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DU MAL MORAL, OU DES CRIMES,
DES VICES ET DES DÉFAUTS DES HOMMES
Des crimes de l’injustice, de l’homicide, du vol, de la cruauté

Extrait de « La morale universelle ou les devoirs de l’homme »
par le Baron d’Holbach (Amsterdam 1776)

Deux citations nous placent au cœur de cette étude :

« Si la vertu est l’habitude de contribuer au bien être de la vie sociale,
le vice doit être défini, l’habitude de nuire au bonheur de la société ».

« Si la vertu mérite l’affection, l’estime, la vénération des hommes,
le vice mérite leur haine, leur mépris, leurs châtiments ».

L’examen qui vient d’être fait des vertus sociales, ainsi que des qualités désirables qui en sont dérivées ou qui les accompagnent, nous prouve que ce n’est qu’en les pratiquant que l’homme en société peut obtenir l’affection l’estime, le bien-être vers lequel il ne cesse de soupirer : des intérêts si évidents devraient être des motifs assez puissants pour déterminer tout être raisonnable, soit à cultiver les dispositions heureuses qu’il a reçues de la nature, soit à tacher de les acquérir, et de se les rendre habituelles et familières en vue des récompenses qu’il y voit attachées, soit enfin à combattre, réprimer, anéantir, s’il est possible, les penchants déréglés, les passions dangereuses, les vices et les défauts dont l’effet infaillible serait de le rendre odieux, méprisable, punissable, malheureux. Montrons donc à tout homme, de la façon la plus claire, qu’il n’est point de vice qui ne soit sévèrement châtié, et par la nature même des choses, et par la société, et que toute conduite, nuisible aux autres, finit toujours par retomber sur celui qui la tient. La peine, dit Platon, suit toujours le vice ; Hésiode dit qu’elle naît avec lui. L’homme cesse d’être heureux dès qu’il devient coupable.

Si, comme on l’a tant prouvé, la vertu est l’habitude de contribuer au bien être de la vie sociale, le vice doit être défini, l’habitude de nuire au bonheur de la société, dont étant nous-mêmes les membres, nous éprouvons la réaction nécessaire. Si la vertu seule mérite l’affection, l’estime, la vénération des hommes, le vice mérite leur haine, leur mépris, leurs châtiments. Si c’est dans la vertu seule que consiste la vraie gloire et l’honneur véritable, le vice ne peut attirer que la honte et l’ignominie. Si la bonne conscience, ou l’estime méritée de soi, est un bien réservé à l’innocence et à la vertu ; la crainte, l’opprobre, le remords, le mépris de soi doivent être le partage du crime. Si l’homme vertueux peut seul passer pour véritablement sage, raisonnable, éclairé ; le vicieux n’est qu’un aveugle, un insensé, un enfant dépourvu d’expérience et de raison, qui méconnaît ses intérêts les plus chers. Si l’homme qui pratique la vertu est l’être vraiment sociable, tout nous montre que le méchant est un furieux qui s’occupe à briser les liens de la société, qui démolit la maison faite pour lui servir d’asile. Enfin, si toutes les vertus sont dérivées de la justice, tous les crimes, les vices et les défauts des hommes sont des violations plus ou moins marquées de l’équité, des droits de l’homme, de ce que l’être sociable se doit à lui-même et aux autres.

C’est être injuste que de nuire à ses associés, parce que nul homme n’a le droit de faire du mal à ses semblables : c’est se nuire à soi-même, que de s’attirer, par sa conduite, le mépris ou le ressentiment de la société, qui, pour sa propre conservation, est obligée de punir ceux qui l’outragent. L’on nomme crimes, forfaits, attentats, les actions qui troublent évidemment la société. Le meurtre, l’oppression, la violence, l’adultère, le vol sont des crimes ou des violations graves de la justice, faites pour inspirer la terreur à tous les citoyens : il n’est pas de membre de la société qui ne soit intéressé au châtiment de pareils excès, dont chacun peut craindre de devenir la victime : tout homme qui s’y livre se déclare l’ennemi de tous ; par là même il les avertit qu’il renonce à l’association, et par conséquent à la protection et au bien-être que la société ne s’est engagée de lui procurer, que sous la condition express d’être juste, de contribuer à sa félicité, ou du moins de n’y mettre aucun obstacle. Le méchant déchaîne tous les hommes contre lui, il anéantit ses propres droits, il s’expose au ressentiment de ceux dont il a besoin pour sa félicité.

