer. Il n'y a pas d'autonomie de la loi civile par rapport à la loi morale. Car on ne peut pas soutenir sérieusement que la fin de la société civile (bien commun qui serait le domaine de la loi civile) est distinct de la fin de chaque membre (le bien particulier qui serait le domaine de la loi morale). C'est le même sujet qui est citoyen et particulier, c'est en lui que subsiste la société (supprimer les citoyens revient à supprimer la société), c'est son unique vie qui dépend quant à son progrès d'une relation harmonieuse entre le bien commun et le bien particulier. Si l'on acceptait de séparer les deux plans, on plongerait la vie sociale dans une espèce d'amoralisme déclaré, mais qui serait, en fait, un certain état des moeurs imposé à la vie des particuliers par les tendances du moment (12).

Dire « rôle différent » signifie, par conséquent, que, pour le service de la même finalité (le bien-vivre du groupe et des particuliers), la loi positive oeuvre avec ses modalités propres. Elle détermine au concret la manière de vivre en société. Elle énonce les droits, et corrélativement les obligations, qui sont issues du fait que les hommes ne vivent pas isolément mais socialement pour le bien de tous et de chacun. Pour cela elle explicite ce qui est déjà dû au plan de la nature (les divers droits fondamentaux), ou elle crée vraiment des droits dans les domaines contingents (déterminer que l'on roulera à droite ou à gauche...). Dans ce dernier cas, la loi positive est bien la source du droit, elle le fait être, et ce qu'elle prescrit devient moralement bon parce qu'elle le prescrit.

Que la loi civile explicite une exigence de nature ou crée une exigence purement positive, elle le fait dans son ordre qui est plus limité que celui de la loi morale. La loi civile n'est pas source du droit purement et simplement. Même dans le cas où elle détermine librement telle ou telle prescription contingente (par exemple le détail du code de la route), elle doit son existence au fait, antérieur à elle, que l'homme est naturellement sociable et que, pour satisfaire cette exigence de sa nature, il doit respecter un certain nombre de vérités pratiques. Celles-ci, en leur fondement premier, sont aussi et d'abord des vérités morales. C'est la loi morale, en effet, qui requiert que la circulation automobile ne représente pas un danger pour soi-même et pour les autres, qu'elle ne soit pas abandonnée à la loi du plus fort, du plus riche, du plus adroit, du moins scrupuleux. La loi positive n'est jamais indifférente au domaine moral, au domaine des mœurs spécifiquement humaines qu'elle doit servir pour qu'elles soient toujours plus humaines et toujours moins « barbares » (i.e. infra-humaines). Ainsi, si la loi positive n'a pas les mêmes modalités que la loi morale, elle s'inscrit toujours cependant dans le projet proprement moral d'une société, elle l'exprime à sa façon, elle le véhicule, le promeut, et elle se mesure sur lui. C'est pourquoi ce projet moral, cette certaine conception de l'homme et de sa perfection à acquérir, devrait toujours être suffisamment explicite afin de pouvoir apprécier sa conformité avec la loi morale.

C'est, à notre sens, sur ce dernier point que loge la difficulté actuelle la plus grande pour les sociétés dites « développées ». La perspective morale qui est la leur et qui fait la cohérence de fond de leur édifice législatif, n'est pas énoncée avec suffisamment de clarté et, surtout, en référence avec la loi morale. Il y a confusion ou séparation des deux ordres. Confusion lorsqu'on entend s'en tenir à la seule loi positive (le « positivisme ») en ignorant volontairement que toute loi met en oeuvre une conception de l'homme, et par là une morale si sommaire soit-elle. Séparation lorsqu'on limite la loi morale à la seule vie privée, ignorant par là que l'homme n'a pas deux vies étanches l'une à l'autre (la vie sociale et la vie personnelle), mais une seule vie, inséparablement individuelle et sociale.

