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DROIT NATUREL
ET DROIT CRIMINEL

Extrait de « Introduction historique à l’étude du droit »
de J. TISSOT ( T. II, Paris 1875 )

Dans cet ouvrage, l’auteur souligne, à juste titre,
les liens entre les notions de droit, de devoir et d’obligation.

Le lecteur s’arrêtera en particulier au chapitre consacré
à la nature et aux caractères de la notion de droit,
points essentiels trop souvent négligés de nos jours.

CHAPITRE III

Tout dans le monde a ses lois ; l’homme ne peut manquer d’avoir les siennes.
Ce qui a fait douter de l’existence d’une loi naturelle.
Confusion de l’essentiel et de l’accidentel.

SOMMAIRE :

Ce que c’est qu’une loi. Tout dans la nature a ses lois. — Différentes sortes de lois : lois fatales, lois libres ou dont l’exécution dépend de la volonté, mais qui s’imposent cependant à la volonté sans la contraindre. — Destinée identique pour les êtres libres de même espèce dans les mêmes conditions. — Nécessité de lois propres à régler l’activité libre dans la recherche et l’emploi des moyens nécessaires pour atteindre notre destinée. — D’où vient qu’on a douté de l’exis­tence d’une loi naturelle. — Confusion à dissiper. Autre confusion qui est la plus radicale, et à laquelle tiennent les précédentes, celle de l’élément rationnel et de l’élément empirique dans nos connaissances juridiques.

Si nous appelons lois naturelles la manière d’être d’une chose par rapport à une autre, ce qu’il est de sa nature d’en éprouver et de lui faire éprouver, le mode de passion et d’action qui résulte de l’essence même de deux choses en présence l’une de l’autre, en état d’action et de réaction réciproques : tout en ce sens a des lois. Il est aussi nécessaire qu’il en soit ainsi qu’il l’est qu’une chose ait une essence, des qualités qui en découlent inévitablement, et par suite tel ou tel mode passif et actif. Un être fût-il seul dans le monde, n’en aurait pas moins sa nature déterminée, son essence propre, et par conséquent toutes les virtualités capables d’entrer en jeu si d’autres êtres venaient à se trouver plus tard en rapport avec lui.

Les êtres n’étant pour nous que des systèmes ou ensembles de forces qui se manifestent dans l’espace et le temps par des phénomènes qu’il est de la nature de ces forces de produire, il est évident qu’aucun de ces êtres ne nous est connu qu’en vertu des phénomènes qui sont le produit de ces forces. C’est donc pour chacun d’eux une loi que de se manifester comme il le fait dans des circonstances déterminées.

Mais parmi les forces qui se déploient dans le monde, il en est dont le jeu est fatal, en ce double sens que leur exercice, considéré en lui-même, et leur mode d’exercice, a lieu infailliblement de telle ou telle manière, avec telle ou telle mesure, dans des circonstances données, tandis qu’il en est d’autres qui disposent jusqu’à un certain point d’elles-mêmes, qui peuvent se contenir et se diriger, parce qu’elles se commandent et se comprennent ; les premières sont fatales, les secondes sont libres.

L’homme est soumis par sa double nature à ces deux sortes de lois. Nous n’avons pas à l’envisager comme être physique, par conséquent comme régi par les lois qui lui sont communes avec tout le reste de la nature matérielle, avec le règne organique même, avec les êtres sensibles encore, mais qui manquent d’une intelligence réfléchie pour diriger leurs mouvements d’ensemble et leurs actes. Nous ne considérons donc l’homme que comme être capable de diriger ses actions en vue d’une fin que sa nature même lui impose, qu’elle présente à sa volonté libre comme le terme nécessaire de tous ses efforts, comme le but auquel ils doivent converger tous. Cette fin à atteindre librement, c’est ce qu’on appelle la destinée humaine.

Et comme la destinée d’un être dépend de sa nature, tous les êtres de même espèce, ayant même nature, ont même destinée. Or la destinée humaine ne pouvant être atteinte que par des moyens identiques, et ces moyens étant tels que l’appropriation et l’usage doit en être réglé, afin d’éviter le conflit et les désordres dans la recherche et l’emploi qui en sont faits, il y a des règles naturelles à suivre à cet égard ; ces règles sont précisément l’objet de la science qu’on appelle le droit naturel, science dont l’idée se déterminera de plus en plus nettement dans les chapitres qui vont suivre.

Ce qui a le plus contribué à faire douter de l’existence d’une loi de droit universel , c’est le spectacle de la diversité des législations suivant les temps et les lieux. On n’a pas fait attention que cette diversité tient à la diversité même des circonstances où se trouve l’homme, à la manière dont il conçoit en conséquence ses rapports avec ses semblables, et par suite ses intérêts. Mais cette diversité n’atteint point la nature essentielle de l’homme, sa destinée véritable, l’identité de la nature humaine, et, par suite aussi, une règle commune, universelle d’action en vue de cette destinée naturelle.

