Page d'accueil>Table des rubriques>La science criminelle>Philosophes et Moralistes>Philosophie morale> FERRAZ Martin, Les rapports de la philosophie morale avec la science du droit et avec la théologie morale

LES RAPPORTS
DE LA PHILOSOPHIE MORALE
AVEC LA SCIENCE DU DROIT
ET AVEC LA THÉOLOGIE MORALE

par FERRAZ MARTIN
Extrait de « Philosophie du devoir ou principes fondamentaux de la morale »
( Didier éditeur, Paris 1869 )

La morale est, comme son nom l’indique, la science des mœurs. Les mœurs ne sont ni de simples actions, ni des qualités naturelles. Elles tiennent le milieu entre ces deux choses ; elles sont des qualités acquises par la réitération fréquente des mêmes actions, elles sont des habitudes. Elles peuvent donner lieu à deux espèces d’études fort différentes. La première consiste à observer les mœurs des hommes comme on observe, dans l’histoire naturelle, celles des animaux, sans se proposer aucun but ultérieur ; la seconde consiste à déterminer rationnellement les principes et les règles auxquelles les mœurs doivent se conformer pour être bonnes. Théophraste et la Bruyère se sont livrés a la première de ces études, ils ne sont que des peintres de mœurs ; Platon et Kant se sont livrés à l’autre, ils sont de vrais philosophes moralistes.

Déterminer les règles des mœurs, c’est déterminer celles des actions dont les mœurs résultent ; c’est déterminer celles de la volonté dont les actions elles-mêmes dérivent ; c’est déterminer la fin à laquelle la volonté doit tendre, laquelle n’est autre que le Bien, que l’honnête. De là les définitions diverses qu’on a données de la morale : la morale est la science des mœurs ; la morale est la science des actes humains ; la morale est la science de la volonté ; la morale est la science du bien ou de l’honnête. Toutes ces définitions, comme on peut voir, diffèrent plus en apparence qu’en réalité : elles se laissent aisément ramener à une conception unique.

La morale soutient de nombreux rapports avec les autres sciences. Elle en a avec les sciences du même groupe qu’elle, je veux dire avec les autres sciences philosophiques, avec la psychologie, avec la logique, avec la théodicée ; elle en a avec des sciences qui, sans être du même groupe, se proposent une fin analogue : je veux parler surtout du droit et de la théologie.

Quels rapports y a-t-il entre la psychologie et la morale ? C’est que la première est une science toute théorique, et que la seconde est une science à la fois théorique et pratique ; e’est que l’une a pour objet 1’homme pris dans son ensemble, et l’autre, cette faculté de 1’homme qu’on nomme la volonté. Quels rapports y a-t-il entre la logique et la morale ? C’est que la première est une théorie et une discipline de 1’intelligence ; la seconde, une théorie et une discipline de la volonté ; c’est que 1’une détermine les conditions idéales du vrai, l’autre les conditions idéales du bien. À quelles conditions l’homme connaît-il certainement ? À quelles conditions l’homme agit-il honnêtement ? La logique est la réponse à la première de ces questions ; la morale est la réponse à la seconde ...

La science du droit et la théologie n’appartiennent pas au même groupe que la morale, je veux dire au groupe des sciences philosophiques ; car elles ne relèvent pas, comme elle, de la seule raison. La morale ne demande ses principes qu’à cette législation naturelle, intérieure, non écrite, qui est identique avec la raison même ; le droit et la théologie empruntent en partie les leurs à des législations civiles ou religieuses extérieures, écrites, et que la raison ne connaît pas naturellement. Cependant ces deux sciences ont avec la morale beaucoup d’affinités : elles se proposent, comme elle, de régler les mœurs de l’homme et de diriger sa vie. Le bien public, qui est le but de l’une, et le bien éternel, qui est le but de l’autre, touchent par plus d’un point au bien moral proprement dit, c’est-à-dire à l’honnête, véritable objet de la morale.

Mais entrons dans le détail, et comparons d’abord la morale avec le droit.

I -  La philosophie morale et la science du droit

Le droit a pour objet les devoirs exigibles, ceux dont la violation est directement nuisible a la communauté politique, c’est-à-dire les devoirs de justice. La morale a pour objet ces mêmes devoirs et, en outre, ceux de simples vertus, ceux dont la transgression n’est pas censée nuire directement à la société, tels que les devoirs de tempérance, de bienfaisance, de piété. Le droit se préoccupe surtout des résultats extérieurs que la violation du devoir entraîne ; la morale envisage avant tout la perversité intérieure que cette violation dénote. Le droit ne poursuit le mal que dans l’espace, quand il prend pour ainsi dire un corps ; la morale l’attaque an fond de l’âme, jusque dans les dispositions psychologiques qui 1’engendrent.