Plutôt que de parler des limites de la loi positive nous avons tenté de la présenter dans sa nature de loi (ordination de la raison), dans son ordre (les contingences de la vie sociale), et dans sa finalité (le bien commun comme condition préalable du bien particulier). Au-dessus d'elle la loi morale détermine les requêtes proprement humaines des moeurs en vue du bien tant de la communauté sociale que des individus qui la composent. Nous avons laissé de côté la question de l'auteur de la loi morale, de l'intelligence ordonnatrice en ce domaine. C'est à ce plan que les diverses traditions religieuses interviennent pour nommer cet auteur. Dans le contexte pluraliste de nos sociétés occidentales et des exigences bien comprises de la liberté religieuse, on ne peut fonder un ordre juridique positif sur une « religion d'État ». Mais que cette question de l'auteur de la loi morale ne soit pas uniformément résolue, n'empêche nullement que l'on reconnaisse l'existence de cet ordre des moeurs humaines et que l'on cherche à toujours mieux le saisir.

Nous sommes ici d'abord dans un domaine accessible à la raison naturelle, et il est à souhaiter que l'on fasse un sérieux effort aujourd'hui pour mieux connaître la morale de l'intelligence afin de retrouver une raison droite. Bien des impasses dans lesquelles nos sociétés sont engagées pourraient être ainsi abandonnées. On sait pertinemment, par exemple, que l'irrespect grandissant du caractère absolu de la vie humaine met en péril la propre survivance des sociétés occidentales. On sait qu'une considération seulement économique du travail humain met en péril l'équilibre social (un équilibre qui est d'abord moral) et même l'équilibre seulement économique (notamment le financement des retraites). Plus encore, la loi positive ne reconnaissant pas la loi morale comme supérieure à elle, elle s'est progressivement substituée à cette dernière. De nos jours on entend disposer des moeurs humaines avec la même latitude que l'on dispose des nécessités contingentes du code de la route. Il n'est pas loin le moment où le législateur s'arrogera le pouvoir de dire ce qu'est un homme, en fonction de quoi il disposera, directement ou par intermédiaire (scientifiques, médecins, agents sociaux...) de la vie et de la mort d'un être humain. La revendication d'indépendance vis-à-vis de la loi morale a toujours conduit au totalitarisme. Les exemples, en ce XXe siècle sont trop nombreux pour qu'on puisse les ignorer innocemment.

Rappelant ces vérités et ces exigences, l'Église ne s'acharne pas à brimer l'homme moderne dans sa recherche d'une plus grande dignité et responsabilité. Au contraire, elle lui demande d'honorer toutes les exigences de cette dignité et de cette responsabilité pour son propre bien et, pour ceux dont le coeur s'est laissé touché, pour que l'amour filial du Créateur et Rédempteur soit le vrai bonheur de l'homme.

Fr. Benoît-Dominique de la Soujeole, op.


NOTES

(1) -  Cette prétention totalisante s'exprime aussi par l'emploi du mot création. Créer, au sens propre, c'est faire exister à partir de rien (ex nihilo), et par conséquent déterminer librement (i.e. sans aucune contrainte dans l'acception moderne) la nature ou l'essence d'un être que l'on lance dans l'existence. Si l'homme créait le droit positif en ce sens, il faudrait lui reconnaître une indépendance absolue dans la détermination des normes.

(2) - Vatican I, Constitution Dei Filius, ch. 2 ; Vatican II, Constitution Dei Verbum, n° 6.

(3) - Ibid.

(4) - L'encyclique Evangelium vitae le signale expressément quand le pape souligne que les éléments fondamentaux de la conception des rapports entre la loi civile et la loi morale « tels qu'ils sont proposés par l'Église ... font aussi partie du patrimoine des grandes traditions juridiques de l'humanité » (n° 71).

(5) - Encyclique Evangelium vitae, n° 72.

(6) - Continuité qui s'explique pour une bonne part par la référence constante à l'œuvre de S. Thomas d'Aquin.

(7) - On a beaucoup glosé sur la formule royale d'Ancien Régime « Car tel est Notre bon plaisir », pour laisser penser que les ordonnances royales étaient le fait de l'arbitraire de la volonté souveraine du Prince. Ce n'est pas exact. Le latin placere signifie « agréer » au sens de « trouver convenable » et exprime d'abord un jugement (œuvre de raison). Le même vocabulaire demeure en usage dans l'Église. Les Pères conciliaires votent les projets de textes par « placet », « non placet » ou « placet juxta modum ».

