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LA RÈGLE MORALE
ET LA RÈGLE DE DROIT

par le Professeur Henri MAZEAUD
(Extrait de son Cours de droit civil, licence 1ère année
– Les Cours de droit 1954-1955)

Voici les premiers mots que j’ai entendus à la Faculté de droit de Paris.
Le jour où ils furent prononcés, je n’aurais pu imaginer que leur auteur
me ferait quelques années plus tard l’honneur d’être mon directeur de thèse.
Je saisis cette occasion pour marquer ma gratitude envers le maître qui m’a formé,
et mon respect pour un homme particulièrement attaché aux principes moraux.

Il est indispensable, pour que la vie en société soit possible, qu’il existe une règle, une règle de conduite. Si chacun de nous suivait son bon plaisir, chacun deviendrait un ennemi pour son voisin. Mais si la nécessité d’une règle de conduite est incontestable, il est par contre plus difficile de préciser à quels besoins répond exactement cette règle de conduite.

En réalité, cette règle s’impose à nous pour deux raisons ; elle s’impose, d’une part pour faire régner la justice, et, d’autre part, pour donner la sécurité.

- La règle de droit s’impose d’abord pour faire régner la justice. Le besoin de justice est l’un des plus élémentaires et l’un des plus impérieux que nous ressentions. Il existe déjà chez l’enfant ; dès le plus jeune âge l’enfant se révolte contre l’injustice, et ce sentiment demeure également puissant chez l’adulte : nous ne pouvons admettre un acte qui ne paraît se justifier que par la force de celui qui l’accomplit ; il y a contre cet acte une révolte de notre conscience, et ce n’est pas là seulement une simple réaction de tendance morale ; nous réagissons ainsi parce que nous savons que la vie en société serait impossible si les plus forts pouvaient écraser les plus faibles.

- La règle de droit est également nécessaire pour nous donner la sécurité, car, pour vivre en société, l’homme a encore plus besoin de sécurité que de justice. Nous pouvons à la rigueur vivre sous une règle que nous estimons injuste, du moins faut-il que nous connaissions la règle sous laquelle nous vivons ; il faut, en effet, que quand nous accomplissons un acte nous sachions quelles seront exactement les conséquences de cet acte.

Ce besoin de justice, et surtout ce besoin de sécurité, sans la satisfaction desquels la vie en société est impossible, obligent à tracer une règle de conduite.

Mais il y a deux disciplines qui proposent aux hommes des règles de conduite ; il y a la morale, et il y a le droit. Alors une question se pose : est-ce que la morale n’est pas une règle suffisante, est-ce qu’il est nécessaire d’avoir, à côté de la règle morale, une règle de droit ? C’est nécessaire, parce que la règle morale ne peut à elle seule, gouverner une société, et cela pour trois raisons :

- La règle morale n’a qu’une sanction d’ordre intérieur, qu’une sanction morale, sanction qui, malheureusement, n’est pas de nature à effrayer beaucoup de personnes, à les empêcher d’enfreindre la règle, et à les obliger à réparer les conséquences de leurs infractions à cette règle. Il faut donc qu’une autre règle - et c’est la règle de droit - vienne créer une sanction plus efficace, qui, elle, contraindra matériellement les individus à ne pas faire ce qui est défendu, une sanction qui frappera ceux qui ont enfreint la règle et qui les obligera à réparer les conséquences des actes contraires à la règle.

Cette contrainte, qui est ainsi la caractéristique essentielle de la règle de droit, et qui différencie la règle de droit de la règle morale, se manifeste, pour nous en tenir au droit civil, sous trois formes essen­tielles :

- Tantôt sous une forme directe, brutale ; la force publique va intervenir directement pour faire respecter la règle. Lorsqu’un enfant quitte le domicile paternel et va ainsi à l’encontre de la règle de droit qui veut que l’enfant habite avec ses parents, le père pourra faire ramener cet enfant au domicile paternel par les gendarmes, manu militari. C’est ici la contrainte directe, mise en oeuvre pour faire respecter la règle de droit.

- Tantôt la sanction consiste à supprimer l’acte qui a été accompli contrairement à la règle. Cette sanction est ce que l’on appelle la nullité : l’acte est nul. Par exemple, il y a une règle de droit selon laquelle le mariage doit être célébré devant l’officier d’état civil ; le mariage qui ne serait pas célébré devant l’officier d’état civil, serait nul ; il n’y aurait pas de mariage.

- Tantôt encore, la sanction va consister dans la condamnation de celui qui a agi contre la règle à réparer les conséquences de son acte. Un conducteur d’automobile, à la suite d’un excès de vitesse, renverse et blesse un piéton ; il doit réparer les conséquences de son acte ; il doit verser des dommages-intérêts, une somme d’argent, pour réparer le préjudice qu’il a causé. C’est ce que l’on appelle la responsabilité civile.

Il y a aussi la responsabilité pénale, qui est également une sanction des règles de droit ; non plus des règles du droit civil, mais du droit pénal, sanction qui consiste en des condamnations corporelles ou pécuniaires, en des amendes qu’il ne faut pas confondre avec les dommages-intérêts. L’amende est une peine, elle est versée au Trésor, tandis que les dommages-intérêts sont une réparation ; ils sont versés à la victime pour réparer le dommage qui lui a été causé.

Une sanction juridique est donc indispensable ; on ne peut pas se contenter, pour organiser la vie en société, d’une sanction d’ordre moral.

