LE MEURTRE AU REGARD DE LA MORALE
Extrait de « ÉTHIQUE OU SCIENCE DES MŒURS »
Par J. TISSOT
( Paris 1840 )
L’auteur part du principe, incontesté de nos jours,
que la vie humaine constitue un intérêt de premier rang.
Ce qui le conduit à conclure que, sauf exceptions,
le meurtre est formellement prohibé par la loi morale.
En examinant les différents cas dans lesquels
il peut être permis de tuer, et sous quelles conditions,
l’auteur s’interroge sur ce que les pénalistes nomment
les faits justificatifs, voire les causes de non imputabilité.
D’où l’intérêt de cette étude, parfois un peu dépassée
mais qui invite à la réflexion sur des points essentiels.
DES DEVOIRS EN GÉNÉRAL
On entend par devoir, tantôt ce à quoi l'on est obligé, tantôt l'obligation même, tantôt les deux choses à la fois. Ce dernier sens du mot devoir est le plus propre car la matière du devoir sans sa forme ou l'obligation, n'est point devoir, et l'obligation sans quelque chose à quoi l'on soit obligé, n'est pas non plus obligatoire.
La forme du devoir ou de l'obligation est identique pour tous les devoirs : « Tu es obligé », telle est la formule suprême de l'obligation lorsqu'elle impose un devoir. C'est le principe le plus élevé de la morale. Cette autre : « Fais ton devoir par devoir » — ou « veux le bien », n’en est que la conséquence. C’est la formule de la moralité, plutôt que celle de l’obligation. Cette autre encore : « Agis de telle manière que ta maxime d’action puisse servir de règle universelle », n’est que le critérium de la moralité de la maxime.
La nature du devoir, ou les choses auxquelles nous sommes obligés, sont au contraire en très grand nombre; et ce nombre varie lui-même suivant les positions diverses où se trouve l’agent. Si donc nous appelions devoir la matière de l’obligation, nous dirions qu’il y a un nombre très grand et très variable de devoirs, mais qu’il n’y a qu’une seule obligation.
Parmi les devoirs, il y en a qui ne sont que comme des moyens relativement à d’autres qui sont obligatoires par eux-mêmes ; les premiers sont relatifs, les seconds absolus…
DES DEVOIRS DIRECTS OU À L’OCCASION D’AUTRUI
Nous appelons directs les devoirs à l’occasion d’autrui, parce que l’action ne revient pas alors sur l’agent, mais aboutit, pour ainsi dire, en droite ligne et sans retour, à nos semblables.
Les devoirs directs ne sont pas plus la conséquence de la volonté ou du fait de l’homme, que ceux à l’occasion de nous-mêmes ; la raison nous les impose les uns et les autres au même titre, ou d’une manière absolue. Elle proclame qu’il est bien de ne point faire de mal aux autres hommes ; qu’il faut, au contraire, contribuer à leur bonheur, abstraction faite des avantages que nous pouvons espérer de notre bonne action. Il est vrai toutefois que l’accomplissement des devoirs réfléchis est une nouvelle raison de faire du bien à nos semblables, puisque nous ne pouvons nous-mêmes atteindre notre fin sans eux. Il faut donc se faire moyen pour eux, afin qu’ils se fassent moyen pour nous.
Les devoirs directs se divisent… en négatifs et en positifs. Leur principe commun est le bonheur d’autrui, tant négatif que positif. C’est-à-dire qu’il faut, non seulement ne point y porter atteinte, mais encore y contribuer.
Kant appelle aussi les devoirs négatifs de cette espèce, devoirs de respect, et les devoirs positifs, devoirs d’amour. Il suffit, en effet, pour observer les premiers, de s’abstenir ; mais il faut de plus, pour l’observation des seconds, une volonté positive de faire du bien, volonté qui ne peut avoir son principe que dans une bienveillance effective (sinon affective) pour l’humanité.