(8) - Cf. notamment Somme de Théologie, la-Ilae, Q. 93, a. 3, ad. 3.

(9) - Evangelium vitae, n° 72.

(10) - Le passage de la conception intellectualiste à la conception volontariste de la loi a été remarquablement étudié par M. Bastit, La naissance de la loi nouvelle, coll. Léviathan, PUF, Paris, 1991.

(11) - Concile Vatican II, Constitution Gaudium et spes, n° 26 (ibid. n° 74).

(12) - Le discours actuel de bien des hommes politiques trahit cette conception séparatrice. La séparation entre « éthique de conviction » (personnelle) et « éthique de responsabilité »  (la ligne de conduite d'un élu en tant qu'élu) est une façon des plus malheureuses de séparer morale et politique ; c'est la version moderne et subtile du machiavélisme.

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Études figurant dans ce numéro de la Revue « Éthique »

1) La loi morale fondement du droit,
Hervé Barreau, Directeur de recherche au CNRS (Fondements des sciences)

Morale et droit sont distincts, mais il ne faut pas pour autant les séparer, sous peine de schizophrénie. C'est la justice qui fournit le pont entre les deux, à condition de retrouver le vrai sens de la notion de « droit naturel ».

2) Le légal et le moral du point de vue positiviste
Jean-Marc Trigeaud, professeur à l'Université Montesquieu Bordeaux IV

En réduisant le droit à la loi et la morale au droit, le positivisme manifeste son caractère d'entreprise réductionniste et intolérante, qui dissimule ses présupposés sous un savoir des choses juridiques, alors qu'il ne peut pas y avoir de légalité du droit sans un sens préalable de la justice et de l'injustice.

3) La résistance aux ordres injustes de la loi
Jacques Verhaegen, professeur émérite de l'Université de Louvain

Depuis Antigone, on invoque la morale contre la loi injuste. Même si le concept de « traitement inhumain » est un concept fluide, le droit réprouve ce qui est attentatoire à la dignité humaine, et il se révèle de mieux en mieux armé pour traiter des crimes de guerre, du terrorisme, de la torture ou de l'expérimentation sur des condamnés.

4) Les limites théologiques de la création du droit positif
Fr. Benoît Dominique de la Soujeole, op., Institut Saint Thomas d'Aquin, Toulouse

La théologie ne saurait « limiter » le droit positif dans la mesure où elle prend en compte ce qui relève de la liberté de l'homme. Le droit positif s'inscrit donc dans la problématique générale de la loi. Par rapport à la loi morale, ceci permet de comprendre qu'il y a distinction mais pas séparation, et que l'opposition serait dangereuse.

5) La morale du législateur
Bernard Seillier, sénateur

La tâche du législateur est aujourd'hui particulièrement difficile, tant sont différentes voire contradictoires les demandes qui s'adressent à lui, dans des domaines où la loi rencontre forcément la morale.

6) Les jeunes, le sida et l'amour
M. Cros, A. Thiber, J.-C. Manderscheid, F. Grémy

Que pensent réellement les « jeunes » du sida et des campagnes publiques de prévention ? Comment mener à bien une telle enquête ? Tout bien pesé, notre société souffre d'un grave déficit de parole, qu'aucune approche de type publicitaire ne peut compenser.

7) Éthique du vivant et sciences de la vie
Jacques Rozenberg, Maître de conférences en philosophie, Université Paris VII

La bioéthique, comme son nom l'indique, prétend articuler l'éthique et la vie. Mais de quelle vie est-il question ? Si c'est celle qu'étudie la biologie, quel est le rapport entre cette vie, la vie pensée par la philosophie et la vie vécue ? Il est à craindre que l'on n'aboutisse qu'à une « zoo-éthique », qui ne sera pas une éthique du tout.

Signe de fin