Quelles que soient les circonstances où l’on se trouve placé, si différentes qu’elles puissent être d’un temps à un autre temps, d’un lieu à un autre lieu, d’un peuple à un autre peuple, d’un homme à un autre homme : jamais il n’arrivera qu’une abstention ou une action estimée d’accord avec l’intérêt du patient, et voulue par l’agent en considération de cet intérêt même, soit réputée injuste. Jamais il n’arrivera que si cette abstention ou cette action peut être généralisée au plus grand avantage d’une société, elle ne puisse être regardée comme la matière d’un droit, et par extension comme un droit ; et si ce droit peut s’étendre par la pensée à l’humanité entière, partout et toujours on regardera comme une double loi de la nature : 1° que cette abstention est une loi de droit, une loi naturelle pour tous les hommes, par exemple de ne point offenser sans nécessité la sensibilité d’autrui ;   2° de faire, dans l’intérêt de cette sensibilité, tout ce qu’on peut raisonnablement attendre d’autrui en retour d’une conduite bienfaisante,

La justice va jusque là. La morale va plus loin ; mais nous n’avons affaire ici qu’à la justice, au droit et à la loi qui le proclame.

D’où l’on voit que la négation de la loi naturelle, lorsqu’elle se fonde sur la diversité des lois positives ou des usages des peuples, résulte de la confusion de l’essentiel et de l’accessoire dans l’homme, et de l’absorption du premier de ces éléments dans le second.

On n’a pas vu l’uniformité réelle qui existe au fond même de cette diversité. On n’a pas vu que l’homme est partout et toujours d’accord avec lui-même, en ce sens qu’il tient universellement pour juste de ne pas faire aux autres, à ceux qu’il regarde comme ses semblables, ce qu’il estime un mal pour soi ; de leur faire au contraire ce qu’il estime un bien et qu’il attend d’eux. Il peut à la vérité se faire de très fausses idées sur les hommes avec lesquels il n’est pas appelé à vivre, sur ce qui est nuisible ou utile à lui-même et aux autres. Mais ces erreurs n’atteignent point la règle du droit, la forme de la justice, elles ne portent que sur la matière de la justice, du droit et de la loi.

On commet encore une autre confusion : on ne distingue pas entre l’universalité de fait et l’universalité de droit en matière de loi naturelle ou plutôt d’application de cette loi ; et prenant la diversité phénoménale, ou ce qui est pour l’universalité rationnelle, ou ce qui devrait être si les hommes étaient toujours placés dans les mêmes circonstances, tant objectives que subjectives, on nie qu’il y ait une universalité de droit, une vraie loi naturelle, parce qu’il n’y a pas en fait (on le croit du moins) de loi vraiment universelle.

La loi naturelle est un idéal qui, à la manière de tout idéal, surtout dans l’ordre moral, s’élève et s’épure de plus en plus à mesure que les connaissances philosophiques en général s’étendent et grandissent. De même elle entre de plus en plus avant dans les institutions, à mesure que les sciences morales et politiques font de plus en plus de progrès. Quoique toujours en avant des faits, son idée n’est pas elle-même immobile. Elle recule toujours devant la réalité, comme la perfection devant un perfectionnement qui voudrait la réaliser pleinement, mais qui n’en exprime jamais qu’une partie. L’histoire de la science du droit naturel, surtout si on la compare à l’histoire des législations, périodes par périodes, en est une preuve frappante.

Est-ce à dire que la loi naturelle elle-même soit sujette au changement ? Non pas, à moins de la confondre, comme idéal en soi, avec l’idée qu’on s’en fait ; ce qui serait une erreur. Autre chose en effet est de savoir qu’il y a un idéal juridique, une perfection absolue en ce genre, vers laquelle l’humanité doit tendre sans relâche, autre chose de s’en faire une parfaite idée et de la rendre parfaitement. L’un, l’idéal, est l’objet de la science, le terme de ses aspirations ; l’autre est la science même avec ses imperfections, ses progrès, ses défaillances, ses aspirations constantes et plus ou moins heureusement satisfaites. La science est œuvre humaine, son objet est œuvre divine, ou le divin lui-même sous l’un de ses aspects.

Il y a une raison plus profonde encore de la négation d’une loi naturelle, raison qui est le principe des précédentes : c’est qu’on ne distingue pas dans les idées appliquées du juste — idées concrètes et mixtes par lesquelles l’humanité commence, et chacun de nous à son tour — les deux éléments qui les constituent, l’élément rationnel qui est la notion même de justice dans son essence, sa pureté et son universalité essentielle, d’une part, d’autre part l’acte déterminé ou déterminable auquel cette notion s’applique ou peut s’appliquer. Ce second élément de l’idée concrète d’un acte déterminé de justice ou d’injustice est indéfiniment variable, aussi variable que la multitude d’actes divers qui peuvent intéresser autrui, aussi variable encore que le caractère moral de ces mêmes actes ; suivant qu’ils se trouvent mêlés aux inclinations, aux préjugés, aux habitudes, aux passions diverses, et qu’ils sont exécutés dans des circonstances extérieures aussi diverses encore que celles qui peuvent être personnelles.