Si chez les hommes la vie est réputée le plus grand des biens, il n’en est pas que la société toit plus intéressée à défendre ; l’homicide est donc très justement regardé comme l’attentat le plus noir que l’on puisse commettre. Celui qui arrache la vie à son semblable, paraît dépourvu de justice, d’humanité, de pitié, et par conséquent est un monstre contre lequel la société doit s’armer. Celui qui tue son, bienfaiteur, à ces dispositions si criminelles, joint encore l’ingratitude la plus atroce. Celui qui tue son père dois inspirer une horreur particulière, il paraît avoir foulé aux pieds, des sentiments que l’habitude devrait avoir identifiés en lui : on suppose qu’après avoir franchi les obstacles, et briser les liens qui auraient dû l’empêcher de commettre un tel forfait, le parricide doit s’être familiarisé avec le crime au point de ne faire plus qu’un jeu de la vie des autres hommes.

Les crimes en effet, de même que les vertus, sont souvent des effets de l’habitude ; c’est peu à peu que les hommes deviennent méchants. Le crime réfléchi paraît bien plus odieux que celui qui n’est que l’effet de l’effervescence passagère de quelque passion subite, qui a pu produire dans l’homme une folie momentanée : celui qui a commis un crime de cette manière devient un objet de pitié ; un crime unique n’annonce pas toujours un cœur totalement dépravé ; mais le crime prémédité ou réitéré indique un naturel endurci dans le mal, pour qui la méchanceté est un besoin, et qui dès lors est indigne de notre compassion. Les grands crimes annoncent un tempérament indompté, une sorte de délire, ou bien des dispositions funestes enracinées par l’habitude, qui rendent souvent l’homme capable de commettre les actions les plus atroces de sang froid. Les Caligula, les Néron, les Commode paraissent avoir été des fous dangereux, sans doute, mais beaucoup moins odieux qu’un Tibère, dont la cruauté fut toujours tranquille et réfléchie.

Penser avec plaisir aux avantages qui peuvent résulter d’un crime, s’occuper sans relâche de l’intérêt qu’on peut trouver à le commettre, échauffer incessamment son imagination par la peinture du profit qui peut en revenir, voilà les degrés qui conduisent les hommes au crime ; ils s’enivrent au point de ne plus en voir les conséquences. Tout homme sujet à la colère souhaiterait, dans le moment, la destruction de celui qui l’irrite ; mais accoutumé à réfléchir aux suites de ses actions, il frissonne à la vue du danger ou pourrait l’exposer l’impulsion d’une passion téméraire ; s’il a de la grandeur d’âme, il oublie l’offense qu’il a reçue, et ne songe plus à se venger.

Les grands crimes annoncent communément le défaut d’une éducation propre à modifier les hommes, c’est-à-dire, à les habituer à résister à leurs penchants aveugles. Les personnes bien élevées sont accoutumées à ne penser au crime qu’avec horreur, l’idée seule d’un assassinat les fait trembler ; le vol ne se montre à leurs yeux qu’accompagné d’infamie. Mais ces mêmes personnes cesseront de regarder l’homicide sous le même point de vue, quand le préjugé leur aura persuadé qu’un duel est une chose nécessaire à leur honneur. D’autres se permettront le vol et la rapine, parce qu’ils s’y croiront autorisés par la loi, par l’usage et l’opinion : combien de gens qui s’imaginent que la permission du prince les autorise à dépouiller les citoyens !