DEVOIRS DIRECTS NÉGATIFS
À L’OCCASION DE LA PERSONNE D’AUTRUI
Ces devoirs peuvent se diviser suivant les diverses facultés qui tombent sous l’action de l’homme, c’est-à-dire suivant qu’ils ont pour objet le
respect :
1° de la liberté extérieure,
2° de la sensibilité physique,
3° de la sensibilité morale,
4° de l’intelligence,
5° de la volonté.
1° - De la violence
La liberté étant une des conditions nécessaires pour l’accomplissement possible de nos devoirs, toutes les fois que son exercice ne nuit en rien au légitime usage de celle d’autrui, usage qui doit être calculé sur les moyens que l’homme en général doit nécessairement employer pour atteindre sa fin, c’est-à-dire pour se conserver et se perfectionner, ne peut être entravée sans injustice. Ainsi c’est une faute que d’empêcher, pendant un temps plus ou moins considérable, sans raison légitime, les libres mouvements d’autrui et de retenir une personne en charte privée [prisonnier].
Mais si quelqu’un abuse de sa liberté extérieure, et qu’elle mérite d’être réprimée, il faut, pour que l’on ait à cet égard toutes garanties nécessaires, qu’en général celui qui est intéressé à empêcher ces mouvements, à détenir son ennemi en lieu sûr, ne soit pas juge de la validité de ses raisons, sans quoi il pourrait encore facilement commettre une injustice. L’usage des lettres de cachet n’était donc qu’une porte ouverte aux vexations arbitraires du pouvoir.
Nous avons dit en général, parce qu’il est des circonstances où l’exercice du droit doit avoir lieu avant la sentence publique, savoir toutes les fois que celle-ci viendrait trop tard. Alors celui qui se défend contre une injuste agression, n’est plus soumis, par le fait de son adversaire, qu’au droit naturel ; seulement il doit rentrer, dès qu’il le peut, dans le droit positif, en saisissant du fait la justice criminelle.
Si la violence exercée sur la personne d’autrui n’est qu’un moyen pour commettre une autre injustice, par exemple dans le cas de rapt ou d’enlèvement, dans celui du viol, etc., alors il y a double culpabilité.
2° - Des mauvais traitements
On n’a pas non plus le droit de maltraiter physiquement quelqu’un, excepté à titre de peine, au nom et par les mains de la justice publique. Cependant, si cette justice ne peut être invoquée, et qu’il y ait nécessité urgente de se défendre, le mal nécessaire pour le faire avec sûreté est permis, mais pas au-delà.
A-t-on le droit de se défendre contre de mauvais traitements, si l’on a été injuste agresseur ? Si celui qui se défend ainsi pouvait recourir à la force publique, il commet une injustice ; mais jusque là ce n’est qu’une injustice de forme, en ce qu’on ne donne pas à celui contre lequel on se défend à son tour les garanties qui lui sont dues de n’être pas plus puni qu’il ne le mérite. Si celui-ci n’est donc pas trop puni réellement, ce dont il est assez mauvais juge, il n’a pas le droit de se défendre, bien que son adversaire puisse être répréhensible aux yeux du droit et de la morale.
3° - Du meurtre
Mais le plus grand manquement au respect de la personne d’autrui, c’est le meurtre. En principe, nul n’a droit sur la vie de qui que ce soit : la ravir est donc de toutes les injustices la plus évidente. Le sentiment de la nécessité du respect de la vie d’autrui a été si loin dans quelques casuistes, qu’ils ont pensé qu’une personne attaquée injustement par une autre, fait mieux, à moins que son existence ne soit d’un grand prix, pour l’État par exemple, de se laisser tuer que de sauver sa vie aux dépens de celle du meurtrier. Mais cette opinion est plus charitable qu’éclairée. Et si elle était admise, surtout en même temps que cette autre : que la société n’a pas le droit de punir, ce qui est plus sujet à difficulté, les malfaiteurs auraient le champ par trop libre ; les honnêtes gens seraient livrés pieds et poings liés à la discrétion des méchants. Ces deux opinions réunies sont donc évidemment un faux principe. Nous ne les croyons guère plus vraies prises isolément, surtout la première. Il ne dépend pas plus de nous, si nous avons une destinée, des devoirs, des droits, d’abandonner notre vie, sans défense suffisante, aux entreprises des sicaires, qu’il n’en dépend de n’être pas des personnes, de n’être pas obligés à faire respecter nos droits dans l’intérêt de la justice absolue, dont le règne est une excellente chose en soi, et qui est éminemment dans les vœux de la raison et de la Providence. Nous pensons donc, avec St Thomas, St Antonin, St Bonaventure, etc., qu’il est permis de tuer un injuste agresseur qui en veut à notre vie ou à celle d’autrui.