La notion même de justice ou de droit est au contraire essentiellement une, invariable, indépendante des circonstances subjectives ou objectives, indépendante des individus, des temps, des lieux, des peuples, etc. Son application seule peut en apparence varier suivant les faits ou la variété même des circonstances de toute nature qui veulent être prises en considération dans l’estime d’un acte juridique.

Et c’est précisément cette diversité d’appréciation des faits qui amène la diversité des jugements juridiques ou moraux sur des actes en apparence les mêmes, mais en réalité divers. En sorte qu’il est nécessaire, pour que l’application de la notion identique de justice soit toujours la même, toujours ce qu’elle doit être, pour que le jugement soit toujours vrai, toujours le même à ce titre, qu’il varie comme l’aspect moral des faits humains qu’il caractérise. C’est à la condition de changer qu’il reste le même ; son identité est dans sa diversité. L’absolu ne reste l’absolu dans l’application au relatif qu’en s’attachant tantôt à un fait tantôt à un autre. L’application de cet élément rationnel, toujours le même, ne convient donc qu’autant qu’on trouve aussi dans la diversité même des faits quelque chose d’identique qui, comme matière du juste, puisse en recevoir l’empreinte. C’est ce que n’avaient pas aperçu ou pas voulu apercevoir les sophistes grecs.

CHAPITRE IV

Nature et destinée de l’homme

SOMMAIRE :

Importance de la question. — Renvoi à la psychologie. — Question réduite à ses vraies limites. — Les facultés. — La destinée humaine déterminée en conséquence. — Liberté extérieure, ses limites nécessaires pour chaque homme. — Égalité de nature et de destinée chez tous les hommes. — Égalité de droits et de devoirs. — Nécessité de la vie commune ou sociale. - Problème de la destinée humaine dans la société. — Conséquences. — D’où vient l’inégalité entre des membre d’une même société.

Ce chapitre est une philosophie tout entière, puisqu’il a pour objet l’homme considéré dans sa nature, dans ses rapports actuels, dans son rigide et dans sa fin.

C’est une raison pour que nous en supposions ici la connaissance acquise par des études antérieures, et pour que nous n’en donnions qu’une idée très sommaire.

Écartant tout d’abord la question de l’origine première et celle de la fin dernière de l’homme, nous renfermant ainsi dans la destinée actuelle et visible, nous n’avons plus qu’à nous demander ce qu’il est et ce qu’il est appelé à devenir en ce monde, au sein de la société.

Doué de sensibilité, d’intelligence et de volonté, il est par conséquent destiné à sentir, à connaître, à vouloir. Il aspire à jouir, à connaître, à user librement de ses forces. La douleur, l’ignorance et l’erreur, la contrainte lui répugnent. Il n’a jamais trop de moyens de jouissance, de connaissances actuelles, de liberté d’action.

Mais comme tous les hommes en sont là, qu’ils ont même nature, même destinée, ils ont par ce fait les mêmes droits et les mêmes devoirs. Si le droit de l’un est une limite nécessaire au droit de l’autre ; si c’est pour tous un devoir de respecter cette limite ; si de plus l’activité humaine ne peut s’exercer utilement au profit de la sensibilité et de l’intelligence, au profit même de la plus grande somme de liberté raisonnable qu’au sein de la société ; si d’ailleurs la vie sauvage est impossible pour l’immense majorité du genre humain : il s’ensuit que l’homme doit être considéré dans le commerce avec ses semblables ; que c’est là qu’il est appelé à se développer, à atteindre sa destinée.

Et alors le problème de la destinée humaine est un problème social qui peut s’énoncer ainsi : Trouver un arrangement social, un mode de vie dans les rapports inévitables des uns avec les autres, tel que toutes les capacités humaines reçoivent la plus haute satisfaction possible, et toutes les aptitudes, le jeu le plus libre et le développement le plus élevé.

Tout règlement social qui apporterait des restrictions inutiles à ce développement des facultés, à cet exercice des aptitudes, à cette satisfaction des capacités, serait inutile et par là même oppressif, injuste et condamnable.

Tout règlement social qui favoriserait le développement des uns, la satisfaction de leurs appétits, au préjudice du développement et des appétits des autres, serait en contradiction avec l’identité de la nature humaine dans chacun de nous, avec l’égalité de droits et de devoirs qui en résulte.

Toute inégalité entre des hommes qui forment une même société doit être l’effet de la nature des individus ou celui de circonstances physiques et morales indépendantes des lois ou règlements sociaux. La loi doit être la même pour tous, aussi favorable que possible â tous indistinctement. Mais elle ne peut empêcher les inégalités naturelles, ni celles qui résultent de la faiblesse, de l’inertie ou du mauvais usage des facultés.

CHAPITRE V

Nature et caractères de la notion de droit

SOMMAIRE :

La notion de droit est une notion de raison pure ; elle est produite comme toutes les autres du même ordre. — Analogie indiquée par le mot. — À quoi s’applique cette notion. — Son caractère pratique. — Elle est universelle, simple, primitive, spontanée, fatale même, invariable, ni déduite, ni induite, indémontrable, interne, par conséquent pas le fruit de l’éducation ni celui de l’habitude, etc. — La notion de la nécessité pratique qu’elle suppose est la loi naturelle même. — Qu’est-ce que le droit considéré dans celui qui le possède, et nécessairement par rapport à d’autres personnes ? — Un droit emporte le droit de contrainte. — La contrainte, comme garantie du droit, n’existe qu’en société.