Pour fixer nos idées sur les actions des hommes, il est utile de les définir avec précision. Cela posé, le vol est toute action qui prive un homme injustement et contre son gré de ce qu’il a droit de posséder : c’est une violation de la propriété que toute société s’engage à conserver à chacun de ses membres. Nulle loi ne peut autoriser des actions contraires au but de la société. Ainsi tout homme juste ne se prêtera jamais à des opinions introduites par la tyrannie, et contredites hautement par l’équité naturelle ; celle-ci défend à tous les hommes de s’emparer du bien des autres, et fait un crime du vol sous quelque nom qu’on cherche à le couvrir. Elle montre que les conquêtes sont des vols de royaumes et de provinces, et que les guerres injustes sont des assassinats. Elle montre que les impôts qui n’ont pas pour objet l’utilité publique, sont des vols avérés ; que les profits illicites, les émoluments injustes, le refus de payer ses dettes, les extorsions, les rapines et les concussions du despotisme sont des vols aussi criminels que ceux qui se font sur les grands chemins(1) .Les voleurs ordinaires peuvent du moins rejeter leurs crimes sur la misère, sur le besoin, sur la nécessité qui ne connaît point de loi ; au lieu que les tyrans et leurs impôts ne volent souvent que pour acquérir du superflu, dont ils ne font qu’un usage évidemment contraire au bonheur, et de la société particulière, et de tout le genre humain.

Lorsque les nations sont corrompues, elles s’apprivoisent aisément avec les actions les plus criminelles. D’ailleurs, le nombre et le rang des coupable semblent ennoblir la conduite la plus déshonorante ; et la négligence des législateurs paraît en quelque sorte l’absoudre. Un grand qui emprunte de tous côtés ; un prodigue qui, après avoir follement dissipé sa fortune, ruine ses créanciers ; un commerçant qui, abusant de la confiance qu’on lui montre, dérange, par son inconduite ou ses entreprises hasardeuses, ses affaires propres, et fait banqueroute aux autres, ne sont le pins souvent, ni punis, ni déshonorés ; ils se montrent effrontément dans le monde, et quelquefois même y font trophée de leurs escroqueries. Mais aux yeux de l’homme juste, ces différents personnages ne sont que d’infâmes voleurs que les lois devraient punir, ou du moins qu’à leur défaut la bonne compagnie devrait exclure sans pitié. Si ceux qui vivent aux dépens des autres sont des voleurs, les adhérents et les parasites du prodigue ou du fripon endetté sont de vrais recéleurs.

La morale nous fait porter un même jugement de tous ces vendeurs de mauvaise foi, qui, sans pudeur et sans remords, profitent  de la simplicité, du peu de connaissances ou du besoin des autres pour les tromper indignement.

Bien des marchands se persuadent que leur profession les met en droit de saisir toutes les occasions de gagner ; que tout gain est légitime ; et ceux mêmes qui en tout autre chose craindraient de violer les règles de la pro- bité la plus sévère et de blesser leur conscience, n’ont plus ni probité ni conscience dés qu’il s’agit de leur métier. Bien plus il est des hommes assez pervers pour se vanter ouvertement de l’abus honteux qu’ils ont fait de la crédulité des autres. L’ignorance trop commune où vit le peuple des grands principes de la justice, fait que, surtout dans les grandes villes, presque tous les petits marchands sont voleurs et fripons. Ce n’est que chez les commerçants d’un ordre plus relevé qu’on trouve de l’honneur et de la bonne foi ; sentiments que la bonne éducation peut seule inspirer.