Mais on comprend que cette extrémité n’est permise qu’à la condition que l’agression soit injuste, et qu’on ne puisse défendre sa propre vie qu’en ravissant celle de l’agresseur ; que le meurtre ne doit être alors voulu que comme moyen, et non comme fin. Du reste, l’agression serait encore injuste si, quoique provoquée d’abord, elle était sans proportion avec l’offense qu’elle avait pour but de venger par le sang.
Que décidera-t-on pour le cas où l’agresseur est un supérieur, par exemple un père, un chef militaire, un souverain ? Nous louerions le respect de celui qui se laisserait tuer injustement en semblable cas, s’il ne pouvait se soustraire par la fuite ou par tout autre moyen que par la mort de l’agresseur ; mais, comme l’attaque serait, par hypothèse, injuste, nous ne blâmerions la défense par le moyen même de la mort de l’assaillant, qu’autant qu’il serait un personnage très utile soit à sa famille, à l’armée ou à la société. Alors le devoir large du dévouement devrait être accompli ; mais ce n’est pas là un devoir de droit, un devoir strict, et l’on ne pourrait punir civilement un homme qui aurait défendu ses jours contre un pareil assaillant, d’autant plus coupable d’ailleurs, qu’il aurait dû être retenu par les liens du sang, par le devoir de ne pas abuser de sa position de supérieur et de souverain. Le fait seul de l’attentat à la vie brise, en pareil cas, tous les liens soit du sang, soit de l’autorité ; l’homme seul, ou plutôt la bête féroce, reste en face de l’homme.
On se demande maintenant s’il n’est pas d’autre circonstance que la légitime défense de sa propre vie qui puisse autoriser l’homicide : par exemple, 1° le vol ; 2° la tyrannie; 3° l’attentat à la pudeur, le viol, le rapt ; 4° l’adultère pris en flagrant délit ; 5° l’injustice qu’il y aurait à introduire un enfant adultérin dans une famille étrangère, la crainte des mauvais traitements, de la mort même, qu’une femme coupable pourrait redouter pour elle, pour son enfant, pour son complice ; 6° le déshonneur d’une famille par suite de la séduction et de l’abandon d’une jeune personne ; 7° le salut public ; 8° la compassion pour un homme qui souffre une cruelle agonie, et qui demande en grâce qu’on l’achève, etc. ?
1° Le vol ne peut nullement autoriser l’homicide : car s’il est permis de tuer le spoliateur lorsqu’il ravit ce qui est indispensable à l’existence, ce sans quoi il faudra périr très prochainement de faim, de soif ou de froid, etc., ce n’est que parce qu’il commet un meurtre indirect en volant, mais non parce qu’il ravit la propriété d’autrui.
2° La tyrannie, si elle est absolument et universellement intolérable, et si la résistance passive est inutile, peut bien porter un peuple à s’armer contre le tyran, à s’assurer de sa personne, et par conséquent à attaquer ses gardes ; mais les individus ne sont pas plus autorisés à se débarrasser de ce fléau par l’assassinat, qu’à se délivrer d’un autre malheur quelconque par un crime. Il n’y aurait que le cas où le tyran, cessant de faire agir ses satellites, mettrait lui-même la main à l’œuvre pour attenter à la vie de ses sujets, qu’il pourrait être traité directement en ennemi, et qu’on serait autorisé à repousser l’assassinat par l’homicide sur sa personne.