La notion de droit est essentiellement rationnelle ; mais elle n’est produite par la raison, comme toutes les autres notions de même nature et de même origine, qu’à l’occasion de certaines idées sensibles qui en deviennent ainsi une sorte de cause. La dénomination même, où l’on peut croire reconnaître une trace de perception, ne serait qu’un faux indice d’une origine empirique, puisque le droit et le non-droit en matière physique ne sont déjà que des notions purement rationnelles qui se rattachent à celle de l’étendue linéaire. Il n’y a donc là qu’une analogie entre des conceptions de deux espèces différentes.

La notion de droit s’applique essentiellement à des êtres intelligents et libres, considérés par rapport à d’autres êtres de même nature, ayant même destinée et pouvant agir les uns sur les autres, favoriser ou entraver leur marche respective. Elle est donc à cet égard essentiellement pratique.

Elle est universelle objectivement et subjectivement, en ce sens d’abord qu’elle atteint tous les hommes et tous les actes par lesquels ils peuvent agir les uns sur les autres ; en cet autre sens aussi qu’elle est dans toutes les intelligences humaines quelque peu développées; mais elle y est à des degrés de pureté et de clarté divers.

Elle est simple, en ce qu’elle n’est pas composée d’autres idées qui en soient comme les éléments. N’étant pas complexe, elle est indécomposable. Indécomposable, elle n’est pas susceptible d’analyse.

Elle ne peut donc être définie d’une manière descriptive ou par énumération de parties. Mais elle peut être classée, parce que si elle forme une espèce elle se rattache à un genre. C’est en effet une espèce de notion du genre pratique.

Considérée en elle-même, dans la simplicité de sa nature, cette notion est de plus nécessairement invariable, indépendante des goûts et des intérêts. Elle ne pourrait changer dans le même individu ou d’un individu à un autre sans cesser d’être. Il n’y a là aucune matière où le permanent puisse revêtir des aspects divers. Elle a bien les caractères génériques que nous venons d’indiquer, mais ces caractères ne sont pas elle ; ils la constituent si peu comme idée propre, spécifique, qu’ils lui sont communs avec toutes les conceptions de la raison pure.

La notion de droit, comme notion spécifique, n’en supposant aucune autre de même nature dont elle puisse être dérivée par voie de déduction, pas plus qu’elle ne peut être formée d’autres idées qui en seraient les éléments, puisqu’elle est simple, est première à cet égard, non déduite et irréductible. Elle est donc indémontrable et n’a pas besoin d’être démontrée puisqu’elle est d’une évidence immédiate.

Elle ne se forme pas non plus par induction, car elle n’est pas d’une généralité plus ou moins grande suivant que cette généralité serait donnée expérimentalement ou anticipée par la pensée. En un mot elle n’est pas plus inductive qu’elle n’était tout à l’heure déductive.

Et comme elle est simple, elle est tout entière ou n’est pas du tout. Elle ne se forme point peu à peu, par additions successives d’une part, par soustraction et par épuration d’autre part, par tâtonnements enfin, comme une idée générale de l’ordre empirique. Elle est instantanée, mais à l’état concret et par là même un peu obscur d’abord, puis plus tard à l’état abstrait.

N’étant point le produit de la généralisation, de l’analyse, de l’induction, de la déduction, elle n’est pas à proprement parler médiate ou formée; elle est immédiate et produite. Et comme la volonté n’est pour rien dans cette production, elle est le fruit d’une faculté qui fonctionne alors indépendamment de la volonté ; c’est un produit spontané de la raison pure. Il ne dépend pas de nous de l’avoir ou de ne l’avoir pas. À cet égard elle est fatale.

L’éducation et l’habitude la supposeraient donc plutôt que de la donner. Il en est de même des législations positives, outre qu’elles sont toujours présumées n’en être que l’expression plus ou moins heureuse. Les conventions humaines, l’autorité sociale, l’autorité divine même, n’en peuvent expliquer l’origine. Cette notion est donc aussi un produit tout interne d’une puissance ou faculté particulière, et non le fruit d’une institution ou d’un enseignement extérieur quelconque.

Enfin le droit est conçu comme pratiquement nécessaire, c’est-à-dire comme une règle qui s’impose d’elle-même, ou au nom de la raison dont elle émane, à celles de nos actions qui intéressent ou peuvent intéresser nos semblables.

La raison est donc ici autonome ; ce qui ne veut point dire du tout, comme on l’a entendu quelquefois, arbitraire. C’est cette nécessité pratique, cette volonté absolue de la raison, qui constitue la loi naturelle en matière de droit. Elle a pour conditions rationnelles la nature et la destinée humaines, deux choses dont nous avons parlé.