L’indigence, la paresse, le vice poussent communément au crime. Les hommes qui jouissent du nécessaire, ou qui l’obtiennent par leur travail, qui n’ont point de vices à satisfaire, ne sont guère tentés de voler ni de troubler la société. Les vices font commettre des crimes, pour contenter des vices dont on a contracté la malheureuse habitude. L’homme du peuple, dès qu’il est sans rien faire, devient nécessairement vicieux et se livre à toutes sortes de crimes pour assouvir ses nouveaux besoin. L’homme opulent et puissant est communément rempli de vices et de besoins, parce qu’il est désœuvrés ; la fortune la plus ample suffisant à peine pour rassasier sa cupidité, il se croit forcé de recourir au crime, dans l’espoir frivole de se rendre plus heureux.

L’injustice peut se définir, en général, une disposition à violer les droits des autres en faveur de notre intérêt personnel. La tyrannie est l’injustice exercée contre toute la société par ceux qui la gouvernent. Toute autorité légitime n’étant fondée que sur les avantages que l’on procure à ceux sur qui elle est exercée, cette autorité devient une tyrannie dès qu’on en abuse contre eux ; elle n’est alors qu’une usurpation odieuse. Comme ce n’est qu’en vue de jouir des avantages de la justice que les hommes vivent en société, on voit très clairement que l’injustice anéantit le pacte social, et que pour lors la société ne rassemble plus que des ennemis toujours prêts à se nuire, des oppresseurs et des opprimés.

L’injustice relâche et dissout les liens la société conjugale ; un mari, devenu tyran, n’est pas en droit d’attendre de sa femme des sentiments d’amour ; un père injuste ne trouve que des ennemis dans ses propres enfants ; un maître injuste se doit pas compter sur l’attachement de ses serviteurs ; tout homme injuste semble, par sa conduite, annoncer à ceux qui ont des rapports avec lui, qu’il renonce à leur affection, qu’il consent à leur haine, qu’il n’a besoin de personne, qu’il ne songe qu’à lui. En un mot la justice est le soutient du monde, et l’injustice est la source de toutes les calamités dont il est affligé.

Si l’humanité, la compassion, la sensibilité sont des vertus nécessaires à la société, l’absence de ces dispositions doit être regardée comme odieuse et criminelle. Un homme qui n’aime personne, qui refuse ses secours à ses semblables, qui se montre insensible à leurs peines, qui se plait à les voir souffrir au lieu d’être touché de leurs misères, est un monstre indigne de vivre en société, et que son affreux caractère condamne à rester dans un désert avec les bêtes qui lui ressemblent. Être inhumain, c’est cesser d’être un homme ; être insensible, c’est avoir reçu de la nature une organisation incompatible avec la vie sociale ; ou bien, c’est avoir contracté l’habitude de s’endurcir sur les maux que l’on devrait soulager. Être cruel, c’est trouver du plaisir dans les souffrances des autres ; disposition, qui ravale l’homme au dessous de la brute : le loup déchire sa proie, mais c’est pour la dévorer, c’est-à-dire, pour satisfaire le besoin pressant de la faim ; au lieu que l’homme cruel se repaît agréablement l’imagination par l’idée des tourments de ses semblables, se plaît à les faire durer, cherche des manières ingénieuses de rendre plus piquants les aiguillons de la douleur, et se fait un spectacle, une jouissance des maux qu’il voit souffrir aux autres.

Pour peu qu’on réfléchisse, on a lieu d’être consterné en voyant le penchant que les hommes, pour la plupart, ont à la cruauté. Tout un peuple accourt en foule pour jouir du supplice des victimes que les lois condamnent la mort ; nous le voyons contempler d’un œil avide les convulsions et les angoisses du malheureux qu’on abandonne à la fureur des bourreaux ; plus les tourments sont cruels, plus ils excitent les désirs d’une populace inhumaine, sur le visage de laquelle on voit pourtant bientôt l’horreur se peindre. Une conduite si bizarre et si contradictoire est due à la curiosité, c’est-à-dire, au besoin d’être fortement remué ; effet que rien ne produit aussi vivement sur l’homme que la vue de son semblable en proie à la douleur, et luttant contre sa destruction. Cette curiosité contentée fait place à la pitié, c’est-à-dire, à la réflexion, au retour que chacun fait sur lui-même, à l’imagination qui le met en quelque façon à la place du malheureux qu’il voit souffrir. Au commencement de tette affreuse tragédie, attiré par sa curiosité, le spectateur est quelque temps soutenu par l’idée de sa propre sûreté, par la comparaison avantageuse de sa situation avec celle du criminel, par l’indignation et la haine que causent les crimes dont ce malheureux va subir le châtiment, par l’esprit de vengeance que la sentence du juge lui inspire ; mais à la fin, ces motifs cessant, lui permettent de s’intéresser au sort d’un être de son espèce, que la réflexion lui montre sensible et déchiré par la douleur.