Ainsi, le droit est l’expression de la raison collective élisant, parmi les différents devoirs de 1’homme, ceux qui offrent le caractère le plus précis et le plus rigoureux, les devoirs stricts et parfaits, pour les revêtir d’une sanction extérieure qui en garantit 1’accomplissement. La morale est l’expression de la raison individuelle embrassant les devoirs imparfaits et larges, comme les devoirs parfaits et stricts, dans ses prescriptions, et n’ayant, pour en assurer la réalisation, qu’une sanction purement interne.

Pour être un honnête homme devant le code, il suffit de posséder, à un degré ordinaire, une seule qualité, la justice ; pour être un honnête homme devant la conscience, il faut posséder la justice dans sa plénitude et avec elle plusieurs autres vertus. Pour obtenir le premier de ces titres, la probité la plus vulgaire suffit ; pour mériter le second, il faut être plein de cœur et d’honneur. Qui ne reconnaît, en effet, qu’à côté des questions de légalité qui sont résolues par les lois écrites, il y a des questions de délicatesse et de moralité qui sont du ressort de la conscience et qu’on ne peut négliger sans se sentir avili et sans encourir le mépris de soi-même ?

La sphère de la morale, et celle du droit sont, comme on le voit, fort inégales, la première est de beaucoup la plus étendue et embrasse la seconde. Mais les rapports de ces deux sphères ne sont pas toujours les mêmes ; car celle du droit varie. Il est des pays où le pouvoir social, soit par ambition, soit pour des motifs d’utilité publique, soumet aux prescriptions de la loi une partie du domaine qui reste ailleurs du ressort de la seule morale. Dans certaines contrées, la bienfaisance est organisée par l’État ; dans d’autres, l’intempérance et l’impiété sont punies par la législation positive.

Nous n’avons pas a examiner en ce moment ce qu’il faut penser de ces mesures d’ailleurs fort dissemblables, mais on voit assez par là que la distinction de la morale et du droit est d’une haute importance, et que les questions politiques les plus graves y sent engagées. Suivant, en effet, que l’on étend à un plus ou moins grand nombre d’actions le droit, c’est-à-dire la législation extérieure et les moyens coercitifs et répressifs qui en sont l’accompagnement obligé, on restreint plus ou moins l’initiative des citoyens et la liberté dont ils jouissent. La bienfaisance, la tempérance, la piété, sont certainement des vertus qu’on ne saurait trop encourager ; mais si l’État veut les imposer au nom de la loi comme il impose la justice, ne s’expose-t-il pas à entrer dans une voie d’arbitraire, d’inquisition, de vexation, et à porter atteinte aux franchises des particuliers ?

Quoi de plus inquisitorial et de plus vexatoire que le droit que Calvin s’était arrogé d’envoyer ses censeurs des mœurs, à toutes les heures du jour, dans chacune des familles genevoises, pour s’assurer que les lois, soit de la sobriété, soit de la piété, y étaient observées ponctuellement, et pour infliger aux délinquants des peines en rapport avec la gravité de leurs fautes ? Quoi de plus arbitraire que le droit que revendiquaient, à une époque plus voisine de nous, à une époque toute récente, certains délégués des classes ouvrières, d’obtenir du travail de l’État toutes les fois que le chômage sévirait sur un point ou sur un autre du territoire ? Comme si l’État, au lieu de se renfermer dans son rôle de protecteur et d’arbitre des intérêts particuliers, pouvait se substituer aux individus dans la gestion de ces intérêts eux-mêmes ! comme si le devoir d’humanité, qu’il remplissait généreusement dans des circonstances exceptionnelles, pouvait sans péril être érigé en devoir de justice rigoureusement exigible en toute circonstance !

Non seulement une partie de la morale échappe à l’empire du droit, mais ces deux sciences ne s’accordent pas toujours sur les points qui leur sont communs. Le droit est l’expression de l’idéal sensiblement modifié par les exigences du réel ; la morale est 1’expression de l’idéal pur, de l’idéal que le réel n’a point altéré. Le premier est plus précis et plus pratique ; la seconde est plus spéculative et plus élevée ; l’un représente le vieil esprit qui a jadis inspire les codes ; l’autre, l’esprit nouveau qui cherche à s’y introduire pour les perfectionner et les mettre en harmonie avec les récentes lumières de la raison.

Si l’étude du droit peut donner au moraliste l’esprit pratique, le sens de la réalité qui lui fait trop souvent défaut, l’étude de la morale est très propre à donner au jurisconsulte plus d’élévation et de largeur de vues, à l’éloigner des sentiers obscurs de la routine et à lui ouvrir de grands horizons. Elle lui montre au-dessus de la loi positive une loi encore plus auguste, la loi naturelle, sur laquelle la première doit se régler pour mériter vraiment le nom de loi ; elle lui montre, au-dessus de l’ordre légal, l’ordre moral dont le premier n’est que la progressive, mais imparfaite réalisation.