Celui au profit de qui le droit existe est dit avoir le droit pour lui ; il a un droit. Qu’est-ce maintenant que cet avantage qui tient à la possession du droit ? C’est, pour celui qui le possède, le pouvoir juridique de faire ou d’exiger, de tous ou de quelques-uns, certaine chose, et par conséquent pour les autres la nécessité juridique encore de laisser faire ou de faire. C’est socialement une faculté d’agir ou de faire agir. Et comme il n’y a pas de faculté d’agir pour l’un sans nécessité pour autrui de respecter cette action, le droit, comme nous le verrons d’ailleurs, suppose toujours deux personnes, celle au profit de laquelle il existe et celle qui est tenue de le respecter en s’abstenant, ou d’accomplir l’obligation correspondante en agissant.

Par le fait qu’un droit existe au profit de quelqu’un, il en existe donc un autre encore, celui de le faire respecter. C’est ce qu’on appelle le droit de contrainte.

Mais la contrainte suppose la force, et l’ayant droit peut en manquer. La force, garantie du respect du droit, ne peut se trouver sûrement que dans l’état de société ; tout homme le sent et le comprend. De là, indépendamment de l’instinct social, l’intelligence et la recherche de l’association, afin que chacun soit fort de la force de tous. Sans doute l’association ne fait pas le droit ; mais elle le déclare de son mieux par ses lois, l’applique par ses tribunaux et le fait exécuter par la force publique.

Nous avons à considérer maintenant le droit d’une manière plus particulière dans son rapport avec l’obligation correspondante.

CHAPITRE VI

Corrélation des notions de droit et d’obligation

SOMMAIRE :

Les notions de droit et d’obligation sont coordonnées et non subordonnées. — La notion de droit ne dérive pas plus de celle de devoir que celle de devoir ne dérive de celle de droit. — Distinction de l’obligation juridique et du devoir moral. — En quel sens l’obligation est aussi un devoir : les deux fors. — Danger de convertir les devoirs en obligations. — Indépendance du droit comme science à l’égard de la morale. — Droit de tendre à sa fin, alors même qu’on n’en aurait pas le devoir moral. — Mais l’exercice du droit peut être la condition de l’accomplissement du devoir. — Il y a des droits condamnés par le devoir.

Le droit d’un côté suppose bien l’obligation de l’autre. Mais ces deux idées sont corrélatives, coordonnées et nullement subordonnées l’une à l’autre. L’une n’est antérieure à l’autre ni logiquement ni chronologiquement. Elles sont contemporaines dans l’esprit, comme les notions d’avant et d’après, de grand et de petit, de haut et de bas, etc.

C’est donc une grave erreur de vouloir placer l’une avant l’autre. C’est oublier que le droit et l’obligation ne sont que les deux termes d’un rapport pratique, résultant d’un rapport réel ou imaginé entre deux personnes capables d’action l’une sur l’autre.

Mais quand on fait dériver le droit de l’obligation, on entend surtout par obligation le devoir moral. C’est une double erreur. L’obligation, obligatio des latins, ne s’entend en général que des devoirs de droit, des devoirs exigibles par voie de contrainte, tandis que le devoir proprement dit, l’officium, est le devoir moral qui peut n’avoir aucun droit correspondant. Robinson solitaire dans son île avait encore des devoirs, des devoirs réfléchis, mais il n’avait plus d’obligations. Les obligations sont du for extérieur, les devoirs du for intérieur.

Mais les obligations peuvent aussi être envisagées au point de vue de la conscience, et devenir à cet égard un devoir moral sans cesser d’être des obligations. Les devoirs purement moraux au contraire, ceux qui ne regardent que l’agent considéré lui-même comme patient ou comme terme unique de son action, ne sont pas susceptibles d’être des obligations.

Il y a un danger très grand à convertir abusivement les devoirs purement moraux, ceux qui n’intéressent immédiatement que l’agent, qui ne relèvent que de sa conscience, en des obligations ou devoirs exigibles que la société aurait le droit de faire respecter. C’est à la faveur de cette confusion que les sociétés théocratiques, ou les sociétés civiles qui ont agi sous l’influence de cette idée fausse qu’il n’y a de moralité publique, de respect possible des obligations qu’à la condition de la moralité religieuse, se sont crues autorisées, obligées même à punir civilement, et souvent de peines atroces, les péchés, les manquements aux devoirs purement personnels ou réfléchis, aux devoirs purement religieux, les manquements à des devoirs de pure convention, et, ce qui est plus grave, jusqu’au respect de soi-même et de Dieu par l’abstention de pratiques essentiellement superstitieuses ou fanatiques, qui n’ont en tout cas de raison d’être que dans des idées fausses sur Dieu, sur l’homme et sur les rapports qui les unissent.