C’est ainsi que l’on peut expliquer ces alternatives de cruauté et de pitié si communes parmi les gens du peuple. Les personnes bien élevées sont pour l’ordinaire exemptes de cette curiosité barbare ; plus accoutumées à penser, elles en deviennent plus sensibles et leurs organes moins forts auraient peine à résister au spectacle d’un homme cruellement tourmenté. D’où l’on peut conclure, comme on l’a dit ailleurs, que la pitié est le fruit d’un esprit exercé, dans lequel l’éducation, l’expérience, la raison ont amorti cette curiosité cruelle qui pousse le commun des hommes au pied des échafauds.

Les enfants sont communément cruels comme on peut en juger par la manière dont ils traitent les oiseaux et les animaux qu’ils tiennent en leur puissance : on les voit pleurer ensuite lorsqu’ils les ont fait périr, parce qu’ils en sont privés : leur cruauté a pour motif la curiosité, à laquelle vient se joindre le désir d’essayer leurs forces, ou d’exercer leur pouvoir. Un enfant n’écoute que les impulsions subites de ses désirs et de ses craintes ; s’il en avait la force, il exterminerait tous ceux qui s’opposent à ses fantaisies. C’est dans l’âge le plus tendre que l’on devrait réprimer les passions de l’homme ; c’est alors qu’il faudrait soigneusement étouffer toutes les dispositions cruelles, l’accoutumer à s’attendrir sur les peines des autres, l’exercer à la pitié, si nécessaire et si rare dans la vie sociale (2).

L’histoire nous montre les trônes souvent remplis par des tyrans farouches et cruels ; rien de plus rare que des princes à qui l’on ait appris dans l’enfance à réprimer leurs mouvements déréglés ; on leur donne, au contraire, une si haute idée d’eux-mêmes, une idée si basse du reste des humains, qu’ils regardent les peuples comme destinés par la nature à leur servir de jouets. C’est ainsi que l’on forma tant de monstres, qui se firent un amusement de sacrifier des millions d’hommes à leurs passions indomptées, et même à leurs fantaisies passagères. En mettant Rome en feu, Néron ne chercha qu’à satisfaire sa curiosité ; il voulut voir un incendie immense, et repaître son orgueil de l’idée de son pouvoir sans bornes, qui lui permettait de tout oser contre un peuple asservi. L’orgueil fut toujours un des principaux mobiles de la cruauté et de l’oubli de ce que l’on doit aux hommes.

Loin de donner aux puissants de la terre un cœur sensible et tendre, tout concourt à leur inspirer des sentiments féroces : en excitant leur ardeur guerrière, on les familiarise avec le sang, on les habitue à contempler d’un œil sec une multitude égorgée, des villes réduites en cendres, des campagnes ravagées, des nations entières baignées de larmes, le tout pour contenter leur propre avidité, ou pour amuser leurs passions.

Les plaisirs même dont on amuse leur oisiveté sont gothiques et sauvages ; ils semblent n’avoir pour objet que de les rendre insensibles et barbares ; on leur fait de bonne heure une occupation importante de poursuivre des bêtes, de les tourmenter sans relâche, de les réduire aux abois, de les voir se débattre et lutter contre la mort.