S’il suffisait, en effet, d’être individuellement la victime d’une erreur, ou même d’une injustice grave de la part d’un souverain qu’on n’a pas le droit de citer en justice et de faire punir, pour être autorisé à s’en venger par l’assassinat, sous prétexte même de venger ou de prévenir d’autres injustices de cette nature, quel est le souverain qui serait en sûreté ? Quel est celui dont les ambitieux et les méchants ne croiraient pas avoir à se plaindre, surtout si son administration était ferme ? — Allèguera-t-on le bien public, la liberté de conscience, etc. ? Mais ne sait-on pas que tous les partis politiques ne voient le bien public que dans le triomphe de leurs opinions ? Et d’un autre côté, quand les opinions ne seront-elles pas divisées sur la nature du bien public et les moyens de le procurer ? Un ange gouvernerait les hommes, qu’ils seraient encore mécontents, parce qu’ils seraient encore ignorants, qu’ils auraient encore leurs préjugés, leurs passions, et seraient par conséquent incapables de comprendre la sagesse d’un pareil gouvernement. Mais comme nous ne pouvons être gouvernés que par nos semblables, que ce sont des hommes sujets aux mêmes erreurs, aux mêmes passions, aux mêmes faiblesses que nous, c’est de les supporter tels, ou de renoncer à l’état social : ce dont nous n’avons d’ailleurs pas le droit, pas plus que celui de vivre dans l’anarchie, lors même qu’elle pourrait nous plaire.
3° La pudeur ne se perd que par la volonté et le consentement : en sorte que la violence ne porte atteinte qu’au corps, et nullement à la vertu. Demander s’il est permis de tuer pour défendre sa chasteté, c’est donc demander s’il est permis de tuer pour se soustraire à une simple violence qui n’a rien de périlleux pour notre existence. La réponse devient facile, puisque alors évidemment la défense est disproportionnée avec l’outrage qu’on redoute : on craint moins, en ce cas, de faire mourir un homme que de supporter une violence. Ce que nous disons là de l’injustice qu’il y aurait à se détendre du viol par le meurtre, est vrai à plus forte raison du rapt.
4° L’adultère en flagrant délit. Dans cette hypothèse les lois et l’opinion permettent facilement le meurtre ; mais il faut voir ici non ce qui est toléré, excusé, mais ce qui est permis, et qui n’a par conséquent pas besoin d’excuse.
Or nous pensons que si un mari qui surprend sa femme en adultère, a la présence d’esprit, le sang- froid suffisant pour savoir ce qu’il fait en frappant ceux qui l’outragent dans sa maison ou ailleurs, il ne peut pas moralement chercher à tuer les coupables, par la raison : a) que l’adultère n’est point un crime aussi grand que l’homicide ; b) qu’il y a souvent plus de faiblesse que de scélératesse à le commettre ; c) que ce serait pure vengeance de la part de l’outragé, et que la vengeance est interdite par la morale, que le châtiment même n’appartient pas aux particuliers, mais à la société ; d) que l’outrage est consommé malgré le meurtre ; e) que le scandale est plus sûr de cette manière encore qu’autrement.
5° L’injustice. L’homicide n’est pas permis non plus pour éviter une injustice ou pour prévenir d’autres maux. Ainsi une femme adultère n’a pas le droit de détruire le fruit de son crime, ni de tuer son mari, lorsqu’elle en redoute avec raison la violence pour elle-même, pour son complice, et pour le produit de leur coupable liaison. Si ce principe n’était pas véritable, il s’ensuivrait qu’il suffirait de commettre un crime pour avoir le droit d’en commettre un autre. Non, le, danger fût-il imminent, elle n’a pas le droit de se défaire de son enfant, et moins encore, s’il est possible, de prévenir sa propre mort par celle de son mari. C’est à peine si on lui reconnaitrait le droit de la légitime défense, au moment même où le mari outragé attenterait à sa vie, bien que celui-ci outrepassât certainement son droit, et manquât par conséquent à son devoir.
