DISTINCTION DU DROIT POSITIF
ET DU DROIT NATUREL
Par Marcel PLANIOL
(Traité élémentaire de droit civil, éd. 1904)
Définition du droit positif
On appelle « droit positif » les règles juridiques en vigueur dans un État, quel que soit d'ailleurs leur caractère particulier, constitutions, lois, décrets, ordonnances, coutumes, jurisprudence.
Ces règles sont « positives » en ce sens qu'elles forment un objet d'étude concret et certain ; on les connaît ; elles ont un texte, une formule arrêtée et précise ; elles résultent d'un ensemble de faits et de notions qui peuvent être mis hors de contestation et qui ne dépendent pas des opinions individuelles.
Il existe cependant d'innombrables controverses sur les solutions du droit positif, ce qui fait que quelquefois son nom peut sembler une dérision ; mais il faut se rendre compte des causes de ces incertitudes. Il y en a deux : 1° quand il s'agit d'un point de droit ancien, les documents peuvent nous faire défaut pour trancher une question historique ; 2° quand il s'agit d'un point de droit nouveau, la solution définitive peut n'être pas encore donnée, et c'est pour l'établir qu'on discute. Au premier cas, la règle juridique a existé, mais elle a cessé d'être connue ; au second cas, elle existera, mais elle n'est pas encore faite. Des incertitudes dues à de pareilles causes n'enlèvent pas aux législations leur caractère positif : la certitude existe sur une foule de points, pour lesquels la controverse est déjà vidée et dont la solution n'est pas oubliée.
Fausse conception du droit naturel
Autant la notion du droit positif est claire et sûre, autant celle du droit naturel est nuageuse. Bien souvent ceux qui discutent sur le droit naturel en parlent sans se comprendre.
En général on entend par droit naturel le droit idéal. C'est la définition qu'en donnait Oudot: « Le droit naturel... est l'ensemble des règles qu'il est souhaitable de voir transformer en lois positives »(Oudot, Premiers essais de philosophie du droit, p. 67). Il serait difficile d'en donner une idée plus fausse. Supposer qu'il existe, à côté de chaque loi humaine, une loi idéale, concevable par l'intelligence et qui en serait le modèle, c'est réduire le droit naturel au sort de tout idéal, c'est-à-dire, sinon au néant, du moins à l'état de conceptions individuelles indéfiniment variées. Si chacun de nous, en étudiant une loi quelconque et en concevant une autre loi qui serait meilleure selon ses idées personnelles, concourt ainsi à la formation du droit naturel, celui-ci ne représentera qu'une collection hétérogène d'opinions dissemblables. Toute conception est vaine qui réduit le droit naturel à l'état d'idéal (1).
En quoi consiste le droit naturel
Le droit naturel existe, heureusement pour l'humanité, mais il est tout autre chose. Il se compose d'un petit nombre de maximes, fondées sur l'équité et le bon sens, qui s'imposent au législateur lui-même, et d'après lesquelles l'oeuvre législative pourra être appréciée, louée ou critiquée. Le droit naturel n'est ni la loi ni l'idéal de la loi ; il est la règle suprême de la législation. Si le législateur s'en écarte, il fait une loi injuste ou mauvaise. Je dirais volontiers, en prenant le contre-pied de la définition d'Oudot, que le droit naturel se compose de principes supérieurs à la loi, qu'il serait, par suite, inutile de formuler en articles de droit positif :
Les principes du droit naturel sont en très petit nombre ; ils se réduisent à quelques notions élémentaires. Quand on a dit que le législateur doit assurer la vie et la liberté des hommes, protéger leur travail et leurs biens, réprimer les écarts dangereux pour l'ordre social et moral, reconnaître aux époux et aux parents des droits et des devoirs réciproques, on est encore loin d'avoir fondé une législation ; on est bien près d'avoir épuisé les préceptes de la loi naturelle. Le Décalogue n'est pas long, et il est permis de trouver qu’il contient des dispositions inutiles, ou ayant une utilité purement locale et contingente.
Unité et simplicité du droit naturel
Ainsi le droit naturel est tout à la fois réduit dans son objet et supérieur dans sa position, relativement aux législations humaines qu'il inspire et qu'il domine. C'est ce qui explique un phénomène remarquable : les législations positives, bien que très différentes les unes des autres, sont en général conformes au droit naturel. C'est ce qui fait encore que le droit naturel, au milieu de cette diversité des législations, possède l'unité : Il est simple et immuable (2). Depuis que la philosophie a commencé à étudier ces grands problèmes, les hommes se sont mis peu à peu d'accord sur les principes essentiels, pour l'éternel honneur de la raison.
NOTES :
(1) Est-il vrai, comme l'a dit M. Labbé dans sa préface de l'ouvrage précité de M. Cuq, que le droit suive un progrès perpétuel vers l'idéal ? Depuis le temps que l’on fait des réformes, nous devrions être arrivés à un état voisin de la perfection, et ce résultat n'est pas encore visible. Ces changements perpétuels ne sont-ils pas simplement des adaptations successives aux goûts et aux idées de chaque époque, sans amélioration bien sérieuse ? Chaque réforme apporte son contingent d'erreurs et d'insuffisances et remplace les inconvénients anciens, que tout le monde connaissait, par des inconvénients nouveaux qui se révèlent à l'usage.
(2) Il n’est pas inutile de rappeler ici les plus célèbres affirmations du droit naturel qui se font écho à travers les siècles. Sophocle, dans Antigone, oppose les lois divines, non écrites et immuables, aux décrets des mortels qui ne peuvent prévaloir sur elles.
Tous les philosophes anciens, Platon dans ses Lois, Aristote dans son Éthique et dans sa Politique, ont repris cette idée. Cicéron, qui l’a empruntée aux Stoïciens, dit : « Vera lex, naturae congruens,... neque erit alia lex Romae, alia Athenis, alia nunc, alia posthac... » (De republica, III, 22).
Comp. Montesquieu : « Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles ; dire qu’il n’y a rien de juste et d’injuste que ce qu'ordonnent les lois positives, c'est dire qu avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux » (Esprit des lois, Liv. 1, chap. 1). Et Kant : « Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que ma maxime devienne une loi universelle » (Fondement de la métaphysique des moeurs, trad. Barni, p. 26). C’est en effet à ce signe qu'on peut juger la valeur morale d'un acte et il est impossible de mieux marquer la subordination du droit positif au droit naturel.
Les sceptiques n'ont pu ébranler ces maximes. « Ils sont plaisants quand, pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il y en a d’aucunes fermes, perpétuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles... Or ils sont si desfortunés que d'un nombre de lois si infini, il ne s’en rencontre pas au moins une que la fortune et témérité du sort ait permis d’être universellement reçue par le consentement de toutes les nations... Qu’ils m'en montrent, pour voir, une de cette condition » (Montaigne, Essais, liv. 11, chap. 12). Montaigne s'abuse : la diversité des lois positives ne contredit en rien l'unité et l’immutabilité du droit naturel.