Ce n’est donc point parce que nous avons des devoirs réfléchis à l’occasion de nous-mêmes à l’égard de la raison qui nous les impose de la manière la plus absolue, que nous avons des droits contre nos semblables. Il suffit que nous soyons à nos propres yeux des êtres personnels, nous concevant une destinée, ne fût-ce que d’être heureux dans la mesure du possible, une nature identique avec celle d’autres êtres qui ont les mêmes besoins et les mêmes aspirations, pour que nous concevions aussitôt que les tendances ne peuvent aboutir, recevoir du moins leur satisfaction dans une certaine mesure, qu’autant qu’elles seront respectées de la part les uns des autres. Or le sentiment de la nécessité pratique ou de convenance, de la nécessité juridique ou sociale de ce respect, est précisément le droit.

Si le droit prend un caractère moral dans le sujet qui en est investi, en ce sens que souvent l’accomplissement de certains devoirs deviendrait impossible si l’on n’avait exercé ses droits, ce n’est pas que le devoir soit la condition du droit; c’est simplement que l’exercice du droit est la condition de l’exercice du devoir ; mais les deux idées, droit et devoir, restent indépendantes ; elles ne sont pas la condition logique ni même chronologique l’une de l’autre. Nous avons le droit de tendre à notre fin naturelle alors même que nous n’en aurions pas le devoir, alors même que cette fin ne serait que facultative. Le droit diffère à ce point du devoir qu’il y a des droits condamnés par le devoir. Tels sont certains droits de stricte justice par opposition aux devoirs de charité.

CHAPITRE VII

Antécédents et conséquents de la notion de droit

SOMMAIRE :

Si la notion de droit ne peut être définie analytiquement, elle peut du moins être caractérisée par ses antécédents ou conditions. — Ces antécédents sont un rapport extérieur d’actions et de passions entre personnes. — Conceptions de personnalité, de liberté, d’égalité de nature, de commune destinée, d’atteinte possible à ses intérêts légitimes. — Le défaut de l’une quelconque de ces conditions ne permet pas de concevoir la notion de droit. — La notion de justice suppose les mêmes conditions. — Ces conditions à leur tour en supposent d’autres, telles que les notions d’activité, de passivité, d’intentionalité, de réflexion, de spontanéité, etc. — La personnalité. Si l’enfant à naître peut avoir des droits. — Caractères concomitants ou consécutifs de la notion de droit. — Notion d’obligation. — Sentiments qui accompagnent l’idée du respect ou de la violation du droit. — Notions de mérite et de démérite.

I. Quoiqu’on ne puisse pas définir la notion de droit, en ce sens qu’on ne peut la résoudre en des éléments divers ou supérieurs puisqu’elle est incomplexe et la plus élevée de son espèce, on peut néanmoins la signaler, la caractériser même jusqu’à un certain point, en faisant connaître les idées expérimentales et rationnelles qui sont comme la condition de son apparition dans l’intelligence humaine.

Pour se rendre un compte exact de ces conditions, il suffit de remarquer les circonstances essentielles au milieu desquelles nous appliquons la notion de droit, et sans lesquelles cette notion serait inconcevable, inapplicable, impossible. Or il faut, pour que la notion de droit soit applicable :

1° Qu’il s’agisse d’un rapport extérieur d’action et de passion entre des personnes (une société, ou plutôt un commerce, une relation avec nos semblables est nécessaire pour qu’il y ait droit; mais le pouvoir public ou social n’est nécessaire que comme garantie de l’exécution du droit. Donc le pouvoir ne fait pas le droit ; il est simplement destiné à le faire respecter, à faire régner la justice).

2° Qu’il y ait conceptions de personnalité, de liberté, d’égalité de nature, de commune destinée, quel que soit d’ailleurs le degré de clarté ou d’obscurité de ces notions.

3° Qu’il y ait atteinte possible, directe ou indirecte, à la sensibilité ou au perfectionnement de celui contre lequel on agit, à moins que cette atteinte ne soit commandée par l’ordre moral universel, au profit de l’égalité ou de la liberté même, c’est-à-dire à moins qu’elle ne soit un acte de défense.

Supposez que l’une quelconque de ces conditions vienne à manquer, la notion de droit devient impossible. En effet :

1° Si deux personnes ne sont pas en rapport entre elles, si ce rapport n’est pas extérieur ; c’est-à-dire si elles ne peuvent rien l’une sur l’autre, point de lésion possible, point d’occasion pour la notion de droit de se manifester en s’appliquant.

2° Si l’on suppose l’existence des deux circonstances qui précédent, mais qu’on supprime, par la pensée, la réflexion et par conséquent la conscience, la personnalité dans l’agent, il ne saura plus ce qu’il fait ni qu’il agit sur une personne. De même il ne pourra pas manquer au droit, ni par conséquent à la justice s’il n’est pas libre, pas plus que l’animal qui attaque l’homme ou le rocher qui l’écrase. Sa culpabilité serait singulièrement affaiblie encore s’il pouvait être libre sans le savoir.

3° Supposons actuellement que tout en ayant conscience de sa personnalité et de sa liberté, l’agent ne croie ni à la personnalité ni à la liberté actuelle ou possible de celui qui est le terme de son action : alors il ne peut lui concevoir ni une fin pratique, ni le droit ni le pouvoir de l’atteindre ; c’est pour lui une chose plutôt qu’une personne. Il ne peut lui reconnaître aucun droit.