Il est facile de décider maintenant si la femme enceinte par suite d’un commerce illicite, peut légitimement provoquer la mort de son fruit. C’est en vain que des casuistes ont distingué, suivant que le fœtus est animé ou qu’il ne l’est pas, qu’ils ont même fixé témérairement l’époque de l’animation ; que d’autres sont même allés jusqu’à ne vouloir reconnaître une âme à l’enfant qu’au moment où il vient au monde. Toutes ces distinctions, d’ailleurs fort dangereuses par les conséquences auxquelles elles prêtent, ne sont pas plus fondées en psychologie qu’en physiologie. Il n’est pas permis de croire que l’âme vienne en détail animer le germe humain : d’abord la partie végétative, ensuite la partie animale, en troisième lieu et enfin la partie raisonnable. Non, ce ne sont là que des attributs d’un même principe, l’âme humaine. Il faudrait plutôt admettre trois âmes, avec quelques anciens, que de morceler ainsi l’unité indivisible de l’âme véritable.
Il est donc très probable que l’ovaire est animé d’une âme humaine au moment même de la conception, et que, provoquer un avortement à quelque époque que ce soit de la grossesse, c’est attenter à la vie d’un homme. L’âme humaine, dans le germe corporel en état de formation, ne diffère d’elle-même lorsqu’elle aura acquis le développement de toutes ses facultés, que par ce développement même, et point du tout substantiellement ni essentiellement. C’est toujours la même âme Et s’il était permis de tuer un homme non développé, comment s’y prendrait-on pour ne pas définir arbitrairement le degré précis où il n’y a pas développement, de celui où il existe ? Et si, d’un autre côté, il fallait, pour que la vie de l’homme fût respectable, que le développement fût complet, pourquoi serait-ce un mal de tuer les enfants, les imbéciles, les crétins, les fous, les sauvages, et même les vieillards caducs dont l’âme semble s’affaisser et se retirer ? Et puis encore, qui pourrait décider la juste mesure d’un complet développement ? Mais c’est trop insister sur une absurdité ; il suffit de la dévoiler pour que le bon sens en fasse justice.
Nous n’irons cependant pas jusqu’à dire, avec quelques théologiens, que détruire l’homme possible, en rendant une personne impuissante ou stérile, c’est se rendre coupable d’homicide sur la personne des enfants qui auraient pu naître de ceux qu’on mutile : sans quoi on serait coupable de meurtre pour tous les enfants qu’on pourrait faire et qu’on ne fait pas ; sans quoi un chaste célibat serait un homicide permanent. Mais il y a seulement, dans le cas qui nous occupe, homicide partiel (suicide ou meurtre, suivant les circonstances), en ce qu’on prive un homme d’un organe.
6° Si le mari n’a pas le droit de tuer sa femme surprise en adultère, ni à plus forte raison le complice du crime, il n’est pas permis, a fortiori encore, de venger l’honneur d’une fille, d’une sœur, en un mot d’une personne du sexe non engagée dans les liens du mariage, par la mort du séducteur.
7° Si la société a le droit de punir, elle a sans doute celui de punir de mort, mais non pas celui de vengeance. Il faut donc que la peine ne soit pas calculée de manière à faire souffrir longuement, inutilement le patient. Elle n’a pas non plus le droit de défigurer l’homme dans le condamné par une mutilation flétrissante, telle que la rescision du nez, des oreilles, etc. La décapitation n’est point une mutilation, puisque le patient ne survit point à l’opération.
Le droit d’infliger la peine de mort à l’assassin lui-même (seul cas où nous la croyons permise) est contesté depuis peu à la société tout entière sous différents prétextes, dont les plus plausibles supposent implicitement que la société n’a pas le droit de punir : car reconnaitre ce droit à la société, et lui refuser celui d’infliger la peine capitale, serait nier la seule base fixe de la pénalité, savoir le talion, toutes les fois qu’il est possible sans immoralité, c’est-à-dire sans commettre un nouveau crime, sans injustice, ou sans défigurer honteusement l’humanité dans un de ses membres. Or il est facile de voir qu’il n’y a pas de crime où la peine soit plus simple, où le talion soit plus facile, plus juste, que celui de l’assassinat. — Nous reviendrons sur cette question sous le rapport du droit, en lieu plus opportun, lorsque nous nous occuperons du droit pénal.