A Rome, le droit sanctionnait encore les institutions les plus iniques, comme celle de l’esclavage ; il autorisait encore les coutumes les plus barbares, comme les combats de gladiateurs, que déjà la morale protestait contre ces injustices et ces cruautés, et préparait peu a peu, par ses enseignements, l’avènement d’un droit nouveau. Le droit romain de la meilleure époque, tout le monde en convient, n’est qu’une application, et une application incomplète, de la morale stoïcienne. C’est parce que les grands jurisconsultes romains s’étaient nourris du suc le plus pur des généreuses doctrines de Zénon, qu’ils firent pénétrer dans les lois de leur temps plus de justice et d’humanité, et les rendirent plus conformes à la droite raison.

Chez nous, les lois frappaient encore les criminels des châtiments les plus affreux ; elles appliquaient encore à de simples prévenus toutes les formes de la torture, que déjà la morale s’élevait éloquemment contre de telles institutions, en attendant qu’elle les fît disparaître de nos codes aux applaudissements du monde civilisé. Le code qui nous régit maintenant n’est, comme on sait, que l’application des grands principes de la philosophie moderne aux rapports des citoyens entre eux. C’est parce que les législateurs de la société nouvelle s’étaient pénétrés des doctrines mises en circulation par les moralistes et les publicistes les plus illustres, qu’ils proclamèrent, d’un côté, la liberté politique, de l’autre l’égalité des citoyens devant la loi, et les convièrent à ne former tous qu’une même patrie unie par les liens de la fraternité.

Nous n’avons nullement dessein de déprécier la science du droit : elle est l’élément conservateur, comme la morale est 1’élement progressif de l’organisation sociale. A ce titre, elle a une incontestable légitimité. Mais n’est-il pas permis de conclure des faits que nous venons de signaler que, tout en gardant son caractère particulier, elle gagnerait beaucoup à contracter avec la morale une alliance plus intime et à se souvenir plus souvent de ces paroles d’un grand esprit, à la fois moraliste et jurisconsulte, de Cicéron : « C’est dans les entrailles de la philosophie qu’il faut aller puiser la science du droit » : Ex intima philosophia scientia juris haurienda est ?

II -  La philosophie morale et la théologie morale

La philosophie morale a de nombreux rapports, non seulement avec la science du droit, mais encore avec la théologie morale. L’une et 1’autre, en effet, se proposent de déterminer les principes régulateurs des actions humaines et la fin dernière à laquelle elles doivent tendre ; l’une et 1’autre affectent la forme scientifique et s’adressent aux esprits qui éprouvent le besoin de raisonner leurs croyances. Car, bien que la théologie morale s’inspire de la religion, elle n’est pas la religion elle-même : elle est une science analogue à la philosophie morale, qui en appelle, comme elle, à la discussion et ne prétend pas plus qu’elle à l’infaillibilité. Elles différent seulement en ce que l’une invoque souvent des principes traditionnels, tandis que l’autre s’appuie uniquement sur des principes rationnels ; en ce que l’une a pour but de faire des saints, l’autre d’honnêtes gens et de bons citoyens ; en ce que la première prépare principalement les hommes pour l’autre vie, et la seconds pour celle-ci.

Puisque ces deux sciences ont entre elles tant de rapports, on comprend qu’elles ne restent pas complètement étrangères l’une à l’autre et qu’elles se fassent des emprunts réciproques. Où en serait la théologie morale si elle s’était bornée à commenter les versets des livres saints et si elle n’avait pas demandé à la philosophie morale des anciens la forme et parfois aussi la matière de ses volumineux ouvrages ? Supprimez la philosophie de Platon et celle d’Aristote, la théologie de saint Augustin et celle de saint Thomas seront, je ne dis pas détruites, mais singulièrement mutilées. Où en serait, de son côté, la philosophie morale, si elle s’en était tenue aux idées de l’antiquité et si elle avait négligé toutes les nobles pensées, tous les sublimes sentiments dont le christianisme a enrichi l’esprit de l’homme et par lesquels il a transformé le monde ? Le dogme de la fraternité qu’il a prêché avec un accent si ému et si pénétrant, n’est-il pas le principe d’où la philosophie moderne a fait sortir la condamnation de l’esclavage, celle de la torture, celle de l’inégalité civile elle-même ?

Cependant, pour que ces deux sciences produisent des résultats salutaires, il faut qu’elles se constituent séparément, et que chacune d’elles se renferme dans la sphère qui lui est propre. Sans se priver de ce que la théologie morale contient de hautes vérités, la philosophie morale doit conserver, comme les autres sciences, soit morales, soit physiques, la liberté de ses mouvements. Elle doit se souvenir, selon l’expression d’un penseur éminent, qu’elle ne saurait, sous peine de perdre son caractère exclusivement scientifique, reconnaître dans son domaine d’autre autorité que celle de l’évidence et de la preuve.

Signe de fin