4° En vain l’agent aurait cette idée : qu’il est une personne, qu’il est libre ; en vain il regarderait comme son semblable l’être auquel aboutit son action ; que si cette action n’était pas de nature à affecter la sensibilité ou à mettre une entrave à la liberté, ni la notion d’injustice, ni par conséquent celle de droit qui en est la condition, ne surgiraient encore dans son esprit.

On voit donc par cette contre-épreuve, qui n’est encore que de la psychologie et de la logique appliquée, que les circonstances précédentes sont vraiment des conditions expérimentales ou rationnelles nécessaires à la manifestation de la notion de droit dans l’intelligence humaine.

L’origine des caractères, les conditions de l’apparition de la notion de justice dans notre esprit, sont les mêmes que pour la notion de droit.

Parmi les principales conditions que présuppose l’apparition de la notion de droit dans l’esprit humain et dont nous venons de parler, il en est qui en supposent d’autres, telles que les notions d’activité et de passivité, d’intentionnalité, de réflexion, de spontanéité, etc., mais sur lesquelles nous ne nous arrête­rons pas davantage.

Toutefois la notion de personnalité, qui en suppose elle-même beaucoup d’autres, nous semble mériter une attention spéciale. Nous en avons déjà parlé, mais nous croyons devoir ajouter que la position de soi-même par la réflexion, la constitution du moi,ou de la personne, est telle qu’elle échappe à toute prise directe du dehors. Elle est par ce côté-là essentiellement inviolable de fait, comme elle doit l’être de droit. Conçoit-on en effet qu’une personne puisse raisonnablement se mettre à la place d’une autre, l’effacer du livre de vie, en usurper le rôle, ou simplement se l’asservir et s’en faire un instrument ? La dignité de l’une est la dignité de l’autre. Elles sont également sacrées l’une pour l’autre. L’une n’a le droit d’être et d’être libre, d’être une fin à elle-même qu’à la condition que l’autre soit conçue de la même manière : la ruine ou l’abaissement de l’une par l’autre ne pourrait être conçue comme légitime sans mettre la violence, la force au-dessus du monde moral dont elle serait la souveraine absolue.

Mais ce serait par le fait nier le monde moral même, le réduire au monde purement physique ; ce serait mutiler l’esprit humain, en retrancher les facultés les plus élevées, les plus caractéristiques et les plus propres.

On ne pourrait pas objecter que si la personnalité est nécessaire au droit, l’enfant dans le sein de sa mère et l’idiot ne peuvent avoir de droit. L’enfant qui n’est encore qu’à l’état d’embryon est déjà quelque chose d’humain. Il est d’ailleurs destiné à devenir homme. C’est surtout cette dernière considération qui lui fait reconnaître des droits. Au surplus les droits des enfants à naître sont moins réels qu’éventuels. Quant à l’idiot, est-il bien sûr qu’il ne réfléchisse pas à un certain degré ? Et quand même il n’en serait pas capable, il a encore quelque chose d’humain. La loi positive fait donc sagement de le traiter en homme, en ce sens qu’elle lui reconnaît des droits qu’il ne peut exercer. Ce serait là, au pis-aller, une fiction morale d’une haute convenance. Une disposition contraire serait très dangereuse et dans ses applications et dans son influence morale.

II. Nous venons de voir les conditions essentielles à la production de la notion de droit par la raison. Il faut faire voir maintenant quels sont les phénomènes affectifs qu’on peut regarder comme les conséquences expérimentales de l’application de cette notion, et par suite comme un de ses caractères externes ou accessoires. C’est ce qu’on peut appeler aussi ses caractères concomitants ou même ses caractères consécutifs. Mais il est à remarquer cependant que ces caractères s’attachent moins à la notion de droit prise abstractivement qu’à son rapport avec celle d’obligation, et moins à ce rapport abstrait qu’à son application dans l’ordre moral des choses.

En effet, à côté de la notion de droit, en même temps qu’elle et par elle, sauf réciprocité, se pose celle d’obligation. La conception de leur harmonie ou celle de leur désaccord dans l’expérience réelle ou fictive fait naître deux sentiments divers, l’un de plaisir, l’autre de peine. Mais indépendamment du plaisir attaché à la beauté qui naît de l’harmonie du droit et de l’obligation en acte, il y a parfois un autre sentiment qui se mêle à celui-là, qui est toujours de l’ordre du beau ou du sublime, mais qui peut modifier et obscurcir le phénomène total si les éléments divers qui le composent no sont pas nettement démêlés.