Qu’il nous suffise de remarquer ici que la conscience du genre humain a si peu de répugnance pour la pénalité civile, et pour la peine de mort en particulier, que ce n’est guère que depuis Beccaria qu’on rejette cette dernière : paradoxe d’une fausse philanthropie qui a conduit très logiquement certains esprits, plus généreux peut-être qu’éclairés, à rejeter toute pénalité, ou à la vouloir arbitraire, sauf à l’établir sur une échelle extrêmement réduite. Or cette réduction n’est qu’une dérision sanglante de la justice dans tous les temps, particulièrement dans ceux où les meurtres sont aussi fréquents qu’ils le sont maintenant. L’arbitraire est mauvais en toutes choses ; c’est l’absence de toutes règles, et par conséquent le droit de la licence accordé aux deux manières extrêmes de violer la justice pénale, c’est-à-dire ou par faiblesse, ou par cruauté. Mais ce qui doit plus surprendre encore, c’est que cette dangereuse nouveauté en matière de droit pénal soit appuyée par certaines personnes de l’autorité de la religion, comme si la Bible n’était pas remplie de meurtres juridiques ; comme si les passages de l’Évangile où il est question de substituer le pardon des injures à la juste peine, et surtout à la vengeance, devaient s’entendre des rapports de l’autorité civile aux citoyens coupables, et non pas plutôt des rapports d’individu à individu, de particulier à particulier ! La loi de charité n’a pas été proclamée d’ailleurs comme loi d’impunité : nous en avons la preuve dans l’Évangile même, où des malfaiteurs bien moins coupables que des meurtriers, sont menacés de peines très sévères.
Comment, d’ailleurs, en argumentant de la nécessité morale (nécessité qui est précisément la question) de laisser au criminel le temps de se repentir (comme si, d’ailleurs, il ne l’avait pas depuis le moment du meurtre jusqu’à celui de la condamnation) ; comment, dis-je, n’a-t-on pas vu qu’avec ce bel argument, il faudrait bien se garder de défendre sa propre vie contre des assassins ? Car ces derniers, tués sur le fait, dans le moment même de la perpétration du crime, ont-ils donc le temps de se repentir ? Nous admirerions, sans trop le louer du reste, l’héroïsme de la charité qui serait poussé jusqu’au point de respecter la vie d’un assassin dans l’intérêt de son avenir dans l’autre monde, si toutefois l’homme qui serait retenu par ce scrupule, avait à défendre sa propre vie et non celle d’un autre, et s’il était inutile au monde, et devait l’être à tout jamais ; s’il avait de grandes probabilités qu’un jour son assassin vaudra mieux et sera plus utile aux hommes : autrement nous ne pourrions voir dans cette conduite qu’une erreur fâcheuse. — Quoi ! vous vous laisseriez égorger par un scélérat sans essayer une résistance utile ! Vous verriez assassiner de sang froid un innocent, quand vous pourriez lui sauver la vie en frappant à mort son meurtrier ! — En vérité, la charité ne peut pas aller jusque-là : ce serait beaucoup trop d’un côté, et surtout trop peu de l’autre ; ce serait une contradiction dont on ne se tirerait que par l’absurde. Eh ! de quel droit n’auriez-vous point d’entrailles pour l’homme innocent qui succombe ? De quel droit encore imposeriez-vous un silence fanatique au cri sacré de votre conscience qui condamne et vous livre le meurtrier ? C’est pour qu’il puisse se repentir ? —A-t-il le droit d’obtenir ce délai ? Avez-vous le droit de l’accorder en semblable cas ? — Non, non : le droit tout entier est du côté de la victime, et par conséquent aussi tout votre devoir. Il suffirait donc d’être coupable pour se constituer des droits, pour rendre sa position incomparablement meilleure que celle de celui qu’on offense ? Non, encore une fois : la justice est de droit strict, et la bienfaisante, la générosité, de devoir large. Or nous savons que si ces deux devoirs tombent en collision, la justice a le pas sur la libéralité.