Est-ce donc là le moyen de former des âmes pitoyables ? Le prince qui s’est accoutumé à voir les angoisses d’une bête palpitante sous le couteau, daignera-t-il prendre part aux souffrances d’un homme, qu’on lui montre toujours comme un être d' une espèce inférieure à la sienne ?

La guerre, ce crime affreux et si fréquent des rois, est évidemment très propre à perpétuer l’injustice et l’inhumanité sur la terre. La valeur guerrière est-elle donc autre chose qu’une cruauté véritable exercée de sang froid ? Un homme nourri dans l’horreur des combats, accoutumé à ces assassinats collectifs que l’on nomme des batailles, qui par état doit mépriser la douleur et la mort, sera-t-il bien disposé à s’attendrir sur les maux de ses semblables ? Un être sensible et compatissant serait à coup sûr un très mauvais soldat.

Ainsi la cruauté des rois contribue nécessairement à fomenter cette disposition fatale dans les cœurs d’un grand nombre de citoyens. Si les guerres sont devenues moins cruelles qu’autrefois, c’est que les peuples, à mesure qu’ils s’éloignent de l’état sauvage et barbare, font des retours plus fréquents sur eux-mêmes ; ils sentent les dangers qui résulteraient pour eux, s’ils ne mettaient des bornes à leur inhumanité ; en conséquence on s’efforce de concilier autant qu’on peut la guerre avec la pitié. Espérons donc qu’à l’aide des progrès de la raison, les souverains, devenus plus humaine et plus doux, renonceront au plaisir féroce de sacrifier tant d’hommes à leurs injustes fantaisies. Espérons que les lois, devenues plus humaines, diminueront le nombre des victimes de la justice, et modéreront la rigueur des supplices, dont l’effet est d’exciter la curiosité du peuple, d’alimenter sa cruauté, sans jamais diminuer le nombre des criminels.

Pour être inhumain et cruel, il n’est pas nécessaire d’exterminer des hommes, ou de leur faire éprouver des supplices rigoureux. Tout homme, qui, pour satisfaire sa passion, sa fureur, sa vengeance, son orgueil, sa vanité, fait le malheur durable des autres, possède une âme dure et doit être taxé de cruauté : un coeur sensible et tendre doit donc abhorrer tous ces tyrans domestiques qui s’abreuvent journellement des larmes de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs proches, de leurs serviteurs et de tous ceux sur lesquels ils exercent leur autorité despotique. Combien de gens, par leur humeur indomptée, font éprouver de longs supplices à tous ceux qui les entourent ! Combien d’hommes, qui rougiraient de passer pour cruels, et qui font savourer journellement le poison du chagrin aux malheureux que le sort a mis en leur puissance ?

L’avare n’est-il pas endurci contre la pitié ? Le débauché, le prodigue, le fastueux ne refusent-ils pas souvent le nécessaire aux personnes qui devraient leur être les plus chères, tandis qu’ils sacrifient tout à leur vanité, à leur luxe, à leurs plaisirs criminels ? La négligence, l’incurie, le défaut de réflexion deviennent très souvent des cruautés avérées. Celui qui, lorsqu’il le peut, néglige ou refuse de faire cesser le malheur de son semblable, est un barbare que la société devrait punir par l’infamie, et que les lois devraient rappeler aux devoirs de tout être sociable.

 


(1) Les fripons se soucient fort peu d’appeler les choses par leur vrai nom. Quand les Arabes bédouins ont pillé une caravane, ou détroussé des voyageurs, ils disent qu’ils ont gagné ce qu’ils ont pris. En bonne morale, tout homme qui s’empare du bien des autres, ou qui jouit du salaire et des récompenses de la société, sans aucun profit pour elle, est un voleur.

(2) On dit qu’une nation sage refusa une charge de magistrature à un homme considérable, parce qu’on avait remarqué que dans sa jeunesse il prenait plaisir à déchirer des oiseaux.

Signe de fin