Pourquoi, par exemple, le sentiment qu’on éprouve lorsqu’il y a désistement du droit au profit de la souffrance et du malheur, — si d’ailleurs ce désistement n’a lieu ni par passion, ni par faiblesse excessive, ni par stupide indifférence, ni par légèreté, ni par imprudence, — pourquoi, disons-nous, cet abandon du droit produit-il un sentiment de même nature, et d’une intensité supérieure encore, que celui qui résulterait d’un acte et d’une conception contraires, c’est-à-dire de l’exercice du droit ? C’est que deux conceptions opposées, comme celle d’exercer son droit ou d’y renoncer, produisent cependant un effet analogue, parce qu’elles se résolvent, l’une dans la notion d’ordre ou de beauté, l’autre dans la notion de force morale, d’élévation et de sublimité. Or le sentiment que nous fait éprouver la force morale, le sentinrent du sublime est plus vif que celui qui est occasionné par le beau, et de deux sentiments également produits par le sublime dynamique, celui qui correspond à une plus grande force est plus vif que celui qui correspond à une force moindre. Or il y a souvent plus de force déployée dans l’abandon généreux d’un droit que dans sa revendication.

Si de plus cette renonciation est un acte de bienfaisance, elle produit la notion d’une harmonie possible, réelle même, entre les hommes ; elle les fait concevoir comme moyens et fins réciproques, s’entraidant pour atteindre leur fin commune. De là le caractère, non seulement plus vif, mais plus doux encore de ce sentiment comparé à celui que fait naître la réclamation imposante du droit. Le lien de la bienfaisance produit une unité sociale supérieure à celle qui résulte du respect de la justice ; l’harmonie entre les membres de l’humanité qu’elle relie est plus complète, plus assurée, plus belle, plus ravissante en un mot. De là l’intérêt supérieur attaché au spectacle de la charité. C’est par la même raison que le sentiment produit par la notion de l’accomplissement spontané de l’obligation est souvent plus vif que celui qui est suscité par l’idée de la réclamation énergique d’un droit contesté. La raison en est qu’il faut souvent plus de force pour s’acquitter même d’un devoir de droit que pour en exiger efficacement l’exécution. L’harmonie morale présente dans le premier cas quelque chose de plus libre, qui fait plus d’honneur à l’homme et lui donne une meilleure opinion de lui-même. Dans le second cas, au contraire, cette harmonie tient davantage de l’égoïsme, et l’égoïsme est contraire à l’harmonie, à l’unité du monde moral. Il n’est beau que par rapport à la conservation personnelle, sans préjudice toutefois pour la personne collective de la société civile ou de celle du génie humain.

Mais si la force déployée dans l’ordre moral des choses plaît par elle seule, pourquoi la résistance au droit, la violation même de ce droit dans ce qu’il a de plus sacré, pourvu qu’elle s’opère ouvertement et avec violence, ne plaît-elle pas également ? Pourquoi au contraire déplaît-elle, et d’autant plus même qu’il faut plus de force pour enfreindre le droit, par exemple si l’on passe du débiteur qui refuse de payer son créancier, à celui qui demande en justice ce qui ne lui est pas dû, et de celui qui élève des prétentions injustes à celui qui vole en exposant sa personne, etc. ? La difficulté est d’autant plus spécieuse que la force, comme force, a déjà un certain attrait par elle-même ; c’est ainsi que nous n’admirons jamais plus celle de la nature que lorsqu’elle bouleverse plus profondément notre globe. Le brigand plein d’audace a lui-même son beau côté qui ne nous échappe point, puisque nous ne le mettons pas sur la même ligne dans nos idées que celui qui assassine lâchement. Toutefois le sentiment que nous éprouvons à la vue ou même à la pensée d’une force puissante mais ennemie est bien plus pénible qu’agréable : il est même d’autant plus pénible que la force perturbatrice est plus grande. La conception de l’harmonie du monde physique ou moral troublée, et troublée avec énergie, est plus propre à produire en nous un sentiment pénible que l’idée de la force n’est propre à produire un sentiment agréable. C’est ce qui a lieu surtout lorsque nous courons le danger d’être victimes ; surtout encore si le trouble moral peut être considéré comme l’effet d’un principe général d’action, d’un principe systématique. Il y a donc ici complexité de sentiments, le plus fort donne son nom au phénomène total ; ce qui nous porte mal à propos à croire qu’il n’y a qu’un sentiment incomplexe.

Toutes les fois que la justice et l’injustice sont aux prises, soit devant le juge, soit sur un champ de bataille, et qu’il y a du côté de l’injustice quelque valeur dans sa manière d’attaquer ou de se défendre, il s’élève en nous un sentiment complexe de la nature de celui dont nous venons de parler. Cela est si vrai que la souffrance, même imméritée, si elle est endurée sans force d’âme ; nous inspire parfois moins de pitié que de mépris. Spectateurs du grand drame de l’humanité, nous ressemblons tous, un peu plus ou un peu moins, à ces cruels habitués du cirque, qui n’avaient de générosité que pour le courage, et qui laissaient achever sans la moindre pitié le gladiateur dételant dont la force morale s’évanouissait avec les forces du corps. Ce faible des hommes pour la force ou pour ses apparences expliquerait plus d’un grand phénomène social. C’est une idolâtrie morale d’autant plus dangereuse dans l’humanité qu’elle est plus spécieuse. Le vrai culte, serait ici de n’avoir de respect que pour le droit et la bienfaisance et de n’accorder aucune estime à la force toute seule, puisqu’elle n’est en soi qu’un instrument tout à fait aveugle.

Signe de fin