En résumé, si la société n’avait pas le droit de punir de mort, pour laisser au coupable le temps de devenir meilleur, il s’ensuivrait plusieurs absurdités monstrueuses : 1° qu’un coupable qui se repent, pourrait être puni de mort ; 2° qu’un coupable n’aurait qu’à feindre qu’il ne se repent point, ou à ne pas se repentir en effet, c’est-à-dire à commettre une faute de plus, ou à persévérer dans les sentiment du crime, au besoin même dans le crime, et par conséquent à donner l’exemple de la plus effrayante perversité, pour échapper au glaive de la justice, qui frappe celui qui est revenu à de bons sentiments ; 3° que si personne ne doit être puni de mort, la véritable raison, ce n’est pas pour laisser au coupable le temps de se repentir, mais bien parce que la peine de mort est inique en soi. Mais que devient alors toute la législation mosaïque ? Quelle confiance mérite le sens commun, joint à la réflexion de tous les jurisconsultes, de tous les moralistes ? Ne faut-il pas dire alors, 4° que la justice pénale n’est pas au moins de devoir strict de la part de l’autorité civile ; que cette autorité peut l’appliquer ou ne pas l’appliquer ; 5° ou bien que la pénalité n’a d’autre base, d’autre règle que le caprice du législateur, et par conséquent, 6° que les plus grands crimes peuvent être punis d’une très petite peine, pourvu qu’il y ait une certaine proportion gardée dans l’échelle de la pénalité ; ou bien que les plus petites fautes peuvent être punies de peines très fortes, pourvu encore que la proportion dont nous parlons soit respectée ; 7° que la justice pénale tout entière est elle-même arbitraire, qu’elle n’est pas même de devoir large de la part du législateur ; 8° qu’elle est dès lors sans fondement, injuste par conséquent ; 9° qu’il ne serait pas permis de disputer sa vie à des assassins aux dépens de la leur ? —Nous croyons, au contraire, et par des raisons qui nous semblent décisives, que toutes ces propositions sont aussi fausses qu’elles sont choquantes.
Si le principe qui veut qu’aucun droit ne puisse être violé dans un intérêt quelconque est juste, ce dont on ne peut douter, il s’ensuit qu’un peuple tout entier n’a pas le droit de sacrifier un innocent pour se soustraire à la plus grande calamité. Mais il est de devoir large, de la part de ce dernier, de se dévouer pour ses concitoyens, ou même pour un très grand nombre d’hommes auxquels il n’est point uni par les liens du patriotisme. On peut même l’y exhorter, l’en prier ; mais il est dans son droit de refuser ; et nous ne pensons pas, avec certains théologiens (qui reconnaissent du reste qu’avant de l’en prier, ses concitoyens n’ont pas le droit de le livrer à la mort), que ce droit disparaisse par suite de l’exercice qu’il en fait en refusant de se dévouer. La patrie n’a donc pas le droit de le lui ordonner, sans quoi elle aurait le droit de sacrifier le droit d’un de ses membres à l’intérêt public, ce qui ne peut être admis.
Dans le cas où celui dont le dévouement peut sauver la patrie, n’est pas connu, quel peut être le droit de l’autorité civile ? Ce n’est pas celui de désigner arbitrairement un individu plutôt qu’un autre, mais de faire d’abord un appel à la générosité de ceux qui peuvent se sacrifier utilement. Si ceux-ci refusent, on ne peut les y forcer, même en tirant au sort le nom de quelques-uns d’entre eux, à moins qu’ils n’aient consenti à se dévouer à cette condition.
Cette question nous conduit naturellement à celle du service militaire, à l’homicide en grand nombre qu’on appellela guerre. Nous avons à examiner à ce sujet plusieurs questions : 1° si la guerre est permise ; 2° à quelles conditions elles peut être déclarée et acceptée ; 3° par qui elle doit être faite ; 4° comment et dans quel but. La guerre n’est certainement que l’expression de la force, de la violence, et non celle du droit…