Mais faut-il conclure de là que, à côté de la règle de morale, il soit nécessaire de créer une règle de droit ? Ne pourrait-on pas se contenter d’ajouter à la règle de morale une sanction juridique, autrement dit de faire respecter par la contrainte la règle de morale ?

Ce ne serait pas possible, car il y a deux autres raisons pour lesquelles la règle de morale est inapte à gouverner les hommes en société.

- C’est d’abord que la règle de morale est d’une nature trop haute ; du moins en est-il ainsi de la règle de morale chrétienne. Cette règle de morale est fondée en effet sur la charité, sur l’amour du prochain ; elle est résumée, on le sait, dans le Sermon sur la Montagne, et se retrouve à chaque page de l’Évangile. C’est l’amour du prochain qui doit nous conduire à rendre le bien pour le mal : « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. À qui veut te citer en justice, et te prendre ta tunique, laisse encore ton manteau" (St. Matthieu, V,44). C’est là la distinction fondamentale avec la morale de l’Ancien Testament dominé par le principe : « Oeil pour oeil, dent pour dent ».

Il y a deux idéaux différents l’idéal de charité, et l’idéal de justice ; le nouvel idéal, l’idéal de charité, dépassent évidemment l’idéal de justice. La doctrine chrétienne enseigne que nous ne devons pas nous contenter d’être justes envers le prochain, qu’il faut encore la charité qui est au-delà de la justice. On peut dire que l’homme chrétien n’a pas seulement à être juste, qu’il a aussi à être bon. Il faut, si l’on veut être juste, rendre à chacun ce qui lui est dû ; mais il faut ensuite, et c’est un degré plus élevé, être charitable au-delà de la justice, c’est-à-dire savoir ne pas exiger son dû, supporter l’injustice, savoir rendre le bien pour le mal.

Alors la question qui se pose à nous est de savoir si la règle de droit, la règle dont le but est de permettre aux hommes de vivre en société, peut poursuivre cet idéal de justice et de charité, ou si elle est obligée de se contenter d’atteindre l’idéal de justice. Il n’est pas douteux que la règle de droit se trouve obligée de s’arrêter au premier stade, au stade de la justice. Pour que la vie en société soit possible, il faut établir la justice dans les rapports entre les hommes, il faut que chacun rende à autrui ce qui lui est dû, il faut que celui qui fait tort à autrui soit puni. L’idéal de charité ne peut pas être poursuivi sur le plan social, parce que, si la règle de droit était la règle de charité, comme malheureusement les hommes ne sont pas parfaits, ce serait l’anarchie dans la société. L’idéal de charité ne peut être un idéal que sur le plan individuel, dans nos consciences ; il ne peut être qu’une règle de conduite individuelle.

C’est ce que l’on peut exprimer en disant que la justice est une nécessité sociale, et une « triste » nécessité sociale puisque la règle de droit ne peut pas dépasser ce stade de la justice. C’est ce qu’exprime Romano Guardini (Le Seigneur, t. I, p. 341) : « La justice est l’ordre, non des choses et des forces, mais des relations entre personnes humaines ».

La règle morale est donc trop haute pour gouverner la société, pour qu’elle dépasse la justice, et c’est la raison pour laquelle il faut qu’il existe, à côté d’une règle morale, une règle de droit.

- Mais il est une autre raison pour laquelle la règle de morale ne suffit pas ; c’est qu’elle ne peut pas contenir une réglementation suffisamment complète, suffisamment précise, pour donner aux hommes cette sécurité dont ils ont besoin pour vivre en société. Il faut en effet, non seulement que nous connaissions les règles qui nous régissent, mais que nous les connaissions dans leur détail. Il faut que chaque fois que nous agissons nous sachions quelles seront les conséquences de nos actes. Or, la morale se contente de tracer de grandes règles, de poser de grands principes, et elle ne peut pas procéder autrement parce qu’elle varie avec chaque conscience. On ne peut pas demander à l’un ce que l’on peut demander à l’autre. C’est donc une règle nécessairement floue, nécessairement vague, très générale.

Ces grands principes suffisent pour guider notre conscience, mais ils ne suffisent pas pour nous donner la sécurité dont nous avons besoin dans la vie civile. Par exemple, la règle de morale nous dit, « n’achetez pas à vil prix », ou « ne vendez pas à un prix excessif » ; mais nous avons besoin de savoir dans quels cas le contrat de vente que nous passons risque d’être nul parce que nous avons acheté trop bon marché, ou parce que nous avons vendu trop cher. Si nous ne pouvons pas le savoir, il n’y aura plus aucune sécurité dans la vie juridique ; nous ne saurons jamais si le contrat de vente que nous venons de passer est valable ou nul, s’il risque ou non d’être annulé. Nous avons besoin de savoir exactement ce qui est permis et ce qui est défendu, la loi française dispose qu’il est défendu d’acheter un immeuble pour moins des 7/12 de sa valeur. Pour que la lésion fasse tomber le contrat de vente d’immeuble, il faut que la lésion subie par le vendeur dépasse les 7/12 de sa valeur. C’est une règle précise, et ainsi nous sommes fixés. La morale, évidemment, ne peut pas, elle, nous donner des règles de cette nature.

Voilà donc la différence entre la règle de droit et la règle de morale :

La règle de morale a pour but de nous dire ce qui est juste, et aussi ce qui doit être fait par chacun de nous au-delà de la justice, sur le terrain de la charité.

La règle de droit, elle, a pour but à la fois d’obliger à respecter ce qui est juste, sans pouvoir dépasser la justice, et de nous donner la sécurité.

Signe de fin